À bien y réfléchir, je me demande si une des préoccupations les plus importantes de la philosophie - depuis Socrate jusqu’aujourd’hui - n’est pas cette distinction entre l’objet et le sujet qui nous est devenue à ce point si familière que son usage semble habituellement aller de soi. Ainsi, qui ne se sent pas en droit de qualifier une chose, une opinion ou une pensée d’objective ou de subjective. Cette opposition est à ce point naturalisée, alors même qu’elle échappe totalement à l’expérience, que l’on pourrait en comparer la force à celle des formes a priori de la sensibilité chères à Kant : le temps et l’espace.
Avant même que ne se pose la question de la dualité entre le corps et l’esprit, entre le sensible et l’intelligible, Platon a ouvert les débats relatifs à l’objet et au sujet, par exemple avec l’allégorie de la caverne racontée par Socrate (1). À l’image des hommes enchaînés dans la caverne qui ne voient des choses, des autres et d’eux-mêmes que les ombres, ce que nous voyons du réel n’en serait qu’un faux-semblant. Bien sûr, l’allégorie vise à conforter une conception des idées qui en fait des formes existant de façon immuable et universelle (ce qui inaugure ce courant appelé l’idéalisme), mais cette conception-là - comme d’autres bien sûr - trouve son assise dans la distinction opérée entre la réalité sensible, c’est-à-dire l’objet que nos sens nous révèlent, et une réalité invisible, inappréhendable sensoriellement, produite ou imaginée par notre conscience. D’un côté, le monde, de l’autre, le sujet ; et cette question : que sait le second du premier ?
Lorsque Hésiode et Homère parlaient des dieux, ils évoquaient un monde invisible distinct du monde visible. Mais ce n’était pas le rapport de l’homme au monde qui réclamait ce deuxième monde ; c’est le monde premier qui dépendait d’un autre, les deux s’imposant à l’homme comme un tout. Le mythe - en tant qu’explication des origines - n’a pas véritablement une nature métaphysique, parce qu’il n’interroge pas l’être ; il en prend acte. Lorsque l’invisible devient ce que l’esprit humain conçoit pour comprendre le monde visible, alors de là peut éventuellement naître un point de vue métaphysique (2). C’est le cas lorsque Dieu ou quoi que ce soit d’autre de purement conceptuel est affirmé existant.
Je voudrais ici mettre à mal cette summa divisio de la vulgate philosophique de la deuxième moitié du XXe siècle, celle qui affirmait comme décisive la distinction entre l’idéalisme et le matérialisme ou, pour le dire de façon plus schématique, la distinction entre ceux qui recouraient à une entité surnaturelle pour expliquer le monde et ceux qui s’en tenaient au réel en soi, distinction qui permettait par exemple souvent aux chrétiens et aux marxistes de s’éprouver différents (3). Ce découpage était plus dogmatique que réfléchi. En effet, accepter que divergent beaucoup ceux qui ignorent la distinction entre l’objet et le sujet et ceux qui la prennent en compte n’implique rien d’autre que la reconnaissance d’une sorte d’état premier de la réflexion, au sens d’une pensée qui se conçoit comme pensée. L’idée que le monde s’appréhende directement par le seul truchement de l’empirie, et de l’empirie la moins contrôlée, fut très probablement un état primitif de la pensée humaine, comme elle reste un état courant de la vie ordinaire, mais elle fut également un fondement de certains courants philosophiques, comme par exemple un certain positivisme radical (4). Distinguer l’objet du sujet, c’est simplement admettre que l’objet n’est visible, accessible ou compréhensible que par le biais d’un sujet. Et que, non seulement, ce sujet est malaisé à objectiver, mais qu’il est même difficile d’imaginer qu’il soit utile de l’objectiver. Ce qui peut générer de multiples positions philosophiques, à certains égards fondamentalement différentes.
Prenons l’exemple de Pyrrhon. Ce philosophe du IVe siècle avant Jésus-Christ est considéré comme le père du scepticisme. Mais on n’en sait si peu à son sujet que l’interprétation des échos de son enseignement donne lieu à d’importantes divergences. Ainsi, certains (tel Brochard, par exemple) lui attribue l’idée que l’apparence nous dissimule la réalité et qu’il convient donc de suspendre son jugement, alors que d’autres (tel Conche) estiment qu’il pensait qu’il n’y a que de l’apparence et que, en conséquence, il faut s’abstenir de juger. (5) Dans un cas comme dans l’autre, le sujet ne peut accéder au vrai. Mais les premiers estiment que c’est parce que l’objet est inaccessible, alors que les seconds mettent en doute l’existence même de l’objet.
On pourrait à partir de là parcourir toute l’histoire de la philosophie occidentale, de telle sorte que soient identifiées les diverses variations auxquelles donna lieu cette dichotomie objet/sujet. Je me garderai bien de tenter l’exercice ; je n’ai pas les compétences qu’il réclame. Mais j’aimerais en citer quelques étapes possibles et aussi m’attarder un peu sur l’une d’entre elles.
Lorsque Montaigne nous dit « Nous n’avons aucune communication à l’estre », il exprime sans doute surtout son scepticisme, puisqu’il justifie le propos par le fait « que toute humaine nature est tousjours au milieu entre le naistre et le mourir, ne baillant de soy qu’une obscure apparence et ombre, et une incertaine et debile opinion » (6). Encore qu’il dise aussi : « Pendant que nous nous remuons, nous nous portons par preoccupation où il nous plaist : mais estant hors de l’estre, nous n’avons aucune communication avec ce qui est. » (7). Il ne me semble pas abusif de supposer qu’il s’agit là d’une manière de concevoir ce qui sépare l’objet du sujet par le seul fait de mesurer la difficulté qu’il y a à appréhender l’être. Sur le sens précis qu’il convient d’accorder à ces propos, il s’impose d’être prudent, notamment en raison des multiples variations qu’offre la pensée de Montaigne, mais aussi des multiples interprétations auxquelles elle a donné lieu (8). Reste que Montaigne a aussi écrit ceci : « Pour juger des apparences que nous recevons des subjets, il nous faudroit un instrument judicatoire : pour verifier cet instrument, il nous y faut de la demonstration : pour verifier la demonstration, un instrument : nous voilà au rouet. Puis que les sens ne peuvent arrester nostre dispute, estans pleins eux-mesmes d’incertitude, il faut que ce soit la raison ; aucune raison ne s’establira sans une autre raison : nous voylà à reculons jusques à l’infiny. » (9) Et là, comment ne pas admettre que, à tout le moins, le sujet se sent désarmé devant l’objet ?
Le cas de Descartes peut sembler plus simple ; il me paraît pourtant plus compliqué. Bien sûr, la distinction entre le sensible et l’intelligible à laquelle on lie volontiers la pensée de Descartes est aisée à concevoir. Mais cette distinction situe mal, selon moi, la véritable originalité de Descartes. Dans le dernier paragraphe de la seconde méditation, il écrit ceci :
« […] puisque c’est une chose qui m’est à présent connue, qu’à proprement parler nous ne concevons les corps que par la faculté d’entendre qui est en nous, et non point par l’imagination ni par les sens, et que nous ne les connaissons pas de ce que nous les voyons, ou que nous les touchons, mais seulement de ce que nous les concevons par la pensée, je connais évidemment qu’il n’y a rien qui me soit plus facile à connaître que mon esprit » (10)
Il n’est pas question de prétendre que cette phrase résume la pensée de Descartes. Très loin s’en faut. Mais elle me semble éclairer quelque peu le rapport que l’on peut établir à son propos entre deux concepts qu’il n’utilise pas, du moins de manière systématique, à savoir objet et sujet. Ce qui permet au sujet de connaître l’objet, ce n’est pas tant ce que ses sens lui en apprennent, mais bien plutôt l’évidence, c’est-à-dire la capacité qu’a l’esprit et plus particulièrement la raison de concevoir les principes qui permettent de distinguer le vrai du faux. Le sujet disposerait ainsi aisément du moyen de mobiliser ses propres capacités à appréhender l’objet.
C’est avec Kant qu’apparaît véritablement la problématique du sujet. C’est avec lui que le sujet se trouve confronté à quelque chose qui fait obstacle à l’appréhension de l’objet, à savoir le phénomène. Je trouve personnellement que, dès lors qu’il s’agit d’éclaircir le rapport que Kant établit entre le sujet et l’objet, c’est Schopenhauer qui en parle de la façon la plus claire, même si son propre point de vue ne l’est pas tellement, ni davantage la justesse de l’analyse qu’il fait de l’œuvre de Kant. Dans sa “Critique de la philosophie kantienne” (11), appendice à son œuvre majeure, il écrit ceci :
« J’ai établi plus haut que le mérite essentiel de Kant avait été de séparer le phénomène de la chose en soi, de définir l’ensemble du monde visible comme phénomène, et par conséquent de dénier aux lois de ce monde toute validité au-delà des phénomènes. Il est d’ailleurs étonnant que Kant n’ait pas déduit cette existence simplement relative du phénomène de cette vérité simple, si facile à saisir, si indubitable : “PAS D’OBJET SANS SUJET”. »
Que veut dire “pas d’objet sans sujet” ? La suite du texte, qui fait référence à Berkeley, donne à penser que l’objet n’existerait qu’en raison de l’existence du sujet, autrement dit que l’objet pourrait n’être qu’une apparence.
« Ainsi, puisque l’objet ne possède jamais aucune existence sinon en relation avec un sujet, il aurait pu le présenter, pris à sa racine, comme dépendant déjà de ce dernier et donc comme un pur phénomène, qui n’existe pas en soi, ni de façon inconditionnelle. » (12)
Et dans un passage de l’édition de 1819 que Schopenhauer a ultérieurement supprimé, il précisait ceci :
« Au lieu de faire de ce principe [“pas d’objet sans sujet”] le fondement de ses affirmations, et de montrer que, par suite, l’objet DÉJÀ EN TANT QUE TEL est immédiatement dépendant du sujet, au lieu d’atteindre son but en s’engageant sur cette route droite et large qui s’ouvrait devant lui, Kant s’engage dans un chemin de traverse. En effet, il fait dépendre l’objet du sujet en se fondant non pas sur son simple être-connu. Il montre avec peine comment le sujet anticipe […] tous les modes phénoménaux de l’objet et par conséquent tire de lui-même tout le “comment”
La question est ici moins de déterminer ce que fut vraiment la pensée de Kant, ni d’ailleurs celle de Schopenhauer - y compris lorsqu’il parle de Kant -, mais bien d’inventorier les diverses conceptions possibles des rapports qu’entretiennent l’objet et le sujet. Car il me paraît légitime de s’interroger à propos de la position de Schopenhauer, laquelle peut être ramenée à l’idée que, sans nier l’existence de l’objet, il considère que le sujet éprouve tant de difficultés à l’appréhender que c’est comme s’il n’existait pas.
La pensée de Schopenhauer pose une autre question, peut-être plus vaste encore. C’est celle de l’autonomie du sujet. Car la volonté schopenhauerienne ressemble furieusement à une négation de la volonté subjective. Elle est même à ce point l’expression de l’être en soi qu’elle reste très malaisément distinguable par le sujet, lequel ne ferait qu’en réaliser ce dessein sans dessein d’un dessein absurde. Le déterminisme n’est dès lors plus cette téléologie qu’avaient en tête Leibniz ou Spinoza, mais bien ce fatum aveugle dont Nietzsche exploitera largement l’idée.
Après cela, la philosophie va très rapidement exploser en de multiples courants, à ce point divers et contradictoires qu’il devient très malaisé d’en suivre le fil. Évidemment, l’idée d’un fil est quelque peu naïve, car les doctrines ne s’enchaînent pas comme les pièces d’un puzzle ; elles se présentent plutôt comme les baguettes du mikado, alors même que le jeu n’a pas débuté. Il faudrait beaucoup de temps et des compétences dont je ne dispose pas pour soulever chacune des baguettes que le XXe siècle a ajouté au jeu sans faire bouger les autres. On peut néanmoins s’interroger : que valent ces apports récents ? qu’est-ce qui permet de mesurer la valeur d’un apport ? à partir de quand peut-on considérer que l’on embrouille davantage qu’on ne débrouille ? Je n’ai pas de réponse à ces questions. Et celles-ci ne m’ont jamais incité - jusqu’à présent à tout le moins - à refuser mon attention à la production philosophique contemporaine.
Mais c’est bien au cours de cette période récente que la distinction entre objet et sujet s’est à ce point complexifiée - tant dans les sciences sociales qu’en philosophie, d’ailleurs - que l’émergence de son importance s’est trouvée lestée d’une telle intrication entre les termes qui la composent, qu’aussitôt faite, elle s’est diluée dans des conceptions dont certaines n’ont pas hésité à franchir les barrières de la raison.
Reste-t-il une attitude utile, au regard de la multiplicité des points de vue possibles, particulièrement face à ce que le subjectif et l’objectif ont d’incertain ? Je crois que oui : se déprendre de soi-même, encore et toujours se déprendre de soi-même. Car si même l’objet échappait définitivement au sujet, si même le sujet s’échappait définitivement à lui-même, si même le sujet n’était somme toute qu’un objet indiscernable, encore faudrait-il tout craindre de ce que le sujet pense par lui-même et de lui-même.
(1) Platon, La République Livres V-X, trad. d’Émile Chambry, Les Belles Lettres, 1948, pp. 121-127 (514a - 516d). Selon certains, cette allégorie aurait déjà fait partie de l’enseignement pythagoricien.
(2) Je dis éventuellement, parce qu’il est parfaitement possible, par exemple, d’affirmer l’existence de causes par ailleurs invisibles, sans que celles-ci soient hypostasiées.
(3) Il y eut certes des marxistes chrétiens, mais rares il faut en convenir. Au début des années 70, il y eut même un nombre non négligeable de chrétiens de gauche qui se déclarèrent maoïstes.
(4) Il ne s’agit pas ici de condamner le positivisme. Cf. sur ce point ma note du 17 septembre 2013 relative aux Essais VI. Les lumières des positivistes de Jacques Bouveresse.
(5) Cf. ma note du 14 septembre 1999.
(6) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 639.
(7) Montaigne, Op. cit., p. 40.
(8) Lorsqu’on s’interroge sur les rapports entre l’objet et le sujet chez Montaigne - mots dont il n’use pas -, on ne peut faire l’impasse sur l’apparition chez lui de la conscience de la conscience (cf. sur cette question Robert Ellrodt, Montaigne et Shakespeare : l’émergence de la conscience moderne, Ed. Corti, 2011). Or, l’idée que cette conscience nouvelle donnerait à voir une morale première, universelle, ce que Marcel Conche appelle « la conscience morale vraie » (Marcel Conche, Montaigne et la philosophie, PUF, Perspectives critiques, 1996, p. 115 ; le chapitre 7 de ce livre apporte de l’eau au moulin de ceux qui, tel David Violet, estiment qu’il existe une morale objective), l’idée d’une morale première, donc, est contredite par l’idée que cette conscience serait à tout jamais livrée à elle-même, sans référent objectif, et que, « sans avoir besoin de les justifier d’autre façon, l’homme trouve des satisfactions sensibles à vivre comme si la vie avait un sens, bien que la sincérité intellectuelle assure qu’il n’en est rien » (Claude Lévi-Strauss, Histoire de Lynx, Plon, 1991, pp. 286-287 ; ce propos est complété d’une note en bas de page qui s’oppose à Conche quant à savoir s’il faut admettre l’existence d’un fondement objectif à la morale).
(9) Montaigne, Op. cit., p. 638.
(10) Descartes, Œuvres et Lettres, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1953, p. 283.
(11) Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation I [1819, 1844, 1859], Gallimard, Folio, 2009, pp. 755-953.
(12) Ibid., p. 789.
(13) Arthur Schopenhauer, Op. cit., p. 1104. La suite de ce passage - assez longue - donne l’occasion à Schopenhauer de faire état des craintes que Kant auraient eues d’apparaître idéaliste, ce qui illustre une fois de plus l’ambiguïté de ce dernier mot.
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