dimanche 27 décembre 2020

Note de lecture : Blaise Pascal

“Justice, force” in les Pensées
de Blaise Pascal


Pascal est un philosophe qui donne facilement lieu à des avis très tranchés. On l’apprécie et on le déprécie vigoureusement, sans lui faire la charité d’un avis nuancé. Il n’est pas impossible que cela vienne d’une attitude de sa part qui, par certains côtés, a quelque chose d’extrême : un engagement chrétien qui frôle la béatitude allié à une lucidité qui frise le cynisme. C’est cette lucidité qui est volontiers niée ou ignorée, aussi bien par ceux qui n’y voient que la justification de sa foi que par ceux qui la jugent contraire à celle-ci.

Je voudrais tenter d’éclairer quelque peu la nature de la lucidité de Pascal au départ d’un exemple, un seul : le fragment des Pensées intitulé “Justice, force” (1).

Voici ce fragment :

« Justice, force.

Il est juste que ce qui est juste soit suivi ; il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi.

La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique.

La justice sans force est contredite, parce qu’il y a toujours des méchants. La force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste.

La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Aussi on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste.

Et ainsi, ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste.
 »

On croit aisément comprendre ce que Pascal a voulu dire. Pourtant, il n’est pas rare que l’on en sous-estime la dimension. Reprenons le cheminement que trace le texte.

Dans la première phrase, deux précisions de vocabulaire s’imposent. D’une part, « soit suivi » doit être compris comme le fait de s’ensuivre, c’est-à-dire de telle sorte qu’il s’ensuive de la notion même de justice que le triomphe du juste soit souhaité et qu’il s’ensuive de la notion de force qu’il ne puisse être évité que celle-ci triomphe. D’autre part, nécessaire doit être compris au sens de ce qui est déterminé par la nature des choses, ce qui explicite ce qui sépare la justice et la force, la première étant un espoir ou constat de probité, là où la seconde est une fatalité.

La deuxième phrase évoque les conséquences de ce qu’a révélé la première. Sans le secours de la force, la justice est inopérante ; toute force injuste est oppressive.

Les trois phrases suivantes forment un raisonnement inductif. De ce que la justice impuissante ne puisse triompher, d’une part, et de ce que la force injuste soit blâmée, d’autre part, il découle qu’il est hautement souhaitable que la justice et la force se mettent ensemble.

À partir de là, le propos change de ton. Il ne s’agit plus de raisonner au départ de notions abstraites, il s’agit de voir ce qu’il en est dans la réalité. Les mœurs nous donnent-elles à voir que justice et force se soient mises ensemble ? Absolument pas !

En fait, on discute beaucoup de ce qui serait juste et de ce qui ne le serait pas, alors même que la force ne se discute pas : elle s’impose. Et ce qui provoque la défaite de la justice, c’est que la force prétend être juste et prétend même que ce qui est dit juste par d’autres est injuste. Ce qui aboutit à ce que ne soit considéré comme juste que ce qu’en dit la force et, par conséquent, à ce que la justice ne triomphe jamais.

Constat terrible, implacable, exempt d’espérance !

Nombreux furent ceux qui, au fil de l’histoire, déplorèrent les difficultés que rencontre la justice pour s’imposer. Mais une observation aussi irrémédiable est rare. Peut-être la trouve-t-on chez Lucien François, lorsque celui-ci défend l’idée que le droit n’exprime que ce que la force souhaite (2). On pourrait même s’interroger : comment la notion de justice a-t-elle pu survivre à tant de triomphes répétés de la force ? comment les épisodiques victoires de la justice - celles qui font l’unanimité - ont-elles pu se produire ?

Un tempérament peut être apporté à la noirceur du constat.

Ce tempérament, il est chez Pascal lui-même. On décèle en effet chez lui qu’il ne convient pas de s’arrêter à ce constat. D’abord parce que Jésus nous aurait appris que la félicité en Dieu n’est pas promise à ceux qui, injustement, s’affirment justes :
« Il y a deux sortes d’hommes : les uns justes qui se croient pécheurs, les autres pécheurs qui se croient justes. » (3)
Mais c’est là une sorte de revanche post mortem. Il y a également un apaisement terrestre dont Pascal accepte l’éventualité :
 « Ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force, afin que la justice et la force fussent ensemble et que la paix fût, qui est le souverain bien. » (4)
La force aurait donc un mérite, et pas des moindres : elle assure la paix, qui n’est rien moins que le souverain bien. Paix injuste assurément, mais paix quand même.

Il n’est pas douteux que ce qui est avant tout la cible de Pascal, c’est ce que nous appellerions aujourd’hui le monde politique, puisque c’est là que la force se révèle dans sa persévérance la plus grande. Or, la force y prend des aspects multiples qu’il n’est pas tout à fait impossible de démêler quelque peu, par exemple en clarifiant ce qui distingue la force proprement dite de l’autorité.

L’autorité, c’est la force tranquille. Je veux dire un pouvoir suffisamment reconnu que pour qu’il s’abstienne d’user de la force, sinon sous la forme d’une menace, fût-elle non exprimée. (5) Or, précisément, Pascal nomme une de ces autorités qui, épisodiquement, s’impose. Lisons le fragment où il en parle, en n’omettant pas de nous replacer dans le contexte historique qui fut le sien :
« L’empire fondé sur l’opinion et l’imagination règne quelque temps et cet empire est doux et volontaire. Celui de la force règne toujours. Ainsi l’opinion est comme la reine du monde mais la force en est le tyran. » (6)
L’autorité évoquée, c’est l’opinion,… « la reine du monde » ! Admettons que l’opinion soit majoritaire et voici que Pascal parle donc du peuple. Cette force potentielle du peuple a fortement varié selon les temps et les contrées. Elle a même pu se révéler effective, cinétique devrais-je dire. Comme dans le cas de l’émeute. Et même si celle-ci fut rarement le fait de la majorité, elle avait à voir avec l’opinion.

Il pourrait sembler curieux que Pascal évoque l’opinion en ces termes. Jusqu’alors, la philosophie avait très majoritairement exprimé une très grande méfiance à l’égard de l’opinion, de la doxa. Mais, en l’occurrence, la question n’est pas de savoir si l’opinion a raison. C’est plutôt qu’elle est « volontaire », parce que « douce ». Car l’opinion se forge un « empire » qui ne doit rien à la force et qui peut prendre le dessus quelque temps, même si « la force règne toujours ». C’est que qui veut conserver la force doit parfois s’allier l’opinion.

Est-ce à dire que Pascal aurait en quelque sorte anticipé une réflexion qui jugera favorablement ce qui deviendra la démocratie moderne, comme par exemple Jacques Julliard le laisse entendre ? (7) Je ne suis pas certain que la question mérite d’être posée, car l’histoire fait varier tant et tant les formes de pouvoir, alors que justice et force entretiennent continûment des rapports de même nature. Et ne serait-ce pas cela que Pascal avait principalement en tête ?

Reste que la force a quelquefois si peu besoin de se manifester que l’on en vient à constater qu’elle n’est pas seule à contraindre les comportements. Si, dans le prétoire, c’est le gendarme et non le juge qui dispose de la force, il faut bien acter que c’est l’autorité du juge qui domine ; c’est lui qui dicte ce qu’il faut faire. Autrement dit, les dominés participent si bien à leur domination - comme aurait dit Bourdieu - que l’obéissance en vient à ne plus être consciente de sa soumission. C’est cela qui avait tant intrigué La Boétie. (8) Il ne faudrait pas en conclure que la justice peut régner : ceux qui réclament l’égalité de la façon la plus enflammée qui soit sont souvent les premiers à la rompre à leur profit.

(1) Brunschvicg 298, Lafuma 103, Le Guern 94, Sellier 135.
(2) Cf. Lucien François, Le cap des tempêtes. Essai de microscopie du droit, Bruylant (Bruxelles) & L.G.D.J. (Paris), 2001.
(3) Brunschvicg 534, Lafuma 562, Le Guern 483, Sellier 469.
(4) Brunschvicg 271, Lafuma 82, Le Guern 76, Sellier 116.
(5) Lucien François explicite très bien cet aspect retenu de la force. Cf. Op. cit..
(6) Brunschvicg 311, Lafuma 665, Le Guern 561, Sellier 546.
(7) Cf. Jacques Julliard, La Reine du monde. Essai sur la démocratie d’opinion, Flammarion, 2008.
(8) Cf. Étienne de La Boétie, Le discours de la servitude volontaire, Èd. Payot, 1993.

mercredi 23 décembre 2020

Note de lecture : Ernst Lothar

Mélodie de Vienne
de Ernst Lothar


Il y a quasi 20 ans que je suis allé à Vienne. J’y devais rencontrer des responsables de la fonction publique du Land de Vienne (car Vienne est une ville, mais c’est aussi un Land) afin de comparer des pratiques de management public. Et ma femme était venue m’y rejoindre, un peu comme dans la si belle chanson de Barbara (1), si ce n’était que je n’avais pas choisi l’absence.

Vienne est une ville lumineuse qui doit d’être ce qu’elle est à ce temps de Marie-Thérèse, comme Paris doit d’être ce qu’il est au Second Empire. On s’y plonge notamment dans le XVIIIe siècle, avec du gothique imprégné de baroque - la cathédrale Saint-Étienne par exemple -, on y flâne dans des jardins aussi construits que les français et aussi épanouis que les anglais - tel l’Autgarten -, on s’y passionne pour le passé - comme y invite le Kunsthistorisches Museum - et on reste intrigué par ces lieux saturés de puissance qu’a laissé l’Empire - à l’égal de la Hofburg.

Que n’avais-je alors lu ce roman d’Ernst Lothar que l’éditeur français a appelé Mélodie de Vienne (2). Rien a regretter néanmoins, car ce n’eût sans doute pas été possible. Le livre est paru pour la première fois en anglais à New York en 1944, puis en allemand en 1946 (3). Et, malgré une réédition en allemand en 1963, lui et son auteur tombèrent dans l’oubli, jusqu’à ce qu’il soit republié en italien en 2014 et en français en 2016.

Je n’ai pas gardé un souvenir impérissable de la cuisine viennoise, si ce n’est de ces pâtisseries servies en milieu d’après-midi chez Sacher. Or, Lothar raconte que, là même, dans les années 20, alors que, cherchant à contrecarrer les propos d’un officier italien fasciste, un conseiller aulique juif « avait vainement tenté de glisser quelques mots en faveur de la démocratie », madame Sacher (4) aurait déclaré : « Allons, conseiller, vous ne me ferez pas prendre des vessies pour des lanternes ! […] La démocratie n’est qu’un mauvais prétexte aux mauvaise manières ! » (p. 406). Il y a dans ce propos, me semble-t-il, quelque chose de cette Autriche qui profita des privilèges que le règne immobile de François-Joseph leur accorda et dont la Sécession viennoise - et tout le courant littéraire et artistique qui s’ensuivit - fut autant une conséquence qu’un démenti.

Mais revenons au projet qu’Ernst Lothar semble avoir poursuivi avec Mélodie de Vienne. Ce nom, “mélodie de Vienne”, est celui que Lothar imagine avoir été attribué à une famille de facteurs de pianos, les Alt, lesquels occupent une maison du centre de Vienne érigée sous Marie-Thérèse et rehaussée d’un étage supplémentaire à la fin des années 80 du XIXe siècle pour accueillir l’un des quatre enfants d’Emil Alt, Franz, et sa femme Henriette Stein. Il faut savoir que Franz a repris le commerce de pianos, alors que son frère ainé, Otto Eberhard, fait carrière dans la magistrature. La maison loge également les sœurs de Franz, Gretel et Pauline, avec maris et enfants. Et Henriette n’est pas la bienvenue. D’abord parce qu’elle est juive, que son père est libéral et qu’elle semble ne pas concevoir la vie sur le modèle des fervents de l’Empire et de l’Empereur. N’apprend-on pas qu’elle aurait fait chavirer le cœur du Prince héritier Rodolphe d’Autriche ?

Je m’en tiendrai là quant à l’amorce du récit, tout en précisant qu’il serait totalement erroné de croire que le roman nous entraîne dans le monde enchanteur et sentimental de Sissi ou de Mayerling (5). Il s’agit en fait de suivre l’histoire de l’Autriche - quasi depuis la dernière résistance victorieuse aux Turcs, en 1683, jusqu’à ce printemps 1938 et ces premiers mois qui succédèrent à l’Anschluss - à travers les péripéties d’une famille où les affections et les aversions varièrent au gré des histoires et des tempéraments personnels.

D’un territoire immense rassemblant des peuples si divers, sorte d’union de l’Europe centrale - union assujettie, mais union quand même -, jusqu’à ce petit pays germanophone qui, comme le disait Radio Autriche libre, cette voix clandestine des débuts de l’occupation, était celui d’un peuple qui se distinguait du peuple allemand, « deux peuples qui ne possédaient la même langue que pour mieux saisir combien ils étaient différents » (p. 655), telle est l’aventure qui fit de Vienne cette ville si riche et si pauvre. Et la famille Alt est à l’image de cette aventure : pleine de tensions, d’incompréhensions, d’idéaux bafoués, de mesquineries, … d’humanité.

Le roman d’Ernst Lothar m’a permis de prendre conscience d’une chose qui ne m’avait pas suffisamment frappé jusqu’à présent. Je veux parler de l’orientation constante des gouvernements de la Première République d’Autriche, entre octobre 1919 et mars 1938. De cette dissemblance entre François-Joseph et la Sécession viennoise naquit une farouche opposition entre les chrétiens-sociaux et les sociaux-démocrates qui se transforma immédiatement en une guerre civile larvée. Les premiers conservèrent continûment le pouvoir - avec Seipel, Dolfuss et Schuschnigg - et ne résistèrent aux nazis que pour mieux suivre les solutions mussoliniennes. Temps terribles ! temps étranges ! mais après tout guère davantage que dans bien d’autres pays européens en ces années 20 et 30 durant lesquelles les haines irrationnelles prévalaient. L’actualité politique autrichienne ne témoignerait-elle pas de cicatrices dont les blessures originelles sont de ces temps-là ?

En ces temps de confinement, voilà un gros pavé qui vaut une rencontre intéressante, sans qu’il soit nécessaire de respecter quelque geste barrière que ce soit.

(1) Barbara, “Vienne”, album La Fleur d’amour chez Philips, 1972.
(2) Ernst Lothar, Mélodie de Vienne, trad. par Élisabeth Landes, Éd. Liana Levi, 2016.
(3) Le titre original allemand est Der Engel mit der Posaune - Roman eines Haus (L’ange à la trompette - roman d’une maison).
(4) Anna Sacher (1859-1930) a bel et bien existé, ce qui ne signifie évidemment pas qu’elle ait prononcé ces propos, sauf à supposer fort légèrement que Lothar les ait entendus ou qu’ils lui aient été rapportés. Elle était la belle-fille de Franz Sacher, ce cuisinier considéré comme l’inventeur de la célèbre Sachertorte.
(5) Je fais référence aux trois films d’Ernst Marischka (1955,1956 et 1957) et à celui de Terence Young (1968) qui cherchèrent davantage à capter l’audience d’un public friand de romances princières qu’à fournir un éclairage historique de la vie d’Élisabeth de Wittelsbach et de son fils.

Autre note sur Lothar :
Revenir à Vienne

vendredi 4 décembre 2020

Note de lecture : Denis Diderot

Jacques le fataliste et son maître
de Denis Diderot


Écrire un roman, un récit, un conte implique de choisir une certaine posture. Ou bien l’auteur raconte les choses comme le ferait un Dieu omniscient, ou bien il confie la narration à un des personnages, ou encore à plusieurs (comme dans le roman épistolaire). Il peut également se dédoubler dans un narrateur dont la personnalité se distingue de la sienne, ou plutôt carrément s’exprimer à la première personne, laquelle personne peut se faire voir comme différente de l’auteur ou au contraire s’approcher de façon quelque peu autobiographique de lui.

Dans Jacques le fataliste et son maître (1), Diderot a pris le parti d’attribuer au narrateur un rôle tout particulier. En effet, celui-ci raconte bien sûr, mais il ne craint pas non plus de disserter sur la manière de raconter et même sur la façon de conduire le récit, jusqu’à interroger le lecteur sur les possibilités de suite que l’histoire narrée pourrait connaître. Ce qui évidemment confère un ton très caractéristique au roman. Je n’en veux pour preuve que la façon dont il commence :
« Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? Que disaient-ils ? Le Maître ne disait rien, et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut. » (p. 669)

On pourrait presque dire que ces quelques premières lignes sont à elles-seules tout l’ouvrage. En tout cas, elles situent l’ambition philosophique du propos ; l’ambition du narrateur bien sûr, car celle de chaque personnage reste à deviner.

Il y a en effet, dans l’attitude philosophique, une sorte de déni du quotidien et des questions prosaïques. Et celui que les questions dernières préoccupent est fréquemment coupé du commun, par exemple parce qu’il n’aperçoit pas l’opportunité des interrogations les plus habituelles, ni des curiosités les plus ordinaires. « Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? » ; « Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? » Laissons de côté ce qui est étranger à notre dessein. Et notre dessein, c’est d’évoquer deux personnages dont certains des agissements, certains des propos, certaines des pensées sont susceptibles de poser des interrogations profondes, à ce point profondes que leur profondeur leur échappera souvent, de même qu’elle t’échappera sans doute quelquefois, à toi aussi, lecteur !

Les seuls propos affirmatifs de ces premières lignes concernent le hasard - ils s’étaient rencontrés « par hasard comme tout le monde » - et la fatalité - « tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut ». Et ça, ce n’est pas un hasard. Car il est ainsi annoncé que le récit sera conduit de telle sorte que hasard et fatalité seront de la partie, si je puis dire.

En cette deuxième moitié du XVIIIe siècle, la question du hasard est très débattue. Après tout, qu’appelle-t-on hasard ? Serait-ce « […] un mot imaginé pour couvrir l’ignorance où l’on est des causes agissantes dans une nature dont la marche est souvent inexplicable » (2) comme l’affirme d’Holbach ou bien les aspects cachés des visées de Dieu ? Certains ne manqueraient pas d’y ajouter aujourd’hui l’hypothèse d’un mot renvoyant à l’aléatoire, cette sorte de fait sans cause vers quoi conduirait tantôt la statistique, voire - pourquoi pas ? - la physique quantique. La question n’est pas oiseuse, parce qu’elle est immédiatement subordonnée à celle du sens, à tout le moins de ce qu’on appela si souvent la destinée.

Et nous voici ainsi amené au thème de la fatalité. À l’époque de Diderot, on appelait fatalisme toute opinion déterministe, le plus souvent prétendument inspirée de Spinoza. Jacques ne prononce jamais le mot de fatalisme. Il se borne à rappeler, tout au long du roman, que - ainsi que son capitaine le lui avait enseigné - ce qui arrive était écrit là-haut. Là-haut, serait-ce chez Dieu ? Allez savoir ! En tout cas, il ne le dit jamais. Cela pourrait n’être qu’un lieu imaginaire où s’entreposerait chaque fait inscrit dans la ligne inexorable des causes et des effets. Le narrateur, lui, invoque le hasard, assez probablement dans le sens que d’Holbach donne au mot.

Je m’aperçois que, en m’exprimant comme je le fais, je pourrais donner à qui n’a pas lu le roman, l’impression qu’il s’agit d’une œuvre contaminée par le sérieux des problématiques qu’elle aborde. Il n’en est rien et, bien au contraire, le récit est plein de vie, plein de rebondissements et sans cesse empreint d’un humour décalé qui joue beaucoup sur l’incertitude qui plane sur les personnages et les péripéties qu’ils vivent. Ce ton n’est pas destiné avant tout à distraire le lecteur ; il participe aussi à un regard philosophique perplexe, sinon sceptique, qui se refuse à éterniser les idées et à ne prendre la vie que comme une manifestation déconcertante de nos désirs. Ainsi, lorsque Jacques et son maître sont arrêtés dans une auberge dont l’hôtesse, avant même de raconter une anecdote de son cru, prétend que les maîtres n’ont point de pires ennemis que les valets, le narrateur écrit :
« Eh bien, Lecteur, à quoi tient-il que je n’élève une violente querelle entre ces trois personnages ? Que l’hôtesse ne soit prise par les épaules et jetée hors de la chambre par Jacques, que Jacques ne soit pris par les épaules et chassé par son maître ; que l’un ne s’en aille d’un côté, l’autre d’un autre, et que vous n’entendriez ni l’histoire de l’hôtesse, ni la suite des amours de Jacques ? Rassurez-vous, je n’en ferai rien. » (p. 745)

Et, puisqu’on en parle, voici précisément cette histoire que l’hôtesse en question a décidé de narrer, peut-être davantage en raison du plaisir de raconter que parce que l’anecdote eût été édifiante, de quelque façon que ce soit. Il s’agit de l’histoire, devenue assez célèbre, de Mme de La Pommeraye.

Dois-je en dévoiler la trame, pour qui ne la connaîtrait pas ? Oui, puisque sa saveur loge bien davantage dans la manière de la conter - c’est qu’elle raconte bien, cette hôtesse ! - que dans les flottements de l’intrigue.

Un libertin, le marquis des Arcis, fréquente assidument Mme de la Pommeraye, laquelle résiste à l’idée de couple et vit plutôt retirée, loin des agitations où celui-ci serait sensé trouver ce qu’il cherche. Après bien des années, la constance de M. des Arcis lui vaut la reddition de Madame. Quelques années plus tard, celle-ci le teste en lui avouant que ses propres sentiments se sont refroidis. Et lui tombe dans le piège en admettant vivre le même désenchantement. On reste néanmoins amis, du moins en apparence. Car Mme de La Pommeraye mijote sa vengeance, manœuvrant une mère et sa fille, Mme et Mlle d’Aisnon, que la misère avait poussées à la prostitution. Elle les présente au marquis comme des dévotes et fait si bien que celui-ci tombe amoureux de la demoiselle. Incapable de résister aux charmes de cette vertueuse jeune-fille, lui se résout à l’épouser. Et c’est alors que Mme de la Pommeraye lui dévoile le passé luxurieux de celle qui est désormais sa femme. La stupeur passée, le marquis prendra conscience des vertus que la pauvre enfant a su préserver malgré la dépravation et ils retrouveront le bonheur que leur mariage lui avait fait présager.

Je m’en vais vous dire pourquoi, parmi toutes les anecdotes que le livre comporte, j’ai choisi d’évoquer celle-là.

L’histoire de Mme de La Pommeraye a été portée à l’écran, d’abord par Robert Bresson en 1945 (3), ensuite par Emmanuel Mouret en 2018. Et ce dernier film, Mademoiselle de Joncquières, je l’ai vu très récemment. Il s’y trouve une scène qui m’a quelque peu intrigué. Mouret a créé un personnage qui n’existe pas chez Diderot en la personne d’une amie de Mme de La Pommeraye, Lucienne, incarnée à l’écran par Laure Calamy. À la fin du film, celle-ci découvre le bonheur retrouvé du marquis et de sa femme. Puis, lorsqu’elle revoit son amie, on s’attend à ce qu’elle lui révèle l’échec de sa stratégie, et elle n’en dit rien.

Comment interpréter ce dernier épisode ? Mouret aurait-il voulu adoucir le sort de Mme de La Pommeraye, alors que tout le film lui donne le mauvais rôle ? On peut se poser la question, parce qu’il est une chose qui reste ignorée du spectateur et qui, pourtant, est un élément essentiel dans le livre de Diderot : je veux parler des propos du narrateur relatifs au récit et du jugement qu’il porte plus particulièrement sur Mme de La Pommeraye. Le film de Mouret la suggère vengeresse, méchante, despotique et même diabolique. Au point qu’on se surprend à regretter que Lucienne ne lui inflige pas la vérité au sujet du marquis. Pourtant, le commentaire du narrateur n’est pas de la même eau.

Alors que Jacques et son maître ont trouvé que l’hôtesse était insuffisamment sévère avec la fille d’Aisnon et que celle-ci est trop complaisamment louée, le narrateur s’insurge :
« Et vous croyez, Lecteur, que l’apologie de Mme de La Pommeraye est plus difficile à faire ? Il vous aurait été peut-être plus agréable d’entendre là-dessus Jacques et son maître, mais ils avaient à parler de tant d’autres choses plus intéressantes, qu’ils auraient vraisemblablement négligé celle-ci. Permettez donc que je m’en occupe un moment.
Vous entrez en fureur au nom de Mme de La Pommeraye et vous vous écriez, “ah ! la femme horrible ! ah ! l’hypocrite ! ah ! la scélérate !” Point d’exclamation, point de courroux, point de partialité ; raisonnons. Il se fait tous les jours des actions plus noires sans aucun génie. Vous pouvez haïr, vous pouvez redouter Mme de La Pommeraye, mais vous ne la mépriserez pas. Sa vengeance est atroce, mais elle n’est souillée d’aucun motif d’intérêt. On ne vous a pas dit qu’elle avait jeté au nez du marquis le beau diamant dont il lui avait fait présent, mais elle le fit, je le sais par les voies les plus sûres. Il ne s’agit ni d’augmenter sa fortune, ni d’acquérir quelques titres d’honneur. Quoi, si cette femme en avait fait autant pour obtenir à un mari la récompense de ses services, si elle s’était prostituée à un ministre ou même à un premier commis pour un cordon ou pour une colonelle, au dépositaire de la feuille des Bénéfices pour une riche abbaye, cela vous paraîtrait tout simple, l’usage serait pour vous ; et lorsqu’elle se venge d’une perfidie, vous vous révoltez contre elle au lieu de voir que son ressentiment ne vous indigne que parce que vous êtes incapable d’en éprouver un aussi profond, ou que vous ne faites presque aucun cas de la vertu des femmes. Avez-vous un peu réfléchi sur les sacrifices que Mme de La Pommeraye avait faits au marquis ? Je ne vous dirai pas que sa bourse lui avait été ouverte en toute occasion, et que plusieurs années il n’avait eu d’autre maison, d’autre table que la sienne, cela vous ferait hocher de la tête ; mais elle s’était assujettie à toutes ses fantaisies, à tous ses goûts ; pour lui plaire elle avait renversé le plan de sa vie. Elle jouissait de la plus haute considération dans le monde par la pureté de ses mœurs, et elle s’était rabaissée sur la ligne commune. On dit d’elle lorsqu’elle eut agréé l’hommage du marquis des Arcis : “Enfin cette merveilleuse Mme de La Pommeraye s’est donc faite comme une d’entre nous.” Elle avait remarqué autour d’elle les souris ironiques, elle avait entendu les plaisanteries et souvent elle en avait rougi et baissé les yeux ; elle avait avalé tout le calice de l’amertume préparé aux femmes dont la conduite réglée a fait trop longtemps la satire des mauvaises mœurs de celles qui les entourent ; elle avait supporté tout l’éclat scandaleux par lequel on se venge des imprudentes bégueules qui affichent de l’honnêteté. Elle était vaine et elle serait morte de douleur plutôt que de promener dans le monde, après la honte de la vertu abandonnée, le ridicule d’une délaissée. Elle touchait au moment où la perte d’un amant ne se répare plus. Tel était son caractère, que cet événement la condamnait à l’ennui et à la solitude. Un homme en poignarde un autre pour un geste, pour un démenti ; et il ne sera pas permis à une honnête femme perdue, déshonorée, trahie, de jeter le traître entre les bras d’une courtisane ? Ah ! Lecteur, vous êtes bien légers dans vos éloges et bien sévère dans votre blâme. Mais, me direz-vous, c’est plus encore la manière que la chose que je reproche à la marquise. Je ne me fais pas un ressentiment d’une aussi longue tenue, à un tissu de fourberies, de mensonges qui dure près d’un an. Ni moi non plus, ni Jacques, ni son maître, ni l’hôtesse. Mais vous pardonnerez tout à un premier mouvement, et je vous dirai que si le premier mouvement des autres est court, celui de Mme de La Pommeraye et de femmes de son caractère est long. Leur âme reste quelquefois toute leur vie comme au premier moment de l’injure, et quel inconvénient, quelle injustice y a-t-il à cela ? Je n’y vois que des trahisons moins communes, et j’approuverais fort une loi qui condamnerait aux courtisanes celui qui aurait séduit et abandonné une honnête femme ; l’homme commun aux femmes communes.
 » (pp. 788-790)

Soyons de bon compte : le narrateur n’est pas beaucoup moins proche des jugements communs que ne le sont ceux qui vitupèrent contre Mme de La Pommeraye. Simplement, il enfourche une autre monture, question de ne pas laisser croire que celles de Jacques et son maître soient fortes, et fortes notamment de l’adhésion du lecteur. Il ne faudrait pas y voir de quoi réjouir Élisabeth de Fontenay dans sa quête du « fil extrêmement retors le long duquel » elle a cheminé dans l’œuvre de Diderot. (4) S’il est vrai qu’il semble comprendre ce que peuvent être les affres d’une mondaine de l’époque, il ne se prive pas pour autant d’ironiser. Ainsi, le diamant dont il sait, lui, qu’elle ne l’a pas gardé, voilà bien de quoi faire accroire la réalité du récit jusqu’à, par antilogie, le rendre plus douteux encore. Et puis, il y a cette loi finale qu’il appelle de ses vœux et qui réclame une ségrégation sociale que le récit lui-même récuse.

Du coup, on me dira : qu’en est-il de tout ça ? La difficulté de juger, telle est très certainement le sentiment le plus fort qui en ressort. Encore n’est-ce pas tellement de la difficulté de fonder le jugement moral qu’il s’agit, mais bien plutôt de la difficulté de ne pas être sensible aux plaidoyers, fussent-ils opposés. Cela rappelle cette expérience toujours possible qui consiste à assister à un procès dans lequel les avocats sont de force plus ou moins égale ; le trouble est grand lorsque, après s’être laissé convaincre par le premier, on se surprend à tourner casaque sous les arguments du second. Diderot a fait de l’hésitation une sorte de clé du rapport au monde. Ce n’est pas à proprement parlé de scepticisme qu’il s’agit, mais plutôt de ce balancement de l’esprit qui accompagne si souvent le souci de comprendre. Il est moins question de douter de la réalité à appréhender que de la capacité de l’esprit à le faire.

Le hasard et la fatalité sont un peu comme les deux plateaux du trébuchet ; un rien les entraîne de-ci ou de-là, et cahin-caha ! De la certitude que les causes conduisent aux effets jusqu’au constat que, face aux causes, nous ne savons rien des effets, il n’y a là pourtant rien qui puisse nous empêcher de dormir :
« Je ne sais ce qui en est ; mais je suis sûr qu’il se disait le soir à lui-même, “S’il est écrit là-haut que tu seras cocu, Jacques, tu auras beau faire, tu le seras ; s’il est écrit au contraire que tu ne le seras pas, ils auront beau faire, tu ne le seras pas ; dors donc, mon ami…” et qu’il s’endormait. » (p. 885)

(1) Diderot, “Jacques le fataliste et son maître” in Contes et romans, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2004, pp. 667-894.
(2) D’Holbach, Système de la nature [1770], II, V, cité d’après Henri Lafon in “Notes et variantes” des Contes et romans, p. 1207.
(3) Je n’ai plus revu son film (Les dames du bois de Boulogne) depuis si longtemps, que j’en ai à peu près tout oublié.
(4) Cf. ma note du 8 septembre 2008 sur son livre, Diderot ou le matérialisme enchanté.

Autres notes sur Diderot :
Diderot ou le matérialisme enchanté d’Élisabeth de Fontenay
Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient
Le neveu de Rameau

mardi 17 novembre 2020

Note d’opinion : l’objet et le sujet

À propos de l’objet et du sujet

À bien y réfléchir, je me demande si une des préoccupations les plus importantes de la philosophie - depuis Socrate jusqu’aujourd’hui - n’est pas cette distinction entre l’objet et le sujet qui nous est devenue à ce point si familière que son usage semble habituellement aller de soi. Ainsi, qui ne se sent pas en droit de qualifier une chose, une opinion ou une pensée d’objective ou de subjective. Cette opposition est à ce point naturalisée, alors même qu’elle échappe totalement à l’expérience, que l’on pourrait en comparer la force à celle des formes a priori de la sensibilité chères à Kant : le temps et l’espace.

Avant même que ne se pose la question de la dualité entre le corps et l’esprit, entre le sensible et l’intelligible, Platon a ouvert les débats relatifs à l’objet et au sujet, par exemple avec l’allégorie de la caverne racontée par Socrate (1). À l’image des hommes enchaînés dans la caverne qui ne voient des choses, des autres et d’eux-mêmes que les ombres, ce que nous voyons du réel n’en serait qu’un faux-semblant. Bien sûr, l’allégorie vise à conforter une conception des idées qui en fait des formes existant de façon immuable et universelle (ce qui inaugure ce courant appelé l’idéalisme), mais cette conception-là - comme d’autres bien sûr - trouve son assise dans la distinction opérée entre la réalité sensible, c’est-à-dire l’objet que nos sens nous révèlent, et une réalité invisible, inappréhendable sensoriellement, produite ou imaginée par notre conscience. D’un côté, le monde, de l’autre, le sujet ; et cette question : que sait le second du premier ?

Lorsque Hésiode et Homère parlaient des dieux, ils évoquaient un monde invisible distinct du monde visible. Mais ce n’était pas le rapport de l’homme au monde qui réclamait ce deuxième monde ; c’est le monde premier qui dépendait d’un autre, les deux s’imposant à l’homme comme un tout. Le mythe - en tant qu’explication des origines - n’a pas véritablement une nature métaphysique, parce qu’il n’interroge pas l’être ; il en prend acte. Lorsque l’invisible devient ce que l’esprit humain conçoit pour comprendre le monde visible, alors de là peut éventuellement naître un point de vue métaphysique (2). C’est le cas lorsque Dieu ou quoi que ce soit d’autre de purement conceptuel est affirmé existant.

Je voudrais ici mettre à mal cette summa divisio de la vulgate philosophique de la deuxième moitié du XXe siècle, celle qui affirmait comme décisive la distinction entre l’idéalisme et le matérialisme ou, pour le dire de façon plus schématique, la distinction entre ceux qui recouraient à une entité surnaturelle pour expliquer le monde et ceux qui s’en tenaient au réel en soi, distinction qui permettait par exemple souvent aux chrétiens et aux marxistes de s’éprouver différents (3). Ce découpage était plus dogmatique que réfléchi. En effet, accepter que divergent beaucoup ceux qui ignorent la distinction entre l’objet et le sujet et ceux qui la prennent en compte n’implique rien d’autre que la reconnaissance d’une sorte d’état premier de la réflexion, au sens d’une pensée qui se conçoit comme pensée. L’idée que le monde s’appréhende directement par le seul truchement de l’empirie, et de l’empirie la moins contrôlée, fut très probablement un état primitif de la pensée humaine, comme elle reste un état courant de la vie ordinaire, mais elle fut également un fondement de certains courants philosophiques, comme par exemple un certain positivisme radical (4). Distinguer l’objet du sujet, c’est simplement admettre que l’objet n’est visible, accessible ou compréhensible que par le biais d’un sujet. Et que, non seulement, ce sujet est malaisé à objectiver, mais qu’il est même difficile d’imaginer qu’il soit utile de l’objectiver. Ce qui peut générer de multiples positions philosophiques, à certains égards fondamentalement différentes.

Prenons l’exemple de Pyrrhon. Ce philosophe du IVe siècle avant Jésus-Christ est considéré comme le père du scepticisme. Mais on n’en sait si peu à son sujet que l’interprétation des échos de son enseignement donne lieu à d’importantes divergences. Ainsi, certains (tel Brochard, par exemple) lui attribue l’idée que l’apparence nous dissimule la réalité et qu’il convient donc de suspendre son jugement, alors que d’autres (tel Conche) estiment qu’il pensait qu’il n’y a que de l’apparence et que, en conséquence, il faut s’abstenir de juger. (5) Dans un cas comme dans l’autre, le sujet ne peut accéder au vrai. Mais les premiers estiment que c’est parce que l’objet est inaccessible, alors que les seconds mettent en doute l’existence même de l’objet.

On pourrait à partir de là parcourir toute l’histoire de la philosophie occidentale, de telle sorte que soient identifiées les diverses variations auxquelles donna lieu cette dichotomie objet/sujet. Je me garderai bien de tenter l’exercice ; je n’ai pas les compétences qu’il réclame. Mais j’aimerais en citer quelques étapes possibles et aussi m’attarder un peu sur l’une d’entre elles.

Lorsque Montaigne nous dit « Nous n’avons aucune communication à l’estre », il exprime sans doute surtout son scepticisme, puisqu’il justifie le propos par le fait « que toute humaine nature est tousjours au milieu entre le naistre et le mourir, ne baillant de soy qu’une obscure apparence et ombre, et une incertaine et debile opinion » (6). Encore qu’il dise aussi : « Pendant que nous nous remuons, nous nous portons par preoccupation où il nous plaist : mais estant hors de l’estre, nous n’avons aucune communication avec ce qui est. » (7). Il ne me semble pas abusif de supposer qu’il s’agit là d’une manière de concevoir ce qui sépare l’objet du sujet par le seul fait de mesurer la difficulté qu’il y a à appréhender l’être. Sur le sens précis qu’il convient d’accorder à ces propos, il s’impose d’être prudent, notamment en raison des multiples variations qu’offre la pensée de Montaigne, mais aussi des multiples interprétations auxquelles elle a donné lieu (8).  Reste que Montaigne a aussi écrit ceci : « Pour juger des apparences que nous recevons des subjets, il nous faudroit un instrument judicatoire : pour verifier cet instrument, il nous y faut de la demonstration : pour verifier la demonstration, un instrument : nous voilà au rouet. Puis que les sens ne peuvent arrester nostre dispute, estans pleins eux-mesmes d’incertitude, il faut que ce soit la raison ; aucune raison ne s’establira sans une autre raison : nous voylà à reculons jusques à l’infiny. » (9) Et là, comment ne pas admettre que, à tout le moins, le sujet se sent désarmé devant l’objet ?

Le cas de Descartes peut sembler plus simple ; il me paraît pourtant plus compliqué. Bien sûr, la distinction entre le sensible et l’intelligible à laquelle on lie volontiers la pensée de Descartes est aisée à concevoir. Mais cette distinction situe mal, selon moi, la véritable originalité de Descartes. Dans le dernier paragraphe de la seconde méditation, il écrit ceci :
« […] puisque c’est une chose qui m’est à présent connue, qu’à proprement parler nous ne concevons les corps que par la faculté d’entendre qui est en nous, et non point par l’imagination ni par les sens, et que nous ne les connaissons pas de ce que nous les voyons, ou que nous les touchons, mais seulement de ce que nous les concevons par la pensée, je connais évidemment qu’il n’y a rien qui me soit plus facile à connaître que mon esprit » (10)
Il n’est pas question de prétendre que cette phrase résume la pensée de Descartes. Très loin s’en faut. Mais elle me semble éclairer quelque peu le rapport que l’on peut établir à son propos entre deux concepts qu’il n’utilise pas, du moins de manière systématique, à savoir objet et sujet. Ce qui permet au sujet de connaître l’objet, ce n’est pas tant ce que ses sens lui en apprennent, mais bien plutôt l’évidence, c’est-à-dire la capacité qu’a l’esprit et plus particulièrement la raison de concevoir les principes qui permettent de distinguer le vrai du faux. Le sujet disposerait ainsi aisément du moyen de mobiliser ses propres capacités à appréhender l’objet.

C’est avec Kant qu’apparaît véritablement la problématique du sujet. C’est avec lui que le sujet se trouve confronté à quelque chose qui fait obstacle à l’appréhension de l’objet, à savoir le phénomène. Je trouve personnellement que, dès lors qu’il s’agit d’éclaircir le rapport que Kant établit entre le sujet et l’objet, c’est Schopenhauer qui en parle de la façon la plus claire, même si son propre point de vue ne l’est pas tellement, ni davantage la justesse de l’analyse qu’il fait de l’œuvre de Kant. Dans sa “Critique de la philosophie kantienne” (11), appendice à son œuvre majeure, il écrit ceci :
« J’ai établi plus haut que le mérite essentiel de Kant avait été de séparer le phénomène de la chose en soi, de définir l’ensemble du monde visible comme phénomène, et par conséquent de dénier aux lois de ce monde toute validité au-delà des phénomènes. Il est d’ailleurs étonnant que Kant n’ait pas déduit cette existence simplement relative du phénomène de cette vérité simple, si facile à saisir, si indubitable : “PAS D’OBJET SANS SUJET”. »
Que veut dire “pas d’objet sans sujet” ? La suite du texte, qui fait référence à Berkeley, donne à penser que l’objet n’existerait qu’en raison de l’existence du sujet, autrement dit que l’objet pourrait n’être qu’une apparence.
« Ainsi, puisque l’objet ne possède jamais aucune existence sinon en relation avec un sujet, il aurait pu le présenter, pris à sa racine, comme dépendant déjà de ce dernier et donc comme un pur phénomène, qui n’existe pas en soi, ni de façon inconditionnelle. » (12)
Et dans un passage de l’édition de 1819 que Schopenhauer a ultérieurement supprimé, il précisait ceci :
« Au lieu de faire de ce principe [“pas d’objet sans sujet”] le fondement de ses affirmations, et de montrer que, par suite, l’objet DÉJÀ EN TANT QUE TEL est immédiatement dépendant du sujet, au lieu d’atteindre son but en s’engageant sur cette route droite et large qui s’ouvrait devant lui, Kant s’engage dans un chemin de traverse. En effet, il fait dépendre l’objet du sujet en se fondant non pas sur son simple être-connu. Il montre avec peine comment le sujet anticipe […] tous les modes phénoménaux de l’objet et par conséquent tire de lui-même tout le “comment” du phénomène, et ne laisse à l’objet qu’un “ce que c’est” totalement obscur. » (13)

La question est ici moins de déterminer ce que fut vraiment la pensée de Kant, ni d’ailleurs celle de Schopenhauer - y compris lorsqu’il parle de Kant -, mais bien d’inventorier les diverses conceptions possibles des rapports qu’entretiennent l’objet et le sujet. Car il me paraît légitime de s’interroger à propos de la position de Schopenhauer, laquelle peut être ramenée à l’idée que, sans nier l’existence de l’objet, il considère que le sujet éprouve tant de difficultés à l’appréhender que c’est comme s’il n’existait pas.

La pensée de Schopenhauer pose une autre question, peut-être plus vaste encore. C’est celle de l’autonomie du sujet. Car la volonté schopenhauerienne ressemble furieusement à une négation de la volonté subjective. Elle est même à ce point l’expression de l’être en soi qu’elle reste très malaisément distinguable par le sujet, lequel ne ferait qu’en réaliser ce dessein sans dessein d’un dessein absurde. Le déterminisme n’est dès lors plus cette téléologie qu’avaient en tête Leibniz ou Spinoza, mais bien ce fatum aveugle dont Nietzsche exploitera largement l’idée.

Après cela, la philosophie va très rapidement exploser en de multiples courants, à ce point divers et contradictoires qu’il devient très malaisé d’en suivre le fil. Évidemment, l’idée d’un fil est quelque peu naïve, car les doctrines ne s’enchaînent pas comme les pièces d’un puzzle ; elles se présentent plutôt comme les baguettes du mikado, alors même que le jeu n’a pas débuté. Il faudrait beaucoup de temps et des compétences dont je ne dispose pas pour soulever chacune des baguettes que le XXe siècle a ajouté au jeu sans faire bouger les autres. On peut néanmoins s’interroger : que valent ces apports récents ? qu’est-ce qui permet de mesurer la valeur d’un apport ? à partir de quand peut-on considérer que l’on embrouille davantage qu’on ne débrouille ? Je n’ai pas de réponse à ces questions. Et celles-ci ne m’ont jamais incité - jusqu’à présent à tout le moins - à refuser mon attention à la production philosophique contemporaine.

Mais c’est bien au cours de cette période récente que la distinction entre objet et sujet s’est à ce point complexifiée - tant dans les sciences sociales qu’en philosophie, d’ailleurs - que l’émergence de son importance s’est trouvée lestée d’une telle intrication entre les termes qui la composent, qu’aussitôt faite, elle s’est diluée dans des conceptions dont certaines n’ont pas hésité à franchir les barrières de la raison.

Reste-t-il une attitude utile, au regard de la multiplicité des points de vue possibles, particulièrement face à ce que le subjectif et l’objectif ont d’incertain ? Je crois que oui : se déprendre de soi-même, encore et toujours se déprendre de soi-même. Car si même l’objet échappait définitivement au sujet, si même le sujet s’échappait définitivement à lui-même, si même le sujet n’était somme toute qu’un objet indiscernable, encore faudrait-il tout craindre de ce que le sujet pense par lui-même et de lui-même.

(1) Platon, La République Livres V-X, trad. d’Émile Chambry, Les Belles Lettres, 1948, pp. 121-127 (514a - 516d). Selon certains, cette allégorie aurait déjà fait partie de l’enseignement pythagoricien.
(2) Je dis éventuellement, parce qu’il est parfaitement possible, par exemple, d’affirmer l’existence de causes par ailleurs invisibles, sans que celles-ci soient hypostasiées.
(3) Il y eut certes des marxistes chrétiens, mais rares il faut en convenir. Au début des années 70, il y eut même un nombre non négligeable de chrétiens de gauche qui se déclarèrent maoïstes.
(4) Il ne s’agit pas ici de condamner le positivisme. Cf. sur ce point ma note du 17 septembre 2013 relative aux Essais VI. Les lumières des positivistes de Jacques Bouveresse.
(5) Cf. ma note du 14 septembre 1999.
(6) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 639.
(7) Montaigne, Op. cit., p. 40.
(8) Lorsqu’on s’interroge sur les rapports entre l’objet et le sujet chez Montaigne - mots dont il n’use pas -, on ne peut faire l’impasse sur l’apparition chez lui de la conscience de la conscience (cf. sur cette question Robert Ellrodt, Montaigne et Shakespeare : l’émergence de la conscience moderne, Ed. Corti, 2011). Or, l’idée que cette conscience nouvelle donnerait à voir une morale première, universelle, ce que Marcel Conche appelle « la conscience morale vraie » (Marcel Conche, Montaigne et la philosophie, PUF, Perspectives critiques, 1996, p. 115 ; le chapitre 7 de ce livre apporte de l’eau au moulin de ceux qui, tel David Violet, estiment qu’il existe une morale objective), l’idée d’une morale première, donc, est contredite par l’idée que cette conscience serait à tout jamais livrée à elle-même, sans référent objectif, et que, « sans avoir besoin de les justifier d’autre façon, l’homme trouve des satisfactions sensibles à vivre comme si la vie avait un sens, bien que la sincérité intellectuelle assure qu’il n’en est rien » (Claude Lévi-Strauss, Histoire de Lynx, Plon, 1991, pp. 286-287 ; ce propos est complété d’une note en bas de page qui s’oppose à Conche quant à savoir s’il faut admettre l’existence d’un fondement objectif à la morale).
(9) Montaigne, Op. cit., p. 638.
(10) Descartes, Œuvres et Lettres, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1953, p. 283.
(11) Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation I [1819, 1844, 1859], Gallimard, Folio, 2009, pp. 755-953.
(12) Ibid., p. 789.
(13) Arthur Schopenhauer, Op. cit., p. 1104. La suite de ce passage - assez longue - donne l’occasion à Schopenhauer de faire état des craintes que Kant auraient eues d’apparaître idéaliste, ce qui illustre une fois de plus l’ambiguïté de ce dernier mot.

lundi 16 novembre 2020

Note de lecture : François Mauriac

Thérèse Desqueyroux
de François Mauriac


Lire Montaigne, c’est aussi accéder à deux reflets : celui d’une époque, la deuxième moitié du XVIe siècle, et celui de l’homme, dans ce qu’il a d’intemporel, du moins à l’échelle de sapiens. Et il en va ainsi de tout ce que l’écriture du passé nous a laissé d’estimable. Ainsi en est-il par exemple de ce roman de François Mauriac, Thérèse Desqueyroux (1), que j’ai eu si longtemps la stupidité de dédaigner.

Il y a d’abord les années 20. Et les années 20 dans une solitude, un de ces recoins immobiles de la France dont nous n’avons plus aujourd’hui la moindre idée.
« Argelouse est réellement une extrémité de la terre ; un de ces lieux au-delà desquels il est impossible d’avancer, ce qu’on appelle ici un quartier : quelques métairies, sans église ni mairie, ni cimetière, disséminée autour d’un champ de seigle, à dix kilomètres du bourg de Saint-Clair, auquel les relie une seule route défoncée. Ce chemin plein d’ornières et de trous se mue, au-delà d’Argelouse, en sentiers sablonneux ; et jusqu’à l’Océan il n’y a plus rien que quatre-vingt kilomètres de marécages, de lagunes, de pins grêles, de landes où, à la fin de l’hiver, les brebis ont la couleur de la cendre. » (p. 39)

Ensuite, il y a la tradition d’alors, cette observance qui pèse sur les consciences au point d’en conduire certains à ne plus douter de sa légitimité et en contraindre d’autres à en supporter vaille que vaille l’empire. Ces derniers s’astreignent, se compriment, se dessèchent, refoulent. La famille, le curé, la rumeur, tout concourt à résilier la moindre aspiration à quoi que ce soit d’autre. Et les liens s’ajoutent aux liens, telles les vrilles de la vigne, pour assujettir aux usages.
« Le jour étouffant des noces, dans l’étroite église de Saint-Clair où le caquetage des dames couvrait l’harmonium à bout de souffle et où leurs odeurs triomphaient de l’encens, ce fut ce jour-là que Thérèse se sentit perdue. Elle était entrée somnambule dans la cage et, au fracas de la lourde porte refermée, soudain la misérable enfant se réveillait. Rien de changé, mais elle avait le sentiment de ne plus pouvoir désormais se perdre seule. Au plus épais d’une famille, elle allait couver, pareille à un feu sournois qui rampe sous la brande, embrase un pin, puis l’autre, puis de proche en proche crée une forêt de torches. » (p. 49)

Car Thérèse s’est mariée comme on se soumet à une étape obligée de la vie. D’autant que les nécessités familiales, elle les entend souvent dans sa propre bouche. Et lorsque son amie et belle-sœur, Anne de la Trave, déclare être passionnément amoureuse de Jean Azévédo, un juif plutôt libertin et peu soucieux des conventions sociales, elle en éprouve un mélange d’envie et de jalousie. La famille attend d’elle qu’elle ramène la brebis égarée dans le troupeau et, autant par curiosité que par dépit, elle décide d’aller voir le fauteur de trouble pour le convaincre de s’effacer.

Sous la plume de Mauriac, c’est Thérèse qui se raconte l’entrevue.
« Ma première rencontre avec Jean… Il faut que je me rappelle chaque circonstance : j’avais choisi d’aller à cette palombière abandonnée où je goûtais naguère auprès d’Anne et où je savais que, depuis, elle avait aimé rejoindre cet Azévédo. Non, ce n’était point dans mon esprit un pèlerinage. Mais les pins, de ce côté, ont trop grandi pour qu’on y puisse guetter les palombes : je ne risquais pas de déranger les chasseurs. Cette palombière ne pouvait plus servir car la forêt, alentour, cachait l’horizon ; les cimes écartées ne ménageaient plus ces larges avenues de ciel où le guetteur voit surgir les vols. Rappelle-toi : ce soleil d’octobre brûlait encore ; je peinais sur ce chemin de sable ; les mouches me harcelaient. Que mon ventre était lourd ! J’aspirais à m’asseoir sur le banc pourri de la palombière. Comme j’en ouvrais la porte, un jeune homme sorti, tête nue ; je reconnus, au premier regard, Jean Azévédo, et d’abord imaginai que je troublais un rendez-vous, tant son visage montrait de confusion. Mais je voulus en vain prendre le large ; c’était étrange qu’il ne songeât qu’à me retenir : “Mais non, entrez, madame, je vous jure que vous ne me dérangez pas du tout.”
Je fus étonnée qu’il n’y eût personne dans la cabane où je pénétrai sur ses instances. Peut-être la bergère avait-elle fui par une autre issue ? Mais aucune branche n’avait craqué. Lui aussi m’avait reconnue, et d’abord le nom d’Anne de la Trave lui vint aux lèvres. J’étais assise ; lui, debout, comme sur la photographie. Je regardais, à travers la chemise de tussor, l’endroit où j’avais enfoncé l’épingle : curiosité dépouillée de toute passion. Était-il beau ? Un front construit, - les yeux veloutés de sa race, - de trop grosses joues ; et puis ce qui me dégoûte dans les garçons de cet âge : des boutons, les signes du sang en mouvement ; tout ce qui suppure ; surtout ces paumes moites qu’il essuyait avec un mouchoir, avant de vous serrer la main. Mais son beau regard brûlait ; j’aimais cette grande bouche toujours un peu ouverte sur des dents aiguës : gueule d’un jeune chien qui a chaud. Et moi, comment étais-je ? Très famille, je me souviens. Déjà je le prenais de haut, l’accusais, sur un ton solennel, “de porter le trouble et la division dans un intérieur honorable”. Ah ! rappelle-toi sa stupéfaction non jouée, ce juvénile éclat de rire : “Alors, vous croyez que je veux l’épouser ? Vous croyez que je brigue cet honneur ?” Je mesurai d’un coup d’œil, avec stupeur, cet abîme entre la passion d’Anne et l’indifférence du garçon. Il se défendait avec feu : certes, comment ne pas céder au charme d’une enfant délicieuse ? Il n’est point défendu de jouer ; et justement parce qu’il ne pouvait même être question de mariage entre eux, le jeu lui avait paru anodin. Sans avait-il feint de partager les intentions d’Anne… et, comme juchée sur mes grands chevaux, je l’interrompais, il repartit avec véhémence qu’Anne elle-même pouvait lui rendre ce témoignage qu’il avait su ne pas aller trop loin ; que, pour le reste, il ne doutait point que Mlle de la Trave lui dût les seules heures de vraie passion qu’il lui serait sans doute donné de connaître durant sa morne existence. “Vous me dites qu’elle souffre, madame ; mais croyez-vous qu’elle ait rien de meilleur à attendre de sa destinée que cette souffrance ? Je vous connais de réputation ; je sais qu’on peut vous dire ces choses et que vous ne ressemblez pas aux gens d’ici. Avant qu’elle ne s’embarque pour la plus lugubre traversée à bord d’une vieille maison de Saint-Clair, j’ai pourvu Anne d’un capital de sensations, de rêves, - de quoi la sauver peut-être du désespoir et, en tout cas, de l’abrutissement.” Je ne me souviens plus si je fus crispée par cet excès de prétention, d’affectation, ou si même j’y fus sensible. Au vrai, son débit était si rapide que d’abord je ne le suivais pas ; mais bientôt mon esprit s’accoutuma à cette volubilité : “Me croire capable, moi, de souhaiter un tel mariage ; de jeter l’ancre dans ce sable ; ou de me charger à Paris d’une petite fille ? Je garderai d’Anne une image adorable, certes ; et au moment où vous m’avez surpris, je pensais à elle justement… Mais comment peut-on se fixer, madame ? Chaque minute doit apporter sa joie, - une joie différente de toutes celles qui l’on précédée.”
Cette avidité d’un jeune animal, cette intelligence dans un seul être, cela me paraissait si étrange que je l’écoutais sans l’interrompre. Oui, décidément, j’étais éblouie : à peu de frais, grand Dieu ! Mais je l’étais. Je me rappelle ce piétinement, ces cloches, ces cris sauvages de bergers qui annonçaient de loin l’approche d’un troupeau. Je dis au garçon que peut-être cela paraîtrait drôle que nous fussions ensemble dans cette cabane ; j’aurais voulu qu’il me répondît que mieux valait ne faire aucun bruit jusqu’à ce que fut passé le troupeau ; je me serais réjouie de ce silence côte à côte, de cette complicité (déjà je devenais, moi aussi, exigeante, et souhaitais que chaque minute m’apportât de quoi vivre). Mais Jean Azévédo ouvrit sans protester la porte de la palombière et, cérémonieusement, s’effaça. Il ne me suivit jusqu’à Argelouse qu’après s’être assuré que je n’y voyais point d’obstacle. Ce retour, qu’il me parut rapide, bien que mon compagnon ait trouvé le temps de toucher à mille sujets ! Il rajeunissait étrangement ceux que je croyais un peu connaître : par exemple, sur la question religieuse, comme je reprenais ce que j’avais accoutumé de dire en famille, il m’interrompais : “Oui, sans doute… mais c’est plus compliqué que cela…” En effet, il projetait dans le débat des clartés qui me paraissaient admirables… Étaient-elles en somme si admirables ?… Je crois bien que je vomirais aujourd’hui ce ragoût : il disait qu’il avait longtemps cru que rien n’importait hors la recherche, la poursuite de Dieu : “S’embarquer, prendre la mer, fuir comme la mort ceux qui se persuadent d’avoir trouvé, s’immobilisent, bâtissent des abris pour y dormir ; longtemps je les ai méprisés…”
Il me demanda si j’avais lu La Vie du père de Foucauld par René Bazin ; et comme j’affectais de rire, il m’assura que ce livre l’avait bouleversé : “Vivre dangereusement, au sens profond, ajouta-t-il, ce n’est peut-être pas tant de chercher Dieu que de le trouver et l’ayant découvert, que de demeurer dans son orbite.” Il me décrivit “la grande aventure des mystiques”, se plaignit de son tempérament qui lui interdisait de la tenter, “mais aussi loin qu’allait son souvenir, il ne se rappelait pas avoir été pur.” Tant d’impudeur, cette facilité à se livrer, que cela me changeait de la discrétion provinciale, du silence que, chez nous, chacun garde sur sa vie intérieure ! Les ragots de Saint-Clair ne touchent qu’aux apparences : les cœurs ne se découvrent jamais. Que sais-je de Bernard, au fond ? N’y a-t-il pas en lui infiniment plus que cette caricature dont je me contente, lorsqu’il faut me le représenter ? Jean parlait et je demeurais muette : rien ne me venait aux lèvres que les phrases habituelles dans nos discussions de famille. De même qu’ici toutes les voitures sont “à la voie”, c’est-à-dire assez larges pour que les roues correspondent exactement aux ornières des charrettes, toutes mes pensées, jusqu’à ce jour, avaient été “à la voie” de mon père, de mes beaux-parents. Jean Azévédo allait tête nue ; je revois cette chemise ouverte sur une poitrine d’enfant, son cou trop fort. Ai-je subi un charme physique ? Ah ! Dieu, non ! Mais il était le premier homme que je rencontrais et pour qui comptait, plus que tout, la vie de l’esprit. Ses maîtres, ses amis parisiens dont il me rappelait sans cesse les propos ou les livres me défendaient de le considérer ainsi qu’un phénomène : il faisait partie d’une élite nombreuse, “ceux qui existent”, disait-il. Il citait des noms, n’imaginant même pas que je les pusse ignorer ; et je feignais de ne pas les entendre pour la première fois.
Lorsqu’au détour de la route apparut le champ d’Argileuse : “Déjà !” m’écriai-je. Des fumées d’herbes brûlées trainaient au ras de cette pauvre terre qui avait donné son seigle ; par une entaille dans le talus, un troupeau coulait comme du lait sale et paraissait brouter le sable. Il fallait que Jean traversât le champ pour atteindre Vilméja. Je lui dis : “Je vous accompagne ; toutes ces questions me passionnent.” Mais nous ne trouvâmes plus rien à nous dire. Les tiges coupées du seigle, à travers les sandales, me faisaient mal. J’avais le sentiment qu’il souhaitait d’être seul, sans doute pour suivre à loisir une pensée qui lui était venue. Je lui fis remarquer que nous n’avions pas parlé d’Anne ; il m’assura que nous n’étions pas libres de choisir le sujet de nos colloques, ni d’ailleurs de nos méditations : “ou alors, ajouta-t-il avec superbe, il faut se plier aux méthodes inventées par les mystiques… Les êtres comme nous suivent toujours des courants, obéissent à des pentes…” ainsi ramenait-il tout à ses lectures de ce moment-là. Nous prîmes rendez-vous pour arrêter, au sujet d’Anne, un plan de conduite. Il parlait distraitement et, sans répondre à une question que je lui faisais, il se baissa : d’un geste d’enfant, il me montrait un cèpe, qu’il approcha de son nez, de ses lèvres.
 » (pp. 77-82)

Trop long, cet extrait cité ? Non, parce qu’il recèle peut-être l’essentiel du roman. Et aussi parce qu’il donne à voir la splendeur du style de Mauriac. Je dois ici faire un aveu : je prends un plaisir extrême à recopier les pages qui me séduisent, comme si cette recopie m’offrait une participation exceptionnelle à l’écriture elle-même, c’est-à-dire à cette articulation de chaque phrase sous la contrainte de la chose à dire. (2)

Évidemment, ce que la plupart retiennent du roman, c’est la faute de Thérèse, cet empoisonnement de Bernard dont Bernard lui-même veillera à éteindre les soupçons nourris par la Justice. Le roman a même suscité des simulacres de procès - y compris dans des écoles -, afin que ne soit pas laissée sans réponse la question de la culpabilité de Thérèse. C’est qu’elle-même n’arrive pas trop à comprendre ce qui l’a conduit à ces gestes et que la notion de faute suppose une certaine conscience des actes commis.

Reste que Thérèse Desqueyroux, c’est l’histoire d’une vie emmurée dans l’écheveau étouffant des façons de vivre, lesquelles participent aussi à ce divertissement dont Pascal a si bien parlé. Ce que Jean Azévédo laisse entrevoir à Thérèse - serait-ce illusoirement - n’est rien d’autre que la possibilité de fuguer hors du divertissement, de rejoindre le côté réel de l’existence, que celui-ci soit Dieu ou l’insignifiance.

(1) François Mauriac, Thérèse Desqueyroux [1927], LGF, 1989.
(2) J’incline à croire que ce plaisir est plus intense lorsque je tape le texte sur un clavier plutôt que je ne l’écris de ma main. C’est peut-être parce que le clavier offre de le suivre lettre après lettre et ponctuation après ponctuation et qu’il produit une image fort proche de l’imprimé copié. Ai-je besoin de dire que ce serait passer à côté du délice recherché que d’user d’un de ces procédés de reproduction que la technologie nous propose, tel le copier-coller ?

mardi 10 novembre 2020

Note d’opinion : Donald Trump

À propos de Donald Trump

En 2016, l’émergence de Donald Trump à la présidence des États-Unis avait suscité beaucoup d’étonnement, au moins en Europe. Le personnage, par ses outrances comme par ses convictions, paraissait loin de ce qu’aurait dû préférer l’électorat américain. Le déroulement de son mandat, notamment parce qu’il a semblé très chaotique, a pu entretenir la première surprise. Mais la fin de cette histoire a sans doute dessiller bien des yeux : le personnage plaît, ne serait-ce que parce qu’il permet de haïr.

Je me garderai bien de m’aventurer sur le terrain politique, là où bien des choses peuvent très certainement s’expliquer si l’on dispose de moyens d’analyse appropriés. À quoi j’ajouterai que je connais très mal les États-Unis. Ce qui revient à me reconnaître tout à fait incompétent pour arbitrer les multiples théories dont s’agrémentent les commentaires que déversent les médias à l’occasion des élections et de leur étrange dénouement.

Au-delà des prises de position de Trump, il y a une chose qui mérite - me semble-t-il - qu’on s’y arrête. C’est le mensonge et la mauvaise foi dont il n’a pas craint d’user continûment, au point d’en faire presque l’unique principe commun de ses prises de position. Dans un pays dont on dit volontiers qu’il exècre le mensonge bien davantage que d’autres, cette pratique a bien sûr suscité énormément de protestations. Reste que nombreux furent ceux qui ne virent pas ces mensonges ou ne voulurent pas les voir, mus qu’ils étaient par des convictions surpassant leur clairvoyance et passant outre le besoin de véracité. Et nombreux furent donc ceux qui lui apportèrent leur suffrage.

Je voudrais me permettre d’attirer l’attention sur une filiation d’idée qui ne me paraît pas totalement étrangère à l’absence de vergogne avec laquelle Trump a choisi - sans doute depuis très longtemps - de privilégier l’imposture. Je livre cette hypothèse avec toute la prudence que réclame une conjecture jusqu’à présent mal étayée, même si je la médite depuis longtemps. Et je la livre dans sa formulation la plus sommaire, au risque de paraître simpliste.

Il est un philosophe (et psychologue) qui eut une grande importance sur l’évolution des mentalités aux États-Unis - et plus tard en Europe -, c’est William James (1842-1910), le père (avec Peirce) du pragmatisme. Pour le dire d’une façon abusivement lapidaire, le pragmatisme est une conception qui privilégie l’utilité sur la vérité, ou à tout le moins qui concentre la vérification des choses sur leurs effets bien davantage que sur la vérification de leur vérité intrinsèque. L’action révèlerait ainsi une énergie qui importe au moins autant sinon davantage que le savoir. Et la croyance religieuse traduirait une énergie aussi estimable que toutes les justifications scientifiques ; la prière, par exemple, soutiendrait de la sorte la volonté de façon décisive. Dans cette conception, la rationalité coïncide avant tout avec un jeu de sentiments, ce qui conduit à ce que, parmi les sentiments, il conviendrait de choisir ceux qui soutiennent la volonté, ceux dont les conséquences sont les plus pratiques. Le comportement humain ferait écho à cette conception puisque, selon William James, la science rend possible de ne pas croire avant de chercher, alors que, en religion, on peut décider de croire avant même d’avoir la preuve que Dieu existe. « Notre nature volitive doit donc, jusqu'à la fin des temps, exercer une pression constante sur les autres départements de l'entendement afin de diriger leur activité vers des conclusions théistes. Toutes les formules contraires ne sauraient être adoptées qu'à titre provisoire. » (1)

Ai-je besoin de dire que l’œuvre philosophique de William James comporte bien des aspects plus articulés et qu’elle a d’ailleurs connu bien des prolongements ? Ceux-ci valent certainement qu’on s’y arrête, peut-être davantage encore que lui ne le mérite ? Ce serait sombrer dans un philistinisme de mauvais aloi que de laisser croire que le courant pragmatiste se résume aux simplifications outrancières que je viens de commettre à propos de James. Reste qu’il n’est pas totalement exclu que la façon dont la population américaine a reçu des bribes de son message n’ait pas été aussi abrégée que ma propre présentation.

Il me semble malaisé de ne pas croire que le pasteur Norman Vincent Peale (1898-1993) ait pu ignorer William James. Ce presbytérien est en effet le créateur dans les années 50 du concept de “pensée positive”, un concept qui obtint un énorme succès aux États-Unis (2) et qui transpira jusqu’en Europe assez récemment avec les concepts parents d’“ondes positives” et de “nécessité de positiver”, ainsi qu’avec des méthodes semi-magiques de développement personnel. Dans le cas de Peale, il s’agissait de pousser éventuellement l’autosuggestion jusqu’à substituer à la réalité perçue la croyance fausse, voire mensongère, dont notre positivité a besoin. Répéter de façon incantatoire les phrases du mensonge ou de l’illusion à laquelle il convient de s’accrocher pour obtenir ce que l’on cherche (3), telle est une des pratiques qu’il préconisa.

Le dernier élément de mon hypothèse de filiation d’idée réside dans le fait que nous avons appris que Donald Trump avait beaucoup fréquenté le pasteur Norman Vincent Peale et qu’il a souvent affirmé s’en être beaucoup inspiré.

Loin de moi l’idée que William James soit responsable de l’amnésie dont souffre Trump vis-à-vis du concept de sincérité. Le pasteur Peale en est sans doute davantage comptable. Mais l’un comme l’autre ne sont évidemment pour rien - ou en tout cas pour peu - dans le contenu des mensonges proférés. Ce qui m’amène à évoquer l’hypothèse d’une filiation d’idée de cette sorte, c’est que le rapport commun à la rationalité représente une condition des manières de penser qui peut ouvrir ou fermer l’opportunité d’une inexactitude volontaire. Parmi l’arrière-fond de prénotions qui gouvernent nos façons de penser, il y a des déterminations qui nous inclinent tantôt à l’exactitude, tantôt à l’inexactitude, et cela indépendamment de ce que ces mêmes propensions peuvent devoir aux circonstances, voire aux urgences, dont notre vie est émaillée.

Les motifs de mentir sont multiples et variés. Ils peuvent correspondre à des circonstances accidentelles, mais aussi quelquefois à des habitudes structurelles. Ainsi, les mensonges éhontés proférés durant des décennies par des militants et sympathisants communistes à propos des crimes staliniens étaient devenus une sorte de seconde nature, générée par le sentiment que la cause valait toutes les transgressions, à commencer par celle de la vérité. Dans le cas de Trump, il serait malaisé de parler de cause, sinon de la sienne. La logique de la “pensée positive” - croire dur comme fer à ce qui nous convient en vue d’accroître nos chances de réussir - qu’il a pratiqué quasi jusqu’à sa caricature a fonctionné, du moins sur lui-même et sur les plus aveugles de ses partisans.

La question que je me pose est de savoir si cette logique ne devrait pas quelque chose à un dévoiement idéologique de la philosophie pragmatiste de William James.

La raison n’est certes pas la garantie dont la seule évocation devrait provoquer l’acquiescement. Elle mérite d’être explorée autant qu’elle vaut comme instrument d’exploration. Mais elle reste la seule voie en dehors de laquelle le vrai et le faux risquent fort de s’entremêler de plus en plus, jusqu’à cesser d’être discernables.

(1) William James, La volonté de croire [1897], trad. de Loÿs Moulin, Flammarion, 1916, p. 121.
(2) Son livre, The Power of positive Thinking [1952] s’est en effet vendu à plusieurs millions d’exemplaires.
(3) Le pasteur évangéliste Paula White, conseillère de Trump, a appliqué cette méthode lors d’une prière à laquelle Internet a assuré une brève notoriété.

samedi 31 octobre 2020

Note d’opinion : la défense de la liberté d’expression

À propos de la défense de la liberté d’expression

Le 30 octobre 2020, l’Agence France Presse a rapporté les propos tenus par Justin Trudeau, Premier Ministre du Canada à propos de la liberté d’expression et des limites que, selon lui, celle-ci doit connaître. « Nous nous devons d’être conscients de l’impact de nos mots, de nos gestes sur d’autres, particulièrement ces communautés et ces populations qui vivent encore énormément de discriminations »

Qu’en penser ?

La limite que Trudeau semble ainsi fixer à la liberté d’expression revient à renoncer à heurter les idées et les croyances que nous ne partageons pas, au motif de l’impact que cette contradiction pourrait avoir sur ceux qui partagent ces idées et croyances. Il s’agit là d’une limite qui porte gravement atteinte à la liberté d’expression. (1)

La liberté de conscience n’a pas de limites, autres que celles que notre habitus personnel lui assigne.

La liberté d’expression a des limites, en France en tout cas. Les lois mémorielles interdisent en effet d’exprimer des opinions niant des faits historiques bouleversants. (2) Laissons de côté, au moins provisoirement, ce qui rendrait ces lois utiles. Reste qu’il y a donc en France des limites à la liberté d’expression, parfois davantage qu’ailleurs. (3)

Si ces limites-là sont jugées justifiées, peut-on considérer également justifiées - au moins moralement - des limites telles l’insulte ou l’injure ? Et les caricatures qui provoquent tant d’émois sont-elles insultantes ou injurieuses ?

Je m’en voudrais de répondre à ces questions de manière catégorique. D’autant que ces questions en appellent une autre : enseigner la liberté d’expression justifie-t-il de montrer ces caricatures aux élèves ? Qu’un professeur soit mort - et mort décapité - pour l’avoir fait rend cette dernière question obscène. Encore me donne-t-elle l’occasion d’approuver sans réserve son comportement. Ne serait-ce que parce qu’enseigner impose de ne rien dissimuler des réalités dont on parle et que j’imagine mal que puissent être évoquées les mauvaises raisons que les assassins se sont donnés de tuer en celant les images invoquées. C’était d’ailleurs très courageux de sa part.

Le caractère insultant ou injurieux des caricatures en cause est délicat à juger. Une caricature, c’est toujours une exagération d’un trait qu’on veut souligner, le plus souvent avec l’intention de faire rire. Et c’est aussi une tradition journalistique - du moins dans certains pays attachés à la liberté d’expression - au point d’en être devenu un symbole. Mais, dans ces mêmes pays, on a également connu des procès qui reconnaissaient le caractère insultant ou injurieux de certaines caricatures. La cause est donc indécise.

Je ne vais pas répéter ici ce que j’ai dit en janvier 2015 (4), si ce n’est que l’hésitation qui m’habitait alors ne m’a pas quitté. Mais j’y reviens parce que la défense de la liberté d’expression - telle qu’elle s’impose depuis l’assassinat de Samuel Paty - a amené très logiquement à faire des caricatures du prophète le paradigme de cette liberté. Il eut été plus efficace de brandir une idée critiquée, plutôt qu’une caricature, d’autant que ce sont les idées qui sont menacées, bien autrement que ne peut l’être le droit à la dérision plastique. Ce sont cependant des caricatures qui ont servi de prétexte au crime et ceux qui défendent la liberté d’expression n’ont pas le choix des moyens. Qu’il soit au moins reconnu que ce n’est pas le dossier le plus facile à défendre.

(1) Ce que j’en dis là ne tient compte que des propos rapportés par la presse. Je ne préjuge pas de ce qu’aurait réellement voulu dire Justin Trudeau, dès lors qu’il expliciterait plus complètement son point de vue.
(2) Cf. ma note du 28 décembre 2011 et l’article de Pierre Nora qui y est reproduit.
(3) Aux États-Unis, par exemple, la défense d’opinions nazies n’est pas punissable, au seul motif que pareille restriction contreviendrait au prescrit du premier amendement de la Constitution.
(4) Cf. mes notes des 13 et 18 janvier 2015.

vendredi 11 septembre 2020

Note de lecture : Michael Baxandall

L’œil du quattrocento
de Michael Baxandall


Depuis que David Violet et moi avons débattu du relativisme (1), je me suis souvent demandé quel exemple je pourrais évoquer qui marquerait un progrès dans la compréhension des choses et qui devrait tout à une évidente et véritable approche relativiste des questions abordées. Je crois avoir trouvé.

Dans un numéro de 1981 des Actes de la recherche en sciences sociales consacré à la sociologie de l’œil, on trouve, après un article de Pierre Bourdieu et Yvette Delsaut intitulé “Pour une sociologie de la perception” (2), la traduction par cette dernière du chapitre II d’un livre de Michael Baxandall, Painting and Experience in Fifteenth Century Italy. Yvette Delsaut traduira en fait le livre entier qui paraîtra en 1985 sous le titre L’œil du Quattrocento (3). C’est là que je crois avoir trouvé l’exemple que je cherchais.

L’idée que Baxandall défend dans ce livre, c’est que chaque période de l’histoire crée des conditions de production et de réception des peintures qui font que les périodes ultérieures à leur réalisation connaissent un rapport à celles-ci très différent de ce qu’il fut originairement. Il y aurait, selon lui, un lien très étroit entre le style des peintures et le contexte social dans lequel elles sont apparues. Ce qui revient à dire que l’œil du XXIe siècle se révèle incapable de voir une peinture du XVe comme elle fut regardée à l’époque de sa réalisation. Voilà qui signifie bien que l’œil - et bien sûr tout ce que veut dire le mot œil en pareille occurrence - est relatif à la période durant laquelle il en est fait usage. L’œil est relatif, l’esprit est relatif et, bien sûr, le jugement est relatif.

Rouvrant ce livre plus de trente ans après la première lecture que j’en fis, me revient très précisément le souvenir de l’article de 1981 des Actes qu’elle me procura alors. C’est que les recherches de Baxandall se sont inscrites dans le droit fil des efforts que Pierre Bourdieu menait depuis déjà bien longtemps pour insuffler à la sociologie une préoccupation relativiste, c’est-à-dire pour tenter de définir chaque fait social par les rapports qu’il entretient avec les multiples traits qui composent son contexte.

Le livre de Baxandall illustre très bien, je crois, tout ce que l’approche relativiste peut nous apprendre sur une œuvre picturale, alors même qu’une première vision spontanée peut nous en donner une vision naïve, propice aux interprétations illusoires. Et lorsque je parle d’interprétations illusoires, je vise notamment celles auxquelles donne lieu cette « fausse familiarité » qui caractérise le rapport érudit aux œuvres anciennes.

Dans le premier chapitre, intitulé “Les conditions du marché”, Baxandall détaille ce que les peintures du XVe siècle italien doivent à la manière dont elles furent commandées, avec des exigences qui portaient sur ce qu’elles devaient figurer, dans quel ordre, avec quels ornements, avec quelles couleurs, etc., et aussi dans quel délai elles devaient être exécutées, de telle sorte que la part du peintre ne tenait en définitive que dans la technique. Ce qui constitue évidemment une des différences majeures avec les œuvres picturales d’aujourd’hui, lesquelles sont totalement conçues et réalisées par l’artiste qui les offre à la vente telles que lui les a voulues. Et on comprend immédiatement quel quiproquo peut naître d’une contemplation d’un tableau de Ghirlandaio, par exemple, si on l’observe comme une œuvre entièrement née de l’esprit et de la volonté du peintre, notamment en lui prêtant la préoccupation purement esthétique qui est généralement celle de l’amateur du XXIe siècle. Bourdieu et Delsaut, dans l’article cité, évoque le goût du XVe siècle comme suit :
« Aimer une peinture, c’est s’y retrouver, c’est-à-dire, dans le cas du marchand du Quattrocento, rentrer dans ses débours, en obtenir pour son argent, sous la forme des couleurs les plus “riches”, les plus visiblement coûteuses, et de la technique picturale la plus clairement exhibée ; mais c’est aussi - et ce pourrait être une définition universelle du plaisir esthétique - y trouver cette satisfaction supplémentaire qui consiste à s’y retrouver tout entier, s’y reconnaître, s’y trouver bien, s’y sentir chez soi, y retrouver son monde et son rapport au monde : le bien-être que procure la contemplation artistique pourrait résulter de ce que l’œuvre d’art donne une occasion d’accomplir, sous une forme intensifiée par la gratuité, ces actes de compréhension réussis qui font le bonheur comme expérience d’un accord immédiat, préconscient et préréflexif, avec le monde, comme rencontre miraculeuse entre le sens pratique et les significations objectivées. » (4)

Dans le deuxième chapitre, Baxandall s’attache aux dispositions visuelles spécifiques à chaque époque et analyse plus particulièrement celles du XVe siècle en Italie. Ainsi, il évoque par exemple le Zardino de Oration (Le Jardin des Prières), un manuel écrit à l’intention des fillettes en 1454 et dans lequel il est fortement recommandé de se doter de représentations intérieures. « Pour mieux graver l’histoire de la Passion dans son esprit, et en mémoriser plus facilement chaque action, y est-il expliqué, il est utile et nécessaire d’en fixer les lieux et les personnages dans ton esprit : une ville précise par exemple, qui sera la ville de Jérusalem - en pensant à une ville que tu connais bien. » Cette recommandation coïncide avec une manière de concevoir l’histoire sainte qui aboutit à ce que le peintre qui la représente dispose d’une faible marge d’invention pour rencontrer les attentes de son public. Inutile d’en dire plus pour comprendre à quel point la contemplation actuelle de ces peintures conduit à les voir d’une façon totalement différente. Et je ne cite là qu’un des multiples aspects dont parle Baxandall et qui traduisent tout ce qui sépare la vision du XVe siècle (en Italie) de celle d’aujourd’hui. C’est dire à quel point l’ignorance ignorée des conditions sociales qui ont présidé à la réalisation des peintures nourrit l’extase illusoirement fondée dont se réjouissent les amateurs actuels de la peinture du Quattrocento.

Pour fournir un autre exemple puisé dans les multiples arguments qu’avance Baxandall pour justifier le relativisme de son approche, on peut citer le problème que posent les très nombreuses Annonciations peintes au XVe siècle. Nous qui les admirons aujourd’hui, nous sommes facilement enclins à interpréter les différentes attitudes de Marie et de l’ange comme des choix opérés par le peintre, lequel aurait pu, par goût, par tempérament, voire par malice, varier les contenances de la surprise au recueillement, en passant par la peur et le respect, ou encore l’audace et la réserve. Or, le récit biblique de l’Annonciation fait au XVe siècle l’objet d’analyses qui détaillent les phases du dialogue, tel que Luc le rapporte. Ainsi, Fra Roberto distingue cinq conditions louables de la Vierge : « conturbatio (trouble), cogitatio (réflexion), interrogatio (interrogation) humiliatio (soumission), meritatio (mérite). » (p. 82) Ce qui enferme l’œuvre peinte dans un certain déterminisme culturel que sa vision actuelle ignore généralement.

Dans le troisième et dernier chapitre, intitulé “Tableaux et catégories”, Baxandall détaille les jugements portés in illo tempore sur les peintures et sur la façon dont elles furent alors classées, ainsi bien sûr que les artistes. Si la renommée actuelle de certains peintres doit quelque chose à ces jugements d’époque, c’est cependant en méconnaissant les justifications dont ils étaient alors assortis. Ainsi, le vocabulaire utilisé pour qualifier les talents avait le plus souvent un sens précis aujourd’hui oublié ou perdu. Lorsque Cristoforo Landino (1425-1498) juge que Masaccio est un imitateur de la nature et pratique excellemment le relief, il fait référence à des critères dont le sens est très scrupuleusement précisé. Lorsqu’il emploie des termes comme pur, aisance ou perspectif, il se réfère à des notions très circonscrites. Et lorsqu’il qualifie Filippo Lippi de gracieux et d’orné, il faut se garder d’accorder à ces mots le sens à la fois vague et élogieux qu’ils pourraient sembler posséder aujourd’hui.

Je suis bien conscient du fait que présenter de pareille façon les chapitres du livre de Michael Baxandall a quelque chose d’abusif, tant les raccourcis pris trahissent la précision, les nuances et la circonspection de ses propos. Il conviendrait en outre d’inscrire son approche dans le contexte plus large de recherches (telles celles d’Erwin Panofsky, d’Antonio Pinelli ou de Carlo Ginzburg par exemple) qui visent à restituer autant que possible à l’époque ses caractéristiques propres. Reste que tout cela oppose à un rapport quelque peu naïf au passé - qui fait la part belle aux anachronismes et qui essentialise volontiers ce que le sentiment et l’émotion murmurent - une déprise de soi de laquelle on peut espérer cerner ce qui nous sépare des temps révolus, bien au-delà de ce que nous serions spontanément poussés à croire.

De cette idée générale, je voudrais donner un dernier exemple, étranger au livre de Baxandall. Cet exemple, c’est celui de la religion, telle qu’elle fut vécue au XVe siècle en Italie. On doit à Lucien Febvre d’avoir compris ce qui différenciait l’incroyance, telle qu’elle fut vécue ou dénoncée au XVIe siècle, de celle dont on peut se faire une idée dans le monde d’aujourd’hui. (5) Aussi étrange que cela puisse paraître lorsqu’on parle d’une conviction négative, il y a toutes sortes d’incroyances ou, en tout cas, toutes sortes de manières de vivre son incroyance. Et, de la même manière, il y a toutes sortes de credo ou, en tout cas, toutes sortes de manières de vivre son credo. Plus encore qu’au XVIe siècle, la religion, au XVe siècle, occupait une place à ce point considérable qu’elle saturait en grande partie l’espace des possibles. Et c’est jusque dans les innovations les plus extraordinaires - pensons au dessein de rejoindre les Indes par l’ouest - que se niche la conviction que, d’une manière ou d’une autre, Dieu et tout ce que l’on croit savoir de lui influe sur le destin des hommes. Ce serait donc s’illusionner fortement que de garder de la foi l’idée de ce qu’elle est ou semble être aujourd’hui, alors qu’il s’agit de croyants de la Renaissance. Et lorsqu’on accepte de relativiser les choses, on en viendrait presque à se demander si les mots eux-mêmes ne mériteraient pas de muer, telles que, au fil des siècles, les idées muent.

(1) Pour un récapitulatif de nos échanges, cf. la première Fußnote de ma note du 9 septembre 2019, auxquels ont peut ajouter les commentaires de mes notes des 14 et 29 octobre 2019, de même bien sûr que les notes que David Violet a placées sur son propre blog.
(2) Pierre Bourdieu, Yvette Delsaut, “Pour une sociologie de la perception” in Actes de la recherche en sciences sociales, n° 40, novembre 1981, pp. 3-9. En faisant référence à cet article - très certainement bien davantage de sa plume que de celle d’Yvette Delsaut -, l’occasion m’est offerte d’attirer l’attention sur le style d’écriture dont usait Bourdieu, particulièrement à cette époque. Se voulant à la fois synthétique et complet, ce style exige une lecture très appliquée qui nuit incontestablement à une compréhension aisée des idées développées. Je confesse que, conscient d’avoir beaucoup lu Bourdieu, notamment dans les années 80, je mesure en avoir inconsciemment adopté certains travers (mauvaise pâle imitation du maître ?) dont je ne suis pas guéri et qui rendent aujourd’hui encore ma propre écriture très souvent très indigeste. Ce n’est pas une excuse ; c’est la conscience que j’ai de mes limites.
(3) Michael Baxandall, L’œil du Quattrocento [1972], trad. par Yvette Delsaut, Gallimard, Bibliothèque illustrée des histoires, 1985.
(4) Op. cit., p. 7-9. Ce texte se termine par un renvoi vers une note ainsi libellée : « C’est dire que l’idéologie charismatique qui décrit l’amour de l’art dans le langage du coup de foudre est une “illusion bien fondée” : décrivant bien la relation de mutuelle sollicitation entre le “sens esthétique” et les significations artistiques dont le lexique de la relation amoureuse, voire sexuelle, est une expression approchée, et sans doute la moins inadéquate, elle passe sous silence les conditions sociales de possibilité de cette expérience. L’habitus sollicite, interroge, fait parler l’objet qui, de son côté, semble solliciter, appeler, provoquer l’habitus ; c’est ainsi que les projections de savoirs, de souvenirs ou d’images qui, comme le remarque Baxandall, viennent se fondre avec les propriétés directement perçues, ne peuvent évidemment surgir que parce que, pour un habitus prédisposé, elles semblent magiquement évoquées par ces propriétés (l’efficace magique que s’attribue souvent la poésie trouvant son principe dans cette sorte d’accord quasi corporel qui permet aux mots de faire lever des expériences enfouies dans les plis du corps). Bref, si, comme ne cessent de le proclamer les esthètes, l’expérience artistique est affaire de sens et de sentiment, et non de déchiffrement et de raisonnement, c’est que la dialectique entre l’acte constituant et l’objet constitué qui se sollicitent mutuellement se situe effectivement dans l’ordre préconscient et préréflexif des pratiques directement engendrées par la relation essentiellement obscure entre l’habitus et le monde. »
(5) Cf. Lucien Febvre, Le problème de l’incroyance au XVIe siècle. La religion de Rabelais [1942], Albin Michel, 2003.

mercredi 2 septembre 2020

Note de lecture : Joseph Conrad

Le retour
de Joseph Conrad


On nous annonce une rentrée littéraire faite de 511 livres. La précision du nombre m’effraie, moins cependant que l’idée de m’y plonger. Ce n’est pourtant pas le volume à lire qui m’intimide (si, quand même) ; juste la certitude que tant et tant de mauvais livres en sont et que rien de me permettra de repérer les quelques chefs-d’œuvre qui s’y cachent. Alors, je me tourne vers ma bibliothèque, j’y aperçois Conrad et je l’ouvre une nouvelle fois. Tiens ! cela fait longtemps que je n’ai plus relu Le retour (1). Je ne puis me refuser ce plaisir.

Ce n'est certes pas le récit de Conrad le plus connu, ni le plus apprécié. À certains égards, il dérange, comme peut déranger le fait de surprendre le spectacle d’une dispute au sein d’un couple. Rien n’est plus évident pour le spectateur imprévu que l’inanité de la plupart des arguments échangés ; rien n’est plus indispensable pour les protagonistes que les propos tenus. C’est que l’intimité peut rendre la mauvaise foi à ce point nécessaire que l’incompréhension atteint un niveau des plus élevés. Et puis, si souvent, l’algarade se prolonge, de plus en plus confuse, à moins qu’elle ne s’interrompe au profit d’un mutisme réprobateur. Bref, il n’y a rien là d’exaltant, comme peut l’être par exemple l’aventure lointaine et ses surprises.

Je suis pourtant de ceux qui pensent que Le retour est un grand récit par lequel Conrad a montré toute la force de son écriture et toute la subtilité de ses observations.

Il y a d’abord le ton du narrateur. Ce qu’il décrit, c’est bien davantage que des faits ; ce sont des contextes sociologiques. Ainsi, pour planter le décor de la dispute, il nous faut savoir certaines choses sur le héros, Alvan Hervey, et sur son mariage. Celui-ci sort de la gare…
« Entre les murs nus d’un escalier sordide les voyageurs grimpaient rapidement ; de dos, ils semblaient tous pareils - on eût presque dit qu’ils portaient un uniforme ; leurs visages quelconques offraient de la diversité, mais avaient un air de famille, comme ceux d’une troupe de frères qui, par prudence, dignité, dégoût ou prévoyance, s’ignoreraient résolument les uns les autres ; et leurs yeux, vifs ou lents, leurs yeux braqués sur le haut de l’escalier poussiéreux, leurs yeux bruns, noirs gris ou bleus, avaient tous le même regard concentré et absent, satisfait et vide. » (p. 751-752)

Certaines recensions de la nouvelle précisent que l’action se déroule dans un milieu bourgeois. Voila pourtant qui cible bien mal le milieu dont il est question. Ces voyageurs qui se ressemblent tant - même dos, même type d’habits, même air de famille, même regard - et qui s’ignorent tant, voila qui en dit bien davantage. Et puis, on apprend que Hervey est marié depuis cinq ans…
« À l’époque, toutes ses relations avaient déclaré qu’il était très amoureux ; et il l’avait déclaré lui-même, franchement, car il est entendu que tout homme tombe amoureux une fois dans sa vie - à moins que sa femme ne meure, auquel cas il peut être tout à fait louable de tomber amoureux une seconde fois. » (p. 752)
Peut-on mieux indiquer le conventionnalisme du personnage ? Et, en même temps, dévoiler plus habilement l’ironie du narrateur, lequel fait mine d’approuver cette casuistique de l’amour ? Et lorsqu’il s’agira d’expliquer la résolution de l’amoureux…
« Il y mit tout l’ennui et toute la solennité possibles - sans autre raison concevable que de cacher ses sentiments - attitude convenable s’il en est. Personne toutefois n’eût été choqué de le voir négliger ce devoir, car ce qu’il éprouvait en réalité c’était une forte envie - une envie plus forte et un peu plus complexe sans doute, mais de nature aussi peu répréhensible que l’appétit d’un homme affamé devant son dîner. » (p. 753)

Enfin, sur les années de mariage et le cercle social ainsi créé…
« C’était un milieu on ne peut plus charmant, le siège de toutes les vertus, où rien ne se réalise et où l’on ramène prudemment joies et chagrins à de simples plaisirs ou ennuis. Dans cette région sereine, donc, où l’on cultive les nobles sentiments avec une suffisante profusion pour dissimuler l’impitoyable matérialisme des pensées et des aspirations, Alvan Hervey et sa femme avaient passé cinq ans d’une prudente félicité que n’était venu obscurcir aucun doute sur la juste valeur morale de leur existence. » (p. 753)
Avant que la dispute n’éclate, il y a donc ces années de mariage dont il conviendrait peut-être de mieux savoir ce qu’elle furent…
« C’est ainsi qu’Alvan Hervey et sa femme avaient vécu, l’un près de l’autre, cinq années de prospérité. Avec le temps ils avaient appris à se connaître suffisamment pour la conduite pratique d’une existence comme la leur, mais ils étaient aussi incapable d’une véritable intimité que deux bêtes mangeant au même râtelier, sous le même toit, dans une luxueuse écurie. Apaisé, le désir d’Alvan était devenu une habitude ; et l’aspiration de sa femme était comblée - son désir de fuir le toit paternel, d’affirmer sa personnalité, d’évoluer dans son propre cercle (tellement plus distingué que celui de ses parents), d’avoir une maison à elle, et sa part personnelle du respect, de l’envie et de l’approbation des gens. Ils mettaient tous deux de la précaution à se comprendre tacitement, comme des conspirateurs circonspects mêlés à un complot avantageux ; car ils étaient, l’un et l’autre, incapables de considérer un fait, un sentiment, un principe ou une croyance, autrement qu’à la lumière de leur propre dignité, de leur propre glorification, de leur propre avantage. Ils effleuraient la surface de la vie, la main dans la main, dans une atmosphère pure et glacée - comme deux habiles patineurs qui dessinent des figures sur une glace épaisse pour éblouir les spectateurs, et qui ignorent dédaigneusement le flot caché, le flot mouvant et sombre, le flot de la vie, profond et hors d’atteinte du gel. » (p. 755)

Et voici la dispute. Mais je n’en dirai rien. Certains estiment qu’elle se prolonge un peu trop, que trop de répliques et de suppliques en compliquent le déroulement. Personnellement, je ne m’en lasse absolument pas. Chacun en jugera, comme chacun pourra méditer sa fin, à tout le moins abrupte et surprenante. Une clé, cependant, pour apprécier le récit mieux encore : une dispute au sein d’un couple, c’est tout un monde social qui s’y trahit. Et une question, alors : qu’aurait été semblable dispute si elle avait lieu aujourd’hui, à Londres, entre un agent de la City et sa compagne, animatrice dans une ONG humanitaire ?

(1) Conrad, “Le retour” in “Inquiétude” in Œuvres I, trad. par G. Jean-Aubry révisée par Pierre Coustillas, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1982, pp. 751-808.

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