Pierre Gothot est mort
Pierre Gothot est mort ce 21 novembre 2021. Il était âgé de 86 ans.
Je ne dirai rien de ses extraordinaires débuts de comédien (1), ni de sa carrière en qualité de professeur de droit international privé à l’Université de Liège, pas davantage de ses fonctions au Conseil d’État belge, et pas davantage encore de sa longue collaboration au processus agrégatif français de recrutement des professeurs d’université. D’autres s’en chargeront.
Nous étions amis.
Tout en le connaissant bien avant cela, je n’ai véritablement rencontré Pierre Gothot qu’en 1985. Nous nous sommes alors occasionnellement croisés, jusqu’à ce que nous en vînmes à provoquer ces occasions. À partir de 1999, nous renforçâmes nos relations et, à partir de 2004, nous prîmes l’habitude de déjeuner ensemble une ou deux fois par semaine. Nous n’avons jamais eu d’autre raison de nous voir que le plaisir de converser, ce que nous fîmes toujours à bâtons rompus. C’est dire si ce que je crois savoir de lui relève bien davantage d’impressions subjectives plutôt que d’une écoute organisée comme, par exemple, ont pu en bénéficier ses étudiants. Je suis donc susceptible d’erreurs et d’omissions à son sujet.
Pour en finir avec moi, j’ajouterai que nous avions des points de vue quelquefois très éloignés, dont nous parlions sans retenues et sans aucune animosité. Ainsi, Pierre Gothot a toujours manifesté une grand méfiance à l’égard de la sociologie - il aimait reprendre à son compte les critiques dont Durkheim avait fait l’objet de son vivant, à commencer par celles de Charles Péguy -, ce qui nous a valu de longues “disputes”, notamment à propos de Claude Lévi-Strauss qu’il connaissait par ailleurs très bien.
Pierre Gothot possédait une immense érudition dont il n’usait en quelque sorte que contraint et forcé. Il ne livrait ce qu’il savait que s’il était certain que cela en valait la peine et était attendu. Mais alors les analyses les plus subtiles se succédaient de la façon la plus intéressante qui soit.
Je pense que ses goûts en littérature étaient souvent guidés par son amour de la clarté. De même qu’il fustigeait la notion de littérarité, il n’aimait guère les auteurs au langage abstrus qui privilégiaient ce qu’il appelait ironiquement les considérations distinguées. J’ai le souvenir de propos relatifs à Jean-François Lyotard - et plus spécifiquement à son livre Le différend (Les Éd. de Minuit, 1983) - par lesquels il condamnait ce mépris du lecteur qui pousse certains à se rendre incompréhensibles au plus grand nombre pour flatter un petit nombre de beaux esprits. Mais ce goût de la clarté ne doit évidemment pas être assimilé à une recherche de l’évident, du simple ou du patent. Il avait d’ailleurs une grande, une très grande admiration pour Alain et tout spécialement pour la façon dont celui-ci avait fait sien le principe du clarum per obscurius qu’il avait hérité de Lagneau.
Je suis absolument incapable de retracer de quelque façon que ce soit l’itinéraire intellectuel de Pierre Gothot. Il aurait fallu pour cela qu’il accepte de se raconter, ce à quoi il était tout à fait réticent. J’avais fini par comprendre que, du sein même de l’Université de Liège, il avait énormément retenu de Marie Delcourt, ainsi que de Robert Vivier, de Jean Hubaux, et même de Nicolas Ruwet (pourtant si proche de Jakobson qu’il n’appréciait guère), ou encore de Christian Rutten (tout thomiste qu’il fut). Sans parler bien sûr de sa connivence avec Lucien François. Des tout grands noms de la littérature française, je ne prends guère de risque à citer Montaigne, Pascal (2) et Montesquieu ; et aussi, parce que cela le dépeint assez bien, son peu d’inclination à l’égard de Voltaire, de Proust et de Valéry dont pourtant il n’ignorait rien.
Pierre Gothot a souvent manifesté une prédilection pour la période allant de 1870 à 1914, tant d’un point de vue historique que d’un point de vue littéraire. Peut-être concevait-il un lien entre des temps à la fois si plein de promesses et de menaces et l’éclosion de tant de talents littéraires. Renan, Fustel de Coulanges, Alain, Péguy, Thibaudet, Martin du Gard, Alain-Fournier, pour ne citer que ceux qui suscitaient son admiration, une admiration qui se fondait principalement sur une lecture contextualisée, c’est-à-dire sur la juste mesure de ce que contient de lucidité des textes que les temps ultérieurs ont pu déprécier. Pour ne citer qu’un exemple - antérieur d’ailleurs à la période évoquée -, La cité antique (1864) de Fustel de Coulanges, il la lisait comme fondatrice d’une méthode dont les fruits véritables écloraient avec Lucien Febvre et Marc Bloch.
Il y avait chez Pierre Gothot un souci d’honnêteté intellectuelle qui le conduisait à accepter de rechercher le juste, le vrai et le pertinent, y compris chez ceux que l’opinion avait jugés, fût-ce à bon droit. Que ce soit le Molière (1929) de Ramon Fernandez ou que ce soient les ouvrages d’Henri de Man, en ce compris ce qu’il publia après la guerre, tel Cavalier seul (1948), il n’hésitait pas à y reconnaître une intelligence des choses que l’opprobre dérobait au constat. Ce qui ne l’empêchait pas de dénoncer haut et fort l’antisémitisme sournois d’un Gide (cf. la façon dont celui-ci parle de Blum dans son Journal).
Et puis, lui qui partageait plus volontiers des connaissances que des convictions, il manifestait simultanément un réel intérêt pour les approfondissements intelligents de la croyance. Il n’y avait pas grand-chose à lui apprendre sur Alfred Loisy, ce jésuite si critique envers l’Église, ou encore sur Benny Lévy, ce maoïste repenti plongé dans les études talmudiques, pas plus que sur Pierre Hadot, spécialiste de Plotin.
Il faudrait bien du temps pour évoquer ces conversations qui vont à présent tant me manquer. Et cette verve précise et passionnée avec laquelle il évoquait André Maurois, Raymond Aron, Lucien Jerphagnon, Paul Veyne, Alain Finkielkraut, Mona Ozouf, Élisabeth de Fontenay, Nancy Houston, Éric Fottorino, Jérôme Ferrari - qui sais-je encore ? -, et qui m’a si souvent amené, lorsque je le quittais, à ne plus me rappeler ce que je venais de manger.
(1) Cf. La ville dont le prince est un enfant.
(2) Le 5 mars 2022 eut lieu une réunion au cours de laquelle quelques-uns des amis et connaissances de Pierre Gothot eurent l’occasion de rappeler ce qu’il fut pour eux. Ma contribution consista en une petite note dans laquelle je me permis d’évoquer nos discussions à propos de Pascal. Cette note est consultable ici.
Jacques Perrin est mort le 21 avril 2022. Il s’était trouvé sur scène avec Pierre Gothot pour interpréter la pièce d’Henri de Montherlant La ville dont le prince est un enfant. Ensemble, en 1958 je crois, ils avaient également enregistré la même œuvre, dans une version dite alors “document parlé”. Cet enregistrement peut être écouté sur le site de la BNF (https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k8808167j.media) ou sur le site de Spotify (https://open.spotify.com/album/1oXvLen5ORPBSg6ry1wSXq).
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