samedi 28 août 2021

Note d’opinion : le processus électoral

À propos du processus électoral

Poursuivant la réflexion à propos de la politique et de l’engagement politique, telle que j’en ai parlé dans ma note du 18 août 2021, j’en suis venu à me demander si j’avais suffisamment fait mention de l’embarras dans lequel me plonge la question du rôle politique que tout un chacun peut jouer, alors même qu’il partagerait mes doutes au sujet d’une possible amélioration de la gestion politique.

Pour le dire très simplement, dès lors que l’on est convaincu qu’il est de la nature du politique de rendre quasi impossible l’accès ou le maintien au pouvoir à qui persiste dans de bonnes intentions, reste posée la question de savoir si tous se valent ou s’il reste néanmoins souhaitable de favoriser certains. Autrement dit, l’engagement demeure-t-il possible - a minima par exemple ?

Dans un pays où sont régulièrement organisées des élections - a fortiori là où, comme en Belgique, la participation aux élections est obligatoire -, ces consultations représentent un test intéressant pour qui hésite à se mêler de politique. Personnellement, je n’ai jamais séché une élection et je n’y ai jamais voté blanc. C’est dire que je continue de penser que, même entre la peste et le choléra, le choix est faisable, une de ces deux maladies pouvant être jugée moins dangereuse que l’autre.

En vue d’approfondir cette problématique, l’idée m’est venue d’évoquer un article (1) que le poète et écrivain belge Antoine Wauters a publié en octobre 2018 - quelques jours avant les élections communales et provinciales belges -, un article intitulé Élections: pourquoi je n'ai envie de donner ma voix à personne .
En voici le texte :
« Entre deux interviews autour de mes romans, il m'arrive de penser aux élections à venir. Et, pour tenter de comprendre pourquoi je n'ai envie de donner ma voix à personne, pourquoi je brûle comme ça et pourquoi je rêve, incorrigiblement, de ministres des lychnis et des rhododendrons, j'ai tracé quelques mots dans l'air. Vite. Sans me retourner. En rêvant que l'on s'en saisisse, ensemble.
Non, je ne serai candidat pour aucun parti, aucune commune, et ne voterai pas non plus. Cette façon de faire de la politique alors que la terre et la nature n'en peuvent plus de nous, n'est rien de moins qu'affreusement datée. D'ailleurs, ces élections qui viennent sont un rêve, elles n'ont pas lieu maintenant mais dans les années 80, elles remontent à cette époque et n'en sont qu'un lointain souvenir. Car qu'on en soit toujours à élire des individus, choisir entre des partis et penser les choses selon nos pauvres intérêts privatifs, est la négation même de ce que me semblent impliquer les grands enjeux de maintenant.
Je donnerai ma voix à un parti qui fait de la sauvegarde de notre environnement non une priorité, mais un impératif catégorique, à un parti qui aura fait le pari d'autre chose que des inopérants clivages gauche-droite, à un parti qui restreint nos libertés mortifères (oui !) et nous rend responsables, en nous rappelant que vivre ne peut se résumer ni à vendre ni à acheter, encore moins à faire des selfies, et qu'il est bon de donner de sa personne, parfois, de se mouiller pour d'autres, pour les autres, en s'oubliant, en s'abandonnant, si cela est (encore) possible.
Je donnerai ma voix à ceux qui feront de l'embellissement de nos rues une priorité. Ceux qui planteront des rhododendrons, des lychnis. Ceux qui m'obligeront, un jour par semaine au moins, à arrêter de parler de ma pomme et de mes livres pour, me flanquant une houe entre les mains, me faire travailler la terre, planter des choux et entretenir de vastes jardins collectifs. Ceux qui nous rappelleront qu'il ne suffit pas d'être riche pour avoir le droit de voyager. Je n'en peux plus de nos petits plaisirs pour le jour et pour la nuit, des city-trips et de ces libertés qui ne mènent à rien, sinon à de plus en plus de vanité, de boursouflure.
Je donnerai ma voix aux folles et aux fous qui nous reprendront nos téléphones quelques soirs par semaine, pour qu'on puisse se parler vraiment, en se regardant droit dans les yeux. Je donnerai ma voix à ceux qui nous diront qu'il est parfois utile et sain de laisser exploser sa colère, de détériorer, d'ensevelir, d'abîmer, pour qu'autre chose ensuite fleurisse, quitte à ce que ce quelque chose ne dure point. Ceux et celles qui feront de la sortie du nucléaire non une nécessité, mais un acte de bon sens, le seul qui tienne. Ceux et celles qui nous reprendront nos BMW, notre confort, notre domotique et qui, parfois, nous laisseront perclus dans le noir et le froid. Ceux qui nous diront d'aller puiser en nous, sans attendre que d'autres décident à notre place.
Je donnerai ma voix à la hargne nouvelle, celle de construire ensemble, hargne qui sera aussi lucidité. Voir clair. Nous n'avons besoin que de cela. C'est-à-dire voir aussi ce qui va bien, se réjouir, s'enthousiasmer, PRENDRE FEU. Je refuse de donner ma voix aux prochaines élections, elles datent d'il y a 50 ans et c'est le présent qui m'intéresse, qui hurle et exige qu'on se donne de majuscules coups de pied au... Il est trop tard pour se payer le luxe de choisir entre peste et choléra, gauche et droite, voisin CDH, oncle PS ou collègue MR, tout ça ne tient plus, n'est plus possible. Il n'y a qu'une façon de répondre aux enjeux du présent : faire bloc, dans une démocratie à visage nouveau, où nous serons tous mis à contribution. Une démocratie où, à côté des droits et des libertés pour tous, il y aura aussi des devoirs, des restrictions, autrement dit de magnifiques efforts à fournir, le principal étant de consommer moins.
Je rêve, je le sais, je ne suis pas fou, mais je nous vois, artistes, jardiniers, pompistes, médecins, troquer nos intérêts privatifs quelques heures par semaine, pour faire oeuvre commune. Une démocratie à visage nouveau, où il y aura des ministres du lychnis et du rhododendron. Des ministres des rues jolies et à enjoliver. Des ministres de la planche-à-roulette remplaçant la voiture. Des ministres du tas de bois. Des ministres du tas de foin. Des ministres de la sieste pour tous. Des ministres de la détestation du plastique et du bannissement des BMW, c'est-à-dire de tout signe extérieur de richesse. Des ministres du bien-être animal. Des ministres du souvenir de la vieillesse et du temps qui passe. Des ministres-chiens et des ministres-coléoptères. Des ministres à l'écoute des sols, des eaux, du vent, des enfants, des faibles et des fragilisés. Des ministres de l'inanité du selfie. Des ministres de l'importance du songe.
Je rêve, je le sais, mais quand je pense à nous je ne vois pourtant que cela : ou nous sommes dans cette grande aventure collective, et nous vivons, ou nous n'existons plus !
 »
Convenons qu’Antoine Wauters rêvait. Mais avant tout, que vaut ce rêve ?

La situation nous contraint d’admettre, me semble-t-il, qu’il rêvait d’un monde meilleur, d’un monde qui cesse de foncer dans le mur, comme si croire qu’un miracle l’en préserverait n’était pas un rêve plus fou encore. Et il allait jusqu’à rêver de contraindre - politiquement s’entend - jusqu’à se forcer lui-même à empoigner la houe, tels ces intellectuels chinois qui, dans les années 60 et 70, se rééduquaient dans les champs.

On peut rêver. On doit rêver. Et la poésie peut nous y aider. Mais en l’occurrence le rêve exprime des espoirs, lesquels sont les meilleurs alliés de ce qui n’en contient guère. Car si l’espoir peut mobiliser, il peut tout autant justifier une minimisation des choses qui permet de différer les solutions, au bénéfice de ceux que ces solutions n’arrangent pas. C’est exactement ce à quoi nous assistons. La question reste donc de savoir comment faire advenir ce qui, dans ce rêve, relève de l’impérieuse nécessité : pas « des ministres du tas de bois » et « du tas de foin », mais bien ce « qui fait de la sauvegarde de notre environnement non une priorité, mais un impératif catégorique ». Il est des gens qui mangent bio ou qui dorlotent leur chat en s’imaginant qu’ils participent à sauver la planète ; le mieux est d’en rire.

Antoine Wauters nous disait alors qu’il n’avait envie de donner sa voix à personne. Cela n’implique évidemment pas qu’il n’a pas fini par la donner à quelqu’un, une envie ne méritant pas toujours d’être satisfaite. J’avoue volontiers que j’ai très souvent partagé cette envie. Je dois même confesser n’avoir jamais coché une case sur un bulletin électoral sans cette désagréable impression de participer à un crime, à savoir de faciliter peut-être l’élection de quelqu’un qui soutiendra des décisions iniques - petites ou grandes - ou du moins ne s’y opposera pas. Et cela sans prétendre que je ferais mieux à leur place, cette place qu’il n’est possible d’occuper que si l’on cède quelque chose au cynisme.

L’article d’Antoine Wauters contient aussi - du moins implicitement - un appel à l’abstention. Si ceux qui s’abstiennent de quelque façon que ce soit - en votant blanc ou en ne votant pas - voyaient leurs rangs grossir (c’est le cas en ce moment, d’ailleurs), que se passerait-il ? Autrement dit, existe-t-il une heureuse manière de gérer la cité en se passant du processus électoral ? Personnellement, j’en doute fort. La dictature - éclairée ou pas -, nous savons où elle mène. Et ceux qui s’abstiennent constituent en réalité un agrégat de personnes aux motivations très diverses, beaucoup d’entre elles se caractérisant par un souci d’intérêts personnels - voire par des haines arbitraires - qui sont à l’opposé des souhaits de responsabilité collective dont parle Antoine Wauters.

Voilà tout ce qui me conduit à partager l’envie de ne donner ma voix à personne, mais de n’y pas succomber. Le processus électoral ne change en rien la politique et sa nature délétère. Mais il écourte quelquefois les accessions au pouvoir et contraint aux promesses, fussent-elles nous tenues. C’est mieux, malgré tout, que de vivre dans la crainte et le mensonge permanent.

Je m’en voudrais de ne pas ajouter que l’article d’Antoine Wauters m’avait réjoui. Il donne en effet la mesure de l’urgence avec laquelle les problèmes environnementaux se posent. Et il le fait d’une façon qui me charme par un ton que je lui envie. Après tout, les effets de la peste et du choléra sont proches d’être aussi redoutables l’un que l’autre.

(1) Cet article est paru dans les journaux Le Soir et Libération, ainsi que dans l’hebdomadaire Le Vif. En fait, je me suis souvenu de ce texte en lisant l’élogieux article que Jean Birnbaum a consacré au dernier livre d’Antoine Wauters, Mahmoud ou la montée des eaux en page 1 du Monde des Livres du 27 août 2021.

mercredi 18 août 2021

Note de lecture : Christian Delacampagne

Le philosophe et le tyran
de Christian Delacampagne


Une amie m’a récemment écrit : « […] j’ai du mal avec tes réactions quant à ce qu’il convient de faire pour que notre société bouge ou s’améliore » (1) Et je comprends bien que je sois facilement perçu comme peu propice aux combats politiques.

Peu après sa publication - il y a de cela plus de vingt ans -, j’avais lu le livre de Christian Delacampagne Le philosophe et le tyran (2). Et j’en avais gardé le souvenir d’un ouvrage peu convaincant, révélateur d’une certaine naïveté de son auteur. Mais je me rappelais également que Delacampagne y condamnait les philosophes qui s’étaient voulu les conseillers des puissants. Le propos de mon amie m’incita à relire ce livre, ce que je viens de faire.

Je l’ai trouvé plus intéressant cette fois, peut-être parce que j’y ai trouvé des façons de penser qui ne sont pas les miennes mais qui traduisent une approche qui reste, même aujourd’hui, assez commune. Et aussi peut-être de quoi répondre à mon amie, dès lors que je puis expliciter le mieux possible en quoi je me distingue de Delacampagne. Ce n’est certes pas que j’aie la prétention de penser mieux que lui ; mes opinions sont simplement différentes et, dès lors qu’elles existent, dès lors qu’elles s’inscrivent dans les possibles, il n’y a pas de mal - me semble-t-il - à les détailler.

Je voudrais commencer par une remarque portant sur ce que Christian Delacampagne appelle la philosophie politique. Lorsqu’il s’agit de s’interroger sur la meilleure politique à mener, celle que l’on voudrait que les dirigeants politiques suivent, celle qui serait de nature à satisfaire les aspirations à la paix et à la prospérité, voire à l’épanouissement affectif et intellectuel, cette préoccupation s’inscrit-elle dans le champ de la philosophie ? Personnellement, j’en doute. Il est fréquent que soit reconnu à des auteurs que l’on qualifie de philosophes le droit de dire ce que serait une bonne politique, même s’ils n’ont pas la formation ou l’expérience qui leur permettrait d’accéder à une lucidité particulière face aux réalités sociales dont la politique procède. Est à cet égard exemplaire le cas de Régis Debray, envers lequel Delacampagne confesse une admiration (cf. pp. 49-50) que j’ai bien du mal à partager (3).

On peut dès lors croire qu’une politique éclairée, ce serait l’affaire de la science, en l’occurrence de ce qu’on appelle les sciences ou la science politique(s). Effectivement, l’exploitation des savoirs sociologiques et anthropologiques dans le champ de la politique permet d’accroître les chances de formuler des propositions vraies. Encore faut-il mesurer sur quoi portent exactement ces propositions. J’ai déjà eu l’occasion de dire ce que je pensais de l’idée que défendit Bertrand Russel de permettre aux experts de peser sur la politique. (4) La recherche scientifique n’est féconde que lorsqu’elle investigue des champs où ses méthodes peuvent porter leurs fruits. En ce qui concerne le domaine politique, ce n’est possible que lorsqu’elle s’applique à en caractériser les diverses formes (les régimes politiques, par exemple), les étapes historiques de son évolution ou même l’histoire des luttes qu’elle a nourries. Ce ne l’est pas lorsqu’il s’agit de définir la bonne politique.

Pour bien faire comprendre cette nuance, me vient l’idée de comparer l’art de la politique et l’art de l’artisan.

L’artisan, c’est celui qui possède un art (au sens d’adresse, de talent, d’habileté) qui lui vient d’une longue expérience, faite principalement d’essais et erreurs. Ce fut un mode de production prédominant jusqu’à la première moitié du XIXe siècle. Ces manières de faire, ces tours de main, ne sont pas susceptibles d’être théorisés scientifiquement. Il n’est pas possible, en effet, d’expliciter rationnellement les choses à faire pour que le meuble fabriqué soit un chef-d’œuvre. Pour le dire sans nuance, ce sont les mains de l’artisan qui détiennent les clés de la réussite. Ce mode de production a été remplacé par la production industrielle, laquelle résulte pour sa part d’une démarche théorique qui exploite les connaissances scientifiques. Ce nouveau mode a permis ce qu’on peut appeler des progrès spectaculaires ; il a aussi généré des périls nouveaux, parmi lesquels l’effondrement de la diversité biologique et le changement climatique.

L’exercice du pouvoir politique obéit à la même logique que l’art de l’artisan. Si ce n’est que les chefs-d’œuvre y sont très rares. Il n’est pas possible d’expliciter rationnellement ce qu’une situation particulière réclame comme solutions politiques autrement que sous la forme d’intuitions plus ou moins heureuses. Et ceci, en faisant abstraction des intérêts particuliers qui font obstacle à la poursuite des objectifs les plus souhaitables. Et l’on n’aperçoit pas comment la politique pourrait connaître sa révolution industrielle, c’est-à-dire sa subordination à des démarches scientifiquement validées. Le discours des consultants prétend souvent en détenir les clés ; rien dans la réalité ne permet de croire qu’ils y parviennent. Heureusement, devrait-on sans doute dire, car il est fort à parier que l’efficacité en ce domaine conduirait vite au totalitarisme, ainsi que les régimes se réclamant de la prétendue science marxiste nous l’ont montré. Il y a bien un art de la politique, c’est-à-dire une habileté, un talent, une adresse qui conduit certains à réussir - c’est-à-dire à s’emparer et conserver le pouvoir politique -, mais rien qui puisse rationnellement définir les aptitudes et les compétences aptes à favoriser ce type de réussite. Affirmer que la réussite en politique réclame du cynisme est peut-être encore trop dire, car l’aptitude à ce funeste travers n’est pas encore suffisante pour expliquer bien des ascensions. Et la capture du pouvoir ne garantit bien sûr en aucune façon que la politique menée sera la bonne.

Tout cela pour dire que, non seulement la philosophie n’est pas vouée à résoudre la question politique - et cela quel que soit le but qu’on lui assigne -, mais aussi que, si la philosophie de la politique peut encore se concevoir, ce que Delacampagne appelle la philosophie politique me paraît désigner un ensemble de réflexions qui sont foncièrement politiques et bien peu philosophiques.

Je reviens à l’ouvrage de Christian Delacampagne.

La gageure qu’il y soutient, c’est de condamner les philosophes qui cherchèrent à conseiller les tyrans - ou à tout le moins les dirigeants politiques - et, en même temps, de recommander aux philosophes de peser sur le politique.

La revue des philosophes à laquelle il se livre ne me semble pas très convaincante, dans la mesure où - même s’il explicite quelque peu chaque cas -, elle les place tous dans le même sac. Or l’intérêt que ceux-ci ont manifesté à l’égard des questions politiques est très variable et les circonstances qui les ont amenés à se rapprocher de l’un ou l’autre dirigeant sont elles-mêmes différentes. Platon et les Denys, père et fils, Aristote et Alexandre, Sénèque et Néron, Machiavel et Laurent II de Médicis, Descartes et la reine Christine, Spinoza et Johan de Witt, Leibniz et Jean-Frédéric de Brunswick-Calenberg, Voltaire et Frédéric II, Diderot et Catherine II, et j’en passe : toutes ces connivences ne sont pas de même nature et y voir inéluctablement la constante volonté de conseiller le prince me paraît relever du parti pris. Il y a bien des questions philosophiques qui sont sans rapport avec la politique. On peut même supposer que les questions les plus philosophiques sont celles qui font abstraction de la question politique, ne serait-ce que pour mieux s’attacher aux énigmes de la vie et de la mort. Parmi les philosophes que Delacampagne cite, il en est plus d’un dont l’essentiel de l’apport relève bien davantage de ces aspects de l’interrogation philosophique que des questions que pose l’exercice du pouvoir au sein d’une société organisée. Même lorsqu’ils dialoguèrent avec le tyran, le roi ou le prince qui les accueillait, les philosophes ont souvent également discuté de ces aspects-là.

Je voudrais m’arrêter un instant sur un des auteurs cités, car il présente selon moi un intérêt tout particulier : je veux parler de Machiavel. Ce sur quoi Delacampagne s’appesantit, c’est sur la sempiternelle querelle que suscite la question de savoir quelles étaient les intentions de Machiavel lorsqu’il écrivit Le Prince (5). Approuve-t-on tous ceux qui considèrent le livre comme un ensemble des conseils les plus pernicieux que l’on ait donnés à un dirigeant - tels que l’affirmèrent Frédéric II et Voltaire par exemple - ou au contraire comme la dénonciation de mœurs condamnables par un défenseur de la démocratie - tels que le pensèrent Spinoza, Rousseau et Diderot par exemple ?

C’est ici qu’il faut revenir sur le cynisme, notion sur laquelle mon amie s’interroge longuement et à propos de laquelle elle s’inspire d’un article de Normand Baillargeon (6), un enseignant canadien très éclectique surtout connu pour ses apparitions médiatiques. Je ne suis pas certain que la façon dont Baillargeon présente les choses soit la plus claire et je voudrais donc y aller de mon explication personnelle.

Le cynisme, c’est d’abord et avant tout une école philosophique antique dont les représentants les plus connus sont Antisthène et Diogène. On peut longuement s’interroger sur le sens qu’il convient d’accorder aux multiples témoignages que l’on conserve des philosophes cyniques. (7) Mais la seule chose certaine qu’on peut en dire, c’est qu’ils n’ont jamais rien fait ni dit qui puisse nourrir le moindre soupçon d’égoïsme ou d’égotisme à leur égard. Ils prônaient de vivre sans illusion, en n’accordant d’importance qu’à la réalité. Et c’est ce qui les conduisit à faire l’éloge du franc-parler. (8) Évidemment, dire les choses telles qu’elles sont, c’est d’abord et avant tout renoncer à dire les choses telles qu’on voudrait qu’elles soient. Mais si l’on admet qu’attendre des choses qu’elles soient ce qu’elles ne peuvent être est la première source du malheur des hommes, force est d’admettre qu’il est sage de renoncer aux vains espoirs.

Cela signifie-t-il que tout qui dit ce qui est est un sage qui se contente du réel ? Non. Car on peut satisfaire des espoirs - les siens propres par exemple - en se prévalant du réel. On peut même asservir le réel à ses propres espoirs en misant sur les réalités les plus navrantes - comme les défauts des hommes - pour vaincre les résistances à ses ambitions. Ceux-là qui agissent et parlent de la sorte sont à l’opposé des sages cyniques, car ils ne cherchent plus la vie bonne, mais bien le pouvoir. C’est de ces réalités-là que Machiavel nous informe. Quelles qu’aient été ses intentions, son livre nous donne à voir le jeu de ceux qui, pour conquérir et conserver le pouvoir, usent sans vergogne de tous les procédés, convaincus qu’ils sont que la réalité des travers humains les servira. L’habitude fut prise d’appeler cyniques ces comportements intéressés, alors même qu’ils manifestent des aspirations diamétralement opposées à celles qui guidèrent les philosophes cyniques antiques. Il ne s’agissait plus de vivre tel un chien qui n’obéit qu’au réel proche et immédiat, mais bien tel un chien lorsque ce mot désigne péjorativement un homme que l’on veut couvrir d’opprobre. Le renversement fut total.

Une question demeure, bien sûr. Peut-on faire de la politique en s’abstenant de ce cynisme moderne qui enjambe la morale et exploite le mensonge, la trahison et la férocité ? Sans doute, oui. J’en connais qui y parvinrent. Mais force est de constater que ce ne sont pas ceux dont le cursus est le plus long, le plus réussi, le plus efficace. Et peut-on emboîter le pas aux cyniques antiques pour cultiver le franc-parler et la simplicité de vie ? Oui, certainement. Mais force est de constater qu’il faut alors s’abstenir de se mêler de politique.

Delacampagne, quant à lui, pense qu’il reste possible pour le philosophe d’éclairer le politique. Simplement en le faisant de la bonne distance, « ni trop près, ni trop loin ». Voilà par exemple ce qu’il en dit :
« […] si la mission du philosophe est, comme on l’a dit, de rechercher les traits les plus fondamentaux (les plus généraux, les plus importants, etc.) de la réalité, cette mission vaut également pour la réalité sociale et politique. Le philosophe doit donc se demander quels sont les traits les plus fondamentaux de la communauté politique à laquelle il appartient (dans mon cas : une nation capitaliste et démocratique, elle-même incluse dans l’Union européenne). Il doit ensuite se demander quels sont ceux de ces traits qu’il souhaite voir évoluer, et dans quelle direction (par exemple : comment échapper à la forme “nation” ? Comment inventer une solution alternative au mode de production capitaliste ?). Enfin, ayant pris la mesure de la tension séparant ces deux pôles (le pôle de ce qui existe et le pôle de ce qui pourrait exister), il doit être capable d’analyser tout problème politique concret de manière à pouvoir expliquer, à ses concitoyens, en quoi les diverses solutions envisageables à ce problème font (ou ne font pas) avancer la communauté politique tout entière dans la direction où il serait utile, selon lui, de la voir progresser. » (p. 207)

Suis-je cynique si je dis que ces propos-là sont d’une naïveté confondante, qu’ils sont assez étrangers à la philosophie et qu’ils ressemblent davantage à ce que pourrait écrire un journaliste soucieux d’être reconnu comme de bonne volonté ? Et si oui, de quel cynisme s’agit-il ?

(1) J’extrais ces quelques mots d’un long courrier dans lequel ils n’ont qu’une importance très secondaire. La réaction - une de plus - qu’ils m’ont inspirée ne rend pas justice aux divers problèmes qui y sont abordés.
(2) PUF, 2000.
(3) Delacampagne n’est pas totalement aveugle : il aperçoit les nombreux errements de Debray, ses accointances douteuses avec Guevara et Castro, puis avec Mitterrand, puis encore son ahurissante “Lettre d’un voyageur au Président de la République” (Le Monde du 13 mai 1999). Et il ne dit pas un mot de l’invention théorique qu’il s’attribue : la médiologie. Je me demande vraiment ce qui justifie l’admiration qu’il éprouve à son égard. Il suffit selon moi d’écouter l’entretien qu’il a accordé à Alain Finkielkraut le 24 juillet 2021 dans l’émission Répliques pour mesurer combien il transpire l’infatuation.
(4) Cf. mes notes des 19 décembre 2014 et 29 octobre 2019.
(5) Par exemple, dans la dédicace adressée à Laurent II de Médicis, Machiavel écrit : « Le désir que j’ai de me présenter à vous avec un gage de mon dévouement, ne m’a fait trouver parmi tout ce que je possède rien que j’estime davantage, ou qui soit plus précieux pour moi, que la connaissance des hommes célèbres […] » (édition de Raymond Naves, Garnier, 1968, p. 7). Faut-il en retenir le gage de dévouement ou la connaissance des hommes célèbres, l’un trahissant la soumission au pouvoir et l’autre le souci de partager ce qu’il a constaté ?
(6) L’article - intitulé Êtes-vous un cynique ? De quel type, alors ? - peut être lu en suivant ce lien : https://voir.ca/chroniques/prise-de-tete/2014/04/02/etes-vous-un-cynique-de-quel-type-alors/.
(7) J’ai consacré à Diogène un exposé dont le texte est devenu ma note du 12 septembre 2000.
(8) Sur le franc-parler et le débat franc - la parrhèsia -, cf. ma note du 10 novembre 2011.