À propos de la guerre (suite)
L’armée russe a agressé l’Ukraine.
Cette fois, l’horreur se voit ou se devine aisément. Et elle nous révulse, au point que nous ne manquons pas d’en chercher la logique, les raisons et la nature, y compris et surtout dans ce qu’elle a de monstrueux, d’anormal, d’antinaturel. (1) Je ne puis que me réjouir du sentiment d’indignation ainsi partagé, tant la détresse des victimes m’émeut, tant les morts et les souffrances imméritées me désolent.
Évidemment, notre indignation doit quelque chose à la peur, à la peur que cela nous atteigne d’une manière ou d’une autre. Et cette peur, en l’occurrence, se nourrit du risque que le conflit prenne des proportions inouïes, par exemple par l’emploi d’armes atomiques. (2) Elle se nourrit également de la proximité ; les guerres plus lointaines n’inquiètent pas autant.
Se dire au-dessus de ces alarmes serait d’une arrogance extrême, d’autant que rien n’est susceptible de les démentir radicalement. Reste qu’il n’est peut-être pas inutile d’orienter ses réflexions vers celles auxquelles on n’aspire guère, dès lors que tout nous pousse à regimber. Ne serait-ce que pour tenir à distance cette « discussion passionnée entre buveurs » dont parlait Marcel Aymé (3) et dont les acteurs - maintenant que les armes parlent - se font polémologues, citant tantôt Clausewitz tantôt Bouthoul pour affermir des considérations stratégiques et tactiques. (4)
Deux choses me viennent en tête, susceptibles peut-être de calmer les ardeurs dénonciatrices d’une doxa bouillante. La première concerne le tyran du Kremlin, la seconde la guerre elle-même.
On s’étonne beaucoup que Poutine ait osé décider de déclencher une telle violence, d’autant qu’on aperçoit mal le profit qu’il pourrait finalement en attendre. Et on hésite : manque-t-il de moralité ou d’intelligence ? Il y a dans cet étonnement et cette hésitation un conception implicite du dirigeant politique que, très généralement, la réalité dément. Cette conception établit une correspondance entre la hauteur des pouvoirs que détient le responsable politique et la hauteur morale et intellectuelle dont il aurait eu besoin pour s’en emparer. Or, c’est là une naïveté dont Machiavel aurait dû nous guérir depuis longtemps. Mais il est vrai que c’est le même Machiavel qui laisse entendre que, même lorsqu’on aperçoit qui vaut le plus, on plie devant ceux qui valent le moins. (5) Ce qui conduit à se dire que, là où il faut sans nul doute de la malice, une certaine sagacité et beaucoup d’à-propos pour se hisser jusqu’aux fonctions politiques les plus éminentes, cela ne signifie pas que le sens moral et même l’intelligence - dans l’amplitude qu’elle prend lorsqu’elle déborde quelque talent particulier que ce soit - soient également au rendez-vous. Nous connaissons tous, dans notre environnement le plus ordinaire, l’une ou l’autre personne dont nous inclinons à croire (peut-être à tort) qu’elle est immorale, voire perverse, ou encore qu’elle est folle. Ne craignons pas de nous dire que rien ne permet de penser - du moins a priori - que, parmi les dirigeants du monde, il n’en soit pas qui ne soient pas plus estimables qu’elle. Et donc qu’il n’en soit pas dont il faut tout craindre.
Quant à la guerre elle-même (mot que Poutine se garde de prononcer), elle est probablement aussi vieille que l’humanité. Personne ne la souhaite, mais elle advient toujours. L’homme est un animal qui parle et qui, par conséquent, parle de la guerre, la juge, la condamne, puis la conduit. Il y a dans la parole elle-même de quoi en accroître l’incidence, puisque les désaccords suscitent des oppositions qui peuvent se révéler agressives, voire violentes. Si les efforts consentis pour créer une forme de dialogue pacifique et respectueux de l’autre ont autorisé des moments et des lieux d’échanges paisibles, ils n’ont jamais annihilé le risque de guerre.
Si les conflits armés ont changé au fil de l’histoire, c’est en raison de l’impact de technologies nouvelles, telles qu’elles ont pu apporter leur concours au désir de tuer, de blesser, de faire souffrir, de maltraiter. L’efficacité grandissante des armes a pu en conséquence accroître la peur, même si l’horreur reste identique, que les sévices frappent une personne ou des millions.
On discute sans fin sur ce qui peut conduire quelqu’un à infliger de la souffrance à autrui. Montaigne déjà s’en étonnait :
« À peine me pouvoy-je persuader, avant que je l’eusse vu, qu’il se fust trouvé des ames si farouches, qui pour le seul plaisir du meurtre, le voulussent commettre ; hacher et destrancher les membres d’autruy ; aiguiser leur esprit à inventer des tourments inusitez, et des morts nouvelles, sans inimitié, sans proufit, et pour cette seule fin, de jouir du plaisant spectacle, des gestes, et mouvemens pitoyables, des gemissemens, et voix lamentable, d’un homme mourant en angoisse. » (6)
La seule chose qui semble établie, c’est l’ambivalence de l’homme. Les circonstances font le bourreau et celui-là même qui ressent la compassion la plus profonde recèle en lui quelque chose qui pourrait, si un contexte prolongé l’y portait, l’amener à la férocité. Combien sont en ce moment ceux qui rêvent que Poutine soit occis, peut-être même à petit feu ? Que l’on prête la parole à l’animal, et voici que cette ambivalence se fait plus visible encore. Je pense à Colette et à son chat, Kiki-la-Doucette, qui se confie, alors que la cheminée crépite du premier feu de l’automne :
« L’amour… la chasse… la guerre… c’est toi, Feu, qui les allumes au fond de moi. Les bêtes ailées déjà se rapprochent, inquiètes des baies flétries. Je les aurai ! Je guetterai, immobile sous le taillis, souhaitant frénétiquement que la terre elle-même me cache. Dans mon désir de l’élan, les muscles de mes cuisses tressailliront, mon menton tremblera, et pourvu que mon affût ne se trahisse pas par un appel chevroté, irrépressible, qui les effraierait tous en un grand bruit froissé d’ailes et de branches !… Non. Je suis maître de moi. Un bond à la seconde juste : et la proie faible halète sous moi… Toutes petites serres impuissantes, ailes pointues qui battent mon visage crispé, effort risible d’une bête sans force… Pour la seule joie de contenir un corps affolé et vivant, ma gueule se fendra jusqu’à froncer de trois plis féroces mon nez parfait… Et l’ivresse guerrière, le caracolement victorieux, la nuque secouée pour déchirer un peu, très peu, l’oiseau qui s’évanouirait trop vite entre mes dents… Formidable, je galoperai vers la Maison, chantant d’une voix étranglée sans desserrer les mâchoires, car il faut que Lui, quittant son papier, accoure et m’admire ; qu’Elle [Lui et Elle sont les maîtres, dont l’auteure dit que ce sont des « seigneurs de moindre importance »], consternée, me poursuive vainement avec des cris : “Méchant ! Sauvage ! Laisse l’oiseau, oh ! je t’en prie, tu me fais tant de peine…” Ha ! il faut qu’Elle n’ait jamais chassé… » (7)
Nombreux peut-être sont ceux qui pensent que l’atrocité ne peut jamais être de leur fait - seulement de celui des autres - et que les circonstances n’y peuvent rien changer, comme si le mal était d’essence. Les circonstances, lorsqu’elles s’accumulent au gré de l’histoire de chacun, peuvent pousser les gens à se juger d’un seul bois, celui de la vertu (ou celui du vice). Mais ce que les circonstances ont fait, elles peuvent pourtant le défaire. Et si l’on souhaite que la violence ne règle pas tout, il importe d’encourager ces circonstances-là qui conduisent chacun à s’en garder, y compris lorsqu’il détient des pouvoirs, seraient-ils politiques.
On me dira que je fais le toutologue, ou le demi-habile comme aurait dit Pascal. Ce qui n’est pas faux. Le mieux serait sans doute de se taire. Encore faut-il - comme Marcel Conche le disait en parlant de Pyrrhon (8) - ne pas craindre de parler pour expliquer l’utilité du mutisme.
(1) Cf. par exemple ce qu’en dit David Violet dans sa note du 20 mars 2022 : Images de guerre : "selfies" et photos de famille. Le cas du soudard hilare.
(2) De la même manière que ce pilote, Andreas Lubitz, décida le 24 mars 2015 de se suicider en entraînant avec lui dans la mort les 144 passagers du vol 4U9525 de l'A320 de Germanwings, on imagine assez aisément Poutine cherchant à entraîner avec lui dans la mort l’humanité entière, avec l’unique espoir qu’un proche l’en empêche.
(3) Cf. ma note du 21 février 2022.
(4) Sur les plateaux de radio et de télévision, les cuistres et les ultracrépidariens se disputent le droit de faire les savants.
(5) « Sage ou fou, bon ou mauvais, il n'est personne qui, obligé de choisir entre ces deux espèces d'hommes, ne loue ceux qui sont louables, et ne blâme ceux qu'on doit blâmer ; et cependant presque tous, trompés par l'apparence d'un faux bien, d'une fausse gloire, se laissent entraîner, ou volontairement, ou par erreur, vers ceux qui méritent plus de blâme que de louange. » (Nicolas Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live [1531], trad. de Toussaint Guirandet, Bibliothèque Berger-Levrault, 1980, p. 55.)
(6) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 454.
(7) Colette, “Douze dialogues de bêtes” in Œuvres II, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1986, p. 35.
(8) Cf. Marcel Conche, Pyrrhon ou l’apparence, PUF, 1994, p. 116.
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