vendredi 18 mars 2022

Note d’opinion : la théorie et la pratique

À propos de la théorie et de la pratique

« Comment aurait-on fabriqué une serrure, si l’on n’était parvenu à connaître les propriétés du fer, et par quels moyens on peut le tirer de la mine, l’épurer, l’amollir et le façonner ?
Il a fallu ensuite appliquer ces connaissances à un usage utile, juger qu’en façonnant le fer d’une certaine façon, on en ferait un produit qui aurait pour les hommes une certaine valeur.
Enfin, il a fallu exécuter le travail manuel indiqué par les deux opérations précédentes, c’est-à-dire forger et limer les différentes pièces dont se compose une serrure.
Il est rare que ces trois opérations soient exécutées par la même personne.
Le plus souvent un homme étudie la marche et les lois de la nature. C’est le savant.
Un autre profite de ces connaissances pour créer des produits utiles. C’est l’agriculteur, le manufacturier ou le commerçant ; ou, pour les désigner par une dénomination commune à tous les trois, c’est l’entrepreneur d’industrie, celui qui entreprend de créer pour son compte, à son profit et à ses risques, un produit quelconque.
Un autre enfin travaille suivant les directions données par les deux premiers. C’est l’ouvrier.
Qu’on examine successivement tous les produits : on verra qu’ils n’ont pu exister qu’à la suite de ces trois opérations.
 » (1)

Ainsi s’exprimait Jean-Baptiste Say à l’aube du XIXe siècle. L’entrepreneur d’industrie dont il parle est celui-là même qui participera à la révolution industrielle, modifiant si profondément la production et la consommation que l’avenir de l’humanité en sera bouleversé.

Pourtant, bien des produits existèrent et existent quelquefois encore à la suite d’opérations très différentes. On en peut par exemple découvrir le mode dans le compagnonnage. Chez ceux-là qui cherchaient à exceller dans leur travail - autrement dit qui ne suivaient pas les phases préétablies d’une fabrication stéréotypée, allant jusqu’à tendre vers ce qu’on appelait un chef-d’œuvre -, le savoir coïncidait avec un savoir-faire, une acquisition des tours de main du métier, une patiente pratique de l’habileté que confère l’expérience. Pas de savant qui théorise la nature, pas même d’entrepreneur qui investit dans un procès, juste un artisan qui manifeste sa dextérité.

Les deux modes de production ainsi cernés - celui décrit par Jean-Baptiste Say et celui ancien de l’artisan - mettent en lumière ce qu’ils ont d’opposé : l’importance de la théorie pour le premier et l’importance de la pratique pour le second. J’ai bien conscience, en relevant cette opposition, que je théorise. C’est que ladite opposition ne se manie pas facilement.

Creusons un peu.

Tout le monde voit bien ce que la construction de théories réclame de réflexions, c’est-à-dire de retour de la pensée sur elle-même de telle sorte que les concepts idoines se structurent d’une façon apte à rendre compte de la réalité qu’elles visent. En cette affaire, le corps intervient peu si l’on suppose que l’esprit s’en distingue, comme une opinion commune aime le croire.

Il est moins aisé de prendre la mesure de la pratique, laquelle - de nos jours - est si souvent l’objet de théories, ou en tout cas de discours s’octroyant abusivement ce nom, que sa nature spécifique reste d’ordinaire méconnue.

Prenons des exemples : ceux de la pratique d’un sport ou de la pratique d’un instrument de musique. Quels que soient les conseils avisés que les professeurs, entraîneurs et autres coachs dispensent aux débutants, l’essentiel de l’adresse que ceux-ci doivent acquérir passe par le geste et par son automatisation. Il s’agit principalement d’acquérir un comportement spontané dans lequel non seulement l’intelligence, mais également la conscience, interviennent peu. Le pianiste meut ses doigts d’une manière qui tend à laisser croire que ce sont eux, les doigts, qui maîtrisent l’ordre des touches frappées, la force avec laquelle il faut les frapper et le rythme avec lequel ils doivent échelonner leur intervention. On pourrait presque dire que ce sont les doigts qui savent et non le cerveau, même si tout cela reste bien sûr enfouit dans celui-ci. Le joueur de tennis use de son bras d’une façon que son cerveau croit ignorer, tant cela résulte d’un apprentissage dont le succès s’apprécie à la spontanéité du geste. C’est à un point tel que, aussi longtemps qu’il réfléchit à l’acte à accomplir, le débutant n’obtiendra guère de résultats. Et, en cours de match, le joueur aguerri qui veut en appeler à sa compétence ne réfléchit pas : il répète un geste pour en retrouver l’automatisme. L’artisan qui fabrique un meuble de ses mains se voit confronté à la même nécessité : laisser agir l’expérience accumulée par son corps en vue d’exécuter les gestes dont sortira l’objet qu’il ambitionne de réaliser.

Si on laisse de côté l’usage quelque peu flou du mot lorsqu’il se borne à désigner de quelconques spéculations sans méthode, formulées presque au hasard, la théorie est un ensemble d’explications issues au moins partiellement de l’observation et de l’expérimentation et qui se veulent cohérentes et, autant que possible, conformes à ce qu’elles prétendent expliquer. Elle constitue une façon de réagir intellectuellement face au réel. Intellectuellement, cela signifie bien sûr en vue d’établir des connaissances, en vue de comprendre la réalité, mais cela signifie surtout exploiter les ressources du langage.

Toute langue est notamment faite de substantifs et de verbes. Les premiers désignent, les seconds mettent en mouvement, ne serait-ce que pour signifier l’arrêt ou la pause. Or, ce qui fait la richesse du verbe, c’est la conjugaison à laquelle il se plie. C’est grâce à elle que le passé, le présent et l’avenir peuvent être envisagés, de même que l’antériorité, la simultanéité, la consécution et tout autre rapport temporel. De même, la langue dispose de ressources permettant d’évoquer l’ici, le lointain, l’ailleurs, le localement situé. Ainsi, l’intellect jaillit de la langue en ce que naît là un désir de connaître et de comprendre auquel aucun autre animal n’accède, du moins sous une forme aussi consciente.

C’est là qu’il me paraît indispensable de revenir à Pierre Bourdieu et à deux de ses ouvrages qui ont sans doute joué un rôle décisif dans ma propre évolution intellectuelle : je veux parler de l’Esquisse d’une théorie de la pratique (2) et du Sens pratique (3).

Peut-être convient-il que je commence par citer une page qui, selon moi, donne la mesure de l’enjeu principal des positions défendues par Bourdieu. Sous le titre “l’objectivité du subjectif”, celui-ci entame le chapitre 9 du Sens pratique de la façon suivante :
« L’ordre établi, et la distribution du capital qui en est le fondement, contribuent à leur propre perpétuation par leur existence même, c’est-à-dire par l’effet symbolique qu’ils exercent dès qu’ils s’affirment publiquement et officiellement et qu’ils sont par là même (mé)connus et reconnus. En conséquence, la science sociale ne peut “traiter les faits sociaux comme des choses”, selon le précepte durkheimien, sans laisser échapper tout ce qu’ils doivent au fait qu’ils sont des objets de connaissance (s’agirait-il d’une méconnaissance) dans l’objectivité même de l’existence sociale. Et elle doit réintroduire dans sa définition complète de l’objet les représentations premières de l’objet, qu’elle a dû détruire d’abord pour conquérir la définition “objective”. Parce que les individus ou les groupes sont objectivement définis non seulement par ce qu’ils sont, mais aussi par ce qu’ils sont réputés être, par un être perçu qui, même s’il dépend étroitement de leur être, ne lui est jamais totalement réductible, elle doit prendre en compte les deux espèces de propriétés qui leur sont objectivement attachées : d’un côté des propriétés matérielles qui, à commencer par le corps, se laissent dénombrer et mesurer comme n’importe quelle chose du monde physique, et de l’autre des propriétés symboliques qui ne sont rien d’autre que les propriétés matérielles lorsqu’elles sont perçues et appréciées dans leurs relations mutuelles, c’est-à-dire comme des propriétés distinctives. » (4)

On ne peut mieux dire, me semble-t-il, lorsqu’il s’agit de cerner un fait social, dès lors qu’il importe d’y intégrer les représentations dont il est l’objet et qui participent souvent à son existence. (5) Il s’agit également de comprendre que la science sociale ne peut se borner à n'être qu’une physique sociale, ni non plus qu’une phénoménologie sociale. Le subjectif doit y être objectivé comme partie intégrante de la réalité à cerner, et cela le plus objectivement possible. Et c’est là qu’il importe de bien distinguer une réelle opération d’objectivation du subjectif de ce que peut être une appréhension du réel par le biais de l’opinion subjective dont il est l’objet. Parlant des mythes et des religions, Bourdieu précise bien :
« Comme on le voit bien lorsque les mythologies étudiées sont des enjeux sociaux, et en particulier dans le cas des religions dites universelles, [la] rupture scientifique est inséparable d’une rupture sociale avec les lectures équivoques des mythologues “philomythes” qui, par une sorte de double jeu conscient ou inconscient, transforment la science comparée des mythes en une quête des invariants des grandes Traditions, tâchant ainsi de cumuler les profits de la lucidité scientifique et les profits de la fidélité religieuse. Sans parler de ceux qui jouent de l’ambiguïté inévitable d’un discours savant empruntant à l’expérience religieuse les mots employés à décrire cette expérience pour produire les apparences de la participation sympathique et de la proximité enthousiaste et trouver dans l’exaltation des mystères primitifs le prétexte à un culte régressif et irrationaliste de l’originel. » (6)

Une fois clairement balisée la place que le subjectif doit occuper dans le travail d’objectivation, il faut alors revenir sur la plus exacte appréhension possible de la théorie et de la pratique dans ce qu’elles ont d’irréductible, dès lors qu’il importe de construire de la connaissance. Car l’objectivation réclame une pratique - on peut l’appeler la pratique scientifique -, laquelle entraîne un risque : celui d’importer dans la théorie ce qui est davantage dû à l’effort de théorisation qu’à la réalité dont il prétend rendre compte. Il y a dans toute pratique un geste ou un exploit dont, au-delà de toute théorie, l’efficacité est redevable à la répétition et à l’expérience (comme pour le pianiste ou le joueur de tennis). Ce qui la confine à perpétuer des modèles pratiques propres à négliger les circonstances. La pratique scientifique n’échappe pas à ce travers. C’est ce qui a amené Bourdieu à insister sur la nécessité d’objectiver l’objectivation, mais aussi d’aborder la pratique - et pas seulement la pratique de la recherche - comme ce qu’elle est, notamment en raison de ce qu’elle comporte d’expérimenté, d’habituel, de familier, d’apprivoisé ; ce qui force la connaissance savante de la pratique à emprunter des chemins qui ne sont pas ceux de la construction théorique ordinaire. Et c’est aussi ce qui a conduit Bourdieu à recommander la connaissance praxéologique, c’est-à-dire une connaissance qui a pour objet « non seulement le système des relations objectives que construit le mode de connaissance objectiviste, mais les relations dialectiques entre ces structures objectives et les dispositions structurées dans lesquelles elles s’actualisent et qui tendent à les reproduire, c’est-à-dire le double processus d’intériorisation de l’extériorité et d’extériorisation de l’intériorité : cette connaissance suppose une rupture avec le mode de connaissance objectiviste, c’est-à-dire une interrogation sur les conditions de possibilité et, par là, sur les limites du point de vue objectif et objectivant qui saisit les pratiques du dehors, comme fait accompli, au lieu d’en construire le principe générateur en se situant dans le mouvement même de leur effectuation. » (7)

On me dira que c’est là quelque chose de plus facile à dire qu’à faire. Assurément. Il s’agit donc davantage de mesurer la difficulté que d’en venir à bout. Ce à quoi chacun peut s’efforcer, par exemple en prenant conscience du tribu qu’il paie au désir de théoriser. J’en parle à l’aise, puisque je théorise beaucoup, beaucoup trop sans doute. Et peut-être mon scepticisme est-il mon excuse, comme une façon de nier ces certitudes qui rendent la théorisation arrogante. Reste que je théorise, y compris donc mon incapacité à atteindre le vrai. D’une certaine manière, c’est plus fort que moi. Mon désir de comprendre - aussi insatisfait reste-t-il - fait la part belle à la théorie, y compris lorsqu’il s’agit de comprendre les pratiques. Que ne suis-je un pianiste accompli, un habile joueur de tennis, un cuisinier compétent, voire un ébéniste adroit ! Et que fasse alors que ma pratique m’absorbe tant que j’en néglige de théoriser, devenant ce praticien taiseux qui ne parle jamais de son art ! Sont-ce là des regrets ? Pas vraiment. Mais je me mets là à parler de moi, ce qu’il convient d’écourter au plus vite.

Je pense à Rousseau. Il avait lui le culot de pousser l’interrogation jusqu’à l’extravagant, jusqu’à ce qui s’écarte des normes et des habitudes de la vie sociale. Ce qui donne à réfléchir, y compris sur l’éventualité du caractère antinaturel de la réflexion. Dans le Second discours, il pousse l'intelligence jusqu’à écrire ceci :
« L’extrême inégalité dans la manière de vivre, l’excès d’oisiveté dans les uns, l’excès de travail dans les autres, la facilité d’irriter et de satisfaire nos appétits et notre sensualité, les aliments trop recherchés des riches, qui les nourrissent de sucs échauffants et les accablent d’indigestions, la mauvaise nourriture des pauvres, dont ils manquent même le plus souvent, et dont le défaut les porte à surcharger avidement leur estomac dans l’occasion, les veilles, les excès de toute espèce, les transports immodérés de toutes les passions, les fatigues, et l’épuisement d’esprit, les chagrins, et les peines sans nombre qu’on éprouve dans tous les états et dont les âmes sont perpétuellement rongées ; voilà les funestes garants que la plupart de nos maux sont notre propre ouvrage, et que nous les aurions presque tous évités, en conservant la manière de vivre simple, uniforme, et solitaire qui nous était prescrite par la nature. Si elle nous a destinés à être sains, j’ose presque assurer que l’état de réflexion est un état contre nature, et que l’homme qui médite est un animal dépravé. » (8)

Cette dernière phrase est prodigieuse. Et le presque fait beaucoup. On a bien sûr crié à l’exagération, au blasphème même. Et Voltaire, de son côté, n’a pas lésiné sur le sarcasme. (9) Pourtant, en ces temps de dérèglement climatique, de guerres absurdes, de déchets ubiquitaires, d’inégalités hypertrophiques, de pandémie inattendue, de savoirs dévergondés, d’algorithmes pervers, de narcissisme débridé, on en vient à prêter beaucoup de lucidité à qui cru deviner, dès le milieu du XVIIIe siècle, en quoi l’intelligence humaine pourrait se retourner contre l’homme lui-même et en quoi une vie totalement vouée aux pratiques les plus averties - exempte de toute théorie, même et surtout des plus fécondes - aurait peut-être pu conserver l’humanité dans un contexte champêtre que la réalité d’aujourd’hui ne peut rendre qu’attractif.

(1) Jean-Baptiste Say, Traité d’économie politique [1803], Institut Coppet, 2011, pp. 49-50 (www.institutcoppet.org/).
(2) Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, précédé de trois études d’ethnologie kabyle, Droz, Genève, 1972.
(3) Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Éd. de Minuit, 1980.
(4) Le sens pratique, p. 233.
(5) C’est ce que j’ai tenté de faire entendre lorsque je contestais la définition du droit telle que Lucien François l’explicite dans Le cap des tempêtes (cf. par exemple ma note du 4 février 2015).
(6) Op. cit., pp. 13-14.
(7) Esquisse d’une théorie de la pratique, p. 163.
(8) Jean-Jacques Rousseau, “Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes” [1755] in Œuvres complètes III, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1964, p. 138. C’est moi qui souligne.
(9) « J'ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain ; je vous en remercie ; vous plairez aux hommes à qui vous dites leurs vérités, et vous ne les corrigerez pas. Vous peignez avec des couleurs bien vraies les horreurs de la société humaine dont l'ignorance et la faiblesse se promettent tant de douceurs. On n'a jamais employé tant d'esprit à vouloir nous rendre Bêtes. Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. » (“Lettre de Voltaire à Rousseau du 30 août 1755” in Œuvres complètes de Voltaire tome 38, Garnier, 1883, pp. 446-447).

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