mercredi 14 décembre 2011

Note de lecture : Michel Terestchenko

La querelle sur le Pur Amour au XVIIe siècle
de Michel Terestchenko


Un article publié sur Internet a retenu ma particulière attention et je voudrais en dire quelques mots. Il s’agit de La querelle sur le Pur Amour au XVIIe siècle de Michel Terestchenko (1).

Je ne me permettrai ni d’expliciter l’article (que chacun peut lire ici), ni moins encore de juger ce qui y est dit de Fénelon, que je n’ai pas lu.

Ce qui m’a accroché, dans cet article, c’est d’abord l’idée de réfléchir au lien pouvant exister entre le conflit que suscitèrent les jansénistes et celui qui résulta de l’opposition de Bossuet au quiétisme. L’affaire est en réalité d’une très grande complexité et je suis bien trop ignorant des questions théologiques qu’elle agite pour oser formuler une opinion à ce sujet. Reste que les arguments développés, notamment ceux de Fénelon que Michel Terestchenko rapporte, participent d’une subtilité et répondent à des questions qui dépassent à certains égards le fait religieux et l’interprétation des textes sacrés. Une autre chose suscita aussi mon intérêt, c’est l’éclairage que les controverses évoquées fournit à la question de l’intérêt désintéressé (2).

Commençons par ce que je me suis permis d’appeler le dépassement du fait religieux. Il y a un certain temps déjà que l’idée m’est venue que bien des penseurs agnostiques ou athées négligeaient de lire et de s’inspirer des auteurs religieux, alors que certains de ceux-ci ont marqué la pensée occidentale d’une façon à ce point profonde qu’elle subsiste, fût-ce sous une forme ténue, au sein de nos déterminations les plus profondes. On peut bien sûr citer Augustin, Thomas d’Aquin, Pascal et même Lamennais, mais cela reste vrai pour des théologiens bien plus discrets qui ont participé à des débats qui ne furent pas que scolastiques et qui, parfois même lorsqu’ils étaient scolastiques, soulevaient des problèmes dont l’enjeu n’était pas que religieux.

La question de la prédestination augustinienne au salut, par exemple, mérite à bien des égards qu’on s’y arrête. Non seulement parce qu’elle donne à penser au sujet des liens pouvant exister entre les conceptions de la liberté, telle celle que Thomas d’Aquin développa (3), et l’influence qu’elles eurent sur l’émancipation à l’égard des dogmes chrétiens, mais aussi en raison du poids dont elles pesèrent sur le fait révolutionnaire. Ainsi, le jansénisme, qui n’envisage l’affranchissement à l’égard de la prédétermination au mal que par la grâce, a répandu une forme subtile de fatalisme dont il serait éminemment intéressant d’étudier en quoi elle inclina à l’effondrement de la monarchie absolue. Ainsi encore, la persécution du quiétisme, réussie même au niveau des idées, a préparé une dissociation radicale du mysticisme et du catholicisme qu’il serait peut-être opportun de mettre en relation avec le mouvement de sécularisation qui conduisit à l’affaiblissement considérable que le catholicisme connaît aujourd’hui en Europe.

Autre exemple : la portée de la théologie apophatique, notamment quant à l’élucidation de la pensée de Fénelon. Je ne suis pas en mesure de juger de cette influence, mais je me pose la question suivante : comment rendre compte de l’impact de cette théologie-là sur les débats théologiques du XVIIe siècle, alors que la question de Dieu s’était tellement épurée chez certains auteurs des XIIIe, XIVe et XVe siècles que l’on pourrait, d’une certaine manière, regarder les débats sur les volontés de Dieu comme une sorte de régression superstitieuse. Si on lit La docte ignorance de Nicolas de Cues (4) en faisant abstraction de certains de ses écrits postérieurs, on ne peut qu’être frappé par le fait que bien des agnostiques, bien des athées, peuvent se sentir profondément concernés par les questionnements qu’on y trouve. Selon le regard que l’on jette sur l’œuvre, elle peut faire naître autant de réflexions à ceux qui cultivent le scepticisme qu’à ceux qui vivent dans la foi. Il est malaisé d’en dire autant de la lecture de Bossuet.

J’en viens à la question de l’intérêt désintéressé. Michel Terestchenko est proche du courant anti-utilitariste rassemblé autour de la Revue du M.A.U.S.S. (5) Ce courant défend l’idée que l’altruisme humain est une des déterminations du comportement et que la théorie économique, qui pêche de ne pas en tenir compte, devrait être réformée afin d’incorporer ce paramètre. On voit immédiatement l’intérêt (si j’ose user du mot en la circonstance) que l’article de Terestchenko peut présenter sur ce point. Non pas tellement que le pur amour - celui que ressentent envers Dieu ceux qui vivent dans la conviction de leur damnation éternelle - puisse être vu comme l’exemple d’un altruisme qu’aucun intérêt second, tel le plaisir de se savoir bon, n’altère. Mais plutôt l’espèce de preuve que constitue l’existence même d’une pensée solidement étayée et apte à concevoir une forme de gratuité absolue.

De la même manière que Nicolas de Cues entreprend d’étudier la vérité - c’est-à-dire non pas ce qui serait vrai, mais bien cette nature commune à tout ce qui est vrai - en méditant sur l’ignorance, de même les M.a.u.s.siens devraient-ils étudier l’altruisme par ce qu’il n’est pas plutôt que par ce qu’il est, ce qu’ils ne font pas. Ils aboutiraient probablement à la conclusion que, les actes et pensées égoïstes étant retranchés, il reste quelque chose qui relève de l’ordre de l’incompréhensible.

Les dons égoïstes sont fréquents et nombreux, même s’ils ne sont effectivement pas réductibles aux échanges synallagmatiques. Ce sont cependant ces dons-là que l’économie ignore, malgré leur impact sur la production, la distribution et la consommation des richesses. L’immense difficulté réside évidemment dans le caractère non dénombrable et non mesurable de ces largesses.

Quant à ce qui est incompréhensible, c’est l’intérêt sans intérêt. On peut discuter à perte de vue sur sa réalité. Certains tenteront toujours de réduire tout comportement à une motivation utilitaire, sinon égoïste. Mais l’aporie ici tient au fait que pareille façon de cerner la passion ou la curiosité, voire l’appétit ou le désir, aboutit à un résidu indéfinissable. Ce résidu-là n’a pas sa place dans la théorie économique, parce qu’il ne participe d’aucun échange. Il tient tout entier en ce fait que les hommes peuvent s’intéresser à autre chose qu’à eux-mêmes. Ainsi, ils peuvent vouloir savoir ce qui n’aura pour eux aucun autre intérêt que celui de satisfaire leur intérêt, leur intérêt désintéressé.

(1) Michel Terestchenko, La querelle sur le Pur Amour au XVIIe siècle, Michel Terstchenko Philosophie, 12 décembre 2011. Ce texte figure dans l’ouvrage publié en 2001 aux éditions La Découverte sous la direction d’Alain Caillé, Christian Lazzeri et Michel Senellart, Histoire raisonnée de la philosophie morale et politique. Le bonheur et l'utile, aux pp. 388-400 ; il en forme le chapitre 33 intitulé « Fénelon (1651-1715) et Bossuet (1627-1704) : la Querelle sur le pur amour ». Je n’ai pas lu ce livre et me réfère donc uniquement à la version du texte placée en 2011 sur le blog de l’auteur ; cette version comporte quelques coquilles qu’il serait aisé de corriger.
(2) J’emprunte l’expression intérêt désintéressé à Paul Veyne (cf. Le quotidien et l’intéressant, Les Belles Lettres, 1995, p. 16).
(3) Cf. Thomas d’Aquin, Somme théologique, Prima pars, question 83. Ce texte est disponible ici sur Internet dans sa traduction dominicaine de 1984.
(4) Nicolas de Cues, La docte ignorance (1ère publ. en 1440), trad. du latin par Hervé Pasqua, Éd. Payot & Rivages, Petite bibliothèque, 2011.
(5) Cette revue est présente ici sur Internet.

3 commentaires:

  1. Bonjour Monsieur Jadin,

    Si Les problématiques posées par Michel Terestchenko (collaborateur de la revue d'Alain Caillé) , vous intéressent, vous devriez lire cet article "http://www.agorange.net/Conf_Terestchenko.pdf et surtout son livre "Un si fragile vernis d’humanité" (réédité à la Découverte).

    Cordialement

    Mézigue

    RépondreSupprimer
  2. Dans une note du 10 avril 2010, vous citez Bourdieu parlant du champ scientifique. Ce qu’il dit semble indiquer que ce qui ressemble à du désintéressement n’en est pas. N’est-ce pas contradictoire avec ce que vous dites ci-dessus ?
    Cordialement

    RépondreSupprimer
  3. Votre question est très intéressante. Car effectivement, Bourdieu n’a eu de cesse de montrer que les différentes formes de désintéressement trahissaient une disposition révélant un intérêt caché. Faut-il en déduire que, à ses yeux, l’intérêt désintéressé n’est pas qu’un oxymore, mais également une impossibilité réelle ? Ce serait peut-être aller trop vite en besogne.
    Il importe d’abord de garder présent à l’esprit, me semble-t-il, que l’objet auquel s’attachent les recherches de Bourdieu, ce sont les interactions sociales. Ce qui situe hors de son champ d’investigation le quant-à-soi de chacun. On me répondra sans doute que l’habitus n’est pas compartimenté de la sorte. Assurément. Mais ce que chaque agent (pour parler comme Bourdieu) se retient de communiquer aux autres constitue néanmoins une forme de quant-à-soi, même s’il n’est pas sans rapport avec le contexte formé par les relations sociales.
    Ensuite (et surtout), ce que Bourdieu a tenté de cerner, ce sont les conditions sociales propres à permettre une posture, fût-ce celle de n’en pas avoir. Ce qu’il appelle l’intérêt au désintéressement, ce sont les conditions propres à permettre le surgissement d’un intérêt désintéressé. Car il est vrai que l’intérêt désintéressé ne surgit pas du néant par la seule volonté d’un être altruiste. N’est d’ailleurs pas altruiste qui veut. Et n’est pas davantage gratuitement curieux qui veut. Il existe sûrement un seuil d’aise, de richesse, d’éducation en deçà duquel l’intérêt désintéressé n’est pas pensable. Mais lorsque la curiosité est vécue comme désintéressée et que, objectivement, elle ne rapporte rien, ne serait-ce que parce qu’elle est stérile, rien ne permet d’écarter l’hypothèse - me semble-t-il - que l’individu s’intéresse réellement à autre chose qu’à lui-même.
    Enfin, il ne faut pas réifier le symbolique. Il ne suffit pas d’affirmer que l’intérêt désintéressé est encore un intérêt, pour se faire quitte de ce résidu indéfinissable dont j’ai parlé. Je cite Bourdieu : « Par la vertu du plus ancien des effets métaphysiques liés à l’existence d’un symbolisme, celui qui permet de tenir pour existant tout ce qui peut être signifié (Dieu ou le non-être), la représentation politique produit et reproduit à chaque moment une forme dérivée de l’argument du roi de France chauve, cher aux logiciens : n’importe quel énoncé prédicatif ayant la “classe ouvrière” pour sujet dissimule une énoncé existentiel (il y a une classe ouvrière). » (“Espace social et genèse des classes” in Actes de la recherche en sciences sociales, n° 52/53, juin 1984, p. 12.)
    L’intérêt désintéressé peut peut-être se définir comme ce qui est totalement étranger à l’économie (ce qui ne fait pas l’affaire des M.a.u.s.siens).

    RépondreSupprimer