lundi 27 mars 2023

Note spéciale : Marie-Odile Goulet-Cazé

Marie-Odile Goulet-Cazé est morte

Ce 15 mars, Marie-Odile Goulet-Cazé est morte. Elle avait 72 ans. Je lui dois beaucoup.

Spécialiste des philosophes de l’Antiquité, elle s’est tout particulièrement vouée à mieux comprendre le cynisme et les rapports qu’il a entretenu avec d’autres grands courants de l’époque : le platonisme, le stoïcisme et, plus tard, le christianisme. Discrète, modeste et très travailleuse, elle n’a cessé de pousser la recherche là où les chemins restaient inexplorés, sans jamais prétendre avoir réalisé de véritables découvertes. Pourtant, elle a sorti le cynisme de l’ombre, manifestant de manière convaincante l’importance qu’il a eu dans le monde antique - souvent sous-estimée - et révélant aussi la portée d’une conception de la vie forte de fondements solides, là où elle était souvent présentée comme une facétie ou une malice.

À la fin des années 90, j’avais lu plusieurs de ses ouvrages et j’en avais été très impressionné. Une forme de sincérité nouvelle m’était apparue possible et n’a d’ailleurs pas été pour rien dans mon évolution intellectuelle. C’est aussi ce qui m’avait conduit à préparer un exposé sur Diogène, grâce auquel j’espérais faire mieux connaître les mérites de la parrhèsia, du franc-parler. (1)

Il n’est pas rare de rencontrer l’opinion selon laquelle la recherche en histoire représente une forme de divertissement qui traduit un désintérêt, voire une méfiance, à l’égard du présent. J’incline à penser que c’est tout l’inverse : le présent ne nous révèle jamais si bien ses vrais enjeux que lorsque notre conception des choses est nourrie de celles que l’histoire nous apprend. Et c’est là une manière de manier l’histoire qui est à l’opposé, non seulement de cette approche qui sert un récit national, mais surtout de cette croyance selon laquelle l’histoire serait pleine de leçons dont nous devrions faire notre profit. Ce qui donne du prix à la recherche sans cesse recommencée de la vérité du passé, c’est qu’elle nous livre ce qui permet de relativiser nos pratiques, nos convictions et, d’une manière générale, notre façon de penser. C’est, je crois, le message que Marc Bloch a voulu faire passer avec son Apologie pour l’histoire (2), message malheureusement très négligé.

Il me faut le répéter : le cynisme n’est très généralement évoqué que sous une forme moderne, en partie inspirée par Machiavel, à savoir une propension à satisfaire ses intérêts et à se montrer indifférent à ceux des autres, souvent de façon ostentatoire ou provocatrice. Le lien avec le cynisme antique existe, bien sûr, mais il porte sur des aspects mineurs, telle par exemple la provocation ou la prise en compte du réel. Pour le reste, la version antique fonde une morale que la version moderne déserte. Car le cynique antique offre aux autres l’exemple de son mode de vie et donne à voir son ascèse comme la clé d’un bonheur accessible à tous.

Les inquiétudes que suscitent la diminution de la diversité biologique, la pollution généralisée, le réchauffement climatique et les menaces technologiques m’ont poussé à imaginer en quoi ce type de cynisme aurait pu voire pourrait permettre d’en réchapper. (3) Exercice gratuit, bien sûr, qui vise davantage à magnifier la force de cette conception de la vie qu’à suggérer une solution, bien entendu inaccessible.

Merci à Marie-Odile Goulet-Cazé d’avoir rendu possible cette ouverture sur une pensée si peu contemporaine. Je compte bien me replonger dans son œuvre très prochainement.

(1) Cf. ma note du 12 septembre 2000.
(2) Marc Bloch, Apologie pour l’histoire [1949], Armand Colin, 2000.
(3) Cf. ma note du 2 novembre 2021.

jeudi 16 mars 2023

Note d’opinion : Bourdieu et Finkielkraut

À propos de Bourdieu et Finkielkraut

1. L’origine de l’hostilité

L’animosité manifestée par Alain Finkielkraut à l’égard de Pierre Bourdieu n’est pas nouvelle (1). Elle pourrait avoir pour origine une interview que celui-ci a accordée en 1991 et au cours de laquelle il fusilla Alain Finkielkraut. Il avait dit ceci :
« Le problème que je pose en permanence est celui de savoir comment faire entrer dans le débat public cette communauté de savants qui a des choses à dire sur la question arabe, sur les banlieues, le foulard islamique… Car qui parle (dans les médias) ? Ce sont des sous-philosophes qui ont pour toute compétence de vagues lectures de vagues textes, des gens comme Alain Finkielkraut. J’appelle ça les pauvres Blancs de la culture. Ce sont des demi-savants pas très cultivés qui se font les défenseurs d’une culture qu’ils n’ont pas, pour marquer la différence d’avec ceux qui l’ont encore moins qu’eux. […] Actuellement, un des grands obstacles à la connaissance du monde social, ce sont eux. Ils participent à la construction de fantasmes sociaux qui font écran entre une société et sa propre vérité. » (2)

Que le débat public - les médias - soit dominé par des demi-savants - des demi-habiles, comme aurait dit Pascal -, ce n’est plus à prouver. Qu’il soit souhaitable, ou simplement possible, d’y faire entrer des savants - des habiles -, voilà qui me semble fort problématique. En effet, les médias répugnent en général à donner la parole à ceux-là qui étayent leurs affirmations, qui en détaillent le travail d’élaboration et qui l’assortissent de nuances en tout genre. Le simple fait qu’un propos savant exige un temps d’exposition largement supérieur aux séquences très courtes qui soutiennent l’audience rend cette suggestion difficilement réalisable. À cela s’ajoute le fait que la fréquentation des médias et la notoriété qu’elles confèrent altèrent aisément l’esprit jusqu’à l’habituer aux simplifications les plus convaincantes (3).

Reste qu’on ne dira jamais assez combien est nuisible à l’information objective du public le fait que des philosophes s’arrogent le droit d’exprimer leur avis sur l’actualité à partir de considérations qui n’ont rien de philosophique. Cet abus de légitimité n’est pas spécifique aux philosophes, bien sûr. On voit quelquefois des physiciens ou des biologistes, fort de la reconnaissance que leur a valu leur spécialité, s’improviser journaliste, voire moraliste, alors même que la valeur de leur opinion ne dépasse pas celle que l’on peut attribuer à une personne prise au hasard dans une foule. L’essayisme a souvent bon dos. La pandémie et la guerre en Ukraine ont récemment accentué cette tendance à l’imposture. Encore ne sont-elles pas toutes du même tonneau en raison de variations d’intelligence, que des qualités rhétoriques peuvent en outre dissimuler.

Quant à Alain Finkielkraut, fallait-il le citer ? Le méritait-il ? Pierre Bourdieu a rarement résisté à la petite phrase assassine, témoignage d’un énorme agacement face aux impostures triomphantes. En l’occurrence, il n’était sans doute pas nécessaire de désigner un coupable, comme s’amusaient alors à le faire les entarteurs. D’autant qu'Alain Finkielkraut n’était probablement pas le plus coupable. Néanmoins, à l’époque de l’interview, il proférait souvent des ordalies censées découler de sa lucidité vis-à-vis du monde social, sortes de modèle de ce que Pierre Bourdieu appelait la sociologie spontanée. Il n’en a d’ailleurs jamais complètement guéri. C’est peut-être là ce qui reste d’un penchant pour la certitude qu’il avait trop satisfait lorsqu’il était maoïste.

Citer quelqu’un en guise d’exemple d’une inclination déplorable, c’est entrer dans le champ des vexations croisées, là où l’on se fait inutilement des ennemis, sans pour autant que la connaissance y trouve à s’améliorer. Pour autant, il m’est arrivé à moi aussi d’y pénétrer, moi qui n’ai même pas l’excuse d’une vraie compétence.

2. La dernière salve

Si, aujourd’hui, j’évoque ainsi les raisons qu'Alain Finkielkraut a pu avoir d’en vouloir à Pierre Bourdieu, c’est qu’il a rarement raté une occasion de l’accuser de bien des maux et qu’il vient une nouvelle fois de le faire à l’occasion d’un passage dans un live du Figaro (4). Mis en ligne ce 9 mars 2023, ce live le confrontait à François-Xavier Bellamy à propos de plusieurs thèmes, dont celui de l’école et de l’éducation.

Il me semble utile de reproduire ici ce qu’il a dit à propos de Pierre Bourdieu, car il s’agit selon moi d’une sorte de plaidoyer exemplaire et synthétique du reproche fondamental qu’il ne cesse depuis longtemps de lui adresser. Il s’agit d’un propos improvisé, dit sans grande préparation ; on en admettra donc le style relâché. Répondant à l’animateur du débat, Alexandre Devecchio, lequel suggérait que le livre de François-Xavier Bellamy, Les déshérités (5), sonnait comme une réponse au livre de Pierre Bourdieu, Les héritiers (6), alors que l’un de ses combats, à lui Alain Finkielkraut, était justement de réhabiliter la notion d’héritage, essentielle à l’école, il s’exprima comme suit :
« En tout cas, le livre de Bourdieu et Passeron, Les héritiers, a eu un retentissement énorme et une influence qui se fait sentir encore sur l’institution scolaire à travers les réformes qui sont menées sans trêve, sans relâche, depuis bientôt cinquante ans. Le livre de Bourdieu et Passeron a été publié en 1964 et ce titre était terrible. Pourquoi ?
Parce que la République avait imaginé de répondre à la cooptation par la sélection. C’était déjà l’intuition de Jules Ferry, exprimée notamment par le grand philosophe de la République qu’était Charles Renouvier. Les bourgeois, peu amis de l’égalité, veulent que ce soit leur progéniture qui ait les meilleures places. On va y mettre fin grâce à l’école et notamment par le biais de la sélection. Or, que nous dit Bourdieu ?
Il nous dit que le mérite, dont se targue la République, l’école républicaine, est un leurre, est le faux nez de l’inégalité sociale, c’est-à-dire qu’il nous explique que l’opposition entre mérite et héritage, en fait, permet au bout du compte de renforcer la légitimité des inégalités sociales : précisément, elles deviennent scolaires. Autrement dit : voilà, le mérite est un leurre, l’école républicaine, c’est une fabrique d’héritiers, c’est-à-dire ce sont les mieux lotis, les bien dotés, qui réussissent. Et les autres, ceux qui viennent des milieux défavorisés, et bien ceux-là sont amenés à penser qu’ils méritent leur destin social, puisqu’ils n’obtiennent pas les bonnes notes. Et Bourdieu a traumatisé l’institution. Donc, on s’est dit qu’il fallait répondre à cette critique. Et comment ?
Et bien justement en bannissant au moins dans l’enseignement secondaire la sélection. La sélection est devenue un mot interdit.
[…] Quel est le résultat de cette politique ?
Et bien c’est qu’on accueille les plus faibles dans les classes plus avancées et ensuite on révise les exigences à la baisse pour ne pas les laisser, ces élèves plus faibles, sur le bord du chemin. Résultat : le niveau s’effondre. Et au bout du compte, ceux qui réussissent à s’en tirer sont effectivement ceux qui vivent dans un milieu bourgeois, qui peuvent aller dans des écoles privées ou dans des lycées d’excellence ou bien qui peuvent bénéficier du soutien scolaire. Donc, si vous voulez, c’est une véritable catastrophe, engendrée en quelque sorte par ce livre. Et ce livre d’ailleurs faisait comme si les héritiers eux-mêmes - ça c’est extraordinaire -, ceux qui naissaient parmi la bourgeoisie, ne foutaient rien. Ils n’avaient besoin de rien foutre, puisqu’ils avaient vécu dans cette espèce d’ambiance culturelle qui faisait qu’ils pouvaient obtenir leur diplôme, ce qui est déjà complètement faux ; quelle que soit votre famille, si vous voulez entrer à l’École normale supérieure ou à l’École polytechnique, il faut vraiment travailler nuit et jour. Donc, ça c’est une autre absurdité.
Mais, si vous voulez, les choses se sont encore aggravées, parce qu’on en est venu, petit à petit, à remettre en cause l’héritage lui-même. C’est-à-dire qu’ils bénéficient, les héritiers, de la culture générale et ils ont donc un avantage sur les autres ; c’est comme si c’était un délit d’initié. Mais que vaut cette culture au bout du compte, que vaut cette culture ?
Dans
Les héritiers, Bourdieu ne s’interroge pas. Il parle même de la bonne volonté culturelle de la petite bourgeoisie. Dans La reproduction, publiée quelques années plus tard, toujours avec Passeron, il parle d’arbitraire culturel. Cette culture générale n’est qu’un arbitraire culturel. C’est le nom que se donne la culture dominante. Et ça a empiré, ça s’est radicalisé avec le wokisme, parce que, qu’est-ce que c’est que cette culture dominante ? cette culture des dominants ? sinon elle-même une culture répressive et discriminatoire qu’il ne s’agit plus aujourd’hui d’apprendre et de transmettre, mais de mettre en examen et de déconstruire.
Et le malheur de notre temps, le désastre dans lequel nous sommes plongés, c’est précisément cette grande répudiation de l’héritage par un présent arrogant qui pense qu’il a trouvé le secret, la solution du problème humain dans la chasse à toutes les formes d’exclusion et de discrimination. Et c’est un spectacle pénible.
 » (7)

Ce sur quoi François-Xavier Bellamy, approuvant Alain Finkielkraut, a surenchérit : « Pierre Bourdieu a produit l’école qu’il dénonçait. Il a engendré la pire des injustices, celle que nous vivons aujourd’hui qui est l’injustice scolaire. »

Nous ne sommes pas loin du procès en sorcellerie.

3. Les Héritiers

Reprenons les choses dans l’ordre. La première chose qu’il convient d’examiner, c’est la pertinence de la recherche menée en son temps par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, recherche dont ils publieront une synthèse dans Les héritiers (8). L’ouvrage appuie ses analyses sur un ensemble de statistiques et de mesures qui en valident la recevabilité. Pour autant, les conclusions conservent évidemment un caractère hypothétique qui donne à chacun le droit d’en contester l’orientation. Reste que les thèses défendues ne sont pas l’expression hasardeuse de sous-philosophes inspirés par « de vagues lectures de vagues textes ». Elles tiennent bien entendu compte de la situation de l’école pendant la première moitié des années 60. (9)

En quoi consiste l’essentiel des conclusions du livre ? Tout part d’un constat qui, pour n’être pas le premier du genre, se proclame d’une grande importance : l’inégalité des chances d’accès aux études supérieures ; et d’une explication originale de cette fatalité : bien davantage que les inégalités économiques, les inégalités culturelles. La non-conscience des effets de ces inégalités culturelles - le plus souvent regardées comme des inégalités de dons - conduisait ainsi les défavorisés à naturaliser leurs échecs, ce qui consolidait les privilèges. (10)

Si ce constat est valable, encore faut-il se demander si le livre n’ouvre pas la voie à des méthodes visant à y remédier. Je ne peux mieux faire, à cet égard, que d’en reproduire le dernier paragraphe :
« Si l’on accorde que l’enseignement réellement démocratique est celui qui se donne pour fin inconditionnelle de permettre au plus grand nombre possible d’individus de s’emparer dans le moins de temps possible, le plus complètement et le plus parfaitement possible, du plus grand nombre possible des aptitudes qui font la culture scolaire à un moment donné, on voit qu’il s’oppose aussi bien à l’enseignement traditionnel orienté vers la formation et la sélection d’une élite de gens bien nés qu’à l’enseignement technocratique tourné vers la production en série de spécialistes sur mesure. Mais il ne suffit pas de se donner pour fin la démocratisation réelle de l’enseignement. En l’absence d'une pédagogie rationnelle mettant tout en œuvre pour neutraliser méthodiquement et continûment, de l’École maternelle à l’Université, l’action des facteurs sociaux d’inégalité culturelle, la volonté politique de donner à tous des chances égales devant l’enseignement ne peut venir à bout des inégalités réelles, lors même qu’elle s’arme de tous les moyens institutionnels et économiques ; et, réciproquement, une pédagogie réellement rationnelle, c’est-à-dire fondée sur une sociologie des inégalités culturelles, contribuerait sans doute à réduire les inégalités devant l’École et la culture, mais elle ne pourrait entrer réellement dans les faits que si se trouvaient données toutes les conditions d’une démocratisation réelle du recrutement des maîtres et des élèves, à commencer par l’instauration d’une pédagogie rationnelle. » (pp. 114-115)

On touche ici à ce que, personnellement, je considère comme une faiblesse de Bourdieu, même si je suis bien conscient du fait qu’elle lui doit d’être connu. Je veux parler ici de son inclination à ne jamais se contenter d’un constat. Il s’agit là de l’éternel débat relatif à la neutralité axiologique, chère à Max Weber. Encore que, en l’occurrence, le remède préconisé ici soit pour le moins sibyllin. La pédagogie rationnelle fondée sur une sociologie des inégalités culturelles, voilà qui ne s’invente pas du jour au lendemain ! Pierre Bourdieu sera quelquefois bien plus précis quant aux solutions politiques qui ont ses faveurs, particulièrement à partir de 1992, lorsqu’il assuma sa militance dans les dernières pages des Règles de l’art (11).

4. Les reproches formulés par Finkielkraut

Revenons aux très récents propos d’Alain Finkielkraut. Pour lui, la sélection, c’est le tri des élèves sur la base du mérite - entendez la capacité à restituer ce qui a été enseigné -, tri qui s’est substitué à ce qu’il appelle la cooptation, c’est-à-dire l’octroi des places par ceux qui les occupent. Or, Bourdieu a accusé la sélection de maintenir subrepticement les privilèges. À noter qu'Alain Finkielkraut ne nie pas les inégalités observées . Il se contente d’affirmer que Pierre Bourdieu « a traumatisé l’institution » et que c’est pour lui répondre qu’ont été entreprises les réformes successives dont l’enseignement a été l’objet. La catastrophe, ce sont ces réformes, lesquelles ont abouti à supprimer la sélection, à niveler par le bas et à conforter en définitive les inégalités dénoncées. À quoi Alain Finkielkraut ajoute que l’arbitraire culturel dont Pierre Bourdieu parle inaugure la répudiation de l’héritage et annonce même le wokisme ; j’y reviendrai.

Les réformes en cause ont-elles été menées à l’instigation de Pierre Bourdieu ? Et aussi, correspondent-elles à des solutions qu’il aurait suggérées ? Il me semble que c’est aller un peu vite en besogne que de répondre par l’affirmative à ces deux questions.

Que l’école se soit profondément transformée au cours des cinquante dernières années et qu’elle ait à bien des égards déçu tous ceux qui la souhaitaient plus performante (quel que soit le critère d’excellence choisi), cela ne fait guère de doute. Sur ce point, la déconvenue d’Alain Finkielkraut est compréhensible et justifiée. Sont-ce seulement les réformes qui en sont la cause ? J’incline à penser que c’est autrement compliqué et que d’autres facteurs ont joué un rôle, aussi bien dans ce que les rapports pédagogiques doivent à des déterminations exogènes au milieu scolaire que dans ce que l’évolution générale de la société insuffle aux professeurs comme aux élèves. Et c’est ici qu’il importe d’évoquer notamment mai 68, événement qui a fortement retenti sur les mentalités et plus particulièrement sur les diverses façons de concevoir l’enseignement.

5. La pensée de Bourdieu

Que ce soit les réformes ou même les autres facteurs d’évolution, avant d’en faire peser toute la responsabilité sur Pierre Bourdieu, il conviendrait d’examiner de plus près ce qu’il nous a laissé - au-delà des Héritiers - qui puisse éclairer la question.

Le 27 mars 1985, Pierre Bourdieu a remis lui-même à François Mitterrand, Président de la République, les Propositions pour l’enseignement de l’avenir (12) auxquelles celui-ci avait demandé au Collège de France de réfléchir par un courrier du 13 février 1984. On sait qu’il a tenu la plume du document qui synthétisait les réflexions du collectif de professeurs réuni pour l’occasion et que son avis a beaucoup pesé sur les propositions émises. Or, que contiennent-elles ? Neuf principes dont l’énoncé s’est voulu mesuré, comme le précise l’exposé des motifs, lequel s’achève comme suit :
« Ce texte ne veut être ni un plan ni un projet de réforme. Il est le produit, modeste et provisoire, d’une réflexion. Ses auteurs, engagés dans la recherche et dans l’enseignement de la recherche, ont bien conscience d’être éloignés des réalités les plus ingrates de l’enseignement ; mais peut-être sont-ils par là même, libres des enjeux et des objectifs à court terme. » (p. 11)
Parmi ces neuf principes, il me semble qu’il n’en est qu’un qui pourrait éventuellement être regardé comme ayant inspiré l’une ou l’autre des réformes tant décriées, à savoir le troisième, ainsi formulé :
« La multiplication des chances.
Il importerait d’atténuer autant que possible les conséquences du verdict scolaire, et d’empêcher que les réussites n’aient un effet de consécration ou les échecs un effet de condamnation à vie en multipliant les filières et en affaiblissant toutes les coupures irréversibles.
 » (p. 21)
Dans l’explicitation de ce principe, je puise deux phrases - le reste n’est pas beaucoup moins probant - qui me paraissent en mesure de contredire l’accusation d’avoir suggéré le bannissement de la sélection.
« Les sanctions négatives, surtout lorsqu’elles s’appliquent à des adolescents qui, plus que tout autre âge, sont affrontés à la question de leur identité et sont spécialement exposés à des crises plus ou moins dramatiques, peuvent condamner au découragement, à la démission, voire au désespoir. […] Ce qui ne signifie pas que l’on doive résoudre le problème de la “sélection par l’échec”, comme on dit parfois, par un refus de la sélection qui conduit à repousser toujours le moment de vérité, avec toutes sortes de conséquences funestes, tant pour les individus concernés que pour l’institution. » (p. 21)
Ajoutons à cela que, en ce qui concerne l’application des principes définis, le texte énonce des craintes que la réalité scolaire a nourries et nourrit encore :
« Et comment oublier qu’un discours bien intentionné ne peut suffire à produire le meilleur des mondes scolaires possibles ? Tant de fois dans le passé, des mesures inspirées par les meilleures intentions ont abouti à des résultats qui allaient à l’inverse des fins poursuivies. Et lorsqu’on est obligé de rappeler par exemple les vertus de l’apprentissage par l’expérience, inlassablement exaltées, depuis Rousseau et Pestalozzi, par tous les réformateurs, on ne peut échapper au sentiment que l’institution est capable de neutraliser ou de détourner toutes les mesures destinées à la transformer. » (p. 45)
Que je sache, il me semble assez injuste d’imputer à Pierre Bourdieu l’état affligeant de l’école d’aujourd’hui. Pour autant, les conseils qu’il a contribué à dispenser ne représentaient pas non plus la clé d’un renouveau de l’institution, qui d’ailleurs n’est pas venu.

6. Mai 68

Mai 68 a-t-il représenté le tournant historique dont parle Pierre Rosanvallon (13) ? Personnellement, je n’en suis guère convaincu, les bouleversements importants qui marquèrent les dernières décennies me paraissant liés à une multitude de facteurs souvent très étrangers aux multiples aspirations exprimées en mai 68 et même à celles qui, ultérieurement, prétendaient puiser leur inspiration dans la révolte ainsi nommée. A-t-il été, au moins en partie, à l’origine de la rage réformatrice dont l’université d’abord et l’école entière ensuite ont été l’objet. C’est assez probable, oserais-je dire, ne serait-ce qu’en ma qualité de témoin des changements qui furent initiés sur ce terrain entre 1968 et 1985.

Pierre Bourdieu a-t-il de son côté embrayé sur les mots d’ordre de table rase que Mai 68 proféra à propos de l’enseignement ? Nullement. Il fut longtemps circonspect quant au jugement qu’il fallait réserver à cet événement. En 1984, dans le dernier chapitre de Homo academicus (14), il a tenté une analyse historico-sociologique de ce qu’il a appelé le moment critique, à savoir Mai 68. Pour le coup, elle représente un exemple de neutralité axiologique, car elle se donne pour objectif de mettre en évidence la complexité d’une crise dont l’acmé doit peu à la spontanéité et beaucoup à des prémisses et des prolongements peu conscients. Pour permettre d’en mesurer l’ambition, j’en donne ici un petit extrait :
« En multipliant les occasions proprement politiques, manifestations, assemblées, meetings, etc., où s’élaborent et se professent publiquement et collectivement des prises de position politiques, motions, pétitions, plates-formes, manifestes, programmes, etc., la crise conduit à la constitution d’une problématique politique commune, d’un espace des prises de position constituées, c’est-à-dire explicitement posées et notoirement rattachées à des agents et à des groupes socialement situés, syndicats, partis, mouvements, associations, etc. ; dès lors, qu’on le veuille ou non, qu’on le sache ou non, on ne peut plus éviter de se situer ou d’être situé dans l’espace des positions possibles. C’en est fini de la naïveté et de l’innocence politiques. Concrètement, à travers toutes les occasions qui obligent à se déclarer ou à se trahir publiquement, c’est-à-dire à “choisir son camp”, bon gré mal gré, et dont la limite est représentée par ces sortes de confessions publiques, libres ou forcées, que furent tant d’interventions aux assemblées de 68, bref, à travers le dévoilement généralisé des opinions politiques qu’elle favorise, la crise politique contraint chaque agent […] à engendrer l’ensemble de ses choix à partir d’un principe proprement politique et à appliquer ce même principe à la perception et à l’appréciation des choix des autres agents. Elle tend du même coup à introduire des séparations définitives entre des gens qui s’accordaient jusque-là parce qu’ils laissaient à l’écart, ou à l’état implicite, par une sorte d’accord tacite, les différences qui pouvaient les séparer, notamment en matière de politique. » (pp. 242-243)
On sait que Pierre Bourdieu se situait à gauche sur l’échiquier politique - ce qu’il a surtout manifesté au cours des dix dernières années de sa vie -, mais il n’a pas trempé dans la révolution radicale de l’enseignement que réclamait à l’époque les soixante-huitards, à commencer par Alain Finkielkraut.

7. L’arbitraire culturel

S’il y a une chose qu'Alain Finkielkraut déplore et que l’on peut déplorer avec lui, c’est l’effacement de la culture générale. La littérature, la musique, la peinture, qui étaient appréciées par le passé, sont à présent très généralement ignorées. Et l’histoire, même dans ses versions les plus adaptées aux récits nationaux, est désormais très généralement méconnue. Pierre Bourdieu y est-il pour quelque chose ? Oui, nous dit Alain Finkielkraut, puisqu’il a ramené celle-ci à un arbitraire dominant qui la dévalorise et la discrédite. Et de citer La reproduction, un ouvrage dans lequel il aurait avancé l’idée que la culture générale représente un arbitraire qui sert une domination et qui mérite donc d’être dénoncée, déconstruite et répudiée.

Ouvrons La reproduction. Y trouve-t-on ce qu'Alain Finkielkraut prétend y voir ? Dans le livre 1 de l’ouvrage, exposé selon une méthode géométrique qu’on dirait copiée sur l’Éthique de Spinoza, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron développe une théorie de la violence symbolique. En quelque sorte, il s’agit là pour eux de dépasser les théories des fondements du pouvoir telles que fixées par Marx, Durkheim et Weber et d’outrepasser les oppositions que celles-ci révélaient. Je cite :
« Il suffit de rapprocher les théories classiques des fondements du pouvoir, celles de Marx, de Durkheim et de Weber, pour voir que les conditions qui rendent possible la constitution de chacune d’entre elles excluent la possibilité de la construction d’objet qu’opèrent les autres. Ainsi, Marx s’oppose à Durkheim en ce qu’il aperçoit le produit d’une domination de classe là où Durkheim (qui ne dévoile jamais aussi clairement sa philosophie sociale qu’en matière de sociologie de l’éducation, lieu privilégié de l’illusion du consensus) ne voit que l’effet d’une contrainte sociale indivise. Sous un autre rapport, Marx et Durkheim s’opposent à Weber en ce qu’ils contredisent par leur objectivisme méthodologique la tentation de voir dans les relations de pouvoir des rapports interindividuels d’influence ou de domination et de représenter les différentes formes de pouvoir (politique, économique, religieux, etc.) comme autant de modalités de la relation sociologiquement indifférenciée de puissance (Macht) d’un agent sur un autre. Enfin, du fait que la réaction contre les représentations artificialistes de l’ordre social porte Durkheim à mettre l’accent sur l’extériorité de la contrainte tandis que Marx, attaché à déceler sous les idéologies de la légitimité les rapports de violence qui les fondent, tend à minimiser, dans son analyse des effets de l’idéologie dominante, l’efficacité réelle du renforcement symbolique des rapports de force qu’implique la reconnaissance par les dominés de la légitimité de la domination, Weber s’oppose à Durkheim comme à Marx en ce qu’il est le seul à se donner expressément pour objet la contribution spécifique que les représentations de légitimité apportent à l’exercice et à la perpétuation du pouvoir, même si, enfermé dans une conception psycho-sociologique de ces représentations, il ne peut s’interroger, comme le fait Marx, sur les fonctions que remplit dans les rapports sociaux la méconnaissance de la vérité objective de ces rapports comme rapports de force. » (pp. 18-19)
De là, une nouvelle approche de l’autorité pédagogique, du travail pédagogique et du système d’enseignement, à commencer par ce qu’ils ont appelé le double arbitraire de l’action pédagogique : arbitraire d’imposition, d’un côté ; arbitraire de contenu, de l’autre. S’agit-il de dénoncer une illégitimité susceptible de justifier le rejet de l’autorité scolaire et le rejet de ce qui est enseigné, donc notamment de la culture générale. Bien évidemment, non. Arbitraire est ici employé dans le sens d’une relation de pouvoir qui n’a pas besoin d’une autre justification immédiate que celle de son existence. Et d’ailleurs, la scolie du point 1.1. évoque l’autorité pédagogique du père dans les systèmes patrilinéaire et matrilinéaire (cf. p. 20), marquant ainsi la dimension anthropologique de la théorie exposée.

Je reviens un instant sur les Propositions pour l’enseignement de l’avenir. Le premier des neuf principes qui y sont définis est énoncé comme suit : L’unité de la science et la pluralité des cultures. Dans l’explicitation de ce principe, on trouve notamment ceci qui, me semble-t-il, éclaire sur ce qu’il faut entendre par arbitraire culturel :
« Le seul fondement universel que l’on puisse donner à une culture réside dans la reconnaissance de la part d’arbitraire qu’elle doit à son historicité : il s’agirait donc de mettre en évidence cet arbitraire et d’élaborer les instruments nécessaires (ceux que fournissent la philosophie, la philologie, l’ethnologie, l’histoire ou la sociologie) pour comprendre et accepter d’autres formes de culture ; de là, la nécessité de rappeler l’enracinement historique de toutes les œuvres culturelles, y compris les œuvres scientifiques. Parmi les fonctions possibles de la culture historique (intégration nationale, compréhension du monde présent, réappropriation de la genèse de la science), l’une des plus importantes, de ce point de vue, est la contribution qu’elle peut apporter à l’apprentissage de la tolérance, à travers la découverte de la différence, mais aussi de la solidarité entre les civilisations. » (p. 14)
Non seulement, rien ne peut là encourager une répudiation de l’héritage et une mise à mal de la culture. Bien au contraire, s’y trouvent les raisons de s’intéresser à la culture et à l’histoire et les meilleurs arguments contre les dérives du wokisme, dès lors que celui-ci préconiserait d’effacer les différences que l’histoire permettrait d’apercevoir.

Je vais m’arrêter ici, même si d’autres investigations dans l’œuvre de Pierre Bourdieu permettraient de montrer le caractère outrancier des accusations d’Alain Finkielkraut. (15)

* * *

Entendons-nous bien. Il ne s’agit pas pour moi de donner raison à l’un sur l’autre. Et l’on perçoit d’ailleurs assez aisément ce qui, au-delà des reproches précis formulés, explique la hargne d’Alain Finkielkraut. Pierre Bourdieu n’était pas un homme de compromis et préférait volontiers se faire des ennemis plutôt qu’édulcorer ses convictions et les résultats de ses analyses. Mais l’enjeu principal tapi derrière ces basses controverses, c’est l’état de l’école aujourd’hui, et plus généralement l’état d’un monde social que domine la perte de sens. Même si elle ne fut pas exempte de contradictions, la pensée de Pierre Bourdieu reste très précieuse à l’analyse des choses, ne serait-ce que parce qu’elle s’est appuyée sur deux axiomes fondamentaux que je ne puis contester : le principe de non-conscience et celui de l’illusion de la transparence. Le désigner comme responsable du désastre, c’est non seulement prêcher le faux, mais c’est surtout bannir une œuvre qui contient peut-être des éléments de réponse à nos questions.

(1) Dans un article publié le 23 mars 2002 dans le journal belge La Libre Belgique, Éric de Bellefroid cite les mots dont Alain Finkielkraut usa pour décrire celui qui était mort deux mois plus tôt. Voici : « Je crois que Bourdieu représente en France la véritable pensée unique. Son unique pensée à lui a le double monopole de la vérité face à l'erreur ou au mensonge, et aussi de la moralité puisqu'il parle au nom de la misère du monde. Donc, ses adversaires sont deux fois destitués : épistémologiquement, puisqu'ils ne disent rien de vrai, et moralement, puisqu'ils sont au service des dominants. Et voilà pourquoi Bourdieu a, dans toutes ses oeuvres, l'injure à la bouche. C'est le penseur le plus haineux du XXe siècle en France. » ; « Bourdieu a voulu entamer avec les autres disciplines une polémique qui est une lutte à mort, puisqu'il s'est érigé en sociologue dépositaire de l'ultime vérité et titulaire d'un méta-langage, langage de surplomb. » ; il le décrivit comme « un homme du ressentiment, tout entier habité par la vengeance. » ; et il ajouta « Alors que la gauche républicaine a voulu ouvrir à tout le monde le droit à l'excellence - tout le monde doit pouvoir exceller -, Bourdieu a édifié une critique radicale de cette excellence, en disant qu'il n'y avait pas de culture mais des arbitraires culturels, en réduisant la transmission à une violence symbolique. Aujourd'hui, le classement a été répudié et l'excellence est mise entre guillemets. Voilà comment le ressentiment prend le pas sur les valeurs républicaines. Qu'est-ce que la République? C'est de remplacer l'inégalité de naissance et de richesse par l'inégalité des talents. Mais Bourdieu dit que ça n'existe pas : il n'y a pas d'inégalité naturelle, toute inégalité est culturelle et doit dès lors être condamnée. »
(2) Pierre Bourdieu, Interventions 1961 - 2001, Agone, Marseille, 2002, p. 233. Ces propos sont extraits d’une interview que Pierre Bourdieu a accordée au journal suisse L’Hebdo et publiée dans son numéro du 14 novembre 1991.
(3) Sur les méfaits de la renommée, cf. ma note du 24 mai 2014.
(4) Cf. Esprits libres.
(5) François-Xavier Bellamy, Les déshérités ou l’urgence de transmettre, Plon, 2014.
(6) Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les héritiers. Les étudiants et la culture, Éd. de Minuit, 1964.
(7) J’ai reproduit les propos d’Alain Finkielkraut, alors que j’aurais pu me contenter d’une invitation à les écouter. Mais la présence d’une vidéo sur un site Internet n’est jamais garantie durable et sa disparition pourrait rendre ma note peu compréhensible.
(8) La recherche ainsi que l’inventaire des enquêtes dont elle s’est nourrie ont été publiés dans les Cahiers du Centre de sociologie européenne, publication de l’École pratique des hautes études, Mouton & Cie, 1964.
(9) On oublie facilement ce qu’était, avant 1968, le degré d’obéissance auquel les élèves étaient soumis et le respect qu’ils se devaient d’accorder aux professeurs et à leurs dires, même et surtout lorsque ceux-ci proféraient des bêtises du haut de leur suffisance.
(10) On trouve là une illustration des principes de non-conscience et d’illusion de la transparence dont Pierre Bourdieu fera grand cas dans Le métier de sociologue, un ouvrage écrit avec Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron (Mouton, 1968) d’allure didactique qu’il reniera partiellement par crainte d’être accusé de simplisme.
(11) Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Seuil, 1992, pp. 459-472. J’ai évoqué cet engagement politique de Pierre Bourdieu dans ma note du 10 avril 2010.
(12) Propositions pour l’enseignement de l’avenir, Collège de France, 1985. Republié dans Le Monde de l’éducation, n° 116, mai 1985, pp. 61-68.
(13) Cf. par exemple le cours qu’il a donné au Collège de France à partir de janvier 2018 sous le titre Les années 1968-2018 : une histoire intellectuelle et politique, audible par exemple sur Spotify.
(14) Pierre Bourdieu, Homo academicus, Éd. de Minuit, 1984, pp. 207-250.
(15) Une relecture attentive de La distinction. Critique sociale du jugement (Éd. de Minuit, 1979) montrerait aisément que le rôle que la culture joue dans les rapports sociaux que le livre élucide n’implique en rien d’en mépriser le contenu ou d’en combattre la diffusion. Pierre Bourdieu a d’ailleurs précisé à plus d’une reprise son attachement personnel à bien des aspects de la culture dite générale, que ce soit dans Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire ou dans le cours sur Manet qu’il a donné au Collège de France durant les années 1998-1999 et 1999-2000 (cf. Manet. Une révolution symbolique, Raisons d’agir/Seuil, 2013).

Autres notes sur Bourdieu :
À propos d’une analogie
Critique de Pierre Bourdieu de Verdrager
Le chapitre "Les fondements historiques de la raison" des Méditations pascaliennes
L’ordre du discours de Foucault et La leçon sur la leçon
"Avant-propos" in Les règles de l’art
Sur l’État - Première note
Sur l’État - Deuxième note
Sur l’État - Troisième note
Sur l’État - Quatrième note
Bourdieu, Pascal, la philosophie et l’“illusion scolastique” de Jacques Bouveresse
Manet. Une révolution symbolique
À propos du désarroi de Pierre Bourdieu


Autres notes sur Finkielkraut :
Un cœur intelligent
À propos de la corrida
Discours sur la vertu
À propos d’un Finkielkraut qui ne convainc guère
À propos de Finchielkraut et Luchini

mardi 7 mars 2023

Note de lecture : Mara Goyet

Finir prof. Peut-on se réconcilier avec le collège ?
de Mara Goyet


J’ai souvent regretté combien rares sont les esprits indépendants. Je ne vise pas ainsi ceux qui prennent le contre-pied des idées reçues, mais bien ceux qui s’affranchissent des oppositions convenues. (1) Ils prennent le risque d’être mal compris, ce qui est précisément un signe de leur indépendance ; c’est aussi l’explication de leur rareté.

Je crois en avoir déniché un en la personne de Mara Goyet, laquelle a récemment publié un nouveau livre - le premier d’elle que je lis -, Finir prof (2), un livre qui ne se veut ni un précis de pédagogie, ni même un point de vue ordonné et conséquent sur l’enseignement ; simplement un témoignage qui raconte une pratique incertaine et terre-à-terre, uniquement guidée par une ardeur enthousiaste.

L’épigraphe - un extrait de Rousseau - que Mara Goyet a choisie pour son livre donne d’emblée le ton. Je la reproduis, parce qu’elle mérite un petit commentaire.
« Ce n’est pas sur les idées d’autrui que j’écris ; c’est sur les miennes. […] Mais dépend-il de moi de me donner d’autres yeux, et de m’affecter d’autres idées ? Non. Il dépend de moi de ne point abonder dans mon sens, de ne point croire être seul plus sage que tout le monde ; il dépend de moi, non de changer de sentiment, mais de me défier du mien : voilà tout ce que je puis faire, et ce que je fais. Que si je prends quelquefois le ton affirmatif, ce n’est point pour en imposer au Lecteur ; c’est pour lui parler comme je pense. Pourquoi proposerais-je par forme de doute ce dont, quant à moi, je ne doute point ? Je dis exactement ce qui se passe dans mon esprit. » (3)

Magnifique texte qui figure dans la préface de l’Émile ! On dirait un complément à l’art de conférer de Montaigne (4) et aussi une invitation indirecte à la parrhèsia (5).

Mais que disait ce passage qu’elle a estimé utile de sucrer ? Il disait : « Je ne vois point comme les autres hommes ; il y a longtemps qu’on me l’a reproché. » Le reproduire au sein du reste aurait pu, d’une part, incliner certains à y apercevoir le signe d’une persécution déplorée et, d’autre part, donner à croire que le livre se voulait original, novateur, voire subversif. Mara Goyet avait donc de très bonnes raisons pour l’excepter de l’épigraphe.

Que trouve-t-on dans son livre ?

D’abord et avant tout, une sorte de déposition relative à l’état du collège français. Qu’est-ce qui s’y passe aujourd’hui, de quoi y souffre-t-on - élèves comme professeurs -, comment s’efforce-t-on d’y survivre, d’y durer ? La critique des circulaires, des consignes, des lieux délabrés, des méthodes préconisées par ceux qui n’enseignent pas, des réformes sempiternellement recommencées, tout cela y est évoqué, bien évidemment. Pourtant, cela occupe une place très réduite au sein d’un tableau dans lequel le rapport entre le prof et les élèves demeure central. C’est que, au-delà des ambitions sociétales, gouvernementales, ministérielles, bureaucratiques, l’école est avant tout le lieu de rencontre obligé d’un groupe d’adolescents et d’un adulte dans un contexte ritualisé. Il peut être facilement perçu comme un combat entre une coalition de jeunes que cimentent des interrelations cybernétiques - quelquefois encouragée par une collusion parentale - et un enseignant solitaire privé de quelque soutien que ce soit. Mais il peut aussi être vécu comme une occasion de connaître des échanges qui - bien loin de l’obsession de la transmission et bien loin également du calme et de la sérénité qu’impose le maître en chaire - apporte au prof la première de ses récompenses : une affection qui ne se dit pas, qui ne se manifeste pas, qui ne se trahit que par quelque chose comme de la contagion.

Mara Goyet professe l’histoire, la géographie et l’enseignement moral et civique. Ce qui doit probablement la rendre vigilante à cette fatalité : l’histoire ne s’arrête jamais ; ce qui nous semble constant est l’objet d’un « branle languissant » (comme disait Montaigne), et pas toujours aussi languissant que ça. Quand on perçoit le changement, il transforme le passé en révolu, en quelque chose qui ne sera jamais plus comme il était. Voilà qui la conduit à consacrer la deuxième partie de son livre, Le retour de l’histoire, à deux événements qui pesèrent très fortement sur l’école : la pandémie et l’assasinat de Samuel Paty. Là aussi, il s’agit pour elle de décrire les bouleversements intervenus, de mesurer l’impact qu’ils ont eu sur sa relation avec les élèves, en ce compris de façon très durable, de noter ce qu’ils ont révélé sur les non-dits antérieurs, bref d’y trouver l’occasion de découvrir l’inconscient machinal brusquement dévoilé.

Il y a aussi l’enseignement moral, avec ce qu’il peut avoir de piégeux. D’un côté, les valeurs morales sont souvent bravées au nom d’un pragmatisme qui se réclame de l’identité, voire de l’égoïsme assumé ; de l’autre, elles sont sacralisées jusqu’à justifier des accusations mal étayées ou des procès anachroniques. Impossible de faire l’impasse sur le wokisme, d’autant qu’il conduit souvent les adolescents à se réclamer d’une pureté dont l’intransigeance est à craindre. Mara Goyet choisit à cet égard la meilleure voie qui soit, à savoir celle de la contextualisation. Les valeurs sont d’aujourd’hui - ce qui ne les diminue pas - et elles n’autorisent que des jugements dont la confection les respecte elle aussi par l’éclairage rigoureux des faits. Ce qui se traduit dans le livre par des exemples qui sont évidemment plus proches de la vie d’une classe que les distinctions théorisées que j’énonce.

La pédagogie, axiomatisée à outrance, nous répète depuis des siècles - avec des mots comme intérêt, activité, motivation - que la curiosité des élèves doit être le ressort principal de l’enseignement. Or, ce qui compromet cette logique, ce sont les méthodes censées rencontrer cette curiosité, méthodes imposées aux profs. Pour le dire de façon simpliste, la seule méthode qui vaille est peut-être de laisser chaque enseignant s’y prendre comme bon lui semble. Et c’est en tout cas ce qu’a choisi Mara Goyet, sans provocation, sans dénonciation, sans théorisation, avec pour seule règle le souci de bien faire face à chaque conjoncture, y compris lorsqu’elle prend le parti d’abandonner tout enseignement pour vivre dans sa classe un moment récréatif inopiné.

(1) Sur l’indépendance d’esprit, cf. ma note du 22 décembre 2016.
(2) Mara Goyet, Finir prof. Peut-on se réconcilier avec le collège ?, Robert Laffont, 2022.
(3) Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes IV, Gallimard, La Pléiade, 1969, p. 242.
(4) Cf. le chapitre VIII du livre III des Essais, auquel j’ai consacré une note le 27 février 2009.
(5) J’ai tenté d’expliciter ma conception de cet art du franc-parler dans ma note du 10 novembre 2011.