dimanche 23 octobre 2016

Note de lecture : Maurizio Bettini

Éloge du polythéisme
de Maurizio Bettini


Répétons-le : ce qui mérite d’être lu est bien malaisé à détecter. Et lorsqu’on se borne à se laisser séduire par un article de presse vantant les qualités d’un livre, on court un risque : celui de la déception.

Le mois passé, j’avais noté l’existence - suite à la lecture d’un article de Vincent Azoulay (1) - d’un ouvrage de Maurizio Bettini consacré au polythéisme antique. Azoulay est d’abord un historien œuvrant dans le monde académique et il ne me semblait pas trop imprudent de donner du crédit à son avis. Ensuite, il louangeait le livre de Bettini sans l’ombre d’une restriction : « un essai percutant » écrit par un « éminent savant italien » qui « fonde sa démonstration sur des comparaisons raisonnées, conformément à l’approche anthropologique dont il est un des grands représentants » ; un « livre [qui] est […] un formidable exercice spirituel (sic !) offert à la méditation de chacun d’entre nous ».

J’avais bien remarqué que l’article d’Azoulay évoquait des voies empruntées par Bettini qui me semblaient à première vue très périlleuses. Ainsi, cette question : « Serait-il possible aujourd’hui de promouvoir activement certaines attitudes mentales propres au polythéisme pour rendre plus sereines les relations entre les différentes religions ? » ; et de répondre : « C’est ce que suggère Maurizio Bettini dans un vibrant plaidoyer en faveur de la curiosité en matière religieuse ». Ou encore ce constat : « Le statut de l’écriture dans les religions du Livre est un puissant frein qui tend à bloquer les processus d’échange religieux. » ; et d’ajouter : « Face à ces obstacles, Maurizio Bettini place ses espoirs dans la perte de vitesse de l’écriture comme moyen de communication, au sein d’un monde numérique en pleine expansion ». Mais ce sont là des contrariétés qu’il faut habituellement surmonter, faute de laisser l’humeur vous distraire d’œuvres importantes à partir d’un éventuel malentendu.

J’ai donc commandé le livre, pas bien gros ai-je constaté lorsqu’il me fut remis. Puis, je l’ai lu. Et la franchise me contraint à présent à dire que, selon moi, il est plein de sottises.

Maurizio Bettini est un philologue et anthropologue italien qui a écrit de nombreux livres (que je n’ai pas lus) sur les mythes antiques. Il a donc publié en 2014 un éloge du polythéisme (2) qui a depuis lors été traduit en français (3).

Son ambition est d’évoquer ce que peuvent nous apprendre les religions antiques, et non ce que nous sommes en mesure d’apprendre à propos de ces mêmes religions. Où réside la différence ? Et bien en ceci que le premier projet repose sur l’idée qu’il convient de rechercher l’usage qu’il est possible de faire aujourd'hui des connaissances accumulées au sujet des religions antiques. Alors que le second prédispose seulement à poursuivre des recherches dont on peut espérer qu’elles nous permettent de mieux les connaître et, en conséquence, de se déprendre de ce que notre époque projette souvent insidieusement sur elles. On comprend ainsi d’emblée en quoi le premier projet peut nuire au second. Si Bettini a choisi le premier, c’est très probablement - au moins en partie - parce qu’il succombe à ce courant récent des sciences sociales qui se veut pragmatique (4). Il ne se fait d’ailleurs pas faute de se revendiquer de William James :
« Dans son pragmatisme, en effet, James évaluait l’hypothèse polythéiste en ce qu’elle pouvait valoir pour l’individu : “cash-value” est cette formule qui lui est chère et qu’il utilisera aussi dans sa réflexion sur la religion. Ainsi que James l’a répété à plusieurs reprises, le “cash-value” de tout concept se mesure à la capacité de ce concept à aider l’individu à “faire face”, à le soutenir dans son expérience effective, pratique et concrète. Pour cette même raison, à savoir pour l’orientation pragmatique, humaine et vitale que James a imprimée à ses réflexions sur la religion et sur le polythéisme en général, nous voudrions reprendre son image à notre compte : le “cash-value du polythéisme”, tel est en définitive l’objet de notre recherche.
En effet, les réflexions qui suivent ont pour objectif d’explorer ce que le polythéisme antique, et en particulier le polythéisme romain, pourrait offrir aujourd’hui à notre société, non sur le terrain de l’esthétique ou de la philosophie, de la littérature ou de la psychologie, mais sur celui de l’expérience concrète, à la fois politique et sociale, individuelle et collective. C’est l’idée qui a conduit le cours de notre travail et qui en traduit la portée : mettre en lumière les
potentialités refoulées, voire réprimées, du polythéisme, donner voix aux réponses que son mode spécifique d’organisation du rapport avec le divin pourrait fournir à certains problèmes auxquels les religions monothéistes - comme nous les connaissons dans le monde occidental ou à travers lui - peinent à trouver une solution ou qu’elles ont souvent générés elle-mêmes. » (pp. 20-22)

Tel qu’il est ainsi explicité, le projet se révèle une sottise. Car enfin, peut-on imaginer que les croyances religieuses puissent de quelque façon que ce soit obéir à des consignes pratiques ? Peut-on supposer, ne serait-ce qu’un instant, que les adeptes d’une religion monothéiste soient en mesure de décider qu’il convient de se convertir à des croyances impliquant une pluralité de dieux au seul motif que la vie sociale en serait adoucie et que les prétextes à une forme de violence interreligieuse en soient ainsi annihilés ?

Il est vrai qu’il existe de nos jours un courant chrétien - essentiellement catholique - qui, en affichant un souci d’ouverture vis-à-vis des autres croyances, flirte avec l’apostasie. Mais il est assez douteux que même ceux-là puissent passer le Rubicon et condamner le monothéisme, ne serait-ce que parce qu’il n’y a pas davantage de raisons de s’ouvrir aux autres croyances que de respecter les siennes propres. À qui professe le scepticisme, il est aisé de soutenir que la raison devrait présider à tous nos choix, et donc également à ceux dont dépendraient nos éventuelles croyances religieuses. Mais il n’est guère raisonnable de croire que ce vœu puisse être exaucé, tant il est patent que la raison se met souvent au service de la croyance, bien davantage que la croyance ne se subordonne à la raison. Ce qui est tenu pour vrai est généralement fondé sur la foi en une source et non sur l’examen des éléments qui seraient susceptibles d’en établir rationnellement la vérité. C’est au point que le concept de vérité - pris dans la rage égalisatrice que justifierait pour certains une juste conception de la démocratie - est lui-même volontiers dissous dans une vision des choses qui évoque des vérités, chacun ayant le droit d’avoir la sienne.

Cela dit, l’idée que les monothéismes génèrent davantage de violence que le polythéisme est également une sottise. Car enfin, qui peut croire que la violence obéirait à un nombre défini de causes et serait en conséquence amoindrie par l’éradication de l’une d’elles ? Peut-on imaginer que les relations entre les hommes soient moins tendues du seul fait qu’ils en viendraient à « interpréter » - comme dit Bettini (cf. notamment pp. 91-98) ; entendez rendre acceptable les dieux des autres - les croyances religieuses d’autrui et à renoncer en conséquence aux convictions d’élitisme ou aux reproches de paganisme ou d’infidélité ?

Il ne faut guère s’interroger longuement sur la nature du nazisme, du stalinisme et du maoïsme pour s’apercevoir que ces idéologies - qui ne devaient rien, ou presque, aux religions - ont généré une violence extrême à laquelle les guerres de religion n’eurent et n’ont toujours rien à leur envier. Et à qui objecterait que ces idéologies ont emprunté aux religions une certaine fidélité aux dogmes, il serait sans doute raisonnable de répondre que le caractère idéologique des religions a lui-même varié au gré des siècles de telle sorte qu’elle fut tantôt à l’origine de violences et tantôt au contraire d’entraide et de cohésion sociale. L’Antiquité païenne a elle-même connu bien des imprégnations idéologiques qui ont très certainement pesé sur les multiples conflits armés qu’on s’y livra, des conflits dont la férocité est à certains égards légendaire (5) .

Quant à l’espoir que Bettini met dans ce qu’il appelle « le crépuscule de l’écriture » (pp. 163 et ss.), il s’agit là d’une nouvelle sottise. En quelque domaine que ce soit, les prévisions sont incertaines. Elles le sont d’autant plus qu’elles portent sur un avenir assez lointain et davantage encore quand elles s’attachent à imaginer le devenir de mœurs malaisément mesurables. Prétendre qu’il n’est pas exclu que la place nouvelle que confère à l’écriture le développement de formes nouvelles de communication puisse amener progressivement les monothéistes à tempérer leur foi absolue en leur propre dieu est assez irréfléchi. Non que je sois en mesure de prédire que cela ne se passera pas, mais plus simplement parce que l’éventail des probables, en ce qui concerne les formes et l’importance que prendront dans l’avenir l’écriture et ses substituts, est à ce point large que la prédiction de Bettini paraît bien dictée par son unique souci de ne pas priver les temps futurs de ce qu’il croit être les vertus du polythéisme.

Le plus affligeant, dans cette affaire, c’est le chorus laudatif qui entoure le livre. Trois universités - une italienne, une belge et une française -, une maison d’édition de renom, un journal dont le sérieux inspire souvent le respect, tout cela pour porter un texte qui égrène quelques constats savants sur le polythéisme antique afin d'épauler une thèse dont la sottise le dispute à la naïveté ! Fichtre, elles sont bien mal en point, les sciences sociales !

(1) Vincent Azoulay, “Sagesse des dieux de nos ancêtres” in Le Monde des livres, 23 septembre 2016, p. 6.
(2) Maurizio Bettini, Elogio del politeismo. Quello che possiamo imparare oggi dalle religioni antiche, Il Mulino, Bologna, 2014.
(3) Maurizio Bettini, Éloge du polythéisme. Ce que peuvent nous apprendre les religions antiques, trad. par Vinciane Pirenne-Delfoge, Les Belles Lettres, 2016.
(4) Cf. mes notes des 31 octobre 2010 et 29 juin 2010 dans lesquelles j’évoque cette tendance.
(5) Cf. par exemple Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, trad. par Jean Voilquin, Garnier, 1966.