samedi 28 août 2021

Note d’opinion : le processus électoral

À propos du processus électoral

Poursuivant la réflexion à propos de la politique et de l’engagement politique, telle que j’en ai parlé dans ma note du 18 août 2021, j’en suis venu à me demander si j’avais suffisamment fait mention de l’embarras dans lequel me plonge la question du rôle politique que tout un chacun peut jouer, alors même qu’il partagerait mes doutes au sujet d’une possible amélioration de la gestion politique.

Pour le dire très simplement, dès lors que l’on est convaincu qu’il est de la nature du politique de rendre quasi impossible l’accès ou le maintien au pouvoir à qui persiste dans de bonnes intentions, reste posée la question de savoir si tous se valent ou s’il reste néanmoins souhaitable de favoriser certains. Autrement dit, l’engagement demeure-t-il possible - a minima par exemple ?

Dans un pays où sont régulièrement organisées des élections - a fortiori là où, comme en Belgique, la participation aux élections est obligatoire -, ces consultations représentent un test intéressant pour qui hésite à se mêler de politique. Personnellement, je n’ai jamais séché une élection et je n’y ai jamais voté blanc. C’est dire que je continue de penser que, même entre la peste et le choléra, le choix est faisable, une de ces deux maladies pouvant être jugée moins dangereuse que l’autre.

En vue d’approfondir cette problématique, l’idée m’est venue d’évoquer un article (1) que le poète et écrivain belge Antoine Wauters a publié en octobre 2018 - quelques jours avant les élections communales et provinciales belges -, un article intitulé Élections: pourquoi je n'ai envie de donner ma voix à personne .
En voici le texte :
« Entre deux interviews autour de mes romans, il m'arrive de penser aux élections à venir. Et, pour tenter de comprendre pourquoi je n'ai envie de donner ma voix à personne, pourquoi je brûle comme ça et pourquoi je rêve, incorrigiblement, de ministres des lychnis et des rhododendrons, j'ai tracé quelques mots dans l'air. Vite. Sans me retourner. En rêvant que l'on s'en saisisse, ensemble.
Non, je ne serai candidat pour aucun parti, aucune commune, et ne voterai pas non plus. Cette façon de faire de la politique alors que la terre et la nature n'en peuvent plus de nous, n'est rien de moins qu'affreusement datée. D'ailleurs, ces élections qui viennent sont un rêve, elles n'ont pas lieu maintenant mais dans les années 80, elles remontent à cette époque et n'en sont qu'un lointain souvenir. Car qu'on en soit toujours à élire des individus, choisir entre des partis et penser les choses selon nos pauvres intérêts privatifs, est la négation même de ce que me semblent impliquer les grands enjeux de maintenant.
Je donnerai ma voix à un parti qui fait de la sauvegarde de notre environnement non une priorité, mais un impératif catégorique, à un parti qui aura fait le pari d'autre chose que des inopérants clivages gauche-droite, à un parti qui restreint nos libertés mortifères (oui !) et nous rend responsables, en nous rappelant que vivre ne peut se résumer ni à vendre ni à acheter, encore moins à faire des selfies, et qu'il est bon de donner de sa personne, parfois, de se mouiller pour d'autres, pour les autres, en s'oubliant, en s'abandonnant, si cela est (encore) possible.
Je donnerai ma voix à ceux qui feront de l'embellissement de nos rues une priorité. Ceux qui planteront des rhododendrons, des lychnis. Ceux qui m'obligeront, un jour par semaine au moins, à arrêter de parler de ma pomme et de mes livres pour, me flanquant une houe entre les mains, me faire travailler la terre, planter des choux et entretenir de vastes jardins collectifs. Ceux qui nous rappelleront qu'il ne suffit pas d'être riche pour avoir le droit de voyager. Je n'en peux plus de nos petits plaisirs pour le jour et pour la nuit, des city-trips et de ces libertés qui ne mènent à rien, sinon à de plus en plus de vanité, de boursouflure.
Je donnerai ma voix aux folles et aux fous qui nous reprendront nos téléphones quelques soirs par semaine, pour qu'on puisse se parler vraiment, en se regardant droit dans les yeux. Je donnerai ma voix à ceux qui nous diront qu'il est parfois utile et sain de laisser exploser sa colère, de détériorer, d'ensevelir, d'abîmer, pour qu'autre chose ensuite fleurisse, quitte à ce que ce quelque chose ne dure point. Ceux et celles qui feront de la sortie du nucléaire non une nécessité, mais un acte de bon sens, le seul qui tienne. Ceux et celles qui nous reprendront nos BMW, notre confort, notre domotique et qui, parfois, nous laisseront perclus dans le noir et le froid. Ceux qui nous diront d'aller puiser en nous, sans attendre que d'autres décident à notre place.
Je donnerai ma voix à la hargne nouvelle, celle de construire ensemble, hargne qui sera aussi lucidité. Voir clair. Nous n'avons besoin que de cela. C'est-à-dire voir aussi ce qui va bien, se réjouir, s'enthousiasmer, PRENDRE FEU. Je refuse de donner ma voix aux prochaines élections, elles datent d'il y a 50 ans et c'est le présent qui m'intéresse, qui hurle et exige qu'on se donne de majuscules coups de pied au... Il est trop tard pour se payer le luxe de choisir entre peste et choléra, gauche et droite, voisin CDH, oncle PS ou collègue MR, tout ça ne tient plus, n'est plus possible. Il n'y a qu'une façon de répondre aux enjeux du présent : faire bloc, dans une démocratie à visage nouveau, où nous serons tous mis à contribution. Une démocratie où, à côté des droits et des libertés pour tous, il y aura aussi des devoirs, des restrictions, autrement dit de magnifiques efforts à fournir, le principal étant de consommer moins.
Je rêve, je le sais, je ne suis pas fou, mais je nous vois, artistes, jardiniers, pompistes, médecins, troquer nos intérêts privatifs quelques heures par semaine, pour faire oeuvre commune. Une démocratie à visage nouveau, où il y aura des ministres du lychnis et du rhododendron. Des ministres des rues jolies et à enjoliver. Des ministres de la planche-à-roulette remplaçant la voiture. Des ministres du tas de bois. Des ministres du tas de foin. Des ministres de la sieste pour tous. Des ministres de la détestation du plastique et du bannissement des BMW, c'est-à-dire de tout signe extérieur de richesse. Des ministres du bien-être animal. Des ministres du souvenir de la vieillesse et du temps qui passe. Des ministres-chiens et des ministres-coléoptères. Des ministres à l'écoute des sols, des eaux, du vent, des enfants, des faibles et des fragilisés. Des ministres de l'inanité du selfie. Des ministres de l'importance du songe.
Je rêve, je le sais, mais quand je pense à nous je ne vois pourtant que cela : ou nous sommes dans cette grande aventure collective, et nous vivons, ou nous n'existons plus !
 »
Convenons qu’Antoine Wauters rêvait. Mais avant tout, que vaut ce rêve ?

La situation nous contraint d’admettre, me semble-t-il, qu’il rêvait d’un monde meilleur, d’un monde qui cesse de foncer dans le mur, comme si croire qu’un miracle l’en préserverait n’était pas un rêve plus fou encore. Et il allait jusqu’à rêver de contraindre - politiquement s’entend - jusqu’à se forcer lui-même à empoigner la houe, tels ces intellectuels chinois qui, dans les années 60 et 70, se rééduquaient dans les champs.

On peut rêver. On doit rêver. Et la poésie peut nous y aider. Mais en l’occurrence le rêve exprime des espoirs, lesquels sont les meilleurs alliés de ce qui n’en contient guère. Car si l’espoir peut mobiliser, il peut tout autant justifier une minimisation des choses qui permet de différer les solutions, au bénéfice de ceux que ces solutions n’arrangent pas. C’est exactement ce à quoi nous assistons. La question reste donc de savoir comment faire advenir ce qui, dans ce rêve, relève de l’impérieuse nécessité : pas « des ministres du tas de bois » et « du tas de foin », mais bien ce « qui fait de la sauvegarde de notre environnement non une priorité, mais un impératif catégorique ». Il est des gens qui mangent bio ou qui dorlotent leur chat en s’imaginant qu’ils participent à sauver la planète ; le mieux est d’en rire.

Antoine Wauters nous disait alors qu’il n’avait envie de donner sa voix à personne. Cela n’implique évidemment pas qu’il n’a pas fini par la donner à quelqu’un, une envie ne méritant pas toujours d’être satisfaite. J’avoue volontiers que j’ai très souvent partagé cette envie. Je dois même confesser n’avoir jamais coché une case sur un bulletin électoral sans cette désagréable impression de participer à un crime, à savoir de faciliter peut-être l’élection de quelqu’un qui soutiendra des décisions iniques - petites ou grandes - ou du moins ne s’y opposera pas. Et cela sans prétendre que je ferais mieux à leur place, cette place qu’il n’est possible d’occuper que si l’on cède quelque chose au cynisme.

L’article d’Antoine Wauters contient aussi - du moins implicitement - un appel à l’abstention. Si ceux qui s’abstiennent de quelque façon que ce soit - en votant blanc ou en ne votant pas - voyaient leurs rangs grossir (c’est le cas en ce moment, d’ailleurs), que se passerait-il ? Autrement dit, existe-t-il une heureuse manière de gérer la cité en se passant du processus électoral ? Personnellement, j’en doute fort. La dictature - éclairée ou pas -, nous savons où elle mène. Et ceux qui s’abstiennent constituent en réalité un agrégat de personnes aux motivations très diverses, beaucoup d’entre elles se caractérisant par un souci d’intérêts personnels - voire par des haines arbitraires - qui sont à l’opposé des souhaits de responsabilité collective dont parle Antoine Wauters.

Voilà tout ce qui me conduit à partager l’envie de ne donner ma voix à personne, mais de n’y pas succomber. Le processus électoral ne change en rien la politique et sa nature délétère. Mais il écourte quelquefois les accessions au pouvoir et contraint aux promesses, fussent-elles nous tenues. C’est mieux, malgré tout, que de vivre dans la crainte et le mensonge permanent.

Je m’en voudrais de ne pas ajouter que l’article d’Antoine Wauters m’avait réjoui. Il donne en effet la mesure de l’urgence avec laquelle les problèmes environnementaux se posent. Et il le fait d’une façon qui me charme par un ton que je lui envie. Après tout, les effets de la peste et du choléra sont proches d’être aussi redoutables l’un que l’autre.

(1) Cet article est paru dans les journaux Le Soir et Libération, ainsi que dans l’hebdomadaire Le Vif. En fait, je me suis souvenu de ce texte en lisant l’élogieux article que Jean Birnbaum a consacré au dernier livre d’Antoine Wauters, Mahmoud ou la montée des eaux en page 1 du Monde des Livres du 27 août 2021.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire