mercredi 28 décembre 2011

Note d’opinion : les lois mémorielles

À propos des lois mémorielles

Les lois qui punissent ou menacent de punir ceux qui nient des faits historiques moralement bouleversants sont vaines, voire inopportunes. Qui peut croire en effet qu’elles puissent pousser ceux qui, de bonne ou de mauvaise foi, contestent ces réalités à s’amender ? Le plus souvent, ils vont au contraire y trouver un motif d’entêtement, ne serait-ce qu’en raison de l’atteinte à la liberté d’expression qu’elles leur donnent l’occasion de dénoncer. On comprend ce qui conduisit à réprimer le négationnisme de la Shoah. La caractère exceptionnel du drame vécu par les Juifs d’Europe, l’effroi durable que leur sort a provoqué, l’incompréhension absolue qu’a suscité l’organisation méthodique de leur extermination, tout incitait à ne pas tolérer la dénégation de leur malheur. Mais le pli pris s’est vite révélé malvenu.

Je m’apprêtais à rédiger une petite note sur ce sujet, suite à l’adoption le 22 décembre dernier par l’Assemblée nationale française d’une proposition de loi visant à réprimer la négation des génocides, lorsque j’ai découvert l’article de Pierre Nora, publié en page 17 du numéro du 28 décembre 2011 du journal Le Monde. Je ne peux pas mieux dire et, par conséquent, je livre simplement cet article dans son intégralité.


« Lois mémorielles : pour en finir avec ce sport législatif purement français

On ne pouvait imaginer pire. Et si le Sénat devait confirmer cette funeste loi sur "
la pénalisation de la contestation des génocides établis par la loi ", ce sont les espoirs de tous ceux qui ont désapprouvé la généralisation des lois mémorielles et tous les efforts de l'association Liberté pour l'histoire depuis 2005, qui se trouveraient anéantis. A peine y avait-il une cinquantaine de députés en séance pour voter à main levée. Je ne doute pas que les plus conscients d'entre eux ne tarderont pas à se mordre les doigts devant les conséquences de leur initiative. L'ampleur du désastre est telle qu'il faut reprendre la question à zéro.
Il y a en effet dans cette loi deux aspects très différents : la question arménienne, sur laquelle on s'est focalisé ; et un aspect de portée beaucoup plus générale, qui n'a pas été mis en relief.
Versant arménien, l'affaire est claire. Le parallèle historique entre le " génocide " arménien et la Shoah, qui justifierait l'alignement de la législation française sur la loi Gayssot - pénalisant en 1990 la contestation du génocide juif -, ne tient pas. Pour la Shoah, en effet, la responsabilité de la France vichyste est engagée, alors que, dans le cas de l'Arménie, la France n'y est pour rien. Et s'il s'agissait de faire pression sur la Turquie, le résultat est concluant : la décision française ne peut qu'exacerber le nationalisme turc et bloquer toute forme d'avancée vers la reconnaissance du passé. La Turquie avait proposé, en 2005, la création d'une commission bipartite d'historiens et l'ouverture des archives ; les Arméniens avaient refusé au nom de leurs certitudes : génocide il y avait, et donc rien à ajouter, comme si le mot seul dispensait d'explorer les conditions de la chose. Le gouvernement français aurait dû faire pression pour qu'Ankara installe une commission internationale, dont la Turquie se serait engagée à suivre les conclusions, pour sortir du fatal tête-à-tête.
Le mot génocide a une aura magique, mais il faut rappeler que tous les historiens sérieux sont réticents à l'utiliser, lui préférant, selon les cas, " anéantissement ", " extermination ", " crimes de masse ". L'expression, élaborée pendant la guerre, a été dotée d'une définition juridique en 1948, fondée sur une intention exterminatrice. Elle a pris une connotation extensive aux frontières floues, et son utilisation n'a plus qu'un contenu émotif, politique ou idéologique. Si les Arméniens souhaitent l'utiliser, pourquoi pas ? Il peut se justifier. Mais ce génocide était déjà reconnu par la République française depuis 2001. Alors ?
Ce qui frappe dans la loi adoptée le 22 décembre, son urgence, son téléguidage par l'Elysée, c'est le cynisme politicien, la volonté de couper l'herbe sous le pied d'une initiative parallèle de la gauche au Sénat, son arrière-pensée d'en finir avec toute candidature à l'UE de la Turquie, ainsi diabolisée, et pratiquement " nazifiée ".
Il en va de même de la notion de crime contre l'humanité, associée dans la loi à celle de génocide. La notion est entrée dans le droit en 1945 au procès de Nuremberg, et son imprescriptibilité signifiait qu'aucun des auteurs du crime n'était à l'abri de poursuites jusqu'à sa mort. On l'a vu pour les nazis. Mais l'Arménie ? Aucun des acteurs n'étant encore en vie et le crime datant de près d'un siècle, faut-il que ce soient les historiens qui en portent la responsabilité ? Comment ceux-ci pourraient-ils travailler sur un sujet désormais tabou ?
L'aspect arménien n'est pas le plus grave. Cette loi prétend n'être que la mise en conformité du droit français avec la décision-cadre européenne du 28 novembre 2008 portant sur "
la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal ". C'est faux : elle va plus loin. Devant la décision de Bruxelles, la France avait choisi une " option " qui consistait à ne reconnaître que les crimes contre l'humanité, génocides et crimes de guerre déclarés tels par une juridiction internationale. C'était admettre l'éventualité d'une criminalisation des auteurs du génocide au Rwanda, au Kosovo et autres crimes internationaux contemporains, mais mettre les historiens qui travaillent sur le passé à l'abri de toute mise en cause. La loi actuelle s'applique à tous les crimes qui seraient reconnus par la loi française.
En termes clairs, la voie est ouverte pour toute mise en cause de la recherche historique et scientifique par des revendications mémorielles de groupes particuliers puisque les associations sont même habilitées par le nouveau texte à se porter partie civile. La criminalisation de la guerre de Vendée était d'ailleurs sur le point d'arriver sur le bureau de l'Assemblée en 2008 lorsque la Commission d'information sur les questions mémorielles avait conclu à la nécessité pour la représentation nationale de s'abstenir de toute initiative future en ce sens. D'autres propositions de loi se pressaient : sur l'Ukraine affamée par le pouvoir stalinien en 1932-1933 et les crimes communistes dans les pays de l'Est, sur l'extermination des Tziganes par les nazis, et même sur le massacre de la Garde suisse, aux Tuileries, en 1792 ! A quand la criminalisation des historiens qui travaillent sur l'Algérie, sur la Saint-Barthélemy, sur la croisade des Albigeois ? Mesure-t-on à quel degré d'anachronisme on peut arriver en projetant ainsi sur le passé des notions qui n'ont d'existence que contemporaine, et de surcroît en se condamnant à des jugements moraux et manichéens ? D'autant plus que la loi n'incrimine plus seulement la "
négation " du génocide, mais introduit un nouveau délit : sa " minimisation ", charmante notion que les juristes apprécieront.
La loi Gayssot avait sanctuarisé une catégorie de la population, les juifs ; la loi Taubira une autre catégorie, les descendants d'esclaves et déportés africains ; la loi actuelle en fait autant pour les Arméniens. La France est de toutes les démocraties la seule qui pratique ce sport législatif. Et le plus tragique est de voir l'invocation à la défense des droits de l'homme et au message universel de la France servir, chez les auteurs, de cache-misère à la soviétisation de l'histoire. Les responsables élus de la communauté nationale croient-ils préserver la mémoire collective en donnant à chacun des groupes qui pourraient avoir de bonnes raisons de la revendiquer la satisfaction d'une loi ? Faut-il leur rappeler que c'est l'histoire qu'il faut d'abord protéger, parce que c'est elle qui rassemble, quand la mémoire divise ?
C'est ce que défend Liberté pour l'histoire. Nous avions lancé en octobre 2008, aux Rendez-vous de l'histoire de Blois, un appel aux historiens européens que plus d'un millier d'entre eux avaient signé en quelques semaines. " L'histoire, proclamait-il, ne doit pas être l'esclave de l'actualité ni s'écrire sous la dictée de mémoires concurrentes. Dans un Etat libre, il n'appartient à aucune autorité politique de définir la vérité historique et de restreindre la liberté de l'historien sous la menace de sanctions pénales (...). En démocratie, la liberté pour l'histoire est la liberté de tous. "
C'est le moment de rappeler cet appel. Que tous ceux qui l'approuvent prennent l'initiative de nous rejoindre. Il est des revers qui ne font que relancer l'ardeur au combat. Il est des lois que d'autres lois peuvent défaire, des institutions politiques que d'autres institutions politiques peuvent corriger. Rien ne peut davantage prouver le bien-fondé de notre cause, appuyée sur le simple bon sens, que cette attaque en rase campagne. Ou plutôt en pleine campagne électorale.
Pierre Nora
Historien, président de l'association Liberté pour l'histoire
»

vendredi 23 décembre 2011

Note de lecture : Paul Veyne

Le quotidien et l’intéressant
de Paul Veyne


Récemment, j’ai découvert chez un bouquiniste liégeois ce livre de Paul Veyne que je n’avais pas lu : Le quotidien et l’intéressant (1). Sa lecture m’a fait comprendre que j’avais perdu bien du temps - seize ans - à tenter de saisir qui était Paul Veyne, alors que tout s’y trouve, ou presque.

Quand je dis que tout s’y trouve, je ne vise pas son œuvre, qui reste bien sûr l’essentiel. Mais, outre que l’esprit dans lequel cette œuvre s’est construite y est très clairement explicité, c’est l’homme avant tout qui s’y révèle. L’exercice est malaisé, presque impossible. Au point que je me détourne volontiers des livres où les auteurs entreprennent de parler d’eux-mêmes. Et pourtant, en l’occurrence, Paul Veyne a magnifiquement navigué parmi ce qu’il appelle lui-même « les précipices de la littérature égotiste » (p. 1)

Le livre comporte deux parties. La première est faite d’un long monologue intitulé “Libre parcours” et la seconde de “Réponses” (à des questions de Catherine Darbo-Peschanski) qui abordent différentes thématiques, le plus souvent liées d’une manière ou d’une autre à la recherche en histoire.

Le “Libre parcours”, c’est un texte par lequel Paul Veyne a tenté de se cerner et où il signale certaines de ses expériences, celles qui l’ont conduit à sa conception du métier d’historien. Et, bien sûr, ces expériences sont diverses, tant Veyne a conscience du fait que nous sommes autant forgés par l’insignifiant, par le quotidien, que par le réflexif. Voilà ce qui explique que l’on découvre des anecdotes à la fois très intimes et, en même temps, très peu personnelles.

« N’y pas conformer sa conduite »

Ainsi, évoquant l’aide qu’il apporta, avec son ami Georges Ville, au F.L.N., il explicite comment il s’y forgea une certaine maîtrise de lui-même.
« Le “portage de valises” me donna aussi l’occasion de faire une découverte sur mon propre compte et sur la condition humaine : il m’arriva de devenir férocement jaloux de Ville. La nouvelle qu’il était propulsé dans les hautes sphères du soutien aux Algériens me fit l’effet d’un coup de poignard. J’en restai stupéfait : je ne me serais jamais attendu à cela de ma part. Être jaloux d’un ami intime avec qui j’échangeais trois lettres pas semaine (il ne nous arrivait rien que nous ne nous le racontions) ! Un sentiment aussi vulgaire, aussi automatique que l’envie ! Aussi contraire à l’objectivité scientifique, au respect des supériorités vraies, à la générosité cartésienne, à la santé nietzschéenne et à la charité chrétienne ! Il ne me restait qu’à prendre acte de la chose, à n’y pas conformer ma conduite, à inférer que la condition d’homme exposait à cette maladie, à n’en éprouver ni gêne, ni humiliation, ni contrition et à m’acheminer peu à peu, si je pouvais, vers une sérénité plus compréhensive de moi-même et des autres. » (p. 34)
J’ignore s’il en va ainsi pour bon nombre de gens, mais, en ce qui me concerne, cette réaction m’en rappelle une de même nature que j’ai eue en 1970. Au cours d’une discussion à caractère politique dont le souvenir ne m’a plus quitté, je me suis surpris à combattre de mauvaise foi des arguments parfaitement rationnels. Et, pareillement à Paul Veyne, j’ai pris cela pour un penchant humain à quoi il fallait « n’y pas conformer [sa] conduite ». C’est dire combien je suis sensible à ses révélations.

L’alpinisme

Toujours dans un registre qui me touche, Paul Veyne parle de son goût pour l’alpinisme. Avec des mots qui ne peuvent que m’émouvoir :
« Les pentes, les montées ne sont pas des horizontales imparfaites, mais des verticales adoucies : les mots changent de sens. Les volumes deviennent extrêmement complexes bien que les formes soient stylisées, “idéal-typisées” ; la silhouette du Dru n’est pas celle du Cervin et chacune d’elle est aussi reconnaissable que celle d’une personne. La vue se trouve déconcertée : brusques échappées, vues panoramiques soudaines, multiplicité des angles de vision. Plus une chose curieuse : à la différence de la plaine, avec ses végétations et ses maisons, ce monde est fractal, comme le sont les tessons, les éclats de verre, les cailloux ; le hasard y a tout découpé en dents de scie irrégulières. Mieux encore, à quelque échelle que l’on se place, ce hasard est le même : la silhouette du Cervin est fractale et celle du moindre caillou l’est pareillement. Cette uniformité dans l’informe ignore l’existence de la vie, celle du chêne et celle du roseau, qui a une taille absolue. » (p. 37)
Personnellement, j’ai toujours regardé les montagnes avec un sentiment comparable, de même que, enfant, je regardais ainsi les cartes de géographie, plus particulièrement le dessin que forment les côtes, si reconnaissable et pourtant si stochastique.

Paul Veyne écrit aussi :
« La pratique de l’alpinisme trahit un goût pour l’inquiétude et le mouvement, pour le romanesque aussi ; c’est un test caractériel qui fait preuve. » (p. 38)
Est-ce si sûr que cela ? Il m’a plutôt semblé trouver dans la montagne de la quiétude, mêlée à une perception aiguë de la rigueur des choses, dans les deux sens du mot rigueur. Mais il est possible que je me trompe, y compris sur moi-même. D’autant que je n’ai jamais pratiqué l’alpinisme proprement dit, mais plutôt la randonnée en montagne. Il ne s’agissait pas tant pour moi d’atteindre l’un ou l’autre sommet, mais bien des points de vue sans cesse différents.

Aron

Dans “Libre parcours”, on trouve aussi d’intéressantes précisions sur les rapports que Paul Veyne entretint avec Raymond Aron. Celui-ci l’avait propulsé vers le Collège de France, ce qui ne les empêcha pas de rompre. Le récit que Veyne fait de cette rupture mérite le détour (2) :
« Entre lui et son obligé, cela tourna bientôt à la mésentente chronique. Incompatibilité d’humeur ou d’humour, peut-être. Cependant, s’il faut distinguer les êtres vivants à sang froid et ceux, plus intéressants, à chaleur interne, Aron appartenait à ce second type ; loin d’être indifférente, sa personnalité était littéraire, comme on dit ; il avait des sentiments, des lubies, des déchirements. J’avais déçu son attente ; lui, de son côté, commençait à m’agacer un peu. Ma vie privée (je divorçais pour la seconde fois) choquait en lui l’homme des disciplines collectives ; il ne me cachait pas qu’il me trouvait un peu enfantin. Malgré tout, quand il me donnait ces leçons, il levait trop haut le nez pour ne pas donner prise au soupçon que ce qu’il dédaignait si bien l’effarouchait encore davantage.
Ma présentation au Collège était trop avancée pour qu’il aille reculer ; il n’était pas homme à se désister de ce qu’il avait entrepris. Après mon élection, il se rattrapa en me demandant de venir, comme de collègue à collègue, parler en son séminaire de la liberté et de l’égalité en Grèce antique. Cette Grèce est si antique que le sujet paraissait très innocent. Comme historien, j’essayais de montrer les différences qui séparent les époques et qui font que ces mots n’ont plus le même sens pour nous. J’eus l’étonnement de me trouver devant des auditeurs que ces banalités semblaient irriter au plus haut point ; la salle était remplie de disciples d’Aron et, entre eux et moi, la leçon tourna à la scène de ménage. Ils m’opposèrent la permanence des valeurs avec la plus vive indignation. Surpris de ce happening, je me tournai vers Aron qui était assis à côté de moi sur la chaire. Il me répondit par quelques mots froids. Dans mon village, quand on voit arriver chez soi un voisin dont on ne souhaite pas la visite, on laisse aboyer les chiens. Je compris le sens du message et, désormais, j’eus soin de me faire oublier d’Aron et de l’oublier.
» (pp. 48-49)
Ah ! qu’il est malaisé de dialoguer !

Cette rupture n’a pas anéanti l’admiration que Veyne éprouvait pour Aron. Il le décrit d’une façon qui me paraît très juste :
« Esprit distingué s’il en fut, Aron avait au plus haut degré l’art d’éclaircir les problèmes plutôt que le don de flairer la présence de problèmes insoupçonnés. Mais il se voulait homme de théorie en même temps que représentant d’une opinion ; il estimait qu’il ne faisait qu’exprimer les leçons de la raison, donner la parole à l’entendement serein, en homme de savoir et de jugement, étranger à tous les fanatismes. Il était de bonne foi et, en tout cas, c’était de bonne guerre : il est arrivé à donner des remords à des gens qui ne partageaient pas ses opinions, mais qui, impressionnés, le respectaient comme le penseur du demi-siècle politique, comme notre vieux sage. » (p. 45)

Paul Veyne pose aussi un regard juste, je crois, sur ce qui, plus fondamentalement, le séparait de Raymond Aron.
« J’éprouvais pour Aron un mélange (où mon ambition de carrière était évidemment pour quelque chose) d’affection admirative pour le grand scholar et de malaise devant ses opinions qui n’étaient pas les miennes, et aussi devant l’accord qu’il croyait possible et naturel entre le savant et le politique ou le conseiller du Prince.
[...]Il lui a fallu, pour cela, minimiser la distinction radicale que fait Weber (et tant d’autres avant et après lui) entre jugements de faits et jugements de valeurs. On peut lire les quinze cents pages des écrits sociologiques de Weber sans soupçonner un instant les opinions tranchées, et pas précisément “de gauche”, qui ont été les siennes (mais je m’empresse d’ajouter qu’en “bon” nietzschéen Weber n’était pas antisémite, au contraire).
Pour affirmer contre Weber qu’on peut éluder la règle de la neutralité axiologique, Aron a dû, en outre, critiquer le nominalisme du grand penseur allemand et réaffirmer qu’il y a une logique éternelle de l’action (une praxéologie) et des fins naturelles de la politique.
» (pp. 44-46)
Une seule remarque : le “bon” nietzschéen, pour Paul Veyne, est très certainement celui qui lit Nietzsche comme l’a fait Foucault (3). Je ne suis pas sûr qu’il soit admissible de qualifier Weber de nietzschéen, fût-ce “bon”. La dénégation du soupçon d’antisémitisme que l’appellation de nietzschéen pourrait susciter laisse à penser.

L’intéressant

Venons-en à l’l’intéressant. Voilà un mot qu’un ami et moi utilisons souvent (c’est lui qui en a importé l’usage dans nos conversations) dans un sens qui est très précisément celui que lui assigne Paul Veyne. Je le cite :
« Il arrive du neuf parce que nous nous intéressons et que nous avons, avec les êtres et les choses, ce rapport que Georg Simmel a bien décrit et qu’ignorent freudisme et marxisme : l’homme est un être qui a l’étrange capacité de se passionner pour des choses qui ne concernent en rien ses intérêts. Quand on manifestait à Paris contre le Shah d’Iran, ce n’était pas par “intérêt syndical”, mais par une solidarité que Simmel, précisément, appelle “relation objectale”. Si nous apprenions que le totalitarisme vient de triompher sur Proxima Centauri, à cent années-lumière, nous en serions affligés. La charité ou la commisération relèvent aussi de cela. Le rapport de l’homme aux choses ne s’explique pas seulement à partir de ce qu’il y a à l’intérieur de l’homme. Sinon, l’altruisme serait de l’égoïsme, puisque l’altruiste “se plaît” à n’être pas égoïste... Ratiocination bien connue et qui tourne en rond. “Je suis un homme qui pense à autre chose (qu’à moi)”, disait Hugo... D’Aristote à Sénèque, l’anthropologie antique, qui se représente l’homme comme un scaphandrier autosuffisant et autodéfensif, n’est jamais arrivée à sortir de ce problème purement verbal de l’altruisme égoïste, faute d’avoir compris qu’il existe des relations “objectales”, de l’intérêt désintéressé. » (pp. 15-16)
Plus radicalement, Paul Veyne écrit ceci :
« Si je passe en revue ma vie professionnelle et mon choix du métier d’historien, je prends conscience d’une façon d’être que j’ai, ou d’une lacune, comme on voudra : je suis assez indifférent au Bien, public ou non ; comme historien et comme professeur, seul m’attire ce qui est intéressant. Or l’intéressant n’est pas le bien, ni le beau, ni le réel, ni l’aimable, ni l’utile, ni l’indispensable, ni même l’important ; ou plutôt, lorsqu’il est ceci ou cela, bon ou beau, ce n’est pas cela qui le rend intéressant. En un mot, l’intéressant est désintéressé : raisonnablement, nous devrions n’en avoir que faire, mais nous ne sommes pas raisonnables : nous sommes curieux de tout. L’intéressant est ce que nous recherchons par “pure curiosité” de savant, même si, par ailleurs, c’est une chose importante pour la politique. Une chose est intéressante lorsque nous sommes incapables de dire pourquoi nous nous intéressons à elle : nous savons seulement qu’elle nous intéresse. » (pp. 66-67)

Le quotidien

Les “Réponses” aux questions de Catherine Darbo-Peschanski offrent une mine d’informations sur la manière dont Paul Veyne réfléchit, principalement sur l’histoire des hommes. Il me semble que ce qui caractérise le mieux ce que sa démarche a de spécifique, c’est une certaine approche des généralités. Il faut des généralités, pense-t-il, pour autant qu’elles ne soient pas ces généralités communes qui aveuglent, mais au contraire des généralités construites, réfléchies, extraites de ce que nous apprend le quotidien des hommes. Parmi d’autres, voici un passage assez révélateur à cet égard. Il concerne ce que peuvent avoir de trompeurs ces grands concepts, telle la féodalité, dont on use un peu à tort et à travers, comme lorsqu’on évoque, par facilité, la période féodale japonaise.
« Je ne vous raconte ici rien d’intuitionniste ni de mystique. Je ne prétend pas qu’on apercevrait de la féodalité dans le Moyen Age par une sorte de lumière surnaturelle, qu’il serait inutile de vérifier sur les documents. Vous avez raison de vouloir préciser : la pudibonderie de la race historienne, dès qu’il s’agit de vérité et de rigueur, est souvent plus soupçonneuse qu’éclairée.
Certes, il faut vérifier. Il n’y aura de féodalité au Moyen Age que s’il y a eu conjonction du gouvernement des hommes et de la propriété du sol. Cette conjonction a-t-elle eu lieu ? Seuls les documents l’affirmeront ou l’infirmeront. Ce que j’essaie de dire est bien différent : c’est que l’
idée de féodalité ne naît pas des documents comme le poussin sort de l’œuf ; il faut l’en faire sortir, comme si elle y était déjà, par un effort intellectuel d’aperception qui n’a rien à voir avec l’application d’une méthode. Rigueur ou pas, il y a des gens, comme Max Weber, qui ont de meilleurs yeux que d’autres. Autrement dit, la vérité est une chose et la pénétration en est une autre, et seules sont intéressantes les idées pénétrantes.
Nous retrouvons, par ce détour, la phénoménologie de l’ami Passeron et son idée favorite (*) : ce qui est convaincant en histoire, comme en sociologie, est de faire surgir dans l’observation historique des faits ou des relations dont la pertinence ne préexistait pas à l’idéal-type qu’on vient d’en extraire.
L’histoire est une science parce qu’elle ne se contente pas du vrai, elle cherche du caché, par radioscopie. Voir des généralités, trouver aux choses un sens, une saveur, une intelligibilité, tel est le progrès de la connaissance historique. Il y a un quart de siècle, j’appelais cela l’
allongement du questionnaire, ce qui est plat : l’impression de “comprendre mieux” donne l’illusion d’une troisième dimension, d’une profondeur de champ. L’intelligibilité est ici la généralité non confuse, c’est-à-dire la différence. Cela s’oppose à l’insignifiant, au détail, à l’anecdotique. Pour rendre une chose intelligible, que ce soit la féodalité ou la Révolution française, il est inutile d’aller chercher un recours en dehors de la chose elle-même : offrir la saveur apaisante de l’intelligibilité est une qualité interne à toute idée générale. Nous l’avons dit, l’explication par les causes n’est pas la seule forme d’intelligibilité. Dès que, dépassant l’anecdote, vous parvenez à la couche abstraite des universaux, la lumière se fait dans votre esprit.
Inutile de vous préciser que voir des généralités est la même chose que d’apercevoir des différences, ces différences dont nous avons souvent parlé. C’est dans l’anecdote, dans le confus sans relief que tout semble pareil à tout, que tous les monothéismes, toutes les démocraties se ressemblent.
Pardonnez-moi d’avoir glosé si longuement autour d’une note de Pascal : “À mesurer qu’on a plus d’esprit, on trouve qu’il y a plus d’hommes originaux. Les gens du commun ne trouvent pas de différences entre les hommes.”
» (pp. 178-180)
La gageure qui consiste à n’admettre de généralités que conformes au quotidien, tel est la ligne de conduite de Paul Veyne :
« Je ne crois pas au rêves romanesques de madame Bovary sur l’amour qui pousse dans les îles comme un absolu, je ne crois pas non plus à l’homme ou plutôt au Dasein de Heidegger, et inutile de dire que je n’ai jamais cru au paradis soviétique : il se dénonçait de façon interne comme faux, parce qu’étant contraire à la quotidienneté. Voilà le problème. » (p. 181)
Et je voudrais là compléter ce qu’il dit à propos d’Heidegger avec ce passage-ci :
« Ce qu’on subodore chez Heidegger et chez bien d’autres est une rage chimérique contre l’indépassable quotidienneté ; cette rage tourne à la critique de la société actuelle, à la satire de notre décadence prétendue ; tel Don Quichotte s’en prenant aux moulins à vent, on va dénonçant l’âge des masses anonymes, de l’individualisme sans idéal, de la médiocrité démocratique. À cette décadence, Heidegger oppose une antique humanité grecque dont il se fait une idée fabuleuse (ce manque de sens des réalités explique la durable adhésion de Heidegger à un nazisme dont il avait, du reste, une idée toute personnelle et non moins chimérique). Et, certes, les grands rassemblements de Nuremberg avaient plus de tonus que l’ordinaire de notre médiocrité quotidienne... » (pp. 188-189)
Voilà des reproches dont je me demande personnellement ce qui le retient de les formuler également à l’égard de Nietzsche. Mais lecture foucaldienne de Nietzsche oblige...

Foucault

En ce qui concerne Foucault, les propos de Paul Veyne sont pour moi particulièrement précieux. Il l’a très bien connu ; ils furent amis. Mais son témoignage n’apporte guère à mes yeux - je dois l’avouer - un crédit supplémentaire à sa pensée.

Veyne n’hésite pas à chercher les origines des inclinations intellectuelles de Foucault. Ainsi :
« Enfant, il avait été pétrifié devant une gravure de son histoire de France : César recevait la soumission de Vercingétorix ; un Vercingétorix beau et musclé (ce qui, je le précise, ne correspondait justement pas aux goûts sexuels de Foucault) et un petit César maigrichon, nerveux, peu prestigieux et qui, pourtant, était vainqueur... Triomphe de l’esprit sur la force, dirons-nous en style noble ! Triomphe de Foucault sur les politiciens et les flics. Le savoir a rapport avec du pouvoir ; trouver la vérité est aussi une puissance. Triomphe aussi de la parole sur le corps. “Je vais voir toutes les interprétations de Tartuffe. Voilà un petit homme ridicule, sans prestige, laid, mais qui parvient à séduire Orgon et, au fond, Elmire, rien que par la puissance de la parole : non, tu te trompes. La version moderne de la pièce ne serait pas Tartuffe ou le militant, mais bien Tartuffe ou le psychanalyste.”
Le fantasme de Foucault était de triompher par ses propres armes, la vérité et la parole, sur d’autres prestiges qui l’humiliaient, le pouvoir et la beauté.
» (p. 193)
Plus précisément :
« [...] enfant, le mépris et la méfiance qu’il avait de lui-même, et aussi sa docilité de jeune idéaliste envers les conventions, avaient fait de lui, jusque vers sa dix-huitième année, un adloescent soumis, humilié et honteux. Toute la vie de Foucault, sa crânerie, son réel courage physique et intellectuel, son nietzschéisme ont été une réaction contre cette humilité vertueuse de l’enfance et les abaissements de l’adolescence. La fierté est une vertu. » (p. 201)
Voilà qui situe les motivations de Foucault bien loin de ce que Veyne a défini comme l’intéressant !

Et celui-ci d’ajouter :
« [...] non, son vrai problème n’avait pas été les garçons, mais les drogues. Enfant, racontait-il, il en avalait de toute espèce qu’il dérobait à son chirurgien de père, “pour voir quel effet elles produiraient sur son esprit”. C’était en somme son Cogito à lui, ou son anti-cogito : comme la folie ou comme l’extase, les drogues nous enseignent que notre moi pourrait être autre qu’il n’est et que nous n’avons pas de raison, ou plutôt de fondement ni de principe, à décréter que notre moi non aliéné est le vrai, celui qui compte. » (p. 195)
Voyons ! Si privé de drogues, l’esprit n’est pas aliéné, c’est qu’il convient de n’en pas prendre. Non ?

Je reste perplexe lorsque je lis ceci :
« La pensée philosophique de Foucault, pensée difficile qui doit sa popularité aux contresens qu’on fait sur elle, a, quand on l’a comprise, l’unité et la cohérence d’une intuition ; l’homme, lui, était déchiré entre ses personnages : celui du révolté, celui de l’homme de pouvoir et donc de l’homme d’ordre, celui de l’égocentrique affamé de salut. Cette multiplicité n’était pas machiavélique : il avait besoin de chacun de ces rôles et il en assumait jusqu’au bout les devoirs et les risques respectifs, comme faisaient docteur Jekyll et Mr. Hyde. Un révolté et un contestataire, un homme d’ordre et de pouvoir.
Le voilà donc tabassé par les flics à Vincennes ou au palais de justice, affrontant la police franquiste sur l’aéroport de Madrid, à peu près torturé dans la Tunisie de Bourguiba, lors d’une mouvement étudiant de gauche, ou se précipitant dans une cabane en feu pour sauver un malheureux, au milieu des bouteilles de gaz qui allaient exploser. Vers le même temps, ce héros/héraut de l’antirépression pouvait chercher à être nommé directeur d’une chaîne de radio ou de télévision - et, s’il l’avait été, il aurait été un directeur à poigne. À ses confidents, il aimait dire vrai contre ses partisans naïfs ou contre une partie de lui-même ; il disait à Passeron que les fous étaient dangereux et très ennuyeux, il me disait que, en France, la police commettait un minimum de “bavures” qu’il était humainement possible. Il ne lui restait plus qu’à mettre des cloisons étanches entre ses diverses fréquentations.
» (p. 197-198)

Il semble évident que ce qui provoque chez Veyne une espèce de fascination pour la pensée de Foucault (outre bien sûr l’amitié qu’il lui vouait), c’est cette conception de l’histoire qui a suscité l’idée d’épistémè et qui conforte sa propre approche du passé :
« On ne peut pas penser n’importe quoi, même les idées les plus louables, n’importe quand ni n’importe où. On ne pense pas aux déshérités en Amérique ni dans l’Antiquité, comme nous y pensons en France en 1995. Nous avons donc, Français d’aujourd’hui, la chance d’avoir le mérite de penser des choses louables sur ce point. Cela dit, il serait difficile de reprocher aux Grecs de n’avoir pas été charitables, aussi difficile que de reprocher à Vercingétorix d’avoir perdu la bataille d’Alésia parce qu’il n’avait pas d’aviation. Le paradoxe est ironique, ou tragique, ou mélancolique, comme on voudra ; mais le fait est là et on voit mal comment le dépasser. Le temps et le hasard nous font penser bien, du moins à nos yeux. » (p. 218)
Il me semble que « la chance d’avoir le mérite de penser des choses louables » est encore trop dire. Sont-elles plus louables que d’autres, ces choses ? La question vaut d’être posée, car Foucault lui-même défendit des conceptions qui, toutes relatives qu’elles soient, se pensaient des plus louables, sinon intemporelles. Après tout, n’a-t-il pas participé à la construction d’une nouvelle épistémè qui n’a d’autre légitimité que sa contemporanéité ?


Il y aurait encore bien des choses à relever dans le livre de Paul Veyne, tant il est riche de thèmes intéressants. Mais ce que j’en ai déjà dévoilé devrait suffire à pousser à sa lecture celles et ceux qui cultivent cette curiosité désintéressée dont il s’est fait le chantre.

(1) Paul Veyne, Le quotidien et l’intéressant. Entretiens avec Catherine Darbo-Peschanski, Les Belles Lettres, 1995.
(2) Quel dommage que Pierre Bourdieu ait toujours gardé le silence sur les raisons et les circonstances de sa rupture d’avec le même Aron. On pourrait penser - et Bourdieu l’a sans doute pensé - que ce serait là jaboter. Mais tout est dans la manière de dire et de lire, sinon il faudrait renoncer à jamais ouvrir Balzac.
(3) Cf. notamment Michel Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » in Hommage à Jean Hyppolite, PUF, coll. Épithémée, 1971, pp. 145-172.
(*) Jean-Claude PASSERON, Le Raisonnement sociologique : l’espace non poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991, p. 390 ; ID., “De la pluralité théorique en sociologie”, Revue européenne des sciences sociales, XXXII, 1994, pp. 71-116. [Note de P.V.]

mercredi 14 décembre 2011

Note de lecture : Michel Terestchenko

La querelle sur le Pur Amour au XVIIe siècle
de Michel Terestchenko


Un article publié sur Internet a retenu ma particulière attention et je voudrais en dire quelques mots. Il s’agit de La querelle sur le Pur Amour au XVIIe siècle de Michel Terestchenko (1).

Je ne me permettrai ni d’expliciter l’article (que chacun peut lire ici), ni moins encore de juger ce qui y est dit de Fénelon, que je n’ai pas lu.

Ce qui m’a accroché, dans cet article, c’est d’abord l’idée de réfléchir au lien pouvant exister entre le conflit que suscitèrent les jansénistes et celui qui résulta de l’opposition de Bossuet au quiétisme. L’affaire est en réalité d’une très grande complexité et je suis bien trop ignorant des questions théologiques qu’elle agite pour oser formuler une opinion à ce sujet. Reste que les arguments développés, notamment ceux de Fénelon que Michel Terestchenko rapporte, participent d’une subtilité et répondent à des questions qui dépassent à certains égards le fait religieux et l’interprétation des textes sacrés. Une autre chose suscita aussi mon intérêt, c’est l’éclairage que les controverses évoquées fournit à la question de l’intérêt désintéressé (2).

Commençons par ce que je me suis permis d’appeler le dépassement du fait religieux. Il y a un certain temps déjà que l’idée m’est venue que bien des penseurs agnostiques ou athées négligeaient de lire et de s’inspirer des auteurs religieux, alors que certains de ceux-ci ont marqué la pensée occidentale d’une façon à ce point profonde qu’elle subsiste, fût-ce sous une forme ténue, au sein de nos déterminations les plus profondes. On peut bien sûr citer Augustin, Thomas d’Aquin, Pascal et même Lamennais, mais cela reste vrai pour des théologiens bien plus discrets qui ont participé à des débats qui ne furent pas que scolastiques et qui, parfois même lorsqu’ils étaient scolastiques, soulevaient des problèmes dont l’enjeu n’était pas que religieux.

La question de la prédestination augustinienne au salut, par exemple, mérite à bien des égards qu’on s’y arrête. Non seulement parce qu’elle donne à penser au sujet des liens pouvant exister entre les conceptions de la liberté, telle celle que Thomas d’Aquin développa (3), et l’influence qu’elles eurent sur l’émancipation à l’égard des dogmes chrétiens, mais aussi en raison du poids dont elles pesèrent sur le fait révolutionnaire. Ainsi, le jansénisme, qui n’envisage l’affranchissement à l’égard de la prédétermination au mal que par la grâce, a répandu une forme subtile de fatalisme dont il serait éminemment intéressant d’étudier en quoi elle inclina à l’effondrement de la monarchie absolue. Ainsi encore, la persécution du quiétisme, réussie même au niveau des idées, a préparé une dissociation radicale du mysticisme et du catholicisme qu’il serait peut-être opportun de mettre en relation avec le mouvement de sécularisation qui conduisit à l’affaiblissement considérable que le catholicisme connaît aujourd’hui en Europe.

Autre exemple : la portée de la théologie apophatique, notamment quant à l’élucidation de la pensée de Fénelon. Je ne suis pas en mesure de juger de cette influence, mais je me pose la question suivante : comment rendre compte de l’impact de cette théologie-là sur les débats théologiques du XVIIe siècle, alors que la question de Dieu s’était tellement épurée chez certains auteurs des XIIIe, XIVe et XVe siècles que l’on pourrait, d’une certaine manière, regarder les débats sur les volontés de Dieu comme une sorte de régression superstitieuse. Si on lit La docte ignorance de Nicolas de Cues (4) en faisant abstraction de certains de ses écrits postérieurs, on ne peut qu’être frappé par le fait que bien des agnostiques, bien des athées, peuvent se sentir profondément concernés par les questionnements qu’on y trouve. Selon le regard que l’on jette sur l’œuvre, elle peut faire naître autant de réflexions à ceux qui cultivent le scepticisme qu’à ceux qui vivent dans la foi. Il est malaisé d’en dire autant de la lecture de Bossuet.

J’en viens à la question de l’intérêt désintéressé. Michel Terestchenko est proche du courant anti-utilitariste rassemblé autour de la Revue du M.A.U.S.S. (5) Ce courant défend l’idée que l’altruisme humain est une des déterminations du comportement et que la théorie économique, qui pêche de ne pas en tenir compte, devrait être réformée afin d’incorporer ce paramètre. On voit immédiatement l’intérêt (si j’ose user du mot en la circonstance) que l’article de Terestchenko peut présenter sur ce point. Non pas tellement que le pur amour - celui que ressentent envers Dieu ceux qui vivent dans la conviction de leur damnation éternelle - puisse être vu comme l’exemple d’un altruisme qu’aucun intérêt second, tel le plaisir de se savoir bon, n’altère. Mais plutôt l’espèce de preuve que constitue l’existence même d’une pensée solidement étayée et apte à concevoir une forme de gratuité absolue.

De la même manière que Nicolas de Cues entreprend d’étudier la vérité - c’est-à-dire non pas ce qui serait vrai, mais bien cette nature commune à tout ce qui est vrai - en méditant sur l’ignorance, de même les M.a.u.s.siens devraient-ils étudier l’altruisme par ce qu’il n’est pas plutôt que par ce qu’il est, ce qu’ils ne font pas. Ils aboutiraient probablement à la conclusion que, les actes et pensées égoïstes étant retranchés, il reste quelque chose qui relève de l’ordre de l’incompréhensible.

Les dons égoïstes sont fréquents et nombreux, même s’ils ne sont effectivement pas réductibles aux échanges synallagmatiques. Ce sont cependant ces dons-là que l’économie ignore, malgré leur impact sur la production, la distribution et la consommation des richesses. L’immense difficulté réside évidemment dans le caractère non dénombrable et non mesurable de ces largesses.

Quant à ce qui est incompréhensible, c’est l’intérêt sans intérêt. On peut discuter à perte de vue sur sa réalité. Certains tenteront toujours de réduire tout comportement à une motivation utilitaire, sinon égoïste. Mais l’aporie ici tient au fait que pareille façon de cerner la passion ou la curiosité, voire l’appétit ou le désir, aboutit à un résidu indéfinissable. Ce résidu-là n’a pas sa place dans la théorie économique, parce qu’il ne participe d’aucun échange. Il tient tout entier en ce fait que les hommes peuvent s’intéresser à autre chose qu’à eux-mêmes. Ainsi, ils peuvent vouloir savoir ce qui n’aura pour eux aucun autre intérêt que celui de satisfaire leur intérêt, leur intérêt désintéressé.

(1) Michel Terestchenko, La querelle sur le Pur Amour au XVIIe siècle, Michel Terstchenko Philosophie, 12 décembre 2011. Ce texte figure dans l’ouvrage publié en 2001 aux éditions La Découverte sous la direction d’Alain Caillé, Christian Lazzeri et Michel Senellart, Histoire raisonnée de la philosophie morale et politique. Le bonheur et l'utile, aux pp. 388-400 ; il en forme le chapitre 33 intitulé « Fénelon (1651-1715) et Bossuet (1627-1704) : la Querelle sur le pur amour ». Je n’ai pas lu ce livre et me réfère donc uniquement à la version du texte placée en 2011 sur le blog de l’auteur ; cette version comporte quelques coquilles qu’il serait aisé de corriger.
(2) J’emprunte l’expression intérêt désintéressé à Paul Veyne (cf. Le quotidien et l’intéressant, Les Belles Lettres, 1995, p. 16).
(3) Cf. Thomas d’Aquin, Somme théologique, Prima pars, question 83. Ce texte est disponible ici sur Internet dans sa traduction dominicaine de 1984.
(4) Nicolas de Cues, La docte ignorance (1ère publ. en 1440), trad. du latin par Hervé Pasqua, Éd. Payot & Rivages, Petite bibliothèque, 2011.
(5) Cette revue est présente ici sur Internet.

jeudi 8 décembre 2011

Note d’opinion : le politique

À propos du politique

Des commentaires figurant au bas d’une note du présent blog m’ont donné l’idée d’expliciter quelque peu le rapport que j’entretiens avec le politique (1). Peu importe, bien sûr, ce que je pense personnellement sur la question. Mais caractériser des attitudes qui révèlent des possibles, cela importe beaucoup. Et je ne peux mieux décrire un de ceux-ci qu’en évoquant mon propre sentiment sur le sujet.

Dans son Politique, Aristote défend l’idée que « Si l’homme est infiniment plus sociable que les abeilles et tous les autres animaux qui vivent en troupe, c’est évidemment [...] que la nature ne fait rien en vain. Or, elle accorde la parole à l’homme exclusivement. [...] l’homme a ceci de spécial, parmi tous les animaux, que seul il conçoit le bien et le mal, le juste et l’injuste, et tous les sentiments de même ordre, qui en s’associant constituent précisément la famille et l’État. » (2) Ainsi, le langage et le politique serait si étroitement liés que ce propre de l’homme que serait le langage induirait que celui-là est irrémédiablement politique. Pourtant, toutes les tentatives visant à caractériser le politique (Xénophon, Machiavel, La Boétie, Montesquieu, etc.) ont choisi de distinguer le politique des autres activités humaines d’une façon qui suppose que, ainsi que l’homme plongé dans l’eau se met à nager plutôt que marcher, ainsi l’homme plongé dans la politique agirait d’une façon caractéristique, typique de ce qu’on pourrait appeler, par opposition au reste, le champ du politique.

Le politique, c’est donc ce champ où la politique (3) se joue. Et la première question que l’existence même de ce champ pose est celle de son accès. Non pas l’accès pour en faire - telle une candidature à une élection ou une adhésion à un parti -, mais bien plus simplement pour y prendre position. Nombreux sont ceux à qui cette simple entrée dans le champ est interdite, parce qu’ils ne disposent pas des moyens de se forger une opinion politique (4). D’autres hésitent à s’y aventurer, parce qu’ils n’aperçoivent que rarement une position qui s’y justifierait. Et c’est avec ceux-là que je me sens des accointances.

Dans le champ politique, on ne se comporte pas comme dans quelque autre champ du monde social. Non qu’il n’y ait bien des ressemblances avec les champs marchand ou religieux par exemple, mais ce qui fait la spécificité du champ politique est tel que ceux qui passent d’un autre champ à celui-là se plie à sa loi, ce qui n’est pas toujours le cas en sens inverse. Xénophon avait entrevu cette particularité, Machiavel bien davantage encore. Là réside précisément l’explication des naïvetés que manifeste l’homme ordinaire lorsqu’il parle du pouvoir politique. Qui n’a pas entendu l’un ou l’autre indiquer ce qu’il ferait, lui, s’il était ministre, affichant pour l’occasion une détermination exemplaire ? Ce qui permet à pareil tartarin de trancher sans état d’âme, c’est l’égale importance de sa foi politique et de sa méconnaissance du politique. Le ministre à la place duquel il affirme se voir a parcouru un long chemin, plein d’embûches, qui a progressivement réduit l’éventail des possibles, de telle sorte qu’il ne peut plus trancher comme le prétend le ministre d’un instant.

On pourrait penser que, à la méconnaissance du politique - laquelle frappe aussi, voire davantage, ceux qui professent de fermes convictions politiques - s’oppose un savoir détenu par les praticiens de la politique, un savoir propre à les guider vers les meilleures solutions politiques. Il n’en est rien. Car ce que les politiques savent mieux que quiconque est fort étranger à ce qui définirait une bonne politique, si tant est que pareille définition soit possible. Ce qu’ils savent tient au contexte dans lequel il sont amenés à décider, c’est-à-dire la lutte permanente qui les oppose.

Il est intéressant, à ce sujet, de se pencher sur une conférence que Bertrand Russel a prononcée à la London School of Economics le 10 octobre 1923. Elle a été publiée en 1928 dans un recueil intitulé Sceptical Essays, lequel a été très récemment traduit en français (5). Il y dit ceci :
« Je voudrais faire comprendre que, si nous devons faire quelque bien dans la politique, il faut que nous engagions le problème politique d’un tout autre biais. Dans une démocratie, un parti qui veut obtenir le pouvoir doit faire un appel auquel réponde la majorité de la nation. Pour des raisons qui apparaîtront au cours de notre exposé, un appel qui aurait un large succès ne peut pas, dans la démocratie actuelle, manquer d’être nuisible. C’est pourquoi il n’est pas probable que n’importe quel parti politique puisse avoir un programme utile, et, si des mesures utiles doivent être réalisées, il faut que ce soit au moyen de quelque autre instrument que le gouvernement des partis. Et un des problèmes les plus pressants de notre époque est de combiner l’existence d’un tel instrument avec celle de la démocratie. » (6)
De quel instrument parle-t-il donc ? Voici :
« Il existe actuellement deux espèces très différentes de spécialistes politiques. D’un côté, ce sont les politiciens de tous partis ; de l’autre, ce sont les experts, principalement des fonctionnaires, mais aussi des économistes, des financiers, des médecins savants, etc. Chacune de ces deux classes a son habileté particulière. L’habileté du politicien consiste à deviner ce qu’on peut faire croire aux gens comme leur étant avantageux ; l’habileté de l’expert consiste à calculer ce qui réellement est avantageux, à condition que les gens le croient tel. (Cette condition est essentielle, car des mesures qui soulèvent un sérieux mécontentement sont rarement avantageuses, quels que soient leurs mérites.) » (7)

Ce que Bertrand Russel n’a pas semblé apercevoir alors, c’est que tout expert qui entre de quelque façon que ce soit dans le champ politique en subit la loi. Ou il s’adapte au jeu politique - fût-ce par l’intermédiaire du politicien dont il est le conseiller -, ou il est rejeté du champ où il a eu l’imprudence de s’aventurer. (8) Il ne faut pas perdre de vue que, dans la lutte pour le pouvoir, l’argument de la compétence n’est pas négligeable. Mais la compétence dont il est question dans ce contexte est la compétence sociale (9), celle dont le titulaire arrive à se prévaloir en dépit de ses carences, et non la compétence technique effective. Ce qui revient à dire que, en entrant dans le champ politique, la compétence devient également quelque chose d’autre, davantage lié à l’apparence qu’à l’authenticité, davantage utilisé comme un moyen de vaincre que comme un moyen de démêler le vrai du faux.

En portant sur le politique ce regard quelque peu sociologique, je nourris un grand embarras de défendre ou même d’énoncer des opinions politiques. Non que je n’en aie, mais parce qu’elles me semblent si douteuses qu’elles y perdent ce caractère décidé, carré, résolu, qu’elles empruntent généralement. Le hasard m’a conduit, il y a de cela vingt ans, à participer d’assez près pendant deux ans à un pouvoir politique régional. J’y ai rapidement compris qu’il était nécessaire à l’efficacité de mon action que mon silence sur le politique soit compris comme l’effet d’arrière-pensées politiques et non comme ce qu’il était ; tant il est vrai, par exemple, qu’on ne s’oppose pas efficacement à une décision inique en s’indignant de son iniquité, mais plutôt en laissant entendre qu’elle est politiquement inopportune. J’ai trouvé l’expérience très intéressante, mais j’y ai aussi trouvé de quoi conforté mon sentiment qu’il est vain, très souvent, d’adopter (10) des opinions politiques et surtout de les afficher.

En m’exprimant comme je le fais, j’offre à certains - j’en suis conscient - le loisir de prétendre que je méprise le politique et les politiques. Rien n’est pourtant plus faux. Car je suis persuadé que le politique est tout aussi indispensable qu’inévitable. Et je sais - pour en avoir rencontré - qu’il existe des femmes et des hommes qui s’y lancent avec courage et abnégation et qui s’obstinent à y soutenir des buts louables et désintéressés (11). Les résultats qu’ils obtiennent sont d’autant plus admirables qu’il leur a fallu, pour les obtenir, sacrifier aux exigences d’un combat qui réclame des moyens souvent moins nobles que les fins poursuivies. C’est qu’ils ont cette faculté d’agir au sein de la complexité, comme celle qui consiste à distinguer continûment le mauvais moyen que la fin justifie de celui qui altérera celle-ci, de juger jour après jour de ce qui peut être fait sans perdre son âme et de ce qui ne peut pas être fait sous peine de déchoir. Je n’ai personnellement ni le talent, ni la patience, ni le courage que cette lutte réclame. J’ai aussi une vision du champ politique extérieure à celui-ci qui m’en barre l’accès.

Un mot des autres. Ce qui pousse vers la politique tous ceux dont le pouvoir nuit est sans doute varié et mélangé. Le plus souvent, l’initiation au jeu politique est lente et progressive, de telle sorte que les changements qui s’opèrent dans la mentalité du candidat politicien sont suffisamment imperceptibles pour qu’ils ne donnent lieu à aucune révision déchirante, mais assurent néanmoins l’adaptation du candidat aux nécessités du combat politique.

On pourrait aussi déduire de mes propos que je rejette la politique avec l’argument du « tous pareils ». Là aussi, rien n’est plus faux. Mais il me paraît effectivement que la valeur humaine des politiciens importe davantage que la pertinence des options idéologiques qu’il défendent. Et l’un des signes majeurs de cette valeur humaine, c’est précisément l’indépendance vis-à-vis des doctrines et des organisations (partis, syndicats, groupes de pression) qui s’en prétendent les gardiennes. Rien ne m’afflige autant que ces assemblées politiques où le propos démagogique et l’interprétation malicieuse des statuts se le dispute d’une façon qui cumule les tares de la foule et les vices de la bureaucratie. Il est vrai que l’indépendance est un luxe que ne peuvent le plus souvent s’offrir que certains de ceux dont la carrière politique est déjà assurée.

Je n’ai en aucune façon décidé de me retirer sous ma tente. Et je suis prêt, comme je l’ai déjà fait, et quoi qu’il m’en coûte, à manifester, y compris dans la rue, un engagement ponctuel que je jugerais capital. Mais je ne puis énumérer les causes qui justifient selon moi de passer à l’action, tant me répugne la multitude des déclarations altruistes qu’alimente le besoin de paraître généreux. Il y a tant de programmes politiques apparemment désintéressés qui rallient des partisans crédules et enfantent des malheurs sans nombre. La désespérance politique y trouve sa principale origine.

Ce qui reste pour moi le plus douloureux, c’est d'être condamné à demeurer muet devant des amis qu’une foi politique fait vibrer, des amis qui espèrent une société autre, débarrassée des malfaiteurs et des comploteurs, et qui supposent que l’accession au pouvoir des damnés de la terre ferait naître une politique nouvelle, faite de bienveillance, d’égalité et de justice. C’est malheureusement - je crois - méconnaître le politique.

(1) Le mot politique est pris ici dans le sens de ce qui a trait à la conduite des affaires de l’État.
(2) Aristote, Politique, I, 10. Évidemment, Aristote défend là l’idée que chaque citoyen est concerné par la politique ; il définit somme toute l’homme par le politique au motif que l’homme est avant tout civique. Reste que cela suppose une égale prédisposition de tous au politique.
(3) La politique désigne ici la conduite effective des affaires publiques et la lutte pour le pouvoir qu’elle suppose.
(4) Cf. Pierre Bourdieu, « Culture et politique » in Le métier de sociologue, Éd. de Minuit, 1984, pp. 236-250.
(5) Bertrand Russel, Essais sceptiques, trad. d’André Bernard, Les Belles Lettres, Coll. “Le goût des idées”, 2011.
(6) Ibid., p. 139-140.
(7) Ibid., p. 140.
(8) Certains gouvernements européens récents, dont il fut affirmé qu’ils étaient techniques, ne manqueront pas, j’en suis persuadé, d’illustrer cette fatalité.
(9) Sur la notion de compétence sociale, cf. Pierre Bourdieu, notamment : Questions de sociologie, Éd. de Minuit, 1984 ; « Questions de politique », Actes de la recherche en sciences sociales, septembre 1977, n°16 ; « La représentation politique : éléments pour une théorie du champ politique », Actes de la recherche en sciences sociales, février-mars 1981, n°36-37 ; « Décrire et prescrire », Actes de la recherche en sciences sociales, mai 1981, n° 38.
(10) Adopter doit être entendu ici dans son sens le plus littéral : se rallier.
(11) Je dois à la vérité de dire qu’ils sont très minoritaires et qu’ils ne sont que rarement parmi les plus populaires, ce qui les rend plus admirables encore.

Autres notes sur le même thème :
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À propos de l’élection présidentielle française
À propos de la solitude

jeudi 10 novembre 2011

Note d’opinion : la parrhèsia

À propos de la parrhèsia

L’intérêt des commentaires formulés sur un blog, c’est d’ouvrir le débat. Ce n’est guère aisé, ni pour le commentateur, ni pour l’auteur commenté. Car le débat, si l’on en attend beaucoup, est malaisé ; je vais m’efforcer d’expliquer pourquoi. Il est malaisé, mais souhaitable. Ce qui force à affronter la difficulté et, par conséquent, à la cerner le mieux possible.

Au bas d’une note du présent blog du 4 avril 2010 consacrée à un livre de Pierre Verdrager, un lecteur anonyme a placé plusieurs commentaires - au moins deux sont de sa plume, sans nul doute possible, celui du 6 novembre 2011 à 11 h 56 et celui du 7 novembre 2011 à 19 h 5 -, des commentaires qui m’ont décidé à rédiger la présente note.

La censure, l’anonymat, la violence, la raison, le politique, tout cela a été évoqué dans les échanges cités d’une façon qui place en leur centre la question du débat et de la sincérité dans le débat, question que j’identifie comme étant en rapport étroit avec celle de la parrhèsia. Le mot donne lieu à plusieurs définitions et il a été utilisé dans des sens assez différents, notamment par des hommes eux-mêmes aussi différents que Jean-Paul II et Michel Foucault. Convenons que je l’emploie dans son sens de franc-parler.

Le débat parrhèsiastique

Il y a de cela environ cinq ans, au cours d’un débat entre amis précisément consacré à l’art du débat entre amis, un de ceux-ci - que je ne nommerai que par son prénom : Stéphane - avait souhaité préciser en ces termes ce que selon lui la parrhèsia est et n’est pas :
« La parrhèsia n’est pas l’expression du n’importe quoi parce que j’ai envie de le dire, même si c’est injuste. La parrhèsia n’est pas la réclamation du consommateur jamais satisfait. La parrhèsia n’est pas : “j’ai le droit d’être impoli et de revendiquer n’importe quoi à n’importe quelle heure”. On ne peut rien construire avec ce type de franchise mal placée. Si je me trompe, tant pis ; au moins c’est de bonne foi.
Pour moi, la
parrhèsia est la parole libre d’hommes raisonnables et droits ; la parrhèsia est le panache d’hommes qui s’engagent et s’exposent ; la parrhèsia est une technique exigeante qui demande un apprentissage long et difficile et relève d’une véritable maîtrise. » Et Stéphane en concluait que, le franc-parler de Diogène de Sinope (1) étant celui d’un solitaire, il valait mieux en pratiquer un autre, plus propice au débat. « Car les cyniques, disait-il, font voler en éclats toutes les divisions qui nous structurent et nous rassurent : le noble et le vulgaire, le public et le privé, le terrestre et le divin, et surtout l’ami et l’ennemi. »

Nous voici au cœur du problème : comment pratiquer le franc-parler ? Plus précisément : à quel fin user du franc-parler et, une fois la fin précisée, comment le pratiquer ? Car il ne s’agit pas de nier que Diogène inventa une forme de parrhèsia, du moins si on se rapporte à ce qu’on nous en a dit. Ni que son franc-parler fut d’une radicalité exemplaire. Mais ce franc-parler est aussi celui d’un homme qui désespérait de ses semblables, sauf à les renvoyer à leur animalité (2). Si l’on veut encore miser sur la sociabilité de l’homme, il faut se tourner, comme le suggère Stéphane, vers une autre forme de Parrhèsia. Laquelle ?

Lors du débat déjà évoqué, Stéphane avait cité Montaigne, plus particulièrement certains des propos qu’il tient dans le chapitre VIII du Livre III des Essais, « L’art de conférer », tels ceux-ci :
« Quand on me contrarie, on esveille mon attention, non pas ma cholère : je m’avance vers celui qui me contredit, qui m’instruit. La cause de la vérité devrait être la cause commune de l’un et de l’autre : Que respondra-t-il ? la passion du courroux lui a déjà frappé le jugement : le trouble s’en est saisi, avant la raison. Il serait utile qu’on passa par gageure la décision de nos disputes : qu’il y eut une marque matérielle de nos pertes : afin que nous en tinssions état et que mon valet me put dire : il vous en coûta l’année passée cent écus, à vingt fois, d’avoir été ignorant et opiniâtre. » (3)
Ou ceux-ci :
« J’entre en conference et en dispute, avec grande liberté et facilité : d’autant que l’opinion trouve en moi le terrein mal propre à y penetrer, et y pousser de hautes racines : Nulles propositions m’estonnent, nulle creance me blesse, quelque contrarieté qu’elle aye à la mienne. » (4)
Ou encore ceux-ci :
« Je me sens bien plus fier, de la victoire que je gaigne sur moy, quand en l’ardeur mesme du combat, je me faits plier soubs la force de la raison de mon adversaire : que je ne me sens gré, de la victoire que je gaigne sur luy, par sa foiblesse » (5)
Et ce ne sont là que quelques-unes des voies que Montaigne nous suggère d’emprunter pour se mesurer à l’art de débattre. Comme on le voit, l’affaire n’est pas simple, parce que, si elle postule la vérité (6), elle réclame davantage encore, à savoir une forme que l’énoncé de cette vérité doit prendre afin de rendre le débat possible. « Autant peut faire le sot, nous dit Montaigne celuy qui dit vray, que celuy qui dit faux : car nous sommes sur la manière, non sur la matiere du dire. » (7)

Approche théorique du débat parrhèsiastique

L’enjeu de l’aspect formel du débat, c’est de permettre à ceux qui y participent de tous progresser dans leur propre recherche du vrai. Il ne s’agit donc en aucun cas de faire triompher une cause ou un parti, moins encore de convaincre à tout prix, mais plus simplement de s’inscrire dans une démarche qui vise à améliorer les capacités de chacun à démêler le vrai du faux. Ce qui est visé, c’est la vertu heuristique du débat. C’est à cela que concourt le franc-parler. « J’ayme entre les galans hommes, nous dit Montaigne, qu’on s’exprime courageusement : que les mots aillent où va la pensée. » (8) Pour l’occasion, il faut être « galans hommes ».

À cet égard, Montaigne ne nous est pas seulement utile lorsqu’il évoque l’art de conférer, mais aussi - entre autres - lorsqu’il explique ce que c’est que ne « dire qu’à demy » (9). Dans le chapitre IX du Livre III des Essais, « De la vanité », là où il parle de sa façon d’écrire, il précise :
« Par ce que la coupure si frequente des chapitres, dequoy j'usoy au commencement, m'a semblé rompre l'attention, avant qu'elle soit née et la dissoudre : dedaignant s'y coucher pour si peu, et se recueillir : je me suis mis à les faire plus longs : qui requierent de la proposition et du loisir assigné. En telle occupation, à qui on ne veut donner une seule heure, on ne veut rien donner. Et ne fait on rien pour celuy, pour qui on ne fait, qu'autre chose faisant. Joint, qu'à l'adventure ay-je quelque obligation particuliere, à ne dire qu'à demy, à dire confusement, à dire discordamment. » (10)
Qu’est-ce donc que cette idée de « ne dire qu’à demy » ? Bien mieux encore : « à dire confusement, à dire discordamment » ? C’est que, pour être bien entendu, il faut contraindre l’autre à un effort personnel de complément, de correction ou d’adaptation. L’autre demi est à combler par cet autre, d’une façon qui, d’ailleurs, doit permettre au premier locuteur de compléter, de corriger ou d’adapter la deuxième moitié qu’il a tue. Dans le chapitre XIII du même Livre III, « De l’expérience », Montaigne est davantage explicite à cet égard :
« Ce n'est rien que foiblesse particuliere, qui nous faict contenter de ce que d'autres, ou que nous-mesmes avous trouvé en cette chasse de cognoissance : un plus habile ne s'en contentera pas. Il y a tousjours place pour un suivant, ouy et pour nous mesmes, et route par ailleurs. […] Ce que declaroit assez Apollo, parlant tousjours à nous doublement, obscurement et obliquement : ne nous repaissant pas, mais nous amusant et embesongnant. C'est un mouvement irregulier, perpetuel, sans patron et sans but. Ses inventions s'eschauffent, se suivent, et s'entreproduisent l'une l'autre. » (11)
Pour débattre, il faut laisser à l’autre de quoi débattre.

Mais, on l’aura compris, cette façon de débattre se trouve à l’opposé de celle qui n’a d’autre objectif que de déterminer qui vainc et qui succombe dans un débat, peu importe la sincérité, la connaissance, la vérité, lesquelles sont de fait ainsi négligées. Ce genre de joute, qui est toujours liée à des questions de pouvoir, se cantonne d’autant plus facilement à ce classement des performances personnelles qu’elle se donne l’allure de chercher néanmoins la sincérité, la connaissance, la vérité. Celui qui se risquerait, dans un débat où il faut vaincre, à « ne dire qu’à demy », celui-là serait sûr de succomber.

Il y a donc débat et débat. Souhaiter débattre pour rencontrer la contradiction, pour progresser dans ses propres idées, pour ne se soucier que de vérité, pour abandonner toute autre ambition que de maîtriser son propre esprit, voilà qui s’écarte radicalement de tout débat commun. Et si le débat parrhèsiastique promet d’être fécond, c’est parce que la solitude et le loisir ne sont guère propices à l’exercice de la raison. Montaigne lui-même en a fait l’expérience :
« Dernierement que je me retiray chez moy, deliberé autant que je pourroy, ne me mesler d'autre chose, que de passer en repos, et à part, ce peu qui me reste de vie : il me sembloit ne pouvoir faire plus grande faveur à mon esprit, que de le laisser en pleine oysiveté, s'entretenir soy-mesmes, et s'arrester et rasseoir en soy : Ce que j'esperois qu'il peust meshuy faire plus aysément, devenu avec le temps, plus poisant, et plus meur : Mais je trouve, […] qu'au rebours faisant le cheval eschappé, il se donne cent fois plus de carriere à soy-mesmes, qu'il ne prenoit pour autruy : et m'enfante tant de chimeres et monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre, et sans propos, que pour en contempler à mon ayse l'ineptie et l'estrangeté, j'ay commencé de les mettre en rolle : esperant avec le temps, luy en faire honte à luy mesmes. » 

Les lumières - si tant est qu’elles soient accessibles - ne sont pas uniquement à espérer du côté de ce type de débat, fondé sur le franc-parler. Le rapport de maître à élève peut aussi avoir ses vertus. Qu’est-ce donc, sinon ce genre de rapport, dont use Diogène dans l’anecdote du saperde (12) ?
« Quelqu’un désirait philosopher avec lui. Diogène lui donna un saperde et lui demanda de le suivre. L’autre, pris de honte, jeta le saperde et s’éloigna. À quelque temps de là, Diogène le rencontra et lui dit en riant : "L’amitié que nous avions l’un pour l’autre, un saperde l’a rompue". » (13)
La leçon est rude, mais elle peut être profitable. Le problème tient au nombre de gens qui se prennent facilement pour Diogène, sans qu’ils aient ce qui fait un maître.

Approche pratique du débat parrhèsiastique

La théorie du débat parrhèsiastique esquissée ci-dessus est certes intéressante, mais elle a aussi tout l’air d’une de ces utopies vertueuses qui contient sa vertu dans son inaptitude à quelque mise en pratique que ce soit. Les interminables digressions que l’on doit à Michel Foucault sur la parrhèsia (14) ont la saveur de cette bien-pensance propre au milieu politico-intellectuel auquel appartenait la majorité de ses adeptes, mais elles voguent dans un ciel antique d’autant plus stratosphérique qu’elles n’ouvrent aucune perspective autre que celle d’un relèvement moral personnel. Or, si l’on s’en rapporte à l’usage de la parrhèsia dans le cadre du débat et si l’on s’inspire de ce que Montaigne nous dit sur la meilleure façon de « frotter et limer sa cervelle contre celle d’aultruy » (15), on doit bien admettre que l’ambition n’est pas morale, n’est pas prioritairement morale en tout cas. Elle est d’abord et avant tout heuristique. Morale, ludique, amicale peut-être, mais dans une bien moindre mesure.

C’est donc d’une méthode qu’il est question. Et il s’agit de s’interroger sur sa praticabilité et sur sa fécondité. J’ignore si le débat parrhésiastique est possible, autrement que l’espace d’un moment de grâce. On peut en douter parce que son organisation pratique, tout comme sa pérennité, sont fragiles.

Tout le monde n’est pas apte à y participer, non seulement parce qu’il faut sans doute disposer d’un bagage intellectuel et culturel minimal, plus ou moins commun aux participants, mais aussi parce qu’il faut renoncer à ses intérêts personnels, l’intérêt pour la compréhension des choses excepté. Il est également indispensable d’accepter de présenter ses opinions dans ce qu’elles ont de vulnérable, sans arguments tactiques surajoutés, autrement dit à l’écart de tout esprit partisan. Et il convient encore de supporter la violence objective que représente une mise en cause radicale des idées que l’on avance. Tout cela sont autant de conditions qui peuvent aisément manquer, même dans le chef de ceux qui avaient au départ sincèrement enfourchés la démarche parrhésiastique.

Personnellement, je doute aussi de la pérennité de la méthode pour une autre raison. Je suis enclin à croire que la pensée réflexive réclame, pour se déployer, de s’interdire tout projet d’action. Max Weber a clairement montré combien la recherche scientifique était peu compatible avec l’action politique (16). Plus généralement, n’en va-t-il pas de même de la compatibilité entre la réflexion et l’action ? Or, le débat est une forme d’action, ne serait-ce qu’au niveau de sa mise en œuvre, ce qui représente déjà un péril quant au respect de la méthode parrhésiastique. De façon très concrète, les enjeux de la vie commune peuvent aisément, à l’occasion des aspects opératoires du débat, s’y insinuer de telle sorte que la parrhèsia y devienne davantage un vœu qu’une pratique. Cette contamination insidieuse peut toucher tout le monde, même les plus enthousiastes. Je pense ici à ces merveilleuses phrases de Descartes qui clôturent la Première méditation et où il cherche à conjurer ce penchant peu conscient qui le détournerait de suspendre son jugement : « [...] ce dessein est pénible et laborieux, et une certaine paresse m’entraîne insensiblement dans le train de ma vie ordinaire. Et tout de même qu’un esclave qui jouissait dans le sommeil d’une liberté imaginaire, lorsqu’il commence à soupçonner que sa liberté n’est qu’un songe, craint d’être réveillé, et conspire avec ces illusions agréables pour en être plus longuement abusé, ainsi je retombe insensiblement de moi-même dans mes anciennes opinions, et j’appréhende de me réveiller de cet assoupissement, de peur que les veilles laborieuses qui succéderaient à la tranquillité de ce repos, au lieu de m’apporter quelque jour et quelque lumière dans la connaissance de la vérité, ne fussent pas suffisantes pour éclaircir les ténèbres des difficultés qui viennent d’être agitées. » (17) Ainsi, ce que la vie ordinaire a d’étranger à la posture parrhésiastique peut-il insensiblement réinvestir le débat et le faire insensiblement basculer vers un débat ordinaire.

La contenance parrhèsiastique

Au-delà de ces difficultés, au-delà de ce que le débat parrhèsiastique peut avoir d’utopique, de naïvement volontariste, il s’en dégage un état d’esprit qui peut justifier une certaine contenance, une certaine manière d’être, voulue, précise, une façon de dire et d’écouter placée sous surveillance.

Cette contenance n’est évidemment pas constante, heureusement. Mais sa nature même lui permet de dicter quand elle doit être mise à l’épreuve. Elle devra alors son éventuelle efficacité à la rencontre de ce que révèle la théorie de la parrhèsia et les enseignements pratiques du débat parrhèsiastique, fusse celui-ci voué à avorter.

Ce qui distingue cette contenance du débat parrhèsiastique, c’est qu’elle peut être unilatérale et faire varier ses exigences au gré de la réceptivité des interlocuteurs. La complicité n’est plus requise et, lorsqu’elle survient spontanément, elle a alors le charme de ce qu’on peut appeler une communauté d’esprit.

Il y a peut-être un peu de cette contenance, au moins à l’occasion, dans mes notes et mes commentaires sur le présent blog. Et c’est peut-être ce qui a poussé certains commentateurs à y voir tantôt du formalisme, tantôt du fatalisme. Peut-être. Oui, peut-être y a-t-il réellement, dans cette contenance, quelque chose qui favorise le formalisme et le fatalisme. C’est bien possible. En tout état de cause, nous sommes loin, le commentateur anonyme du 4 avril 2010 et moi, d’être d’accord sur tout (et je m’en réjouis) : je suis personnellement réticent à l’intrusion des sentiments dans le débat d’idées, tout autant qu’à celle de l’outrance ou de la déraison. J’entends bien qu'il ne les recommande pas en ces circonstances, mais qu’il en rappelle la force et l’omniprésence. Mais voilà précisément pour moi ce qui réclame de placer la contenance sous surveillance.

Il n’y a guère d’intérêt à parler de soi. J’y vois même un danger. Aussi vais-je m’arrêter là sans avoir la certitude d’avoir ainsi répondu aux commentaires évoqués. Peut-être même était-ce déjà trop d’expliquer cette conception de la parrhèsia qui a des allures de bonnes manières. Comme toutes les méthodes, l’appliquer vaut souvent mieux qu’en discourir.

(1) Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, Librairie générale française, La Pochothèque, p. 736 (VI 69).
(2) Cioran, qui doit beaucoup à Diogène, donne un exemple de ce à quoi conduit quelquefois la radicalité lorsqu’il dit ceci : « J’ai toujours pensé que Diogène avait subi, dans sa jeunesse, quelque déconvenue amoureuse : on ne s’engage pas dans la voie du ricanement sans le concours d’une maladie vénérienne ou d’une boniche intraitable. » (Syllogismes de l’amertume, Gallimard, 1952, p. 37.) Que puissent exister des personnalités aptes à pratiquer avec talent un franc-parler brutal de cette sorte, tel Karl Kraus par exemple, c’est bien possible. Mais l’impact - certes intéressant - de semblable parole à un prix : elle muselle le débat. Il faut que celui qui la pratique soit certain de la vérité de ce qu’il prétend exprimer, fût-ce par le biais d’un mensonge ou d’une galéjade.
(3) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 968.
(4) Montaigne, op. cit., p. 967.
(5) Montaigne, op. cit., p. 969.
(6) Une distinction importante s’impose ici, celle qui sépare deux sens du mot vérité. Il y a d’abord la vérité qui n’est que l’absence de mensonge. C’est d’elle dont je parle, c’est d’elle qu’il est le plus souvent question lorsqu’on use du concept de parrhèsia. Puis, il y a la vérité telle qu’elle se déprend du faux, de l’erreur, une vérité bien distincte de la sincérité (je peux sincèrement dire quelque chose de faux), une vérité objective (si je puis dire…). Dans le débat, la première favorise l’émergence de la seconde ; du moins, on peut l’espérer.
(7) Montaigne, op. cit., p. 973.
(8) Montaigne, op. cit., p. 968.
(9) Sur cette question, je renvoie à Bernard Sève, Montaigne. Des règles pour l’esprit, PUF, « Philosophie d’aujourd’hui », 2007. Je vais reproduire là des extraits de Montaigne que j’ai déjà cités ailleurs.
(10) Montaigne, op. cit., p. 1042.
(11) Montaigne, op. cit., pp. 1114-1115.
(12) Le saperde était un poisson salé, sans doute commun et bon marché.
(13) Diogène Laërce, op. cit., p. 715 (VI, 36).
(14) Voir Michel Foucault, Le gouvernement de soi et des autres I et II : le courage de la vérité, Gallimard, 2008 et 2009.
(15) Montaigne, op. cit., p. 158.
(16) Voir notamment Max Weber, Le savant et le politique, Plon, 1959
(17) René Descartes, « Méditations touchant la première philosophie dans lesquelles l’existence de Dieu et la distinction réelle entre l’âme et le corps de l’homme sont démontrées » in « Œuvres et Lettres, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1953, pp. 272-273.

Autres notes sur des thèmes proches :
Montaigne. Des règles pour l’esprit de Bernard Sève
À propos de Diogène de Sinope

dimanche 6 novembre 2011

Note de lecture : Antoine Arnauld & Claude Lancelot

Grammaire générale et raisonnée
d’Antoine Arnauld & Claude Lancelot


Est-il quoi que ce soit dont l’étude n’ait à gagner de se pencher sur son histoire ? Je m’en suis personnellement rendu compte le jour où, lisant Lancelot Hogben (1), il y a de cela... si longtemps, le récit des inventions successives dont les mathématiques sont faites m’avait permis d’enfin comprendre l’utilité de méthodes que j’avais jusqu’alors mémorisées et appliquées assez mécaniquement. De quel attrait supplémentaire ne manquerait-on pas de parer les sciences de la nature en assoyant leur enseignement sur les étapes qui en marquent la constitution ? Refaire le chemin des découvertes, en parcourant les corrections dont les théories ont été continûment l’objet, voilà qui en améliorerait la compréhension et, surtout, voilà qui permettrait de mesurer combien la construction des théories n’empruntent pas la voie de la raison des choses - n’en déplaise à Descartes -, mais bien des trajectoires que les erreurs humaines écartent du déploiement simple et logique qu’on s’illusionne d’y voir.

Les sciences de l’homme ont eu l’habitude - qu’elles perdent un peu - d’inclure leur histoire dans leurs théories. Quand - il y a de cela plus d’un quart de siècle - j’enseignais l’anthropologie culturelle, la sociologie, la linguistique ou l’économie politique, il était de bon ton de retracer l’histoire de la discipline et d’inscrire le savoir dans sa propre évolution. Il est vrai que les sciences sociales étaient davantage tentées que les sciences de la nature de compenser la minceur de leurs acquis par le récit de leur passé. Reste que comprendre, c’est d’abord et avant tout - en quelque domaine que ce soit - comprendre comment nos prédécesseurs ont compris. Notre passé incorporé est ce qui fait que l’homme n’est pas tel un oiseau sur sa branche. Faut-il le déplorer ? Ça, c’est une autre histoire...

Les éditions Allia viennent de republier récemment la Grammaire générale et raisonnée d’Arnauld et Lancelot (2). Pour qui accepte de se pencher un peu sur l’histoire de la grammaire, c’est un ouvrage indispensable. Non que ce soit la première grammaire française (3), mais il s’agit sans nul doute de la plus importante des premières, celle qui a fondé la discipline. Elle est aussi intéressante en ce qu’elle est caractéristique d’une certain rapport au savoir, celui des jansénistes, bien sûr, mais aussi celui de cartésiens convaincus. Il y a dans cette grammaire quelque chose du charme des commencements, tel que peut en être empreint l’œuvre de ceux qui font table rase.

La Grammaire générale et raisonnée est également intéressante en ce qu’elle est générale. Elle rassemble des considérations qui ne valent pas que pour le français. Et à ce titre, elle est en quelque sorte annonciatrice de la linguistique. Dans sa présentation de l’ouvrage, Jean-Marc Mandosio rappelle que « [l’]intérêt, parfois déformant, porté à la Grammaire et à la Logique de Port Royal par les linguistes, de Saussure à Chomsky, ainsi que par des philosophes tel que Foucault, qui ont tous insisté sur la modernité et le caractère novateur de ces deux ouvrages, a mis en lumière certains traits auxquels les lecteurs des XVIIe et XVIIIe siècles n’étaient sans doute guère sensibles. » (p. 17) (4) C’est le moins qu’on puisse dire ! En fait, l’histoire de l’étude de la langue, que ce soit d’un point de vue grammatical, d’un point de vue linguistique ou même d’un point de vue philologique, révèle la complexité et même l’irréductibilité des questions qu’elle soulève. Ce qui a conduit à modifier souvent les angles d’attaque. Ainsi, la question de l’origine des langues, qui passionna longtemps (5), a été négligée par les linguistes au profit de leurs aspects structurels. Foucault, dont l’objectif était de caractériser l’épistémè classique, s’intéresse davantage à ce qui sépare un rapport médiéval à la langue, fondé sur le commentaire, d’un rapport nouveau fondé sur l’analyse, qu’à l’analyse en tant que tel. Il conteste d’ailleurs que ce qu’il appelle la grammaire générale - qui ne se confond pas avec la Grammaire générale et raisonnée d’Arnaud et Lancelot (6) - puisse préfigurer la linguistique (7).

En voilà trop ou pas assez, me dira-t-on. Aussi, puisqu’il s’agit d’abord d’inviter à lire, je laisse la place à Arnaud et Lancelot, sachant que l’on y trouve avant tout ce plaisir - cette émotion même - du raisonnement, que procure aussi la lecture de Descartes. C’est un plaisir qui n’est pas dupe de ce que la raison n’en aura jamais fini avec elle-même, même si ces raisonneurs du XVIIe siècle le croyait un peu. Dans leur préface, Arnaud et Lancelot l’annoncent :
« Ceux qui ont de l’estime pour les ouvrages de raisonnement, trouveront peut-être en celui-ci quelque chose qui les pourra satisfaire, et n’en mépriseront pas le sujet, puisque, si la parole est l’un des grands avantages de l’homme, ce ne doit pas être une chose méprisable de posséder cet avantage avec toute la perfection qui convient à l’homme ; qui est de n’en avoir pas seulement l’usage, mais d’en pénétrer aussi les raisons, et de faire par science ce que les autres font seulement par coutume. » (p. 25-26)

Et puisqu’un extrait vaut mieux que mille explications, en voici un qui montre à la fois combien la clarté du raisonnement doit beaucoup à l’idée naïve que les hommes ont inventé la langue, jusqu’aux procédés qui permettent d’expliquer les pensées, et combien aussi la clarté de la langue est à son tour redevable de cette même naïveté. Il s’agit du début du chapitre VI, intitulé “Des cas, et des prépositions en tant qu’il est nécessaire d’en parler pour entendre quelques cas” :
« Si l’on considérait toujours les choses séparément les unes des autres, on n’aurait donné aux noms que les deux changements que nous venons de marquer: savoir, du nombre pour toutes sortes de noms, et du genre pour les adjectifs ; mais, parce qu’on les regarde souvent avec les divers rapports qu’elles ont les unes avec les autres, une des inventions dont on s’est servi en quelques langues pour marquer ces rapports a été de donner encore aux noms diverses terminaisons, qu’ils ont appelées des cas, du latin cadere, tomber, comme étant les diverses chutes d’un même mot.
Il est vrai que, de toutes les langues, il n’y a peut-être que la grecque et la latine qui aient proprement des cas dans les noms. Néanmoins, parce qu’aussi il y a peu de langues qui n’aient quelques sortes de cas dans les pronoms, et que sans cela on ne saurait bien entendre la liaison du discours, qui s’appelle
construction, il est presque nécessaire, pour apprendre quelque langue que ce soit, de savoir ce qu’on entend par ces cas ; c’est pourquoi nous les expliquerons l’un après l’autre le plus clairement qu’il nous sera possible.

Du nominatif


La simple position du nom s’appelle le
nominatif, qui n’est pas proprement un cas, mais la matière d’où se forment les cas par les divers changements qu’on donne à cette première terminaison du nom. Son principal usage est d’être mis dans le discours avant tous les verbes, pour être le sujet de la proposition. Dominus regit me, le seigneur me conduit. Deus exaudit me, Dieu m’écoute.

Du vocatif


Quand on nomme la personne à qui on parle, ou la chose à laquelle on s’adresse, comme si c’était une personne, ce nom acquiert par là un nouveau rapport, qu’on a quelquefois marqué par une nouvelle terminaison qui s’appelle
vocatif. Ainsi de Dominus au nominatif, on a fait Domine au vocatif, d’Antonius, Antoni. Mais comme cela n’était pas beaucoup nécessaire, et qu’on pouvait employer le nominatif à cet usage, de là il est arrivé :
1° Que cette terminaison différente du nominatif n’est point au pluriel.
2° Qu’au singulier même elle n’est en latin qu’en la seconde déclinaison.
3° Qu’en grec, où elle est plus commune, on la néglige souvent, et on se sert du nominatif au lieu du vocatif, comme on peut voir dans la version grecque des Psaumes, d’où saint Paul cite ces paroles dans l’Épitre aux Hébreux, pour prouver la divinité de Jésus-Christ : θρονος σου ο θεος, où il est clair que ο θεος est un nominatif pour un vocatif ; le sens n’étant pas
Dieu est votre trône, mais votre trône, ô Dieu, demeurera, etc.
4° Et qu’enfin on joint quelquefois des nominatifs avec des vocatifs.
Domine, deus meus. Nate, meae vires, mea magna potentia solus. Sur quoi l’on peut voir la Nouvelle Méthode latine, Remarque sur les pronoms.
En notre langue, et dans les autres vulgaires, ce cas s’exprime dans les noms communs qui ont un article au nominatif, par la suppression de cet article.
Le Seigneur est mon espérance. Seigneur, vous êtes mon espérance. » (pp. 61-63)

Peut-on se donner la tâche d’approfondir la grammaire dans l’ignorance que ceci a été écrit au XVIIe siècle ? J’en doute.

(1) Lancelot Hogben, Les mathématiques pour tous, trad. de l’anglais par F. H. Larrouy, Payot, 1950. Ce livre avait été publié une première fois en français en 1946. L’original a été publié en 1936 sous le titre Mathematics for the Million.
(2) Antoine Arnauld & Claude Lancelot, Grammaire générale et raisonnée (1ère publ. en 1660), éd. Allia, 2010.
(3) Parmi les toutes premières grammaires françaises, il y eut d’abord - c’est amusant à noter - celle de l’anglais John Palsgrave en 1530, écrite en anglais. Il y eut aussi celle de Jacobus Sylvius (Jacques Dubois), écrite en latin en 1531. En français, il y eut enfin celles de Louis Meigret en 1550 et de Robert Estienne en 1557.
(4) La Logique de Port Royal est un ouvrage, publié en 1662 par Antoine Arnauld et Pierre Nicole sous le titre La logique ou l’art de penser. Le texte en est disponible sur Internet à l’adresse suivante : http://visualiseur.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k25788r.
(5) Ne citons que le célèbre Essai sur l’origine des langues de Rousseau (texte établi par J. Starobinski, Gallimard, Folio, 1990). À noter que Foucault y revient très brièvement dans Les mots et les choses, lorsqu’il affirme en passant que, « à l’origine, l’homme n’a poussé que de simples cris » (Gallimard, Tel, 1966, p. 107). Ce qui n’est pas le cas de Derrida, dans De la grammatologie (Ed. de Minuit, 1967), contrairement à ce qu’on pourrait penser, car il n’y revient avec Rousseau que pour placer le problème ailleurs, essentiellement dans les rapports entre oralité et écriture.
(6) Il ne cite jamais cet ouvrage, à l’inverse de La logique de Port Royal.
(7) Cf. Les mots et les choses, Gallimard, Tel, 1966, p. 97.

dimanche 30 octobre 2011

Note de lecture : Guillaume Métayer

Anatole France et le nationalisme littéraire. Scepticisme et tradition
de Guillaume Métayer


L’objectif que s’est fixé Guillaume Métayer (1) avec Anatole France et le nationalisme littéraire (2) est de chercher si l’oubli relatif en lequel est tombé aujourd’hui l’auteur de La Rôtisserie de la Reine Pédauque ne s’explique pas par l’ambiguïté des rapports qu’il a entretenu avec des écrivains nationalistes, tels Charles Maurras et Maurice Barrès. Je ne suis pas totalement convaincu par l’argument, mais cela n’enlève rien à l’intérêt que présente ce livre.

On ne lit plus Anatole France et on a bien tort. L’étude de Guillaume Métayer fournit une multitude d’éléments propres à démontrer l’intérêt de sa lecture, comme d’ailleurs de celle de bon nombre de ses contemporains. La période de la Troisième République qui va de 1870 à 1914 est riche en écrivains de talent, très divers, que l’on ne lit malheureusement plus de nos jours (3). Au point que l’on s’engage aujourd’hui dans des polémiques en ignorant qu’elles avaient déjà grondé au tournant des XIXe et XXe siècles et avaient alors permis d’explorer des remèdes que l’on croit découvrir.

Métayer affirme :
« Notre thèse est la suivante : c’est dans cette réception nationaliste d’Anatole France que se cache sans doute l’un des plus puissants mobiles de l’oubli dont l’écrivain a été la victime depuis des décennies. Car nous savons bien que nous ne recevons pas un écrivain vierge des lectures successives dont il a été l’objet et dont les strates, conscientes ou inconscientes, dessinent peu à peu les traits sous lesquels il nous apparaît. » (pp. 16-17)
Voilà pourquoi il reproche à Marie-Claire Bancquart d’avoir, lors de la publication de France dans La Pléiade (4), limité sa bibliographie aux ouvrages postérieurs à 1945. Et d’explorer quant à lui ce qui fut dit de France par ceux qui furent ses contemporains, et plus particulièrement ceux qui le désignèrent comme un allié des nationalistes, et même des revenchards, des monarchistes et des catholiques.

Deux périodes

Guillaume Métayer distingue deux périodes, dont la deuxième succéderait à la première au moment de l’éclatement de l’affaire Dreyfus, soit en 1894 lors de la première condamnation, soit plutôt lorsque Anatole France prend publiquement position, fin de l’année 1897 (la date de la charnière n’est pas clairement précisée) (5). Et pour dire les choses de façon sommaire, la première aurait vu les écrivains nationalistes considérer - peut-être naïvement - Anatole France comme l’un des leurs, alors que la deuxième les aurait amené à déplorer ses égarements, sans pour autant renoncer à l’idée qu’une bonne partie de son œuvre participerait de leur vision des choses. Lorsqu’elle devient la première partie de son livre, Guillaume Métayer intitule cette première période “Un maître de nationalisme ?” ; et la deuxième, qui en devient la deuxième partie, “Une tentative de récupération”. Même si le titre de la première partie comporte un point d’interrogation, on pourrait penser, en le lisant, que Métayer n’écarte pas définitivement l’hypothèse qu’Anatole France a nourri la pensée nationaliste, d’autant qu’il énumère de nombreuses composantes de son œuvre qui furent celles que les écrivains nationalistes épinglèrent comme révélatrices de son prétendu engagement à leurs côtés. Mais, dès l’introduction de cette première partie, il le proclame clairement :
« En réalité, passer Anatole France au crible de sa réception par les tenants littéraires du nationalisme français permet de mieux comprendre la valeur, la portée et le sens de son engagement à gauche. Elle révèle ce que recouvre de réflexion et de courage personnel (il fut le seul Académicien dreyfusard), d’attachement réel à la justice, à la vérité et à la liberté et d’authentique amour du peuple, le fait de devenir un républicain socialiste lorsque l’on a été élevé dans l’atmosphère et les valeurs de cette Défaite qui donnait tant de puissance et d’ascendant aux idées de la réaction. Elle montre l’honnêteté intellectuelle d’un écrivain qui, loin de recevoir le programme tout fait d’un engagement réflexe, cherche à se rendre compte des choses [par] lui-même et inscrit ainsi ses choix dans l’essentiel : le libre exercice du jugement. » (p. 23)

Dans “Un maître de nationalisme”, Métayer commence par analyser trois traits propres à l’œuvre de France antérieure à l’affaire Dreyfus : sa critique de la Révolution française, son goût de l’ancienne France et son attachement à la culture latine. Il aborde ensuite ce que ses positions de critique littéraire de l’époque ont pu donner à penser aux nationalistes, de même que certaines de ses amitiés, ainsi que le rôle que son style a pu jouer. Enfin, il fournit des indications sur les penchants politiques qu’Anatole France aurait pu manifester avant l’affaire Dreyfus.

Scepticisme et politique

De tout cela, il me semble que le plus significatif, ce qui explique de la façon la plus déterminante l’attrait des nationalistes pour Anatole France, c’est certainement son scepticisme.

Les sceptiques ne constituent assurément pas une cohorte homogène. On pourrait presque dire qu’il y a autant de scepticismes qu’il y a de sceptiques. Celui d’Anatole France s’est fort probablement forgé dans la conviction que la politique la plus résolue - et plus résolue elle est, d’ailleurs - ne résout rien. Les évolutions sont lentes et n’ont que bien peu de rapports avec l’agitation des hommes. Pour être plus précis encore, je suis tenté de distinguer, parmi ceux que la politique conduit au scepticisme, ceux qui y inclinent par dégoût de l’insincérité qu’elle postule et ceux qui désespèrent de ses résultats, du moins à long terme. Anatole France participe curieusement de ces deux espèces.

Il faut peut-être revenir ici un instant sur Machiavel et sur le rôle qu’a joué son œuvre dans l’histoire du rapport des hommes à la politique. Je suis de ceux qui hésitent quant aux intentions précises qui animaient Machiavel lorsqu’il adressa Le Prince aux Médicis. L’analyse des meilleurs moyens pour prendre et conserver le pouvoir, qu’un républicain adresse au tyran (6), ne peuvent que provoquer l’étonnement. Ce qui n’est guère douteux, c’est que Machiavel pensait bien que c’est ainsi qu’il en allait en politique. Mais fournit-il ainsi son conseil aux Médicis pour qu’ils l’appellent à leur service, pour les narguer, pour brouiller les cartes, voire pour dénoncer la tyrannie ? En ce dernier cas, son éloge de César Borgia serait hypocrite (7). Ce qui semble sûr, c’est que le rapport des hommes à la politique s’en trouva changé (8).

Mais qu’est-ce qui a changé au juste ? La politique est-elle d’une nature particulière qui, une fois découverte, permettrait aux hommes de s’y conduire plus efficacement ? Ou, bien au contraire, la politique reste-t-elle ce que les hommes en pensent, et ce qu’ils ont cru en découvrir ne serait-il rien d’autre qu’une nouvelle règle du jeu ? Que le mensonge soit parfois payant en politique, on n’a pas attendu Machiavel pour en faire son profit. Mais que le mensonge soit un des principaux fondements de la réussite en politique, c’est Machiavel qui l’affirme. Et, en l’affirmant de façon publique, ne fait-il pas ce que Pascal appellera le demi-habile (9) ? On me dira que les promesses non tenues d’un Sarkozy relèvent davantage de la maladresse que de l’inefficacité du mensonge en soi. Mais le mensonge, en ce qu’il serait une sorte de consigne implicite plutôt qu’une opportunité saisie, ne devient-il pas plus souvent qu’à son tour une maladresse ? (10) Pour évoquer des circonstances autrement graves, l’horreur de la Terreur révolutionnaire ou des purges staliniennes ne doivent-elles pas d’avoir existé au mépris de la vérité et ne sont-elles pas des échecs impardonnables ? Plus fondamentalement encore, les vertus antiques - autant chrétiennes que païennes - n’ont-elles pas perdu de leur crédibilité par le seul fait que les bénéfices du vice ont été théorisés ? (11) Ce qui fait le décalage entre la vision qu’un non-politique a du politique et celle du politique, c’est que ce dernier a parcouru un chemin propre à le faire entrer en politique, un chemin qui lui a appris les règles du jeu. De la même manière, le commerçant averti est celui qui a incorporé ce qu’on lui a appris comme étant les lois du marché, de telle sorte qu’on ne sait plus si ces lois rendent bien compte du comportement humain ou si c’est plutôt le comportement humain qui s’y plie.

Anatole France jette sur la politique un regard sceptique. « La capacité que France admire le plus, écrit Métayer, est sans doute celle, propre au scepticisme, qui consiste à observer un objet sous différents angles et, ainsi, à s’abstraire de cette forme d’intérêt à soi et de manque de recul sur soi qui caractérise précisément le caractère passionné. » (p. 14) Ce qui signifie que France cherche à rendre au passé sa vérité, au-delà des convictions qui si souvent le déforme, au-delà des siennes propres. Et il n’épargne personne. Ce qui permet au nationalistes d’approuver ce qu’il dit de ceux qu’eux-mêmes considèrent comme les fossoyeurs de la nation, sans trop se préoccuper de ce qu’il dit des autres. Plus tard, de la même manière, les communistes ont su s’approprier des auteurs en y puisant les seules choses à leur avantage.

Si les sceptiques manifestent un intérêt si prononcé pour le passé et pour l’histoire, c’est que rien ne peut être dit de l’avenir. Les ruptures avec le passé ne sont que sources d’illusions, des illusions souvent coûteuses en vies humaines et en patrimoine. On retrouve là une position qui n’est pas sans rappeler celle de Montaigne ; France fut, rappelons-le, le premier président de la Société internationale des amis de Montaigne, créée en 1913.
« En somme, les écrivains nationalistes, et tous ceux qui au moins partiellement partagent leur inquiétude sur le devenir de la civilisation, savent gré à France d’avoir donné deux grandes directions à la littérature et à la pensée françaises. D’une part, il a su opposer une éthique et une esthétique de la continuité et de la tradition au mythe révolutionnaire de la rupture qui travaille de secousses chroniques la vie politique, intellectuelle et littéraire du pays depuis 1789. D’autre part, il a eu le courage de mener jusqu’au doute sur lui-même l’esprit d’examen des Lumières. » (p. 21-22)

La Révolution française

Il n’est pas douteux qu’Anatole France s’est forgé une certaine idée de la Révolution française par les lectures qu’il a su très tôt se procurer au sein du catalogue du père France, et aussi dans les ouvrages sur la Révolution provenant du fonds d’Henri Huchet de la Bédoyère (12) dont il dressa lui-même le catalogue. Si le Comte de la Bédoyère était antirévolutionnaire, Anatole France commença pourtant par incliner du côté des Girondins, selon une vision de la Révolution proche de celle de Michelet. Mais il haïssait la guillotine et ce qu’il vit de la Commune de Paris au printemps 1871 le renforça dans son dégoût des violences et dans sa méfiance vis-à-vis des bouleversements radicaux. De même, la lecture de Taine dut certainement l’influencer, ainsi d’ailleurs que sa fascination pour André Chénier. (13)

Dans son refus de la violence révolutionnaire, France se veut un adversaire résolu de Rousseau, auquel celle-ci est rapidement attribuée. Le sympathique Brotteaux des Dieu ont soif, alors qu’il conteste le déisme de Gamelin défendant l’Être suprême, se fait hobbesien :
« Jean-Jaques Rousseau, dit-il, qui montra quelques talents, surtout en musique, était un jeanfesse qui prétendait tirer sa morale de la nature et qui la tirait en réalité des principes de Calvin. La nature nous enseigne à nous entre-dévorer et elle nous donne l’exemple de tous les crimes et de tous les vices que l’état social corrige ou dissimule. On doit aimer la vertu ; mais il est bon de savoir que c’est un simple expédient imaginé par les hommes pour vivre commodément ensemble. » (14)
Évidemment, c’est un personnage qui parle ainsi. Mais l’auteur est convaincu, à n’en pas douter, que Robespierre appliqua sans les déformer les recommandations de Rousseau. Métayer résume sa position comme suit :
« Anatole France critique la Terreur [...] mais la Révolution ne lui semble pas, contrairement à la tradition de la pensée ouverte par Joseph de Maistre, un châtiment divin. Elle n’est pas davantage la grande catastrophe ni la conséquence logique et funeste du siècle des Lumières, qui lui est cher et sur lequel il ne la rabat pas entièrement comme un effet sur sa cause. L’influence croissante de Rousseau, ennemi du “progrès des sciences et des arts”, est le signe de cette indépendance que l’événement a prise par rapport à la civilisation des Lumières. » (p. 176)
Autrement dit, Rousseau ne serait pas à ranger parmi les Lumières ; il aurait poussé les révolutionnaires vers tout ce qu’ils eurent de barbare.

Il me semble que l’opinion de France va effectivement dans ce sens. Il eût cependant fallu que soit précisé en quoi elle est erronée. Car si Métayer s’interroge sur ce qui a conduit à l’oubli d’Anatole France, je me demande personnellement ce qui explique que Rousseau, si renommé, soit pourtant si méconnu. La pensée de celui-ci ne peut se comprendre que par ses nuances et il est irritant de voir combien nombreux sont ceux qui, tel France, le réduisent à ces stéréotypes que sont le retour à la nature, le refus des sciences et des arts, l’allaitement maternel ou la conscience de Robespierre. (15)

Boulanger

Je suis également quelque peu circonspect devant la description que donne Métayer de ce qu’auraient été les penchants politiques de France avant l’affaire Dreyfus. Il me paraît que les premières véritables positions politiques que prend Anatole France sont l’affaire de Panama en 1892 et les premiers massacres d’Arméniens en 1896. Avant cela, peut-on vraiment parler de prises de position politiques ? J’en doute.

Ainsi, évoquant Gyp, Métayer écrit :
« D’un point de vue politique, Gyp, bonapartiste obsessionnelle, fut, comme France un temps peut-être, boulangiste. » (p. 95)
Et plus loin :
« En mai 1888, France est intéressé par Boulanger, mais il n’est pas conquis. En revanche, de décembre 1888 à février 1889, il semble tenté par le boulangisme. Un dîner à trois est même organisé avec lui et le général. La foi en une action politique menée par le “Général Revanche” ne transparaît pas directement dans l’œuvre d’Anatole France, mais un certain nombre de témoins parlent d’un France boulangiste, en particulier les écrivains et critiques du nationalisme. » (p. 114)
Suivent des citations de Barrès allant dans ce sens. Mais celui-ci n’a-t-il pas, une fois de plus, pris ses désirs pour des réalités ? Si France peut fréquenter des gens de bien des bords, c’est parce qu’il est plus curieux des hommes que de leurs opinions, ou plutôt c’est parce qu’il est curieux des opinions pour découvrir l’homme qui se cache derrière, un homme qui subit bien davantage ce qu’il pense qu’il ne le choisit. C’est Métayer lui-même qui le constate :
« Face à la crispation moralisatrice du discours moraliste traditionnel, qui cherche à démasquer brutalement les contradictions et les disproportions entre les discours des hommes et leurs actes, la facilité francienne semble indiquer que la fonction discursive de l’être humain ne tend pas seulement à la violence des vérités qui dénudent, mais qu’elle est aussi un jeu, une joie, et que les discours ne font parfois que nous traverser sans notre consentement entier, sans engager toujours notre responsabilité absolue ou notre adhésion pathétique. C’est la raison pour laquelle ce moraliste romancier d’un genre nouveau tend à construire une typologie des discours préexistants et animés de leur vie propre, plus que des caractères, ou de personnages que souvent meurs discours débordent. Moraliste décadent sans doute, il transforme le logos en un jeu artiste, allège la doxographie pour l’élever au niveau de la poésie. » (p. 128)
C’est d’ailleurs là ce qui explique l’engouement des nationalistes à l’égard de son œuvre :
« L’esprit malléable de France se plaît à épouser pleinement les subjectivités qu’il évoque. » (p. 143) « France tire de ce jeu de masque et d’identifications aux figures du passé un plaisir intellectuel distancié, qui lui permet de vivre jusqu’à la limite la tentation d’épouser les formes les plus étrangères à ses opinions, une manière de penser hors de soi et contre soit grâce au “sens historique” qui fait ses délices en enrichissant et approfondissant ses idées et son style. » (p. 148)

Zola

On sait qu’Anatole France a modifié son point de vue à l’égard de certains auteurs qu’il n’avait d’abord pas ménagés : Verlaine, Mallarmé et surtout Zola. Arrêtons-nous un instant au cas de Zola, le plus intéressant quant à ses liens avec la politique. Il permet de constater l’importance de la révision que France a parfois accomplie. Cette révision l’amène-t-elle a plus de lucidité, ou au contraire trahit-elle une certaine complaisance à l’égard d’engagements qui ne supportent pas les nuances ? Chacun en jugera.

Pour ce faire, il me semble utile de donner plus à lire à ce sujet que ne le fait Métayer. Un extrait de La vie littéraire, d’abord. Il s’agit de la critique qu’Anatole France formule en 1987 à l’égard du nouveau roman de Zola, La Terre, le quinzième de la série des Rougon-Macquart. Il faut évidemment le lire en gardant à l’esprit que La Terre est sans doute le plus violent roman de Zola, celui où il a sans doute poussé le plus loin la crudité du propos, la rudesse dans l’analyse et l’aigreur dans le ton. De même qu’il faut comprendre en quoi sa critique pouvait séduire une droite nationaliste, si friande de dénoncer la vulgarité.

« M. Zola prête aux campagnards des propos d’une obscénité prolixe et d’une lubricité pittoresque qu’ils ne tinrent jamais. J’ai causé quelquefois avec des paysans normands, surtout avec des vieillards. Leur parole est lente et sentencieuse. Elle abonde en préceptes. Je ne dis pas qu’ils parlent aussi bien qu’Alcinoüs et les vieillards d’Homère ; tant s’en faut ! mais ils en rappellent quelque peu le ton grave et la façon didactique. Quant aux jeunes, ils ont la verve rude et la langue lourde quand ils causent ensemble au cabaret. Leur imagination est courte, simple, point grivoise. Leurs plus longues histoires sont héroïques et non pas amoureuses : elles ont trait à de grands coups donnés ou reçus, à des exemples de force et d’audace, à des hauts faits de batteries ou de buveries.
J’ai le regret d’ajouter que, quand M. Zola parle pour son propre compte, il est bien lourd et bien mou. Il fatigue par l’accablante monotonie de ses formules : « Sa chair tendre de colosse, — son agilité de brune maigre, — sa gaieté de grasse commère, — la nudité de son corps de fille solide. »
Il y a une beauté chez le paysan. Les frères Lenain, Millet, Bastien-Lepage l’ont vue. M. Zola ne la voit pas. La gravité morne des visages, la raideur solennelle qu’un incessant labeur donne au corps, les harmonies de l’homme et de la terre, la grandeur de la misère, la sainteté du travail, du travail par excellence, celui de la charrue, rien de cela ne touche M. Zola. La grâce des choses lui échappe, la beauté, la majesté, la simplicité le fuient à l’envi. Quand il nomme un village, une rivière, un homme, il choisira le plus vilain nom ; l’homme s’appellera Macqueron, le village Rognes, la rivière l’Aigre. Il y a pourtant beaucoup de jolis noms de villes et de rivières. Les eaux surtout gardent, en souvenir des nymphes qui s’y baignaient autrefois, des vocables charmants, qui coulent en chantant sur les lèvres. Mais M. Zola ignore la beauté des mots comme il ignore la beauté des choses.
Il n’a pas de goût, et je finis par croire que le manque de goût est ce péché mystérieux dont parle l’Écriture, le plus grand des péchés, le seul qui ne sera pas pardonné. Voulez-vous un exemple de cette irrémédiable infirmité ? M. Zola nous montre dans la Terre un paysan crapuleux, un ivrogne, un braconnier que sa barbe en pointe, ses longs cheveux, ses yeux noyés ont fait surnommer Jésus-Christ. M. Zola ne manque jamais de l’appeler par ce surnom. Il obtient par ce moyen des phrases comme celles-ci : « C’était Jésus-Christ qui s’empoignait avec Flore, à qui il demandait un litre de rhum.— Ce qu’il rigolait, Jésus-Christ, de la petite fête de famille !…— Jésus-Christ était très venteux. » Il n’y a pas besoin d’être catholique ni chrétien pour sentir l’inconvenance de ce procédé.
Mais le pire défaut de la Terre, c’est l’obscénité gratuite. Les paysans de M. Zola sont atteints de satyriasis. Tous les démons de la nuit, que redoutent les moines et qu’ils conjurent en chantant à vêpres les hymnes du bréviaire, assiègent jusqu’à l’aube le chevet des cultivateurs de Rognes. Ce malheureux village est plein d’incestes. Le travail des champs, loin d’y assoupir les sens, les exaspère. Dans tous les buissons un garçon de ferme presse « une fille odorante ainsi qu’une bête en folie » .
Les aïeules y sont violées, comme j’ai déjà eu le regret de vous le dire, par leurs petits-enfants. M. Zola, qui est un philosophe comme il est un savant, explique que la faute en est au foin, au fumier.
[...]
M. Zola a comblé cette fois la mesure de l’indécence et de la grossièreté. Par une invention qui outrage la femme dans ce qu’elle a de plus sacré, M. Zola a imaginé une paysanne accouchant pendant que sa vache vêle. « Ça crève ! » dit un des témoins, qui ne parle pas de la vache. La crudité des détails passe toute idée.
Il n’a pas moins offensé la nature dans la bête que dans la femme, et je lui en veux encore d’avoir sali l’innocente vache en étalant sans pitié les misères de sa souffrance et de sa maternité. Permettez-moi de vous donner la raison de mon indignation. Il m’est arrivé, il y a quelques années, de voir naître un veau dans une étable. La mère souffrait cruellement en silence. Quand il naquit, elle tourna vers lui ses beaux yeux pleins de larmes et, allongeant le cou, elle lécha longuement le petit être qui lui avait causé tant de douleurs. Cela était touchant, beau à voir, je vous assure, et c’est une honte que de profaner ces mystères augustes. M. Zola dit d’un de ses paysans qu’il avait « l’affolement de l’ordure » . C’est un affolement qu’aujourd’hui M. Zola prêta indistinctement à tous ses personnages. En écrivant la Terre, il a donné les Géorgiques de la crapule.
Que M. Émile Zola ait eu jadis, je ne dis pas un grand talent, mais un gros talent, il se peut. Qu’il lui en reste encore quelques lambeaux, cela est croyable, mais j’avoue que j’ai toutes les peines du monde à en convenir. Son œuvre est mauvaise et il est un de ces malheureux dont on peut dire qu’il vaudrait mieux qu’ils ne fussent pas nés.
» (16)

Comparons avec un extrait de l’éloge funèbre de Zola qu’Anatole France prononça le 5 octobre 1902.

« Messieurs, lorsqu’on la voyait s’élever pierre par pierre, cette œuvre, on en mesurait la grandeur avec surprise. On admirait, on s’étonnait, on louait, on blâmait. Louanges et blâmes étaient poussés avec une égale véhémence. On fit parfois au puissant écrivain (je le sais par moi-même) des reproches sincères, et pourtant injustes. Les invectives et les apologies s’entremêlaient. Et l’œuvre allait grandissant.
Aujourd’hui qu’on en découvre dans son entier la forme colossale, on reconnaît aussi l’esprit dont elle est pleine. C’est un esprit de bonté. Zola était bon. Il avait la grandeur et la simplicité des grandes âmes. Il était profondément moral. Il a peint le vice d’une main rude et vertueuse. Son pessimisme apparent, une sombre humeur répandue sur plus d’une de ses pages cachent mal un optimisme réel, une foi obstinée au progrès de l’intelligence et de la justice. Dans ses romans, qui sont des études sociales, il poursuivit d’une haine vigoureuse une société oisive, frivole, une aristocratie basse et nuisible, il combattit le mal du temps : la puissance de l’argent. Démocrate, il ne flatta jamais le peuple et il s’efforça de lui montrer les servitudes de l’ignorance, les dangers de l’alcool qui le livre imbécile et sans défense à toutes les oppressions, à toutes les misères, à toutes les hontes. Il combattit le mal social partout où il le rencontra. Telles furent ses haines. Dans ses derniers livres, il montra tout entier son amour fervent de l’humanité. Il s’efforça de deviner et de prévoir une société meilleure.
[...]
Messieurs,
Il n’y a qu’un pays au monde dans lequel ces grandes choses pouvaient s’accomplir. Qu’il est admirable, le génie de notre patrie! Qu’elle est belle, cette âme de la France, qui dans les siècles passés, enseigna le droit à l’Europe et au monde! La France est le pays de la raison ornée et des pensées bienveillantes, la terre des magistrats équitables et des philosophes humains, la patrie de Turgot, de Montesquieu, de Voltaire et de Malesherbes. Zola a bien mérité de la patrie, en ne désespérant pas de la justice en France.
Ne le plaignons pas d’avoir enduré et souffert. Envions-le. Dressée sur le plus prodigieux amas d’outrages que la sottise, l’ignorance et la méchanceté aient jamais élevé, sa gloire atteint une hauteur inaccessible.
Envions-le : il a honoré sa patrie et le monde par une œuvre immense et par un grand acte. Envions-le, sa destinée et son cœur lui firent le sort le plus grand : il fut un moment de la conscience humaine.
» (17)

Entre les deux textes, il y a bien sûr l’affaire Dreyfus. Mais il y a encore, plus généralement, une préoccupation à l’égard des problèmes sociaux qui, d’une certaine façon, manque au sceptique sans engagement qu’il fut. Et comme rien ne se gagne d’un côté sans que quelque chose ne se perde de l’autre, il y a aussi un amoindrissement de l’indépendance d’esprit qu’impose des objectifs politiques, aussi généraux et peu partisans soient-ils.

La tentative de récupération

Guillaume Métayer se penche longuement sur la manière dont les nationalistes n’ont jamais cessé, même après la rupture opérée par l’affaire Dreyfus, d’exploiter ce qui reste exploitable à leur profit chez Anatole France. Curieusement, ce qu’ils se gardaient de dénoncer avant l’affaire et qui n’était pourtant pas fait pour leur plaire, à savoir le scepticisme de France, ils vont y voir ensuite l’origine de ses égarements et de ce qu’ils jugent comme sa faiblesse. « Barrès [...] avance la thèse que l’évolution intellectuelle de France est le fait de sa faiblesse de caractère. » (p. 206)

Maurras n’est pas plus croyant que France, mais il est catholique. Autrement dit, il croit en la force d’une foi qu’il ne partage pas. Ses reproches s’articulent sur l’idée que France était sceptique « pour son grand plaisir », un plaisir qui « tient à la contemplation désintéressée des choses » (cité par Métayer, p. 204) Le 18 octobre 1924, six jours après la mort de ce dernier, avec un simplisme qui ne manque pas totalement de justesse, Maurras écrit dans le Figaro : « M. Anatole France entrait en militant dans l’Affaire Dreyfus, il rencontrait Jaurès et se mettait en marche vers le communisme. » (p. 205).

Métayer écrit ceci : « Les nationalistes décèlent dans le scepticisme francien le symptôme d’un déclin d’énergie, une impuissance à croire, qui, bien que masquée en conquête intellectuelle, ne serait, au fond, qu’une incapacité à agir, sensible même dans l’ordre de l’esprit. » (p.164) Est-ce vraiment ce que les nationalistes ont ressenti ? Je n’oserais pas l’affirmer. Mais ce qui me paraît sûr, c’est qu’il y a là la formulation d’une problématique spécifique aux sceptiques et qui reste aujourd’hui encore sans solution.

(1) Peu connu, Guillaume Métayer est chercheur au Centre d’étude de la Langue et de la Littérature françaises des XVIIe et XVIIIe siècles (CNRS, Paris IV). Ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de lettres classiques, il est également traducteur littéraire du hongrois.
(2) Guillaume Métayer, Anatole France et le nationalisme littéraire. Scepticisme et tradition, Éd. du Félin, 2011.
(3) Exception faite de “poètes maudits” tels Stéphane Mallarmé, Paul Verlaine et Arthur Rimbaud, ainsi que d’Émile Zola, de Guy de Maupassant et de Marcel Proust. Mais qui ouvre encore Léon Bloy, Joris-Karl Huysmans, Octave Mirebeau, Gyp, Paul Bourget, Jules Lemaître, Maurice Barrès, Maurice Maeterlinck, Jules Renard, Romain Rolland, Charles Maurras, Alain, Paul Claudel, Charles Péguy, etc. ?
(4) Anatole France, Œuvres 4 volumes, édition et introduction de Marie-Claire Bancquart, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1984, 1987, 1991 et 1994.
(5) Dans une autre note, j’ai avancé l’idée que le rapport qu’Anatole France a entretenu avec la politique s’était modifié en juin 1892, c’est-à-dire au moment où il quitte sa première femme, Valérie Guérin de Sauville. La césure dont il parle concerne davantage la manière dont France est regardé que ce qu’il pense lui-même.
(6) Les Médicis, de retour au pouvoir en 1512 (Le Prince est rédigé en 1513), incarnaient le pouvoir personnel dont Laurent le Magnifique avait usé entre 1469 et 1492, même si certaines institutions républicaines ont perduré. Sur les options républicaines de Machiavel, cf. le Discours sur la première décade de Tite-Live, Flammarion, Champs, 1985.
(7) Ce qui n’est pas totalement exclu, dans la mesure où celui-ci n’a guère triomphé longtemps.
(8) Ce serait l’analyse que feraient notamment Léo Strauss dans Pensées sur Machiavel (Payot, 1982) et Pierre Manent dans Naissance de la politique moderne : Machiavel, Hobbes, Rousseau (Payot, 1997), deux livres que je me permets de citer bien que ne les ayant pas lus.
(9) Blaise Pascal, Pensées, frag. 90, La ; 337, Br.
(10) La même question se pose à propos du commerce. Le dévoilement des logiques concurrentielles poussent les firmes commerciales à des mensonges si patents et si permanents qu’ils altèrent les besoins eux-mêmes. Il suffit d’être attentif au contenu des messages publicitaires pour s’en rendre compte.
(11) C’est précisément pour cette raison que la vertu est plus que jamais condamnée à être silencieuse, sous peine d’être suspectée d’un intérêt dissimulé.
(12) Henri Huchet de la Bédoyère est le frère de Charles Huchet de la Bédoyère, aide de camp de Napoléon Ier qui s’illustra à la bataille de Waterloo et fut fusillé en août 1815. Après une carrière militaire dans les armées de Louis XVIII et de Charles X, Henri Huchet de la Bédoyère devint un grand bibliophile.
(13) Cf. ce qu’en dit Marie-Claire Bancquart dans sa notice de L’étui de nacre in Anatole France, Œuvres I, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1984, pp. 1389 et ss.
(14) Anatole France, Œuvres IV, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1994, p. 479.
(15) Je viens de lire un livre qui illustre encore ce travers : Rousseau, la comédie des masques, d’Olivier Marchal (Ed. SW Télémaque, 2011). L’auteur y met en scène un Rousseau qui se voit suggérer l’orientation de son premier discours par Diderot, thèse qu’il n’est pas le premier à retenir, mais qui le conduit à minimiser totalement l’importance qu’a pu avoir cette méfiance à l’égard de la civilisation, qui guidera pourtant toute l’œuvre. C’est un roman, me dira-t-on. Oui, mais la quatrième de couverture précise qu’il est le « fruit de plus de dix années de lecture et de recherches passionnées sur le XVIIIe siècle et sur l’œuvre de Rousseau ».
(16) Anatole France, La vie littéraire, Calmann-Lévy, 1921, pp. 232-236. Le texte est consultable sur Internet à l’adresse suivante : http://fr.wikisource.org/wiki/La_Terre_(Anatole_France).
(17) Ce discours figure sur Internet à l’adresse suivante : http://fr.wikisource.org/wiki/Éloge_funèbre_d’Émile_Zola. Wikisource n’indique pas la source du texte et moi-même je l’ignore ; donc, une certaine circonspection s’impose.

Autre note sur Anatole France :
Anatole France