mercredi 27 avril 2016

Note de lecture : David Hume

Enquête sur l’entendement humain
de David Hume


J’ai longtemps dédaigné de lire Hume. Aujourd’hui, je m’interroge à propos de ce qui - en grande partie à mon insu - m’en a détourné. Assurément pas sa réputation de sceptique. Plutôt celle d’empiriste, sans doute. Et cela mérite peut-être d’être expliqué.

Élevé dans la religion catholique, je m’en suis détaché dès l’adolescence pour m’attacher à des idéaux contestataires de gauche, lesquels se sont assez rapidement émoussés pour faire place à un souci de véridicité que j’ai cru satisfaire dans l’approche rigoureuse - voire scientifique - des choses. Pourquoi évoquer ce cheminement ? Parce que, en quelque sorte, les idées y ont toujours primé sur l’expérience, que ce soit par la révélation, par l’engagement ou par l’évidence (1). Lorsqu’on s’attache à circonscrire le vrai - ce qui réclame sans nul doute un contexte de vie où l’urgence des besoins et de l’action s’est faite moins impérieuse -, on découvre quelquefois que, après avoir inventorié l’incertain, il reste si peu à circonscrire que l’on se trouve plongé dans un doute pérenne. Mais cela n’exclut pas de garder foi en des méthodes qui ont le mérite de conduire à tout le moins à être lucide sur ses ignorances, à défaut de quelque certitude que ce soit. Or, ces méthodes passent pour la plupart par la définition de concepts et la construction d’hypothèses qui doivent nécessairement quelque chose à l’évidence, pour parler comme Descartes, ou au jugement analytique a priori, pour parler comme Kant. C’est vrai pour les sciences de la nature ; ce l’est bien davantage encore pour les sciences sociales.

Une des premières choses que j’ai apprises en sciences sociales, c’est que l’opinion commune se nourrit de l’empirie, comprise ici comme le rapport direct aux faits patents. (2) La rupture avec le sens commun, dont Bachelard faisait une condition de l’activité scientifique (il prenait la chimie du XVIIIe siècle en exemple) (3), réclame d’œuvrer d’abord dans le champ des concepts avant d’y introduire les faits constatés. Bourdieu ne cessa jamais d’insister sur ce point, qu’il considérait comme une nécessité. Ainsi disait-il :
« Dans le cas particulier de la sociologie, toute construction adéquate du monde social doit se conquérir par une rupture avec les pré-constructions, c’est-à-dire les préalables classificatoires fabriqués par les usages sociaux ordinaires. Autrement dit, le laisser-faire épistémologique, qui est souvent le fait des bureaucraties de la recherche ou du positivisme hyper empiriste, est presque toujours, scientifiquement, infécond et, politiquement, complice de l’ordre établi (le mot “complice” étant employé au sens le plus neutre du monde). Il n’y a pas d’autre issue, pour faire de la science sociale, que ces coups de force épistémologiques qui consistent à imposer des choix construits dès l’origine. On ne peut trouver certaines relations que si on construit la réalité de manière à les trouver. » (4)

Le « laisser-faire épistémologique », c’est simplement cette manière d’expliquer les choses de manière spontanée, en embrayant sur les opinions les plus courantes, celles du champ lorsqu’il s’agit des « bureaucraties de la recherche » (c’est principalement l’INSEE qui était ici visé). Et puis, il y a aussi le « positivisme hyper empiriste ». Qu’est-ce donc ?

La formule est assez floue, il faut bien l’admettre. D’autant que le positivisme - en partie en raison des ambiguïtés de Comte lui-même - est souvent facilement décrié. (5) Mais il a pourtant repris des couleurs avec ce qu’on appelle le néo-positivisme, principalement sous l’impulsion du Cercle de Vienne. Pour être sûr d’épargner ceux qui méritent de l’être, Bourdieu utilise donc l’expression positivisme hyper empiriste, isolant ainsi ceux qui n’admettent même pas la formulation mathématique par exemple et qui s’en tiennent à l’expérience première, celle des sens. Ceux-là adoptent une démarche qui est proche de celle d’une forme très spontanée de sociologie, à laquelle d’ailleurs les sociologues pragmatistes d’aujourd’hui accordent des mérites démesurés. Soit dit en passant, il est intéressant de noter que, au sein de la doxa, les croyances les plus irrationnelles et surtout les plus démenties par les sens cohabitent avec cet empirisme que Bourdieu dénonce et qui refuse d’admettre que des choses cachées au sens puissent néanmoins les déterminer à être ce qu’elles sont.

Voilà donc ce qui a pu, au moins partiellement, me distraire de Hume au point de ne pas le lire. Ce à quoi je viens de remédier.

L’Enquête sur l’entendement humain (6) est un ouvrage que Hume a publié en 1748 et qui visait à rendre plus clair et plus concis ce qu’il avait tenté d’exposer huit ans plus tôt dans son Traité de la nature humaine.

Ce qui d’emblée m’a frappé, c’est la clarté avec laquelle Hume s’exprime. Jamais il ne jargonne. Et il se garde bien de disserter sur les autres conceptions philosophiques, antérieures ou contemporaines (à peine cite-t-il quelquefois Locke). Il expose ses idées de façon limpide en les appuyant de deux ou trois argumentations principales, d’une façon si plaisante à suivre que l’on se surprend à avoir terminé son ouvrage plus vite qu’on l’eût cru initialement.

Mais ce qui m’a surtout séduit, c’est son choix de privilégier une approche des choses qui postule que l’homme est moins que ce qu’il croit être. On pourrait, me semble-t-il, diviser la philosophie en deux grands courants, peut-être bien plus pertinents que la distinction tant évoquée entre idéalistes et matérialistes : d’un côté, les conceptions qui présupposent que l’homme est plus que ce qu’il croit être et qui lui confèrent des qualités et un destin empruntés à Dieu ou à des talents surnaturels (ou à tout le moins exceptionnels) ; de l’autre, les approches qui ramènent l’homme à son origine naturelle et dénoncent les illusoires prétentions auxquelles le langage ou les idées l’ont conduit. Il y a ceux qui regardent vers le haut - très nombreux, faut-il le dire -, et ceux qui regardent vers le bas. Il peut paraître étrange de célébrer le bas, alors que la valeur symbolique du haut demeure une constante, mais ce serait méconnaître les acquis de la science, laquelle, depuis quatre siècles, a continûment détrompé l’homme, notamment à l’égard de ce que lui suggéra tant et tant son amour-propre.

Je m’en voudrais de résumer le livre de Hume ; résumer, c’est trahir. Mais il me semble néanmoins utile de préciser quelles sont les spécificités de son empirisme. Car il y a empirisme et empirisme et, parmi ceux qui se sont depuis lors réclamés de lui, il existe de fortes oppositions dont il serait vain de prétendre choisir ceux qui lui auraient plu.

L’œuvre de Hume se fonde sur ce qu’il me semble juste d’appeler un constat, un constat que chacun peut faire aisément, même si rares sont ceux qui en acceptent toutes les conséquences, ainsi qu’il l’a fait. Laissons Hume l’exposer :
« Rien, à première vue, ne peut paraître plus libre que la pensée humaine, qui non seulement échappe à toute autorité et à tout pouvoir humain, mais que ne contiennent même pas les limites de la nature et de la réalité. Former des monstres et unir des formes et des apparences discordantes, cela ne coûte pas plus de trouble à l’imagination que de concevoir les objets les plus familiers. Tandis que le corps est limité à une seule planète, sur laquelle il se traîne avec peine et difficulté, la pensée peut en un instant nous transporter dans les régions les plus distantes de l’univers ; ou même au-delà de l’univers, dans le chaos illimité où, suppose-t-on, la nature se trouve dans une confusion totale. Ce qu’on a jamais vu, ce dont on a jamais entendu parler, on peut pourtant le concevoir : et il n’y a rien au-dessus du pouvoir de la pensée, sauf ce qui implique une absolue contradiction.
Mais, bien que notre pensée semble posséder cette liberté illimitée, nous trouverons, à l’examiner de plus près, qu’elle est réellement resserrée en de très étroites limites et que tout ce pouvoir créateur de l’esprit ne monte à rien de plus qu’à la faculté de composer, de transposer, d’accroître ou de diminuer les matériaux que nous apportent les sens et l’expérience. Quand nous pensons à une montagne d’or, nous joignons seulement deux idées compatibles,
or et montagne, que nous connaissions auparavant. Nous pouvons concevoir un cheval vertueux ; car le sentiment que nous avons de nous-mêmes nous permet de concevoir la vertu ; et nous pouvons unir celle-ci à la figure et à la forme d’un cheval, animal qui nous est familier. Bref, tous les matériaux de la pensée sont tirés de nos sens, externes ou internes ; c’est seulement leur mélange et leur composition qui dépendent de l’esprit et de la volonté. Ou, pour m’exprimer en langage philosophique, toutes nos idées ou perceptions plus faibles sont des copies de nos impressions, ou perceptions plus vives. » (pp. 64-65 ; c’est moi qui souligne)

Ce qui a conduit Hume a affirmer la primauté des sens, c’est la force de ce qui en résulte, comparée à celle des idées :
« Voici donc que nous pouvons diviser toutes les perceptions de l’esprit en deux classes ou espèces, qui se distinguent par leurs différents degrés de force et de vivacité. Les moins fortes et les moins vives sont communément nommées pensées ou idées. L’autre espèce n’a pas de nom dans notre langue et dans la plupart des autres langues ; je suppose qu’il en est ainsi parce qu’il n’est pas nécessaire, pour des desseins autres que philosophiques, de les ranger sous une appellation ou un nom général. Usons donc de liberté et appelons-les impressions, en employant ce mot dans un sens qui diffère quelque peu du sens habituel. Par le terme impression, j’entends donc toutes nos plus vives perceptions quand nous entendons, voyons, touchons, aimons, haïssons, désirons ou voulons. Et les impressions se distinguent des idées, qui sont les moins vives perceptions, dont nous avons conscience quand nous réfléchissons à l’une des sensations ou l’un des mouvements que je viens de citer. » (p. 64)

À partir de là, les idées sont construites au moyen « seulement de trois principes de connexion entre elles : à savoir ressemblance, contiguïté dans le temps ou dans l’espace, et relation de cause à effet. » (p. 72)
« Rien n’est plus courant même chez ceux qui écrivent sur des sujets moraux, politiques et physiques, que de distinguer entre raison et expérience et de supposer que ces deux manières d’argumenter diffèrent entièrement l’une de l’autre. La première est prise pour le résultat de nos seules facultés intellectuelles qui, considérant a priori la nature des choses et examinant les effets qui résultent nécessairement de leur opération, établissent des principes particuliers de science et de philosophie. La seconde, suppose-t-on, dérive entièrement des sens et de l’observation, qui nous apprennent les conséquences effectives de l’opération d’objets particuliers ; c’est ainsi que nous devenons capables d’inférer ce qui en résultera dans l’avenir. […]
Mais, bien que tout le monde accepte cette distinction aussi bien dans les scènes actives que dans les scènes spéculatives de la vie, je n’hésiterai pas à affirmer que, au fond, elle est erronée, ou, du moins, superficielle.
 » (note en bas des pp. 106 et 107)

On pourrait presque dire que le reste de l’œuvre de Hume ne fait que dérouler les conséquences de ces constats, jusqu’à leurs retombées les plus dérangeantes. Ainsi :
« La plus parfaite philosophie naturelle recule seulement un peu plus loin notre ignorance, et, peut-être, la plus parfaite philosophie morale ou métaphysique sert seulement à découvrir que notre ignorance s’étend à des domaines plus vastes. Ainsi toute la philosophie conduit à remarquer l’aveuglement et la faiblesse de l’homme, et cette remarque, nous la retrouverons à chaque détour en dépit de nos tentatives pour l’éluder ou l’éviter. » (p. 90)
Abaisser l’homme par rapport à ce qu’il croit être représente donc un gage de lucidité. Et miser sur notre impéritie est la plus sage des attitudes :
« Les philosophes, qui se donnent des airs de sagesse supérieure et de suffisance, ont une rude tâche quand ils rencontrent des personnes d’humeur à enquêter qui les poussent hors de tous les coins où ils se retirent et qui sont sûrs de les entraîner à la fin en quelque dangereuse alternative. Le meilleur expédient pour prévenir cette confusion est de rester modeste dans nos prétentions, et même de découvrir nous-mêmes la difficulté avant qu’on nous l’objecte. De cette manière, nous pouvons nous faire une sorte de mérite de notre ignorance même. » (p. 92)

Je n’ai pas l’intention de commenter tout ce que recèle l’Enquête. Parmi ce que Hume déduit de ses premières considérations empiristes, je vais me borner à trois évocations : une au sujet de la causalité, une autre au sujet de la liberté et une troisième à propos de Dieu et de la religion.

Hume pense que l’on accorde volontiers à la causalité une signification qu’elle n’a pas, comme si le simple fait de constater ce qui cause un effet nous permettait de comprendre en quoi et pourquoi la cause génère l’effet. Or, il n’en est rien.
« Il apparaît […] que cette idée de connexion nécessaire entre les événements naît d’une pluralité de cas semblables où se présente la conjonction constante de ces événements, et que cette idée ne peut jamais être suggérée par aucun des cas considéré sous tous les jours et positions possibles. Mais, dans une pluralité donnée de cas, il n’y a rien qui diffère de chaque cas isolé qu’on suppose exactement semblable aux autres ; sauf seulement qu’après la répétition des cas semblables l’esprit est porté, par habitude, à l’apparition d’un événement, à atteindre celui qui l’accompagne habituellement et à croire qu’il existera. Cette connexion que nous sentons en notre esprit, cette transition coutumière de l’imagination d’un objet à celui qui l’accompagne habituellement est donc le sentiment ou l’impression d’où nous formons l’idée de pouvoir ou de connexion nécessaire. Il n’y a rien de plus en l’occurrence. Considérez le sujet de tous les côtés, vous ne trouverez pas d’autre origine de cette idée. C’est la seule différence qu’il y ait entre un cas unique, d’où nous ne recevons jamais l’idée de connexion, et une pluralité de cas semblables qui suggère cette idée. » (p. 142)

En ce qui concerne la liberté, Hume s’étonne d’abord que l’on rechigne tant à appliquer aux choix humains le principe de nécessité si aisément admis pour expliquer la nature et surtout que l’on use sans cesse, pratiquement et intellectuellement, des vertus heuristiques de la nécessité, sans pourtant en reconnaître théoriquement la valeur.
« J’ai souvent examiné quelle pouvait bien être la raison pour laquelle tous les hommes, bien qu’ils aient toujours, sans hésitation, reconnu la doctrine de la nécessité dans toute leur pratique et dans tous leurs raisonnements, ont pourtant manifesté tant de répugnance à la reconnaître en paroles et ont plutôt montré, à toute époque, une tendance à professer l’opinion contraire. » (pp. 160-161)
Mais il est très intéressant de suivre le raisonnement de Hume, car il est fait d’une succession de nuances qui tranchent avec les affirmations de l’époque (fin XVIIe et XVIIIe siècles) relatives à la nécessité et à la liberté :
« Il semblerait, certes, qu’on commence par le mauvais bout de cette question sur la liberté et la nécessité quand on y pénètre en examinant les facultés de l’âme, l’action de l’entendement et les opérations de la volonté. Qu’on discute d’abord une question plus simple, à savoir les opérations des corps et de la matière brute et inintelligente, et qu’on essaie si l’on peut former à leur sujet une idée de causalité et de nécessité autre que celle d’une conjonction constante d’objets et de l’inférence consécutive de l’esprit de l’un à l’autre. Si ces circonstances forment en réalité le tout de la nécessité que nous concevons dans la matière et si ces circonstances interviennent aussi, de l’aveu universel, dans les opérations de l’esprit, la discussion est terminée ; du moins faut-il avouer qu’elle est désormais purement verbale. Mais aussi longtemps que nous supposerons hâtivement que nous avons quelque autre idée de nécessité et de causalité dans les opérations des objets extérieurs, cependant que nous ne pouvons rien trouver de plus dans les actions volontaires de l’esprit, il est impossible de conduire la question à une solution déterminée tout en procédant sur une hypothèse aussi erronée. La seule méthode pour nous détromper, c’est de remonter plus haut ; d’examiner l’étroitesse du champ de la science qui s’applique aux causes matérielles, et de nous convaincre que tout ce que nous en connaissons c’est la conjonction constante et l’inférence mentionnées ci-dessus. Nous pouvons peut-être trouver que ce n’est pas sans difficultés que nous avons été amenés à fixer de telles limites étroites à l’entendement humain ; mais nous ne pouvons ensuite trouver de difficultés quand nous en venons à appliquer cette doctrine aux actions de la volonté. En effet, comme évidemment ces actions ont une conjonction régulière avec les motifs, les circonstances et les caractères, et que nous tirons toujours des inférences des uns aux autres, nous sommes bien obligés de reconnaître en paroles cette nécessité que nous avons déjà reconnue dans toutes les délibérations de notre existence et à chaque pas dans notre conduite et dans nos actions. » (pp. 162-163)
Ces dernières phrases sont complétées d’une longue note en bas de page qu’il serait dommage de passer sous silence :
« La prédominance de la doctrine de la liberté peut s’expliquer par une autre cause : une fausse sensation, un semblant d’expérience, que nous avons ou pouvons avoir, de liberté ou d’indifférence dans la plupart de nos actions. La nécessité d’une action quelconque, soit de la matière, soit de l’esprit n’est pas, à proprement parler, une qualité dans l’agent, mais dans l’être pensant ou intelligent qui peut considérer l’action ; elle consiste essentiellement dans la détermination de ses pensées à inférer, d’objets antérieurs, l’existence de cette action ; la liberté, quand on l’oppose à la nécessité, n’est que l’absence de cette détermination et un certain relâchement, une certaine indifférence, que nous sentons à passer ou à ne pas passer de l’idée d’un objet à celle de l’objet qui lui succède. Or, nous pouvons observer que, bien que, en réfléchissant sur les actions humaines, nous sentions rarement un tel relâchement, une telle indifférence, et que nous soyons communément capables de les inférer très certainement de leurs motifs et des dispositions de l’agent, pourtant il arrive fréquemment que, en accomplissant les actions elles-mêmes, nous ayons le sentiment de quelque chose de tel ; et comme nous prenons aisément l’un pour l’autre des objets semblables, on a utilisé ce sentiment comme preuve démonstrative, et même intuitive, de la liberté humaine. Nous sentons que nos actions sont soumises à notre volonté en la plupart des cas, et nous nous imaginons sentir que la volonté elle-même n’est soumise à rien ; car, si on le nie, nous sommes incités à faire un essai et nous sentons alors qu’elle se meut aisément en tous sens et qu’elle produit une image d’elle-même (ou une velléité, comme on dit dans les écoles) même du côté où elle n’est pas fixée. Cette image, ce mouvement fictif, nous nous en persuadons, nous aurions pu le parfaire en mouvement réel ; car, si on le niait, nous trouverions à un second essai que cette fois il pourrait s’achever ainsi. Nous ne considérons pas que le désir chimérique de montrer notre liberté est ici le motif de nos actions. Certainement, semble-t-il, bien que nous puissions nous imaginer que nous sentions en nous de la liberté, un spectateur peut communément inférer de nos actions, de nos motifs et de notre caractère ; même s’il ne le peut, il conclut d’une manière générale qu’il le pourrait, s’il connaissait parfaitement toutes les circonstances de notre situation et de notre tempérament et les plus secrets ressorts de notre complexion et de nos dispositions. Or c’est l’essence même de la nécessité selon la précédente doctrine. » (p. 163)
Hume ajoute alors, de manière plus catégorique :
« Tout le monde reconnaît que rien n’existe sans une cause de son existence et que le mot hasard, quand on l’examine de près, est purement négatif et ne désigne aucun pouvoir réel qui existerait quelque part dans la nature. Mais on prétend que des causes sont nécessaires et d’autre non. Voici alors l’avantage des définitions. Qu’on définisse une cause sans comprendre, comme élément de la définition, la connexion nécessaire avec son effet ; et qu’on montre distinctement l’origine de l’idée exprimée par la définition, et j’abandonnerai volontiers toute la controverse. Mais si l’on accepte la précédente explication du sujet, il faut tenir cette définition comme absolument irréalisable. Si des objets n’avaient pas entre eux de conjonction régulière, nous n’aurions jamais formé de notion de cause et d’effet ; cette conjonction régulière produit cette inférence de l’entendement qui est la seule connexion que nous puissions comprendre quelque peu. Quiconque tente de définir la cause en excluant ces circonstances sera obligé, soit d’employer des termes inintelligibles, soit des synonymes du terme qu’il tente de définir. Si l’on admet la définition citée plus haut, la liberté, qu’on oppose à la nécessité, mais non à la contrainte, est la même chose que le hasard qui, de l’aveu unanime, n’existe pas. » (p. 165)

J’en viens à la question de Dieu et de la religion. Hume croyait-il en Dieu ? Disputant doctores… Peu importe, en fait. Il admet que le monde puisse être regardé comme un effet et que, subséquemment, il ait une cause. Il admet même que certains aspects du monde plaident pour un dessein intelligent (7). Mais il balaie tout ce qui, en la matière, est avancé sans preuve. Cela lui a valu de se voir refuser l’accès à l’enseignement universitaire et bien d’autres avatars. Au point qu’il est permis de se demander s’il n’a pas choisi par précaution d’exposer l’essentiel de ses propres conceptions par le biais d’un personnage avec lequel il dialogue et de faire discourir ce dernier sur ce qu’aurait été l’idée d’Épicure sur ces dieux lointains que le philosophe grec évoqua. (8) Car c’est bien Hume qui parle, par exemple lorsqu’il prête à son interlocuteur les propos suivants :
« Si donc nous accordons que les dieux sont les auteurs de l’existence ou de l’ordre de l’univers, il suit qu’ils possèdent ce degré précis de pouvoir, d’intelligence et de bienveillance qui paraît dans leur œuvre ; mais nous ne pouvons rien prouver de plus, sauf si nous appelons à l’aide l’exagération et la flatterie pour suppléer aux défauts de l’argumentation et du raisonnement. Dans la mesure où paraissent à présent les traces de certains attributs, dans cette mesure, nous devons conclure à l’existence de ces attributs. La supposition d’attributs supplémentaires est une pure hypothèse ; encore plus la supposition que, dans des régions lointaines de l’espace ou dans des époques éloignées du temps, il y a eu, ou il y aura, un déploiement plus magnifique de ces attributs et un programme d’administration plus conforme à de telles vertus imaginaires. On ne peut jamais nous accorder de remonter de l’univers comme effet à Jupiter comme cause ; puis de redescendre pour inférer un nouvel effet de cette cause ; comme si les effets présents, à eux seuls, n’étaient pas entièrement dignes des glorieux attributs que nous accordons à ce dieu. Puisque la connaissance de la cause se tire uniquement de l’effet, il faut que cause et effet soient exactement ajustés l’un à l’autre ; l’un d’eux ne peut jamais renvoyer à quelque chose de plus ou être la base d’une nouvelle inférence et d’une nouvelle conclusion.
Vous trouvez certains phénomènes dans la nature. Vous cherchez une cause ou un auteur. Vous vous imaginez que vous l’avez trouvé. Puis vous devenez si épris de cette créature de votre cerveau que vous croyez impossible qu’elle ne produise pas nécessairement quelque chose de plus grand et de plus parfait que la présente scène de choses qui est si pleine de mal et de désordre. Vous oubliez que cette intelligence et cette bienveillance du suprême degré sont entièrement imaginaires, ou, du moins, sans aucun fondement raisonnable, et que vous n’avez aucune base pour lui attribuer d’autres qualités que celles que vous voyez effectivement en exercice et révélées dans ses productions. Faites donc, philosophes, que vos dieux s’accordent avec les apparences présentes de la nature ; osez ne pas altérer ces apparences par des suppositions arbitraires pour les rendre conformes aux attributs que vous accordez si amoureusement à vos dieux.
 » (pp. 216-217)

Décidément, qu’il serait dommageable de ne pas lire et relire ces auteurs du passé qui nous offrent des façons de penser et des manières de dire tellement aptes à nous sarcler l’esprit.

(1) J’emploie ici le mot évidence dans le sens que Descartes lui donnait.
(2) Le fait de l’avoir appris n’emporte pas que cela était exact. Les controverses sur la légitimité d’une approche théorique des faits sociaux sont nombreuses, anciennes et diverses. Pour n’en citer qu’une qui remonte à une époque qui devint le terreau des enseignements que j’ai suivi dans les années 60, je renvoie à l’article de Théodor Adorno intitulé “Du rapport entre la théorie et l’empirie en sociologie” (trad. de R. Sibaja Steichens, in L’homme et la société, 1969, vol. 13, n° 1, pp. 127-133). Il est consultable ici.
(3) Cf. Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective [1938], Vrin, 1965, en particulier les pp. 24-34.
(4) Pierre Bourdieu, Sociologie générale. Volume 1. Cours au Collège de France 1981-1983, Raisons d’agir/Seuil, 2015, p. 81.
(5) Cf. à ce sujet ma note du 17 septembre 2013 relative aux Essais VI de Jacques Bouveresse. L’observation et l’expérience que j’y cite comme les fondements de la connaissance ne déniaient pas à la construction des hypothèses son importance.
(6) David Hume, Enquête sur l’entendement humain [1748], trad. par André Leroy et revue par Michelle Beyssade, Flammarion, 2006.
(7) Il s’agit évidemment d’une notion qui, à l’époque, ne comportait aucune connotation anti-darwiniste.
(8) Cf. la section XI de l’Enquête intitulée “La providence particulière et l’état futur”, pp. 209-227.

Autre note sur Hume :
Exposé succinct de la contestation qui s’est élevée entre M. Hume & M. Rousseau… de David Hume & alii