À propos d’un nouveau cynisme
L’humanité vit sous la menace d’une importante dégradation des conditions de vie, que ce soit en raison d’une forte diminution de la biodiversité, de l’altération des biotopes par la pollution ou encore de l’augmentation de la température moyenne de l’atmosphère. Si la prise de conscience de cette menace n’est pas récente, si elle s’est heurtée et se heurte toujours à de grandes résistances de la part de ceux qui y voient un péril pour leurs interêts, les solutions préconisées sont de leur côté rares, souvent irréalistes et très exceptionnellement mises en œuvre. C’est que nombreux sont ceux aujourd’hui qui sont prêts à approuver la nécessité de changements profonds dans les modes de vie, mais bien peu à en accepter les contraintes quotidiennes, sinon sous la forme de types de consommation allégés ou dits tels, fort à la mode. Il n’y a là rien d’étonnant dès lors que la machine publicitaire reste aux mains de ceux qu’une consommation effrénée enrichit.
On parle de nos jours de la nécessité d’une transition écologique, sans définir très précisément en quoi elle devrait consister. Les plus alarmés évoquent une décroissance, d’autres un tarissement des sources énergétiques fossiles, d’autres encore un réensauvagement (rewilding) d’espaces protégés. Mais, quelle que soit la solution préconisée, les voies à emprunter pour les appliquer restent très indécises, sinon indiscernables. Et l’enchaînement de réunions internationales - essentiellement circonscrites à l’urgence climatique -, toutes aussi mal suivies d’effets les unes que les autres, laisse penser qu’il faudra attendre qu’aient lieu des catastrophes susceptibles d’atteindre les intérêts les mieux défendus pour que des remèdes significatifs soient mis en pratique. Peut-être à un moment où les changements les plus redoutés seront non seulement irréversibles - ils le sont déjà -, mais générateurs d’infortunes immenses.
Je m’empresse de dire que j’ignore aussi bien ce qu’il serait utile de suggérer que ce qu’il conviendrait de faire pour passer des suggestions aux mises en œuvre. La seule chose qui me semble malaisée à admettre, c’est l’idée qu’une modification fondamentale des modes de vie puisse être imposée. (1) Ce qui pourrait modifier les intérêts les plus puissants - ceux qui déterminent la consommation dans ce qu’elle a de délétère - doit venir du consommateur lui-même. Et, pour ce faire, il faut que le consommateur lui-même modifie radicalement ses modes de vie, c’est-à-dire qu’il situe son bonheur possible ailleurs que dans la consommation. Ce qu’il faudrait tarir, c’est la propagande, la publicité, la mode, le mimétisme, les drogues, l’image, l’argent, bref tout ce qui détermine les hommes en leur laissant croire que cela les satisfait. Ai-je besoin de dire que - là - je rêve, bien sûr ?
Mais ce type de rêve n’est peut-être pas totalement inutile. Parce qu’il ouvre des questions intéressantes. D’abord, un grand changement utile peut-il puiser sa force dans une philosophie ou plutôt dans une idéologie ? Ensuite, le passé offre-t-il l’exemple d’une philosophie qui, mutatis mutandis, s’adapterait plus ou moins aux nécessités d’un monde dévasté, en proie à la désertification et pauvre biologiquement, énergétiquement, alimentairement et socialement ?
Lorsque j’imagine l’alternative qu’offrirait philosophie et idéologie, j’emploie évidemment le mot philosophie dans le sens d’une conception, d’une doctrine même, apte à être partagée, et non au sens d’une réflexion approfondissant des concepts tels la vérité, le bonheur, le sens ou que sais-je encore. Et je l’oppose à l’idéologie dans la mesure où pareille doctrine repose principalement sur des principes rationnels, alors que celle-ci se nourrit de préjugés et de convictions plus émotionnels que rationnels.
Alors, jouons donc à retrouver une philosophie qui, une fois partagée (supposition hautement improbable), tempérerait peut-être les maux qui s’annoncent. J’en aperçois deux, très anciennes : l’épicurisme et le cynisme. Rien d’étonnant qu’elles remontent à l’Antiquité, c’est-à-dire à une époque où l’économie reposait sur un contexte naturel et un contexte mental très différents de ce qu’ils sont aujourd’hui, différences qui jettent sur le jeu auquel je me livre - j’en suis conscient - un voile de dérision bien malaisé à lever. Poursuivons néanmoins. Mon choix entre les deux sera vite fait. Si l’épicurisme offre une certaine neutralité écologique dans la mesure où l’ascèse qu’il préconise au bénéfice de l’amitié calme aisément les fureurs consommatrices, c’est le cynisme qui garantit les résultats les plus décisifs en ce même domaine. Va donc pour le cynisme ; disons plutôt pour un cynisme nouveau apte à augmenter les chances de survie d’une humanité confrontée à des conditions de vie de plus en plus instables.
Dois-je répéter qu’il y a deux cynismes, un antique et un moderne, diamétralement opposés ? (2) Le premier repose sur une ascèse qui ramène l’individu à son insignifiance et exclut tout accaparement, tout égoïsme ; le second incite à se jouer des autres et à satisfaire ses intérêts propres au mépris des droits d’autrui. Si le cynisme antique m’apparaît comme une philosophie qui contient des leçons dont l’humanité a peut-être besoin, c’est parce qu’il adopte une posture destinée à conjurer le malheur par la voie la plus courte qui soit, celle de l’ascèse que représente le simple fait de perdre ce qui ne mérite pas d’être conservé, celle aussi de l’accord cherché avec la nature plutôt qu’avec la coutume ou l’usage. D’une certaine manière, le cynisme antique propose un remède au cynisme moderne.
Tel qu’on croit savoir ce qu’il fut dans l’Antiquité, le cynique opère un très important travail sur lui-même. Il combat le malheur, les ponoi inutiles, les peines qui ne nous apprennent rien, celles que le hasard et les péripéties de la vie nous réservent. Et il les combat en se livrant au bonheur par la voie des ponoi utiles, les peines qui nous apprennent quelque chose, celles dont l’affrontement nous endurcit jusqu’à ne plus rien craindre. Quand je ne possède rien, quand j’accepte l’inconfort, quand je m’habitue à supporter les souffrances de la privation, un rien me rend heureux : un morceau de pain, un peu d’eau, les douceurs de la saison ; tout peut être savouré. Et ne possédant plus rien, je m’épargne les plus gros soucis, ceux qui dérivent de la possession, dès lors que ce qui menace ce que j’estime être mes biens me menace moi-même.
Mais, à côté du travail sur lui-même, le cynique pèse aussi sur les autres. D’abord par son impudence. Tel un chien, il se donne à voir dans ce qu’il est, dans sa nudité, dans ses fonctions vitales, dans sa sexualité. Car cette impudence récuse les règles de la pudeur et, d’une manière générale, tout ce qui traduit ces usages sociaux qui ont éloigné l’homme de sa nature. L’animal est supérieur à l’homme, parce qu’il s’épargne toutes les douleurs qui naissent de ce qui ne relève pas de l’immédiat et du naturel. Il est donc un modèle pour l’homme. Et puis, outre l’impudence affichée, le cynique est un témoin. Sur ce dernier point, Didier Deleule écrivit :
« […] on ne peut vivre avec le cynique : on craint trop ses coups de dents ; et, si l’on tient le sage à l’écart, c’est qu’il est un “témoin” (Diogène, fait prisonnier par Philippe, ne lui déclare-t-il pas : “je suis le témoin de ton avidité” ?). […] Voilà pourquoi le cynique est invivable : disert, il donne des leçons de morale, agressant le tout-venant ou le tournant en ridicule : muet, sa seule présence, son accoutrement, son comportement “témoignent” encore des valeurs de simplicité, de frugalité, de maîtrise de soi, qu’il entend préserver face aux pseudo-valeurs (la richesse, le pouvoir, le luxe, la gloriole et tout ce qui dépend de l’opinion - rappelons que doxa veut dire à la fois gloire et opinion) qui s’étalent sur l’agora et dont le sage renvoie aux badauds comme une image inversée. […]
Le discernement, la perspicacité présupposent alors le partage installé entre kata phusin et kata doxan, entre ce qui relève de la nature et ce qui relève de l’opinion : le discernement engage ainsi un processus de reconnaissance de ce qui a déjà été, pour soi, l’objet d’un choix. Le “témoin” est celui qui est là, que l’autre perçoit jusqu’à se sentir honteux, et même coupable, en présence de cet envoyé d’une autre planète ; mais le “témoin” est aussi celui qui regarde, qui observe (Varron traduira judicieusement episkopein par speculari), celui qui sait reconnaître et initier ainsi, à l’occasion, une procédure de mise en accusation. Muet ou éloquent, qu’il se taise ou qu’il jappe, le “témoin” est toujours gênant : surtout lorsque ce “témoignage”, loin d’être fortuit, accidentel, participe d’une ferme résolution, fait partie d’un bio tis, d’un genre de vie, d’une manière d’être, bref, relève d’une provocation. » (3)
Que serait alors un cynisme nouveau, adapté au contexte du jour ? Je l’ignore et ne caresse évidemment pas l’espoir que pareille doctrine, même très modifiée, puisse surgir et guérir les maux actuels du monde. A fortiori ne suis-je pas prêt à me proclamer cynique. L’exercice n’a d’autre ambition que de soumettre à la réflexion une façon de vivre qui ne se résume pas à se couler dans des recettes nouvelles, prétendues salvatrices et pourvoyeuses de bonne conscience, mais qui implique au contraire d’accepter des souffrances et des privations auxquelles l’homme est peut-être destiné. Qui sait si le franc-parler du cynique n’est pas ce qui peut préserver l’humanité des remèdes illusoires que la société marchande déverse continûment sur les peurs fantasmagoriques des hommes ? (4)
Face à la raréfaction des ressources, l’hypothèse d’un monde qui sombre dans des conflits sanglants, très mortifères, où les forts arracheraient leur survie aux faibles n’est évidemment pas improbable. Au fil de son histoire - et de sa préhistoire -, l’humanité n’a jamais su ce qui l’attendait. Rien ne permet de supposer que ce qu’engendreront les dangers que nous croyons apercevoir - comme ceux que nous n’apercevons pas - puisse être deviné.
(1) En raison de l’inquiétude grandissante, une grande majorité des Occidentaux seraient sans doute prêts à adopter le principe de mesures contraignantes forçant les autres à renoncer à leur confort, sans pour cela accepter de renoncer au leur.
(2) Cf. ma note du 18 août 2021 dans laquelle j’évoquais déjà cette distinction.
(3) “Lecture de Didier Deleule” in Les cyniques grecs. Lettres de Diogène et de Cratès, trad. par Georges Rombi et Didier Deleule, Actes sud, Babel, Arles, 1998, pp. 99-101.
(4) Dans les cours qu’il a donné en mars 1984 au Collège de France, Michel Foucault tente d’établir un lien entre le cynisme et ce qu’il s’est entêté à appeler le dire-vrai. Pour une critique de son approche, cf. ma note du 31 mars 2009.
Merci Jean pour cet "exercice" revigorant et inspirant.
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