mercredi 28 novembre 2018

Note de lecture : Marcel Aymé et le fantastique

La Vouivre
de Marcel Aymé


Voilà un homme, Marcel Aymé, avec qui j’eusse volontiers bavardé. Notamment parce qu’il affichait cette modestie particulière qui est davantage faite de l’impossibilité ontologique d’être outrecuidant que du sentiment d’infériorité ou de supériorité qui en motive quelquefois l’expression. En mai 1961, alors qu’il était interrogé par Max Favalelli, celui-ci lui rappela : « Vous avez déclaré un jour que vous préfériez le théâtre au roman parce que c’était plus facile ». Et Marcel Aymé d’expliquer : « Ça devait être un jour impair, et puis les jours pairs je devais dire le contraire. » (1) Se connaître, connaître ses faiblesses, ses incohérences, sa subjectivité, c’est là ce qui conduit à cette humilité qui puise sa raison d’être dans la conscience des limites de l’esprit humain, bien davantage que dans la réserve ou le calcul qui poussent à laisser parler les autres.
 
Aujourd’hui encore, je pense que l’on n’a pas mesuré à sa juste valeur la force des récits de Marcel Aymé, ni la qualité de son écriture. Prenons l’exemple de la Traversée de Paris. Nombreux sont ceux qui gardent en mémoire le film de Claude Autant-Lara sorti en 1956. Plus rares sont ceux qui savent qu’il n’est que l’adaptation de la nouvelle de Marcel Aymé parue en 1947 dans le recueil Le vin de Paris. Plus rares encore sont ceux qui ont lu cette nouvelle. Et pourtant, là même où le film se veut fidèle, il est loin de rendre tout ce que la nouvelle contient. Je n’en veux pour exemple que ce que la célèbre scène de la rue Poliveau qui voit Grandgil (Jean Gabin dans le film) terroriser Jamblier (Louis de Funès) pour lui soutirer des mille et des mille. Ce qui est perdu dans le film, c’est la description de l’état d’esprit des personnages que l’on ne peut que deviner à travers leur comportement. Mais lisons Marcel Aymé, lorsqu’il dépeint la réaction de Jamblier face aux exigences exorbitantes de Grandgil :
« “Il me faut encore deux mille francs.”
Cette fois, Jamblier eut le sentiment d’être vilainement trahi. Il avait toujours cru à la vertu, admettant néanmoins qu’elle fût affaire d’opportunité. Comme tout le monde, il savait d’expérience que les hommes sont assez portés sur la vertu pour la transporter à l’intérieur même de leurs mauvaises actions et asseoir leurs turpitudes sur des bases honnêtes. Dans toutes les saletés, surtout dans les siennes, il était capable de discerner une part de bien ou une intention rassurante pour l’avenir de la conscience humaine. Jamblier avait en somme une notion pratique, mais optimiste, du bien et du mal. Aussi, la duplicité monstrueuse de Grandgil, qui fonctionnait comme une vis sans fin, cette déloyauté insondable lui semblaient-elles un phénomène hors nature, un compartiment de la métaphysique. La colère ne lui vint que peu à peu.
 » (2)
Comment ne pas voir dans ce « comme tout le monde » ce que notre propre conception à tous de la vertu peut contenir de relatif ? Le propos n’est pas désabusé. Il est lucide et veut montrer à qui veut comprendre le chemin qu’il faut emprunter.

Mais alors, est-ce bien lucide d’imaginer tout ces fantastiques qu’il a parsemés dans son œuvre ? Un homme qui traverse les murs, des morts qui s’invectivent, une auréole qui apparaît sur la tête d’un personnage, un autre aussi mythique qu’immortel ! C’est que cette intrusion dans le surnaturel s’opère toujours de la manière la plus naturelle qui soit. Hormis l’élément fantasmagorique de départ, tout se déroule toujours de façon très prosaïque. Et c’est ainsi que cela se passe dans La Vouivre (3), laquelle - abstraction faite de ses facultés surnaturelles - se comporte comme une femme, avec ses préférences, ses faiblesses et ses préjugés. Bien mieux, lorsque Arsène eut vu la Vouivre, il se résolut immédiatement à n’en dire mot à personne :
« Le surnaturel n’étant pas d’un usage pratique ni régulier, il était sage et décent de n’en pas tenir compte. Personnellement, Arsène avait toujours été choqué par les Évangiles. Cette façon des apôtres d’aller raconter les miracles qu’ils avaient vus lui paraissait inconvenante. À leur place, il n’aurait rien dit. Être poli et bien éduqué, c’est justement ça, garder pour soi les histoires qui pourraient déranger le monde. C’était si vrai qu’à Vaux-le-Dévers, les seuls hommes qui se fussent jamais vantés d’avoir vu la Vouivre étaient des pauvres d’esprit et des alcooliques comme Requiem le fossoyeur. Pour lui, rien n’aurait su le décider à en parler aux siens. » (p. 28)

L’histoire se situe dans le Jura français, plus précisément dans la partie occidentale du Jura, là où aucune montagne ne surmonte les forêts et les pâturages. Et elle se passe durant l’entre-deux-guerres, alors qu’une masse importante de paysans survivent vaille que vaille par le labeur et dans le dénuement. On y renifle les odeurs de bouse, de cheval et de pain ; on y croit toutes sortes de choses, depuis les plus pratiques et les plus utiles jusqu’aux plus dogmatiques, voire fantasques ; on y aime sans même le savoir et on y déteste par habitude. Là, chacun joue son rôle de manière obligée, le maire, le curé et le fossoyeur comme les autres, vite enclins tous à osciller entre la certitude et le doute au gré de leurs appétits.

Marcel Aymé nous guide ainsi dans un monde plein de particularités, un monde aujourd’hui disparu. Et pourtant, tous les rapports humains évoqués traduisent quelque chose d’universel, quelque chose qui, d’une certaine manière, témoigne de la stérilité des efforts les plus accomplis, les plus informés, les plus savants pour comprendre l’homme et le monde, pour conférer du sens à ce qui n’en a pas.

La Vouivre, il y a ceux qui l’ont vue, ceux qui en ont entendu parler et ceux qui n’y croient pas. Arsène l’a vue, le curé ne sait trop si en nier l’existence n’est pas ruiner d’autres croyances guère plus solides, et Victor, le frère d’Arsène, est certain qu’elle n’existe pas. « Le curé était encore chez Muselier, attablé devant un verre de vin blanc et une assiette de biscuits à la cuiller. Sans se découvrir, il avait amené la conversation sur la Vouivre et en parlait comme s’il n’en eût été instruit que par la rumeur du village. Victor lui prouvait que la Vouivre était une invention puérile et, en homme habitué à réfléchir, invoquait sans gaucherie la vraisemblance, la science, le recul de la superstition, les lois de la nature, l’antiquité commode des miracles dont s’autorise la crédulité des simples. Le curé, qui feignait d’examiner ses raisons avec désintéressement, n’avait toutefois aucun mal à les réfuter. Victor avait assez de finesse pour sentir qu’il ne gagnait rien, la réalité se trouvant toujours trop courte pour expliquer la réalité, tandis que les arguments trop poussés l’en faisaient sortir. Mais la vanité même de ses efforts l’irritait. Il se sentait appuyé dans sa conviction par une humanité innombrable et imposante qu’il n’arrivait pas à faire peser utilement sur la discussion, et il en avait chaud aux oreilles. Peu à peu, il en venait à s’exprimer avec une violence embarrassée, affirmant, sans plus, que la chose, nom de nom, n’était pas possible. Arsène, survenu à cet instant, considérait avec une pitié malveillante les efforts de son frère, pauvre cervelle avide et inquiète, n’ayant plus, bien sûr, ni compartiments, ni cloisons, devenue incapable de supporter le voisinage de deux idées contradictoires et cherchant l’unité comme un alcool. Pour la première fois, il observait que Victor avait un visage triangulaire, et la flamme fuyante de la raison blessée brillant dans son regard lui fit découvrir une ressemblance avec la vipère qu’il venait de tuer. » (p. 175)

Comment rester insensible à cette écriture ? Tout s’y trouve, et surtout rien de trop : une écriture impavide, à laquelle l’auteur ne confie rien de ce qu’il pense, pas même son propre détachement.

(1) https://www.ina.fr/video/I17282870
(2) Marcel Aymé, Nouvelles complètes, Gallimard, Quarto, 2002, p. 967. Les commentaires que suscite en ce moment le mouvement dit “des gilets jaunes” invoquent quelquefois la célèbre interjection de Grandgil : « Salauds de pauvres ! », y compris à l’occasion comme si elle avait été imaginée par Autant-Lara, « un ancien du Front national version Jean-Marie Le Pen » (dixit Onfray). Il y aurait beaucoup à dire sur le sens qu’il convient d’accorder à l’expression, dès lors qu’on la replace dans le contexte où elle fut écrite. Ce contexte n’est d’ailleurs guère le même dans le film et dans la nouvelle, notamment en raison des grandes différences qui séparent les chutes respectives de ces deux œuvres et qui fournissent de Grandgil deux images assez différentes.
(3) Marcel Aymé, La Vouivre [1943], Gallimard, Folio, 1945.


Autres notes sur Marcel Aymé :
Le monument
Le problème

lundi 8 octobre 2018

Note de lecture : Georges Linze

Les Ardennes désolées
de Georges Linze


L’histoire d’un livre, c’est aussi les chemins qu’a emprunté l'exemplaire, parfois tortueux, voire inexplicables. Georges Linze était instituteur et il l’a dédicacé en 1949 à son inspecteur, lequel n’était autre que mon père. Et puis, sous la dédicace, quelqu’un a inscrit : « À son fils Jean » ; qui ? je ne sais trop ; peut-être ma mère (mais je n’en reconnais pas vraiment l’écriture). Je l’ai lu dans ma prime jeunesse ; de cela, je me souviens. Et je l’ai emporté quand je me suis marié pour la première fois. La mère de mon fils vient de me le rendre, alors que j’en avais oublié l’existence.

Ce livre, c’est Les Ardennes désolées (1).

« Le fermier se souvient d’avoir abandonné son chariot dans le chemin creux. Il est temps de sauver ce qui peut encore être sauvé.
Le chariot est là, intact, comme agrandi, comme gonflé par la neige, et le fermier sourit. C’est un de ses outils précieux. Il serre le frein… et, du village, on entend l’explosion de la mine allemande qui déchiquette l’homme et le véhicule.

Le jeune homme a retrouvé des vaches, à la lisière du bois. Il les ramène à travers les prés aux clôtures brisées. Quand il entre dans la petite cabane de planches, tout saute.

L’homme a découvert un cadavre. Il est étendu dans le ruisseau. Ses mains ont l’air de tenir un bouquet dérisoire de brindilles glacées. On a beau dire : le mort n’est plus rien, il vaut moins que de la terre, moins que de l’eau, la forme humaine impose le respect. Elle ne peut pourrir là.
L’homme se penche, essaye de soulever le corps et saute avec lui.
 » (pp. 44-45)

Pour y avoir si souvent marché, je connais ces monts et ces vaux. J’en reconnais les formes douces, inopinément abruptes, mariant les verts, les bruns et les jaunes. Et j’en connais les odeurs, tièdes lorsqu’elles émanent des blés et des foins coupés, piquantes quand elles sortent des futaies d’épicéas, têtues si elles naissent des sphaignes ou des feuilles mortes, âcres si elles procèdent du purin répandu. Depuis mon enfance, les chemins furent goudronnés, les talus nettoyés, les bois barricadés. Et, me semble-t-il, les senteurs amoindries.

De ces Ardennes (2) gardées en mémoire, je peux faire le décor de ces scènes effroyables que Georges Linze rapporte. Et elles y trouvent un complément d’horreur, comme si j’étais passé de peu près de ces drames. Ces drames…, c’est trop peu dire. Le monde était alors saisi d’une telle folie qu’un seul drame le couvrait tout entier, décomposé en autant de fragments qu’il y avait d’individus impliqués.

Précisément, il y a, au milieu de ces Ardennes, dans un bourg, un asile de fous (3) (comme on disait à l’époque). Des fous bien moins fous que ceux qui déclenchent les drames en question :
« Pour eux, le monde possède une autre logique qui leur donne des sujets de joie, des sujets de tristesse très différents des nôtres. Et la villette depuis toujours, s’est réglée sur la vie des fous. Son visage s’en ressent un peu et l’on respire, dans ses rues, un air d’à côté de la vie, on y goûte facilement une philosophie riche d’imprévus comme dans certains films américains, qui font triompher l’absurde, l’enfantillage et la poésie, ces approches du divin.
J’oubliais de vous dire que beaucoup de ces fous travaillent chez l’habitant et circulent en liberté. Il n’est pas toujours aisé de les distinguer du reste de la population, et cela ajoute encore un élément de confusion plein de charme.
[…]
L’heure des fous n’est pas encore arrivée. Ils distillent toujours, sans se douter de rien, les mêmes joies et les mêmes tristesses extraordinaires.
Mais la panique augmente.
[…]
Soudain, ils hurlent, sautent, supplient, s’embrassent. Certains se réfugient dans les coins les plus sombres. Il faut fuir ! C’est alors que la patience s’unit au dévouement et au courage. L’évacuation difficile s’opère impeccablement et la villette est abandonnée.
Tout y sera pillé, y compris la réserve de vivres et la pharmacie de l’asile.
[…]
Jamais les vrais fous n’ont organisé pareille folie !
Le monde est rouge comme un fer ; il ne croit ni à l’absurde, ni à l’enfantillage, ni à la poésie. Il crache, il éclate, il vomit, il écrase. Tout est précis, rien n’est fou.
Maintenant les évacués sont loin. Ils sourient, sans doute, font se mouvoir ce qui est immobile, écoutent ce qui est silencieux, obéissent à une autre logique, souffrent d’autres peines et jouissent d’autres joies…
Ils ne possèdent ni le goût de la guerre, ni le génie de la guerre. Ils sont un peu nos prisonniers.
Ailleurs, les peuplades les respectent et les vénèrent comme si elles pressentaient qu’ils ont capté la seule vérité de l’univers.
 » (pp. 63-66)

Et voici encore un souvenir de ma prime jeunesse, celui de ce fou qui rôdait dans ma rue et qui y courait en hurlant, sans que quiconque n’en prenne quelque ombrage. Aujourd’hui, on les cache, comme si l’on préférait croire qu’il n’y en a plus.

Le monde change. Nous aussi changeons, et pas seulement sous l’effet des changements qui affectent le monde. De sorte que l’on perd sans cesse pied, dès lors que l’on veut saisir le monde et la vie dans ce qu’ils sont vraiment. La guerre n’a pu être autrement vécue que comme un désastre total qui révèle l’âpreté du sort des vivants. Mais à peine était-elle finie que de nouvelles illusions lui ont rendu un sens qu’elle ne pouvait avoir pour ceux qui la vivaient. Et ceux-là même qui la vécurent ont vite accepté cette vision qui recouvrait la folie d’un voile herméneutique. Nous oublions ce qui nous inclinerait à refuser la vie.

Bien sûr, il y a ceux qui n’en perdent jamais le sens. Lorsqu’on lit La deuxième guerre mondiale de Churchill (4), on ne doute pas que celui-ci l’a vécue sans jamais perdre de vue un seul instant la portée de son action. Mais pour les autres, dès lors qu’ils furent plongés dans le bruit et la fureur, ils étaient comme Fabrice à Waterloo, désespérés de ne plus rien comprendre et de souffrir du fait de leurs semblables. La raison en était réduite à ne guider que les leaders, y compris lorsque ceux-ci nourrissaient les desseins les plus funestes. Parce que, comme l’écrivait Giacomo Leopardi, « la ragione è cosi barbara che dovunque ella occupa il primo posto, è diventata regola assoluta, da qualunque principio ella parta, e sopra qualunque base ella sia fondata, tutto divento barbaro. » (5)

(1) Georges Linze, Les Ardennes désolées, Éditions L’horizon nouveau, Liège, 1948. Il y est question de la bataille des Ardennes qui ravagea l’est de la Belgique de la mi-décembre 1944 à la fin du mois de janvier 1945.
(2) Les Ardennes ou l’Ardenne, les deux se disent. La région est suffisamment diverse pour supporter le pluriel.
(3) L’institution existe toujours. Elle s’appelle aujourd’hui Le Centre hospitalier spécialisé L’accueil, sise encore dans le village de Lierneux.
(4) Winston Churchill, La deuxième guerre mondiale, Plon, 1965.
(5) Giacomo Leopardi, Zibaldone [1817-1832], Newton Compton editori, collana “I Mammut”, seconda edizione, 2018, 356, p. 156. La phrase peut être ainsi traduite : La raison est à ce point barbare que lorsqu’elle occupe la première place, qu’elle devient une règle absolue, quel que soit le principe dont elle parte et sur quelle base elle se fonde, tout devient barbare.

lundi 10 septembre 2018

Note de lecture : Roman Jakobson & Claude Lévi-Strauss

Correspondance 1942 - 1982
de Roman Jakobson & Claude Lévi-Strauss


J’entendais récemment Michelle Perrot évoquer l’œuvre de Françoise Héritier (1) et, plus particulièrement, ce que celle-ci pouvait avoir de structuraliste. Et je n’ai pu m’empêcher de frémir à l’écoute d’une conception aussi erronée du structuralisme et de ce qui oppose cette méthode à l’histoire. Elle y parlait d’une structure temporellement invariable, propre à définir le monde social en faisant fi de ce qui y change. Il est vrai que le mot a été mis depuis très longtemps à toutes les sauces, surtout lorsque des philosophes, des historiens, des sociologues et des philologues ont cru pouvoir s’en faire une identité.

Le structuralisme de Claude Lévi-Strauss - car c’est bien de celui-là et uniquement de celui-là qu’il est question - n’est qu’une méthode, en aucun cas une conception globale du monde, une Weltanschauung. Mais cette méthode est malaisée à comprendre, dès lors qu’il s’agit de saisir la façon dont elle doit être utilisée et les rapports qu’elle entretient avec la réalité sociale. Un livre a été récemment publié qui peut aider à s’en faire une meilleure idée : il s’agit de la Correspondance 1942 - 1982 échangée par Roman Jakobson et Claude Lévi-Strauss (2).

La première des lettres publiées a été écrite par Lévi-Strauss (p. 55). Elle date du 6 avril 1942 et elle concerne les contrepèteries. Déjà, donc, il y est question de structure, tant il faut admettre que le contrepet use de ressemblances a priori arbitraires pour générer d’un sens premier un sens second qui lui est très étranger. Ce jeu d’oppositions de sens flirte avec les oppositions phoniques dont Jakobson a montré qu’elle font la langue, comme les oppositions symboliques (haut/bas ; sec/mouillé ; chaud/froid ; etc.) font le sens commun. Dans le cas du contrepet, le jeu est conscient, voulu et quelquefois recherché, ce qui explique qu’il vise le plus souvent un sens obscène, plus propice à déclencher le rire par l’importance de l’écart qu’il crée avec le sens premier. Retenons-en que les oppositions suscitent du sens au départ de signes arbitraires ; c’est là le noeud premier - je crois - du structuralisme.

Mais lorsque Lévi-Strauss entame son amitié et ses échanges épistolaires avec Jakobson, il travaille à ce qui sera sa thèse d’État, Les structures élémentaires de la parenté (3). Il ne fait aucun doute que ce travail est alors bien trop avancé pour que son auteur puisse en repenser les grands enjeux à la lumière de son nouvel engouement pour la méthode dont Jakobson lui a fait découvrir les possibilités. Néanmoins, la conclusion à tout le moins porte témoignage d’une évolution dans son rapport aux opinions. Ainsi, par exemple, là où il avait au début de son approche de la parenté tenté de démontrer le caractère erroné des explications communes de l’inceste (4), il finira par accorder à ces explications un sens qui s’inscrit dans la rationalité implicite de la règle. (5) Puis, il rendra un hommage quelque peu inattendu - du moins à ce moment-là - à la linguistique :
« […] une seule, parmi toutes les sciences sociales, est parvenue au point où l’explication synchronique et l’explication diachronique se confondent, parce que la première permet de reconstituer la genèse des systèmes et d’en opérer la synthèse, tandis que la seconde met en évidence leur origine interne et saisit l’évolution qui les dirige vers un but. Cette science sociale est la linguistique, conçue comme une étude phonologique. Or, quand nous considérons ses méthodes, et plus encore son objet, nous pouvons nous demander si la sociologie de la famille, telle que nous l’avons conçue au cours de ce travail, porte sur une réalité aussi différente qu’on pourrait croire, et si, par conséquent, elle ne dispose pas des mêmes possibilités. » (6)

Que signifie précisément cette façon qu’ont « l’explication synchronique et l’explication diachronique » de se confondre ?

Dans une lettre qu’il adressa le 7 juillet 1942 à Jakobson, Lévy-Strauss - encore occupé alors à son travail sur la parenté - fait part à celui-ci de son désespoir :
« Jusqu’à présent, je me suis attaqué à des systèmes qui paraissaient contradictoires aux ethnographes, mais qui étaient logiques pour les indigènes : il n’était pas difficile de démontrer que les indigènes avaient raison. Maintenant je travaille sur des systèmes (Nouvelles-Hébrides) qui sont considérés comme contradictoires, et par les ethnographes, et par les indigènes eux-mêmes qui les utilisent ! Ceux-ci sont les premiers à en souligner les irrégularités.
Or celles-ci se reproduisent dans des systèmes de même type, mais isolés les uns des autres. Elle doivent donc avoir une raison, même si cette raison n’est pas raisonnable. Mais c’est un casse-tête affreux.
 » (p. 58) (7)

Tentons de clarifier le problème.

Face au comportement d’un groupe social, il est bien sûr possible de demander à ses membres ce qui, selon eux, le motive. Mais il convient surtout de rechercher ce qui explique ce comportement, indépendamment de ce qu’en disent les membres. Car il serait très hasardeux de supposer que ceux-ci soient pleinement conscients des raisons qui les conduisent à agir de telle ou telle façon (8). Or, dans cette recherche des vraies raisons, il est possible de suivre plusieurs voies. On a souvent caractérisé les courants anthropologiques en parlant d’évolutionnisme social, de diffusionnisme, de fonctionnalisme et autres appellations (ainsi, de structuralisme), laissant facilement croire à l’univocité des raisons. Quel que soit l’anthropologue auquel on s’intéresse, il est préférable d’oublier ces synthèses réductrices et de s’en remettre aux propos de l’auteur lui-même ; on découvrira alors le plus souvent que sa pensée est plus complexe et surtout qu’elle s’attaque souvent à des problèmes plus compliqués encore. Les buts de la recherche eux-mêmes peuvent fortement varier en intensité. Bien des ethnologues souhaitent uniquement décrire les moeurs des sociétés qu’ils étudient, alors que, pour d’autres, il s’agit de comparer les sociétés entre elles, ou encore de rechercher les lois qui président toujours ou le plus souvent à la construction, la permanence ou la dissolution des sociétés. Et d’autres encore - tel Lévi-Strauss - y voient l’occasion de mieux comprendre comment fonctionne l’esprit humain. Ces diverses ambitions sont à ce point différentes qu’il est quelquefois malaisé d’admettre que les chercheurs aient participé à une même discipline.

Pour bien comprendre ce que le structuralisme lévi-straussien a d’original, il n’est pas inutile d’esquisser un parallèle avec l’ambition qui fut celle de Sigmund Freud. Lévi-Strauss n’a d’ailleurs jamais nié l’influence que ce dernier a eu sur sa propre pensée. L’ambition de Freud, ce fut de tenter de découvrir ce qui pèse et agit sur l’esprit humain à son insu. Il existe selon lui des déterminations profondes, quelque chose comme des souvenirs oubliés, qui forcent l’individu à des comportements dont il s’illusionnerait en pensant qu’il les maîtrise. Evidemment, rechercher ces déterminations réclame d’échafauder des hypothèses qui, par nature, ne sont pas objectivables. Tout au plus certains - tels les psychanalystes - espèrent-ils confirmer ces hypothèses par la guérison de symptômes dont les hypothèses en cause supposaient en être l’origine.

La démarche de Lévi-Strauss, d’une certaine manière, est l’inverse de celle-là. Tout en admettant l’existence d’influences cachées, ne peut-on pas trouver dans divers produits culturels des éléments objectifs propres à rendre compte de comportements autrement inexplicables ? Et si le rapport entre ces éléments et le comportement sont à rechercher dans ce qui n’est pas explicite, n’est-ce pas parce que ceux qui en subissent l’influence ne sont pas conscients de ce rapport ? Ainsi, là où Freud ne pouvait espérer fournir aux forces inconscientes que des explications individuelles subjectives, autrement dit intuitives, Lévi-Strauss comptait bien atteindre des explications collectives objectives, c’est-à-dire rationnellement fondées.

Entre Jakobson et Lévi-Strauss, il n’est pas de collaboration plus connue que celle grâce à laquelle ils analysèrent de concert le poème “Les chats” de Baudelaire. (9) Le lien avec la méthode qu’ils prônèrent, l’un en linguistique, l’autre en anthropologie, est à ce point direct que cette analyse a été annexée au livre consacré à leur correspondance. (pp. 333-356) Il me semble très utile de s’y arrêter un instant.

En quoi la poésie peut-elle nous aider à comprendre les forces inconscientes qui pèsent sur nos représentations ? Il est évident que nous sommes là dans le domaine de l’émotion esthétique, et non dans celui des raisons d’agir. Mais il y a sans doute là aussi quelque chose qui, au-delà de la signification explicite des phrases et des mots, nous touche d’une façon que, le plus souvent, nous sommes incapables d’expliquer. Lévi-Strauss ne s’y trompe pas dans le texte introductif à l’analyse :
« Dans les œuvres poétiques, le linguiste discerne des structures dont l’analogie est frappante avec celles que l’analyse des mythes révèle à l’ethnologue. De son côté, celui-ci ne saurait méconnaître que les mythes ne consistent pas seulement en agencements conceptuels : ce sont aussi des œuvres d’art, qui suscitent chez ceux qui les écoutent (et chez les ethnologues eux-mêmes, qui les lisent en transcription) de profondes émotions esthétiques. Se pourrait-il que les deux problèmes n’en fissent qu’un ?
Sans doute le signataire de cette note liminaire a-t-il parfois opposé le mythe à l’œuvre poétique (
Anthropologie structurale, p. 232), mais ceux qui le lui ont reproché n’ont pas pris garde que la notion même de contraste impliquait que les deux formes fussent d’abord conçues comme des termes complémentaires, relevant d’une même catégorie. Le rapprochement esquissé ici ne dément donc pas le caractère différentiel sur lequel nous avions d’abord mis l’accent : à savoir que chaque ouvrage poétique, considéré isolément, contient en lui-même ses variations ordonnées sur un axe qu’on peut représenter vertical, puisqu’il est formé de niveaux superposés : phonologique, phonétique, syntactique, prosodique, sémantique, etc. Tandis que le mythe peut - au moins à la limite - être interprété au seul niveau sémantique, le système des variantes (toujours indispensable à l’analyse structurale) étant alors fourni par une pluralité de versions du même mythe, c’est-à-dire par une coupe horizontale pratiquée sur un corps de mythes, au seul niveau sémantique. » (pp. 333-334)

Ce n’est pas ici l’endroit de reproduire cette analyse des Chats, ni même de tenter d’en donner les principaux axes. Simplement d’essayer d’en comprendre la méthode. Avec, d’abord, un court extrait qui suffit probablement à donner une première idée de la démarche.
« Dans la répartition des rimes, le poète suit le schéma aBBaCddCeeFgFg (où les vers à rimes masculines sont symbolisés par des majuscules et les vers à rimes féminines par des minuscules). Cette chaîne de rimes se divise en trois groupes de vers, à savoir deux quatrains et un sizain composé de deux tercets, mais qui forment une certaine unité, puisque la disposition des rimes est régie dans les sonnets […].
Le groupement des rimes, dans le sonnet cité, est le corollaire de trois lois dissimilatrices : 1) deux rimes plates ne peuvent pas se suivre ; 2) si deux vers contigus appartiennent à deux rimes différentes, l’une d’elle doit être féminine et l’autre masculine ; 3) à la fin des strophes contiguës, les vers féminins et masculins alternent : 4
sédentaires - 8fierté - 14mystique. Suivant le canon classique, les rimes dites féminines se terminent toujours par une syllabe muette et les rimes masculines par une syllabe pleine, mais la différence entre les deux classes de rimes persiste également dans la prononciation courante qui supprime l’e caduque de la syllabe finale, la dernière voyelle pleine étant suivie de consonnes dans toutes les rimes féminines du sonnet (austères - sédentaires, ténèbres - funèbres, attitudes - solitudes, magiques - mystiques) tandis que toutes ses rimes masculines finissent en voyelle (saison - maison, volupté - fierté, fin - fin). » (p. 335)
On comprend là qu’il s’agit principalement d'élucider de quelle manière Baudelaire à utilisé les règles de la métrique. Et il est peu douteux que celui-ci les connaissait. De même que pour les règles de la prosodie, même s’il est moins certain qu’il les connaissait toutes. Et puis, il y a toutes les autres oppositions qu’il a utilisées et dont je ne donnerai pas ici d’exemples, car cela exigerait trop d’explications. Et là, on entre alors dans le champ des manières de faire que l’on résume souvent en les qualifiant de produits du talent, le talent en l’occurrence étant au savoir-faire ce que le hasard est à la connaissance. Pourquoi la rime nous émeut-elle ? Pourquoi le retour du même son nous touche-t-il ? Pourquoi une certaine façon de balancer des contrastes nous ouvre-t-il des horizons insoupçonnés ? Pourquoi l’émotion surgit-elle de ressemblances et de dissemblances totalement indépendantes du sens même des phrases et des mots ? C’est que l’esprit fonctionne probablement d’une façon qui nous échappe le plus souvent et qui s’attache à des associations mystérieuses entre la forme et le fond, entre le son et le sens, entre l’explicite et l’implicite.

La méthode structurale, telle que Lévi-Strauss l’a conçue grâce à l’influence de Jakobson, n’est rien d’autre que cela : rechercher des mécanismes d’oppositions et d’analogies qui déterminent à l’insu de l’individu des manières de sentir et ressentir les choses - de les penser - qui influent subtilement sur le comportement. Au-delà de la métrique, au-delà de la prosodie, il existerait une sorte de grammaire de la poésie qui n’est pas identifiée comme telle et qui fournit pourtant la clé grâce à laquelle le talent peut être reconnu. Cette grammaire varie sans nul doute au fil du temps, mais sa présence reste constante et déterminante. De la même manière, dans les mythes comme dans bien d’autres choses, il est possible de mettre au jour une sorte de grammaire des déterminations inconnues qui explique le comportement subséquent beaucoup mieux que ne peut le faire le contenu explicite de ces traits culturels. Il y a là comme quelque chose qui donne à voir l’esprit humain tel qu’il réagit imperceptiblement à des déterminations occultes. Car la préoccupation principale de Lévi-Strauss a toujours été de tenter de mieux comprendre la façon dont fonctionne l’esprit humain.

Le risque d’erreurs demeure, bien évidemment. Et Lévi-Strauss n’y a certainement pas échappé. Lui-même a souvent dénoncé sa propre hardiesse, laquelle allait parfois jusqu’à s’aventurer audacieusement sur les terrains de la géographie et de l’histoire. Ainsi, dans cette lettre du 27 janvier 1950 :
« Je donne en ce moment au Collège de France les conférences de la fondation Loubat d’antiquités américaines, et j’ai choisi comme sujet le thème du glouton en Amérique du Nord, dont j’essaye de faire une analyse structurale. C’est-à-dire que j’étudie en corrélation : 1) l’extension du personnage (gloutonnerie, clownisme, obscénité, scatologie, cannibalisme, mendicité, etc.) ; 2) le niveau sociologique où il s’affirme dans chaque culture (conduite collective, vocation individuelle, personnification rituelle, thème folklorique, thème mythique, etc.) ; 3) la relation entre le “territoire” défini par ces deux axes de coordonnées et le reste de la structure sociale. Cela donne des résultats tout à fait saisissants, absolument imprévus et qui me prennent souvent de court ; car je suis presque ramené à Engels, L’Origine de la famille, etc. Il a déjà fallu que je consulte Kroeber sur une interprétation nouvelle de la société pueblo à laquelle j’ai été amené de façon purement déductive, et j’attends sa réponse avant d’être sûr d’avoir raison. De toute façon, cela fera un prochain livre que je rédigerai l’été prochain. Le cycle arthurien intervient dans cette affaire parce que je me suis convaincu que le personnage de Perceval a été construit d’après un glouton analogue à ceux que nous trouvons dans les rituels américains. Pour le moment, je m’y intéresse d’un point de vue purement typologique, mais je ne suis pas certain qu’il n’y ait pas là un lien historico-géographique par l’intermédiaire d’une ancienne civilisation arctique dont le centre serait en Sibérie du Nord ; mais, naturellement, je n’ai pas l’intention de me lancer dans cette direction. » (pp. 123-124) (10)

Il faut en convenir : l’usage rigoureux de la méthode structurale n’est guère aisé. Lévy-Strauss n’en avait d’ailleurs pas caché les difficultés. Dans une communication orale faite en 1952 à New York - ultérieurement traduite en français et insérée en 1958 dans Anthropologie structurale -, il expliquait que le modèle auquel devait tendre la méthode structurale réclamait la réunion de quatre conditions :
« En premier lieu, une structure offre un caractère de système. Elle consiste en éléments tels qu’une modification quelconque de l’un d’eux entraîne une modification de tous les autres.
En second lieu, tout modèle appartient à un groupe de transformations dont chacune correspond à un modèle de même famille, si bien que l’ensemble de ces transformations constitue un groupe de modèles.
Troisièmement, les propriétés indiquées ci-dessus permettent de prévoir de quelle façon réagira le modèle, en cas de modification d’un de ses éléments.
Enfin, le modèle doit être construit de telle façon que son fonctionnement puisse rendre compte de tous les faits observés.
 » (11)
Est-il possible de ne pas penser - en lisant cela - aux efforts faits en astrophysique en vue d’établir un modèle qui expliquerait les origines de l’univers ? La comparaison peut paraître audacieuse, mais elle n’a d’autre fondement que d’établir un parallèle entre des tentatives d’appliquer une rigueur maximale à l’explicitation de phénomènes qui ne sont jamais réductibles aux seuls faits constatés. (12) C’est en cela que Lévy-Strauss a jugé bon de placer en exergue de sa communication les mots que Rousseau utilisa alors qu’il se proposait de rechercher l’origine de l’inégalité parmi les hommes : « Commençons donc par écarter tous le faits, car ils ne touchent point à la question. Il ne faut pas prendre les Recherches, dans lesquelles on peut entrer sur ce Sujet, pour des vérités historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels ; plus propres à éclaircir la Nature des choses qu’à montrer la véritable origine, et semblables à ceux que font tous les jours nos Physiciens sur la formation du Monde. » (13)

Qu’est devenue aujourd’hui la méthode structurale ? La linguistique a été grandement réorientée vers l’approche générative chère à Chomsky et l’anthropologie - sans pour autant renier Lévi-Strauss - ne s’est plus guère livrée à des recherches structurales, même dans le chef de Philippe Descola ou dans celui de Françoise Héritier. Il ne faudrait surtout pas en déduire que l’effort consenti pas les chercheurs a fléchi. Mais on peut néanmoins s’interroger sur ce phénomène qui frappe également les sciences naturelles : pourquoi les paradigmes se succèdent-ils si souvent sans que leur force heuristique semble avoir été épuisée et pourquoi cette succession donne-t-elle si souvent l’impression que le chemin ainsi choisi en abandonne tant d’autres d’une façon qui paraît quelque peu arbitraire ? Serait-ce parce que - à l’instar de ce que Lévy-Strauss écrivait à propos d’Émile Durkheim et de l’Année sociologique - fut fondé là un « prestigieux atelier où l’ethnologie contemporaine reçut une partie de ses armes, et que nous avons laissé au silence et à l’abandon, moins par ingratitude que par la triste persuasion où nous sommes, que l’entreprise excéderait aujourd’hui nos forces. » (14)

(1) C’était à l’occasion d’une émission diffusée par France Culture le 9 juillet 2018 et intitulée L’historienne et l’anthropologue, accords et désaccords, dans le cadre de la série Avoir raison avec Françoise Héritier de Caroline Broué.
(2) Roman Jakobson & Claude Lévi-Strauss, Correspondance 1942 - 1982, Seuil, Librairie du XXIe siècle, 2018.
(3) Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté [1947], Mouton, Paris - La Haye, 1967. (4) Op. cit., pp. 14-33.
(5) Op. cit., pp. 550-551.
(6) Op. cit., pp. 564-565. Les paragraphes qui suivent ne sont pas moins intéressants, puisqu’ils tentent d’expliciter en quoi les recherches dont témoigne l’ouvrage sont compatibles avec le progrès méthodologique que la linguistique a connu.
(7) Lévi-Strauss n’intégrera pas ces systèmes dans la version finale de sa thèse.
(8) C’est pourtant ce que ne craignent pas de faire les tenants actuels de la sociologie dite pragmatique.
(9) Cette analyse a été publiée pour la première fois dans la revue L’Homme, vol. 2, n° 1, 1962, p. 5-21.
(10) Emmanuelle Loyer et Patrice Maniglier ont annoté ce passage comme suit : « Claude Lévi-Strauss s’interdira toujours de se lancer dans une comparaison entre domaine américain et domaine européen. Dans un de ses derniers livres, Histoire de Lynx, où il met en évidence des analogies entre des contes français et des mythes indiens, il écrit : “plus on restreint le champ, et plus on trouve de différences ; et c’est aux rapports entre ces différences que s’attachent des significations. Une étude comparative des mythes indo-européens, américains, africains, etc., est valide ; une mythologie à prétention universelle ne l’est pas.” (Plon, 1991, p. 252) » (p. 124)
(11) Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Plon, 1958 et 1974, p. 332.
(12) Je ne résiste pourtant pas à l’envie d’ajouter que l’usage fait des mathématiques afin de percer les mystères de l’univers conforte la comparaison. Le modèle mathématique, établi sans le concours des faits, permet d’échafauder des hypothèses que l’observation des faits permet quelquefois de corroborer a posteriori.
(13) Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes III, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1964, pp. 132-133. J’ai ajouté la première phrase - celle qui déclare écarter les faits - que Lévy-Strauss a sans doute cru prudent d’éluder. Construire un modèle réclame effectivement d’abandonner les faits, pour mieux les réinscrire dans une logique qu’ils ne contiennent pas a priori. La façon assez abrupte avec laquelle Rousseau l’a dit peut donner du grain à moudre à ceux qui n’y verraient qu’une adhésion à un théorisme nébuleux.
(14) Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Plon, 1958 et 1974, p. 5.

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mercredi 20 juin 2018

Note de lecture : Anatole France

“Ariste, Polyphile et Dryas” in Pierre Nozière
d’Anatole France


Je dois d’emblée le confesser : j’incline de plus en plus à délaisser l’écriture au profit de la lecture. Sans doute parce que, pour écrire, il faut s’arrêter de lire. Et quand je dis s’arrêter, je veux dire contrarier ce mouvement qui pousse à tourner la page, lequel souffre de la pause que réclame la mise en ordre des pensées dès lors qu’il est envisagé d’écrire celles que la lecture suscite. Et, à présent, plutôt que de me lancer dans ces vastes analyses qu’un livre entier semble mériter, j’aime quelquefois scribouiller un peu à propos d’un ou quelques paragraphes, là où l’envie se fait plus impérieuse.

Tout dernièrement, j’ai découvert que Michel Volkovitch avait parlé d’Anatole France sur son blog (1), expliquant notamment que « les surréalistes, à sa mort en 1924, compissèrent son œuvre avec une hargne insensée qui aujourd'hui donne envie de le lire. » Ne serait-ce peut-être que pour donner du poids à l’aveu de cette attirance, Michel Volkovitch cite notamment ces phrases, extraites de Pierre Nozière : « Les hommes ne subsistent qu'à la condition de comprendre mal le peu qu'ils comprennent. L'ignorance et l'erreur sont nécessaires à la vie comme le pain et l'eau. L'intelligence doit être, dans les sociétés, excessivement rare et faible pour rester inoffensive. […] Il faut reconnaître que l'humanité, dans son ensemble, éprouve, d'instinct, la haine de l’intelligence. »

Voilà qui m’a conduit à relire Pierre Nozière (2) et à m’arrêter sur ces trois pages intitulées “Ariste, Polyphile et Dryas” figurant à la fin du Livre deuxième, lui-même intitulé “Notes écrites par Pierre Nozière en marge de son gros ‘Plutarque’”. Non pas que la phrase citée m’ait étonné ; c’est du pur Anatole France. Mais parce que je voulais la replacer dans son contexte, subodorant une de ses habituelles tirades dont je n’avais pas gardé le souvenir. Et, comme toujours, j’y ai trouvé - paradoxalement, s’écrira-t-on - de quoi exciter l’intelligence.

Évidemment, ces phrases paraissent à première vue très provocatrices. Ramener l’intelligence à un fardeau qui n’est supportable que lorsqu’il se fait rare peut sembler très hardi, sinon contestable. Et ajouter que l’humanité « éprouve, d’instinct, la haine de l’intelligence » paraît le fait d’un boutefeu, ce que Anatole France n’était assurément pas. Cherchons donc à comprendre.

Trois personnages discutent : Ariste, Polyphile et Dryas. Commençons par isoler l’essentiel de la première déclaration de Polyphile :
« Comment pouvez-vous dire, Ariste, que l’intelligence est essentielle à l’homme ? Elle ne l’est point. L’intelligence, au degré supérieur de son développement actuel, c’est-à-dire la faculté de concevoir quelques rapports fixes dans la diversité des phénomènes, est rare et précaire chez les animaux de notre espèce. Ce n’est point par elle que l’homme subsiste. Elle ne règle pas les fonctions de la vie organique ; elle ne satisfait point la faim ni l’amour ; elle n’intervient point dans la circulation du sang. Étrangère à la nature, elle est indifférente à la morale quand elle ne lui est pas hostile. Elle n’a point déterminé les instincts profonds des êtres, les sentiments unanimes des peuples, les mœurs, les usages. Elle n’a point institué la religion sainte ni les lois augustes, qui se formèrent, dans une antiquité solennelle, sur l’exercice en commun des fonctions de la vie élémentaire. Ce que j’en dis n’est point pour rabaisser la majesté des institutions divines et humaines : vous m’entendez bien. La splendeur touchante des cultes est composée du débris informe des pharmacies primitives ; les théologies ont pour origine l’inintelligence vénérable et l’effarement sacré de nos ancêtres sauvages devant le spectacle de l’univers. Les lois ne sont que l’administration des instincts. Elles se trouvent soumises aux habitudes qu’elles prétendent soumettre ; c’est ce qui les rend supportables à la communauté. On les appelait autrefois des coutumes. Le fonds en est extrêmement ancien. L’intelligence a commencé de poindre dans les esprits quand l’homme avait déjà construit sa foi, ses mœurs, ses amours et ses haines, son impérieuse idée du bien et du mal. Elle est d’hier. Elle date des Grecs, des Égyptiens, si vous voulez, ou des Acadiens, ou des Atlantes. Elle vint après la morale, que dis-je ? après la flûte et l’essence de rose. Elle est dans ce vieil animal une nouveauté charmante et méprisable. Elle a jeté ça et là d’assez jolies lueurs, je n’en disconviens pas. Elle rayonne agréablement dans un Empédocle et dans un Galilée, qui auraient vécu plus heureux s’ils avaient eu moins d’aptitude à saisir quelques rapports fixes dans l’infinie diversité des phénomènes. L’intelligence a quelque grâce, un charme, je l’avoue. Elle plaît en quelques personnes. Rare comme elle est aujourd’hui et retirée dans un petit nombre d’hommes méprisés, elle demeure innocente. Mais il ne faut pas s’y tromper : elle est contraire au génie de l’espèce. Si, par un malheur qui n’est point à craindre, elle pénétrait tout à coup dans la masse humaine, elle y ferait l’effet d’une solution d’ammoniaque dans une fourmilière. La vie s’arrêterait subitement. Les hommes ne subsistent qu’à la condition de comprendre mal le peu qu’ils comprennent. L’ignorance et l’erreur sont nécessaires à la vie comme le pain et l’eau. L’intelligence doit être, dans les sociétés, excessivement rare et faible pour rester inoffensive.
C’est ce qui se produit, en effet. Non que tout soit réglé dans le monde pour la conservation des êtres, mais parce que les êtres ne se conservent que dans des circonstances favorables. Il faut reconnaître que l’humanité, dans son ensemble, éprouve, d’instinct, la haine de l’intelligence. Le sentiment obscur et profond de son intérêt l’y pousse.
 » (pp. 162-164)

Comment prendre cette déclaration, comment la comprendre ? Où s’arrête l’ironie, où commence la réflexion ? Est-ce là une rhétorique brillante ou serait-ce plutôt une de ces idées qui défient le sens commun ? Cache-t-elle le plaisir de contrarier les convictions les mieux assises ou au contraire la force d’une hypothèse qui renvoie la connaissance à ses méfaits ?

Il n’est pas inutile, je crois, de s’interroger sur l’origine première de ce texte. Il arrivait à Anatole France de réutiliser des passages déjà écrits dans d’autres circonstances, particulièrement lorsque l’ouvrage sur le métier était une commande assortie d’un délai de livraison. En l’occurrence, Pierre Nozière répond à des engagements pris par l’auteur vis-à-vis de l’éditeur Lemerre en 1878, juste avant qu’il ne quitte ce dernier pour Calmann-Lévy. Les délais initiaux étaient évidemment très largement dépassés, puisque ce ne fut qu’en 1899 que parut enfin l’ouvrage promis. Et l’effort consenti à cette fin se mesure notamment à la structure assez décousue du livre et à l’exploitation faite de pages déjà écrites. En fait, les propos de Polyphile sont ceux que tient M. Bergeret dans un épisode de l’Histoire contemporaine, publié le 29 mars 1898 dans l’Écho de Paris sous le titre “Propos en l’air”. (3)

Des propos en l’air ? S’agit-il de cela ?

Lorsque M. Bergeret les prononce, il objecte à l’opinion du commandeur Aspertini, lequel se prétend accablé de douleurs et d’indignation face aux défaites de l’intelligence. Or, quelle est cette défaite qui le conduit à formuler le principe de cet accablement ? Rien de moins que le succès qu’avait obtenu un faussaire nommé Vrain-Lucas, une duperie que France raconte sous le titre “Une vieille affaire” dans l’épisode du 22 mars 1898 de l’Histoire contemporaine (4). Or, parlant des contrefaçons de documents et de lettres avec lesquelles Vrain-Lucas aurait trompé savants, experts et même l’Académie, M. Bergeret n’hésite pas à dire qu’il « y distingue un goût non médiocre pour l’absurde et une puissance de bouffonnerie qu’[il] appelle génie ». En l’occurrence, ceux qui furent induits en erreur - considérés comme des autorités en leur domaine - sont ceux-là dont la mésaventure accable Aspertini. Qu’il s’agisse de moquer les experts qui se voient si souvent prêter une intelligence quelque peu usurpée, il n’y a là rien d’étonnant. Mais peut-on en déduire que, lancé dans cette raillerie, il en soit venu à disserter sur l’intelligence de pareille façon ? Je ne le crois pas.

Même si la notion d’intelligence mérite sans nul doute d’être appréhendée avec la plus grande prudence, il convient, je crois, de clairement distinguer l’intelligence dont, souvent abusivement, se reconnaissent pourvus ceux que leur position sociale, leurs titres ou leur notoriété autorisent à le croire et l’intelligence de laquelle on attend une efficacité - voire des prouesses - que la sottise ne peut espérer. Or, c’est bien de la seconde et non de la première que parle M. Bergeret et, conséquemment Polyphile. L’intelligence, dit-il, est « la faculté de concevoir quelques rapports fixes dans la diversité des phénomènes » (p. 177), définition qu’il répète un peu plus loin, alors qu’il évoque Galilée, lequel « aurait vécu plus heureux s’il avait eu moins d’aptitude à saisir quelques rapports fixes dans l’infinie diversité des phénomènes » (p. 178). (5)

Cette définition est d’allure très positiviste, ce qui n’a rien d’étonnant pour l’époque où elle fut formulée. (6) S’en prévaloir dans son discours montre qu’il n’est déjà pas question, dans le chef de M. Bergeret, de prolonger une raillerie visant l’usurpation d’intelligence. A fortiori lorsqu’elle est placée dans la bouche de Polyphile, puisque celui-ci n’est pas sensé connaître et encore moins évoquer le cas de Vrain-Lucas. C’est donc bien l’intelligence, en ce qu’elle désigne une certaine propension à la lucidité, qui est visée et jugée nuisible dès lors qu’elle cesserait d’être rare.

On pourrait également croire que le propos émane d’un pyrrhonien et renvoie l’intelligence au caractère illusoire de ses résultats. Puisque rien ne peut être dit de la vérité des choses et que l’intelligence a la prétention d’y parvenir, elle ne mérite que d’être dénoncée. Que ce soient le personnage ou Anatole France lui-même qui se fassent radicalement sceptiques, il est malaisé de croire que le propos soit de cette sorte. Car bien des arguments utilisés s’en écartent. L’homme ne serait pas devenu ce qu’il est grâce à son intelligence, est-il affirmé, mais plutôt au départ de « sa foi, ses mœurs, ses amours et ses haines », et surtout en raison de « son impérieuse idée du bien et du mal ». C’est la morale qui aurait guidé l’homme, bien avant son intelligence, laquelle n’aurait exercé un rôle qu’après, « après la flûte et l’essence de rose » même.

Nous devons donc en convenir, c’est bien à l’intelligence elle-même que Polyphile s’en prend et qu’il affirme craindre, sans ambiguïté, qu’elle pénètre la masse - entendez la grande majorité des gens -, là où elle ferait « l’effet d’une solution d’ammoniaque dans une fourmilière ». L’image est assez significative, car la fourmilière est à l’époque l’exemple même d’une société animale dont l’extraordinaire organisation ne doit rien à l’intelligence et l’ammoniaque symbolise assurément l’artefact issu du monde scientifique.

Mais Ariste va répondre et rappeler que la faculté dont il est question est aussi ancienne que les premiers efforts grâce auxquels les humains ont assuré leur survie. « Ce n’est point l’intelligence qui est funeste à l’humanité, dira-t-il, ce sont les erreurs de l’intelligence. » (p. 564) Polyphile insiste cependant : « À tout le moins, vous reconnaissez avec moi que les croyances, la morale et les lois ne dérivent point d’une interprétation rationnelle des phénomènes de la nature, qu’une libre intelligence de ces phénomènes affaiblit les préjugés nécessaires, et que la faculté de beaucoup connaître est une monstruosité funeste. » (p. 564) Et finalement, Ariste brocarde son interlocuteur en lui lançant : « Je m’aperçois, Polyphile, que vous faites à l’intelligence une querelle d’amoureux. Vous l’accablez de reproches parce qu’elle n’est pas la reine du monde. Son empire n’est point absolu. Mais c’est une dame de bien qui n’est pas sans crédit dans plusieurs honnêtes maisons, et dont la puissante douceur agit même en cette ville, située au bord d’un large fleuve, dans une fertile vallée. » (p. 565)

L’ensemble du texte, il faut en convenir, n’est pas sans incertitude quant au sens qu’il suppose à des mots comme intelligence, mais aussi préjugé, phénomène, malheur, coutume, nature, etc. Il témoigne néanmoins d’un souci de pousser l’interrogation jusqu’à un niveau où l’on se garde habituellement de s’aventurer. Refaisons rapidement le point.

Il me semble indispensable de commencer par insister sur le caractère inaccessible, incompréhensible - inintelligible devrais-je dire - de l’intelligence. D’abord parce que les diverses facultés dont l’humain peut user pour comprendre les choses, que ce soit par le désir de connaître ou par la nécessité d’agir, sont à ce point variées et énigmatiques qu’il me paraît vain de tenter d’en définir les caractères. Toutes les méthodes qui prétendent venir à bout de cette mesure souffrent du même défaut : elles circonscrivent toutes un champ cognitif particulier dont elles font le critère exclusif, y compris et surtout lorsqu’elles affirment les viser tous. En l’occurrence, l’intelligence dont Ariste, Polyphile et Dryas discutent se borne à la faculté de démêler le vrai du faux, telle que la démarche scientifique prétend en user depuis le début du XVIIème siècle. C’est assurément là une conception très estimable de l’intelligence, puisqu’elle lui reconnaît de mettre la raison au service d’une incessante surveillance visant à déjouer l’erreur. Mais elle méconnaît, par exemple, toutes les qualités d’adaptation dont font preuve ceux qui découvrent les gestes adroits propres à réussir une performance quelconque. Il existe même, encore aujourd’hui, une habileté rhétorique qui passe volontiers pour un signe d’intelligence, là où elle n’est le plus souvent qu’un certain savoir-faire apte à donner du crédit à une opinion, sans nécessairement en fournir les justifications idoines. L’anti-intellectualisme y a justement trouvé à redire, même s’il jette souvent le bébé avec l’eau du bain.

Les propos qu’Anatole France prête à Polyphile (ou à M. Bergeret) entremêlent confusément plusieurs questions. D’abord, celle de la cause principale des évolutions sociales, pratiques et cognitives que l’on appelait à l’époque le progrès. Ensuite, celle des bienfaits et des méfaits que l’intelligence et la sottise peuvent entraîner chez les humains. Celle encore de l’attitude du grand nombre envers l’intelligence. Enfin, celle des limites et des dangers de l’intelligence.

Efforçons-nous de les pousser plus loin encore. Voici alors que l’interrogation porte essentiellement sur deux aspects de la vie humaine - de la courte vie humaine, devrais-je dire -, non seulement sur le peu de temps qui voit la vie de chaque homme aller de sa naissance à son trépas, mais encore de la brève existence de l’espèce humaine rapportée à la durée des choses. L’intelligence, telle que l’incarne la faculté de « concevoir quelques rapports fixes dans la diversité des phénomènes », mais plus généralement la possibilité de s’adapter à un milieu changeant et, mieux encore, de changer son milieu pour l’adapter à ses possibilités, est-elle un bienfait, une force, une ressource dont les humains peuvent bénéficier, ou au contraire une entrave à une vie animale apte à rester en harmonie avec un milieu en évolution lente ? Depuis Anatole France, cette problématique a pris une importance autrement importante que celle qu’elle a pu avoir à une époque où un sceptique raillait le scientisme ambiant, notamment en raison des signes patents de dangers nouveaux (démographiques, environnementaux, sanitaires, sociaux, etc.). Ce sont là des dangers qui, pour une bonne part, sont issus de ce qui fut appelé en son temps des progrès et qui sont le produit de nouveautés visant à nous mettre à l’abri d’autres dangers primaires (famine, maladie, ignorance technique, inconfort de vie, etc.). Indépendamment de la question de la capacité qu’aurait l’intelligence à nous aider à démêler le vrai du faux (7), se pose donc la question de savoir si ce qui fut souvent regardé comme ce qui distingue l’homme de l’animal - le langage et la pensée - n’est pas un handicap supplémentaire qui pourrait finalement écourter la durée de l’espèce plutôt que de l’aider à se prolonger.

Reste à se demander si le secours éventuel de l’intelligence serait plus efficace lorsque celle-ci ne se manifeste que rarement et n’atteint pas la grande masse. On voit bien l’intérêt qu’offre la rareté des élites intellectuelles, lorsqu’on attend d’elles qu’elles rayonnent sur la société et influent sur son évolution. Mais alors, ce serait lui rendre une dignité qu’on avait commencé par lui contester. Voilà sans doute ce qui a conduit Anatole France à laisser le dernier mot à Ariste, lequel a reproché à Polyphile de faire « à l’intelligence une querelle d’amoureux ».

(1) On trouvera ses propos sur le site http://www.volkovitch.com/, à la rubrique “Brèves” (n° 177 de juin 2018), juste avant la photo du livre évoqué - en l’occurrence Pierre Nozière -, redécouvert dans la célèbre collection Nelson. À noter que Michel Volkovitch juge aussi l’écriture d’Anatole France de cette façon : « Prose agréable, certes, souriante, un peu douceâtre à la longue. On se dit que la désuétude, malgré ses charmes, n'est pas toujours une vertu. » Je le comprends, dès lors que le ton de France, ajusté à son scepticisme, prend souvent cet air de ne pas y toucher qui peut facilement donner un faux air de supériorité, quelque chose comme une faconde douceâtre, oui douceâtre.
(2) Anatole France, Œuvres III, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1991, pp. 485-645.
(3) Cf. http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k8017685/f1.item. Ce texte, qui n’a finalement pas été inséré dans L’anneau d’améthyste tel que publié la même année, a été ajouté au tome III des Œuvres déjà cité (pp. 176-180).
(4) Cf. http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k801761h.item et, dans le tome III des Œuvres, pp. 173-176.
(5) Dans “Ariste, Polyphile et Dryas”, on retrouve donc les mêmes mots, si ce n’est que ceux « qui auraient vécu plus heureux s’ils avaient eu moins d’aptitude à saisir quelques rapports fixes dans l’infinie diversité des phénomènes » sont cette fois Empédocle et Galilée, associés dans le même malheur auquel condamnerait l’intelligence.
(6) Je suivis au milieu des années 60, à l’Université de Liège, le cours de sociologie du professeur René Clémens, lui-même très positiviste ; il aimait répéter une définition ainsi formulée : « la science est l’étude systématique des relations constantes existant entre les faits ». Pas bien loin de la définition de M. Bergeret, assurément.
(7) Sur ce point, je ne puis que renvoyer à l’exposé de la question qu’en fit Jacques Bouveresse dans un film de Gilles L’Hôte il y a dix ans de cela : Le besoin de croyance et le besoin de vérité.

Autres notes sur Anatole France :
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Anatole France et le nationalisme littéraire. Scepticisme et tradition de Guillaume Métayer

vendredi 30 mars 2018

Note spéciale : Clément Rosset

Clément Rosset est mort

Clément Rosset est mort ce 27 mars 2018.

Il était celui des philosophes qui arrivait le mieux, selon moi, à expliquer pourquoi le désespoir n’est pas nécessairement incompatible avec la joie, ni même avec le bonheur. Et il y a là une pensée à ce point puissante qu’elle occulte aisément tout ce qui peut être dit sur le réel et sur son appréhension. Il rappelait volontiers ces mots de Pascal : « Le temps et mon humeur ont peu de liaison. J'ai mes brouillards et mon beau temps au-dedans de moi », ce que la suite de la citation explicite mieux encore : « ; le bien et le mal de mes affaires même y fait peu. Je m’efforce quelquefois de moi-même contre la fortune. La gloire de la dompter me la fait dompter gaiement, au lieu que je fais quelquefois le dégoûté dans la bonne fortune. » (1)

Clément Rosset était un extraordinaire lecteur de Nietzsche. Il avait saisi cette ambivalence de sa pensée à côté de laquelle tant de philosophes nietzschéens sont passés : la force du désir de vivre dans un univers où rien n’a vraiment de sens. Je me souviens encore des premières pages de La philosophie tragique (2) en exergue desquelles il avait placé cette citation de Nietzsche : « C’est en ce sens que j’ai le droit de me considérer moi-même comme le premier philosophe tragique, c’est-à-dire le contraire et l’antipode d’un philosophe pessimiste. » (3) ; s’y trouvait relatée la mort d’un maçon tombé d’un échafaudage au pied de l’auteur, événement davantage tragique pour lui qu’il ne pouvait l’être pour les familiers de la victime, précisément parce que ne le connaître que pour le voir mourir aggravait la netteté du mécanisme de la mort. Ce n’était pas de la douleur qu’il ressentait - comme pouvaient la ressentir les proches du maçon -, c’était le tragique, sorte d’évidence d’un inacceptable qu’il fallait pourtant intégrer au réel.

Quelques-uns des nombreux livres de Clément Rosset m’ont assez profondément marqué.

Je pense notamment à Schopenhauer, philosophe de l’absurde (4), où il donne à l’œuvre de celui-ci une signification parfois bien éloignée des interprétations habituelles auxquelles elle a donné lieu.
« La pensée de Schopenhauer, écrit-il, suppose dans ses prémisses une exigence radicale de nécessité : la nécessité est ressentie en profondeur comme l’unique condition d’un monde cohérent. Celle-ci venant à manquer, le monde sombre dans l’absurde. Il importe de se défaire des analyses modernes de l’absurde, d’oublier les romans de Kafka ou de Céline, pour retrouver tout ce qu’il y a d’étrange dans cette pensée qui pourrait sembler être devenue, aujourd’hui, un lieu commun. Pensée de déconvenue, qui suggère qu’avant cette prise de conscience de la contingence, tout apparaissait sous le signe d’une nécessité, confuse certes, mais dont le vague même la défendait d’une investigation critique. L’existence est pour l’homme et pour le monde une nécessité, cela va sans dire ; mais furtivement s’ajoute dans son esprit la croyance que cette nécessité, relative, relève elle-même d’une nécessité supérieure, qu’elle est nécessaire en soi, comme si le monde lui-même, et jusqu’à la simple notion d’existence, n’étaient que les seules formes possibles que puisse revêtir toute conception d’être - comme si encore le contraire de l’être était nécessairement impossible. Conséquence de la déconvenue schopenhauerienne, il apparaît que le monde et l’homme ne sont nécessaires que dans la mesure où ils sont donnés - maigre et précaire nécessité. Hasard, en réalité, d’une existence qui se donne là, on ne sait d’où ni pourquoi venue, et qu’on s’efforcerait en vain de ramener à quelque cause ou fin pour en surmonter la contingence. » (5)

Je pense aussi à L’anti-nature (6), un ouvrage qui dénonce l’illusion que constitue très généralement l’idée de nature. Cette idée serait bien distincte du réel en ce qu’elle confère aux choses un sens qui n’est rien d’autre qu’un artefact. Encore faut-il bien comprendre ce qui mérite en l’occurence d’être appelé artefact :
« Cette “artificialisation” de la nature, dont on sait qu’elle ne trouva, au XVIIIe siècle, de philosophe railleur qu’en la personne de Hume, est l’indice d’une pensée naturaliste aux riches implications théologiques : elle ne constitue nullement un artificialisme, mais exprime au contraire une forme de naturalisme généralisé qui, non content de décréter l’existence de la nature, en prononce du même coup l’excellence et la supériorité, celles-ci conçues à partir du seul modèle disponible : le travail humain. Cette référence anthropocentrique ne désigne pas l’assimilation du travail de nature à un travail artificiel, mais l’infinie prééminence de celui-là sur celle-ci : l’ingéniosité humaine, qui est le modèle à partir duquel on juge du travail de nature, ne peut être que le reflet de l’ingéniosité naturelle. Pensée “artificialiste” en ce qu’elle projette inconsciemment le jeu des intentions humaines dans les activités de nature ; mais surtout pensée naturaliste, en ce qu’elle décèle, dans ces activités naturelles, les marques d’un ordre et d’une perfection auxquels est incapable d’atteindre l’artifice humain : artificialiste donc, ou plutôt anthropocentrique, au niveau inconscient ; et naturaliste, ou encore théologique, au niveau conscient […] » (7).

Je pense encore à Le réel. Traité de l’idiotie (8). Pourquoi l’idiotie ? Parce que c’est ce qu'est le réel, spécifique, particulier, unique, non convertible en autre chose. Serait donc une erreur le fait de succomber à l’envie de ramener le réel à quelque chose d’autre que lui-même, par exemple en l’affublant de mots chargés de sens :
« L’aptitude à récuser le réel par l’intermédiaire du langage constitue une faculté à la fois déplaisante, par l’hypocrisie qui s’y trouve, consciemment ou non, attachée, et fascinante par sa surprenante et souveraine efficacité. L’homme des mots est inattaquable : il a toujours un mot pour détruire le réel qu’on lui montre, un autre mot pour effacer le réel émanant de sa propre personne. L’homme qui vit à l’abri des mots ne reçoit aucune information du réel qui ne passe par le crible d’un langage qui l’élimine, n’émet aucun message qui ne passe par le même crible transformant alors son propre réel en quelque chose de tout’autre. » (9) C’est le désir qui nous pousse à rechercher autre chose que le réel - à savoir rien - et à ne pas nous suffire de ce qui est et de ce que nous sommes :
« En tant que fantasme, qu’objet du désir, la pièce “originale” est naturellement et éternellement ailleurs ; mais, en tant qu’objet réel, elle n’est au contraire jamais ailleurs mais toujours ici. […] C’est là […], on le sait, le sort de cette Lettre volée, d’Edgar Poe, qui échappe à toutes les investigations policières pour être placée bien en évidence sur la table. Le regard du désir est un regard distrait : il glisse sur le présent, l’ici, le trop immédiatement visible, et ne réussit à être attentif qu’à la condition de porter son regard ailleurs. Et puisqu’il est ici question de fétiches, on remarquera que ce “sort” attaché au regard du désir - de toujours regarder ailleurs, de tout voir hormis ce que l’on cherche à voir - définit le sort de ceux que la psychiatrie appelle, précisément, des fétichistes. Le fétichiste reste froid devant la chose elle-même, laquelle lui apparaît comme muette, incolore, sans saveur ; il est ému non par la chose mais par quelque autre chose qui la signale. D’où un refus du présent et de l’ici, c’est-à-dire un refus du réel en général, puisque le présent et l’ici en sont les deux coordonnées fondamentales. On ne peut s’intéresser à la fois au fétiche (c’est-à-dire au réel) et à ce que le fétiche est censé représenter (c’est-à-dire au “vrai”, par opposition au double, au faux). Qui cherche le fétiche trouvera le fétiche ; mais qui cherche ce que le fétiche représente ne trouvera rien, et en tout cas pas le fétiche.
Bref : ne cherchez pas le réel ailleurs qu’ici et maintenant, car il est ici et maintenant, seulement ici et maintenant. Mais, si l’on ne veut pas du réel, il est préférable, en effet, de regarder ailleurs : d’aller voir ce qui se passe sous le tapis, ou en Amérique du Sud, ou dans la mer des Caraïbes, n’importe où pourvu qu’on soit assuré de n’y jamais rien trouver. Car on n’y trouvera jamais rien d’autre que ce qu’on y cherchait réellement : c’est-à-dire, précisément, rien.
 » (10)

Et puis, il y a La force majeure (11) : la joie, inexplicable, irrationnelle, folle. Peut-être que pour en faire comprendre la force le plus simple est-il de l’opposer à ce qu’elle ne peut être :
« Je dis […] que l’appoint de la joie est nécessaire à l’exercice la vie comme à la connaissance de la réalité. Cependant, il existe une autre manière de s’accommoder de la réalité […] : c’est celle qui consiste à la nier ; ou, plus exactement, à en considérer les composantes malheureuses non comme inéluctables mais comme provisoires et sujettes à élimination progressive. Rien de plus fréquent on le sait, ni de plus moderne, que cette sorte d’accommodement avec le réel. Je lis par exemple aujourd’hui même, en ouvrant par hasard un hebdomadaire utilitaire : “Coline Serreau, elle, croit que l’on peut ‘changer la vie’. Il suffit d’un peu de courage, d’amitié et de confiance réciproque.” Si je cite cette réflexion assez triviale, c’est parce qu’elle est représentative d’une façon de penser qu’on rencontre à peu près partout, quoique sous des formes très différentes et sous des allures parfois moins caricaturales et plus savantes. Ce genre de propos, que signe en l’occurrence une collaboratrice attitrée de Télérama, chacun a pu le lire hier et pourra le lire demain, non seulement dans son hebdomadaire favori mais aussi dans tel ouvrage réputé d’un penseur ou d’un philosophe en renom. Il est à remarquer toutefois que la sensibilité d’esprit dont il témoigne, si elle ne date pas d’hier, n’est pas non plus éternelle et comme inhérente à la nature humaine. Elle paraît plutôt caractéristique d’une mentalité proprement moderne, dont elle constitue à mon sens la figure la plus générale de style, ce que j’appellerai sa névrose ordinaire. Mais je n’en trouve pas trace avant le XVIIIe siècle : probablement parce que l’esquive du réel, assumée essentiellement, depuis le siècle dit des lumières, par l’idée d’amélioration, s’accomplissait auparavant à l’aide d’autres formes de superstition et d’illusion.
Affirmer le caractère névrotique de l’espérance peut certes sembler paradoxal : puisqu’on tient généralement celle-ci pour une vertu, c’est-à-dire une force. Pourtant il n’est pas de force plus douteuse que l’espérance.
[…] Tout ce qui ressemble à de l’espoir, à de l’attente, constitue en effet un vice, soit un défaut de force, une défaillance, une faiblesse, - un signe que l’exercice de la vie ne va plus de soi, se trouve en position attaquée et compromise. Un signe que le goût de vivre fait défaut et que la poursuite de la vie doit dorénavant s’appuyer sur une force substitutive : non plus sur le goût de vivre la vie que l’on vit, mais sur l’attrait d’une vie autre et améliorée que nul ne vivra jamais. L’homme de l’espoir est un homme à bout de ressources et d’arguments, un homme vidé, littéralement “épuisé” ; tel cet homme dont parle Schopenhauer dans un passage des Parerga et Paralipomena, qui “espère trouver dans des consommés et dans des drogues de pharmacie la santé et la vigueur dont la vraie source est la force vitale propre”. » (12)

J’aurais aimé encore reproduire de longs extraits d’ouvrages ultérieurs, tels Le principe de cruauté (13) ou Principes de sagesse et de folie (14) ou encore Le choix des mots (15) - sans oublier tous ses autres livres -, mais si ce qui précède a pu en donner l’envie, il est préférable de laisser à chacun le loisir de découvrir cette langue claire et cette pensée sans compromission, une pensée qui se refuse obstinément à oublier l’insignifiance et qui invite à vivre, à vivre sans autre apprêt que ce que l’on peut appréhender du réel.

Les objections se bousculent, assurément, car de notre monde social sourdent des promesses totalement contraires à cette conception des choses.

La plus sévère interroge sur les conditions sociales de l’émergence ou de l’acceptation de la posture. N’exige-t-elle pas une forme de confort rarement dévolu, suffisant pour permettre de dédaigner la richesse, les honneurs, les croyances, voire les codes, les morales, peut-être même les altérités ? Dans l’article qu’il a placé le 29 mars dernier sur son blog (16), Frédéric Schiffter raconte notamment ceci :
« Je vis pour la première fois Clément Rosset dans les années 1980, en regardant Droit de réponse, l’émission télévisée de Michel Polac. Ce soir-là, Michel Polac avait réuni un plateau de philosophes et d’écrivains. J’ai le souvenir d’une petite assemblée où, tandis que tous les invités, impatients de pérorer, se coupaient mutuellement la parole, un seul demeurait silencieux, les bras croisés sur la table, vêtu d’une chemise à carreaux de bûcheron canadien, l’air mi-ennuyé mi-goguenard : c’était Clément Rosset. Mon intuition me dit alors que ce philosophe qui s’abstenait de parler avait forcément écrit de bons livres. »
Assurément, le silence peut être le signe d’une grande sagesse. Et il peut même constituer la meilleure réponse au charivari d’un débat télévisé. Mais alors, pourquoi s’y rendre ? dira-t-on. Car si la posture Rossetienne est malaisée à exposer dans le quotidien des rencontres - elle y sera prise pour du mépris, de la provocation ou de l’indifférence -, elle n’exclut pas une insertion maîtrisée et réservée dans l’univers de la doxa. Elle n’interdit pas davantage de réserver sa description à des circonstances, des lieux et des interlocuteurs qui permettent d’en espérer une compréhension minimale.

La moins pertinente des objections suppose une forme radicale d’égoïsme que trahiraient les souhaits de ne guère se mêler de politique, de n’œuvrer à rien qui entretient quelque illusion que ce soit, de ne rien attendre d’autre que ce qui est déjà là, ici et maintenant. La posture, pourtant, fait disparaître quasi toutes les raisons que l’on pourrait avoir de nuire à quiconque et sa diffusion au sein du monde social tout entier représenterait - après tout - une forme d’embellie qui ne serait pas justiciable des critiques adressées aux autres formes d’amélioration. Cela dit, le réel prévaut. Et il contient toutes ces luttes et toutes ces espérances qui peuvent difficilement être regardées comme se valant toutes, même si toutes s’illusionnent sur le réel. Ce qui suggère de rester silencieux, au moins jusqu’à ce moment où le silence deviendrait complice du pire.

Clément Rosset a pratiqué une forme de lucidité d’autant plus importante qu’elle implique un mode de vie qui, d’une certaine manière, condamne à la solitude. Il l’a fait sans user du ricanement qui fut le propre de Cioran. Et cela a conféré à sa pensée une force et une sûreté peu commune, telle en tout cas que son lecteur en conservera l’idée d’une lueur, âpre et indocile, certes, mais vérace et forte.

(1) Blaise Pascal, Pensées, texte établi par Louis Lafuma, fr. 552, Seuil, 1962, p. 255. Comme souvent, Pascal s’est laissé suggérer l’idée par Montaigne (cf. notamment Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 595 et ss.
(2) PUF, 1960.
(3) Friedrich Nietzsche, Ecce homo [1888], Éd. Denoël, 1971, p. 73.
(4) PUF, 1967.
(5) Op. cit., 1967, pp. 13-14.
(6) PUF, 1973.
(7) Op. cit., 1973, pp. 55-56.
(8) Éd. de Minuit, 1977. L’ouvrage fait partie d’une trilogie qui commença avec Le réel et son double (Gallimard, 1976) et s’acheva avec L’objet singulier (Éd. de Minuit, 1979).
(9) Op. cit., 1977, p. 102.
(10) Op. cit., 1977, pp. 152-153
(11) Éd. de Minuit, 1983.
(12) Op. cit., 1983, pp. 27-28.
(13) Éd. de Minuit, 1988.
(14) Éd. de Minuit, 1991.
(15) Éd. de Minuit, 1995.
(16) Adios, Clément !

Autre note sur Clément Rosset :
Écrits satiriques I. Précis de philosophie moderne

dimanche 25 février 2018

Note d’opinion : le “gazouillis”

À propos du “gazouillis”

Il est des évolutions qui nous consternent plus que d’autres. Cela n’est pas nécessairement ce qui paraît le plus décisif, mais on y voit un signe de quelque chose qui s’attaque à ce que nous pensions être constitutif de ce que l’on appelle la civilisation. Il en va ainsi d’une forme de langage que certains politiques ont adopté. Je veux parler de ce que Tania de Montaigne appelle le “gazouillis”.

La vie en société n’est supportable - disons même souvent agréable - que parce que certaines formes posturales, comportementales, langagières y sont respectées. Et ces formes sont diversement attendues de chacun selon sa position sociale, la notoriété en en faisant généralement varier les exigences et les licences selon les cas. Lorsque les formes habituellement prévues changent, nombreux sont ceux qui en ressentent un choc, soit dans un sens - celui de la réjouissance -, soit dans l’autre - celui de la navrance.

Après bien d’autres ambitieux du monde politique - que ce soit en Russie, en Italie, aux États-Unis, en France même, ou ailleurs -, le président du parti Les républicains s’est laissé aller les 15 et 16 février dernier à transgresser les formes du langage habituel lors d’interventions devant des élèves d’une école de commerce. Ce que, en l’occurrence, j’appelle le langage habituel, ce n’est rien d’autre que celui dont l’objectif apparent est de tenter d’éviter de rendre compte de choses manifestement inexactes ou d’évoquer sans la moindre civilité des personnes absentes avec l’intention apparente de leur nuire, comme peuvent s’y livrer des personnes éméchées accoudées à un bar.

La question des conditions exactes dans lesquelles les propos ainsi en cause ont été prononcés, enregistrés et diffusés importent ici assez peu, car la façon dont leur auteur en a assumé le 20 février la version rendue publique maintient entier le problème que pose cette nouvelle forme de langage que risquent certains politiques. C’est en effet leur conviction que cette manière nouvelle de pratiquer la démagogie peut leur valoir des suffrages supplémentaires qui est inquiétante. En pareil cas, le mensonge n’est plus seulement ce qui peut pousser des électeurs à croire en une chose qui est fausse, mais c’est plus précisément ce qui conduit certains de ceux-ci à adhérer à un mensonge perçu comme tel, dès lors que celui-ci leur plaît. Dire ensemble, bien fort et bien franchement, une chose erronée dont la fausseté sert nos préférences, voilà le jeu dans lequel ces nouveaux démagogues invitent à entrer.

Parmi les médias, bien des commentaires des diverses déclarations de l’intéressé n’ont fait que le conforter dans son choix démagogique, soit qu’on lui reconnaisse une grande habileté tactique, soit qu’on déplore de ne pas laisser chacun maître de son style de communication. Et lorsque ces déclarations sont condamnées ou déplorées, c’est assez souvent d’une manière qui trahit l’intention de discréditer leur auteur par la dénonciation de ce qui serait une faute, manifestant ainsi une intention politique qui en réduit fortement l’impact.

Je ne cacherai pas cependant avoir été séduit par la brève analyse qu’en a faite Tania de Montaigne dans un article paru le 23 février 2018 dans le journal Libération. Ce n’est ni très profond, ni très argumenté, mais elle y met le doigt sur ce qui me paraît essentiel, à savoir la nécessité de toujours « contrôler ce qui sort de soi ». Car à cette parole débridée, à cet affreux “gazouillis”, la langue dite de bois me paraît encore préférable.

Voilà pourquoi je n’hésite pas à reproduire ci-dessous la totalité de son propos, publié sous le titre “Laurent Wauquiez et le stade anal”.

« Il y a quelques semaines, un homme diplômé des plus prestigieuses écoles de la République (Normale sup, Sciences-Po, ENA…), un homme ayant accédé aux plus hautes fonctions de l’Etat, a dit, devant des étudiants dont il était censé élever le niveau d’intelligence : «Ça va péter très très mal et très très dur !» Phrase qui, à première vue, ne donne pas la pleine mesure d’une analyse politique fine et élaborée. Mais que s’est-il donc passé ?

Il fut un temps où la langue maternelle de toute femme ou homme politique était la langue de bois. Une langue polie, lustrée, profilée pour traverser toutes les discussions, de la plus anodine à la plus cruciale. Une langue tout terrain, vide de sens et pleine de mots qui mis bout à bout faisaient des phrases dont on pouvait dire, sans trop s’avancer, qu’elles ne mangeaient pas de pain. Des phrases sans gras, sans goût, sans consistance. Pleines de mots ronds en bouche, elles n’engageaient à rien, ne coûtaient rien, mais rapportaient parfois beaucoup. Elles dissimulaient la pensée derrière des écrans de fumée compacts. Vides de sens mais pleines de sons, elles fonctionnaient comme des berceuses à la mélodie hypnotique. Un langage fait pour endormir et rassurer. C’était une langue qui neutralisait aux deux sens du terme : elle rendait neutre celui qui l’employait et paralysait celui qui l’entendait. Une phrase en «langue de bois» n’appelait aucune réponse, elle détruisait le sens pour ne laisser que le son. Ça ne voulait rien dire, mais ça sonnait bien.

Et puis cette langue a dû muter pour faire face aux attentes d’une population qui en avait assez des berceuses et demandait un peu de vérité, une once de sincérité. Cette population aurait bien aimé que «quelqu’un» lui parle de «quelque chose». Qu’il y ait enfin un peu de corps et de matière. Comme lorsqu’en entrant dans une maison que l’on croit vide on dit : «Est-ce qu’il y a quelqu’un ?» Afin de répondre à cette demande, le personnel politique a quitté la position de la nounou rassurante qui berce, pour se réinventer dans le rôle du nourrisson imprévisible. Il a interverti les places, et est passé de la berceuse au berceau.

Désormais, les hommes et femmes politiques se répandent sans limites, substituant à l’hyper-contrôle d’hier, l’hyper-relâchement. Par opposition à la «langue de bois», ils ont fait naître un autre langage : «le gazouillis». Une langue directement en lien avec le premier stade de l’enfance, celui où on ne contrôle pas ses orifices. Comme chez les nourrissons, ça sort comme ça vient, c’est nature, brut, directement du producteur au consommateur. «Le gazouillis» se présente comme forcément authentique puisqu’il donne l’illusion de n’être le fruit d’aucune réflexion. «Ça va péter très très mal et très très dur !» Du bon sens sans colorants ni additifs. «On ne va pas se mentir», «je n’ai pas peur de le dire», «moi je parle vrai, je parle cash», «avec moi, pas de bullshit». Le nouveau moyen imparable de dissimuler sa pensée c’est de donner l’impression de ne pas penser du tout.

Alors, à la question «est-ce qu’il y a quelqu’un ?», le personnel politique a décidé de ne pas répondre «oui» ou «non», mais «burp !», un rot tonitruant, signe de sa bonne santé et de son innocence. Et comme on le ferait pour un tout petit bébé, nous sommes censés nous extasier de cette production formidable et féliciter l’auteur du «burp !» pour ce beau cadeau qu’il nous fait : «C’est très bien, maman est très contente.» Dans l’évolution qui mène à l’âge adulte, l’étape d’après pour le bébé est le stade anal. Il s’agit alors d’apprendre à se retenir et à contrôler ce qui sort de soi pour commencer à être en relation avec l’Autre. Espérons que Laurent Wauquiez atteigne très bientôt le stade anal.
 »

mardi 30 janvier 2018

Note de lecture : Montaigne et Raimond de Sebonde

Le chapitre “Apologie de Raimond de Sebonde” des Essais
de Montaigne


On a souvent prétendu que Montaigne se contredisait volontiers. Ce n’est certes pas faux, encore est-il important de prendre garde à ne pas prendre pour des contradictions des nuances qui impliquent de corriger une affirmation par une concession faite à son contraire, quitte à reprendre ensuite pour elle en corrigeant mieux encore la concession première. Tant et si bien que le bon jugement serait mieux défini par ce qu’il cède à l’avis opposé que par ce qu’il ose avancer de façon catégorique.

S’il est un chapitre des Essais qui doit être lu en gardant cette précaution présente à l’esprit, c’est bien le douzième du Livre II : l’“Apologie de Raimond de Sebonde” (1). Car on peut aisément y voir de multiples volte-face là où il ne s’agit le plus souvent que d’explorer des opinions opposées pour retarder sans cesse l’adhésion finale (ou provisoire) à l’une d’elle.

Le chapitre fait peur. Comment en suivre les méandres sans perdre le fil ? Comment y peser le pour et le contre ? Et même : que penser finalement de Raimond de Sebonde ? En lisant lentement et très attentivement, on s’égare vite au point de perdre pied ; en lisant vite, on découvre un cheminement, mais au prix d’arguments effleurés. En savoir un peu au-delà de ce que Montaigne nous révèle est sans doute utile - sinon nécessaire - pour le suivre dans ses raisonnements.

Mais d’abord, qui est Raimond de Sebonde (2) ? Ce théologien catalan, né vers 1385 et mort en 1436 écrivit en latin un livre intitulé Science du Livre des créatures ou de la nature, ou Science de l’homme et renommé dans des éditions ultérieures Théologie naturelle. Montaigne a publié une traduction de cet ouvrage en 1569, non sans en infléchir quelque peu le sens (3). Il y a ensuite consacré ce très long chapitre des Essais qui retient ici notre attention.

J’aimerais commencer par citer la première phrase du chapitre :
« C’est à la vérité une très-utile et grande partie que la science : ceux qui la mesprisent tesmoignent assez leur bestise : mais je n’estime pourtant sa valeur jusques à cette mesure extreme qu’aucuns lui attribuent : Comme Herillus le philosophe, qui logeait en elle le souverain bien, et tendit qu’il fust en elle de nous rendre sages et contents : ce que je ne croy pas: ny ce que d’autres ont dict, que la science est mère de toute vertu, et que tout vice est produit par l’ignorance. » (p. 458)
Ce n’est pas tant l’opinion qu’il faut avoir de la science (4) qui m’importe en l’occurrence, mais la balance entre deux postures contraires. Le propos use en effet d’une forme de dialectique qui soutient l’ensemble du chapitre, une dialectique qui semble inspirée par l’idée que le jugement raisonné n’existe pas, sinon sous l’aspect d’un combat incessant contre des jugements faussés qui s’opposent. C’est un peu comme l’équilibre incessamment menacé du funambule, lequel ne tient sur son fil que parce qu’il contrecarre continûment la chute qui le menace tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Et cette dialectique n’est pas sans rapport avec le souci que Montaigne exprime ailleurs de ne « dire qu’à demy » (5).

Le point de départ des réflexions très complexes auxquelles Montaigne va se livrer, c’est évidemment cette idée, défendue par Raimond de Sebonde, que la seule raison suffit à attester des vérités que l’Église reconnaît. Cette même Église ne l’a cependant que très modérément appréciée, puisque le livre fut mis à l’Index en 1558 (censure qui fut limitée au prologue en 1564), sans qu’il soit possible de savoir si Montaigne l’a su. (6)

A priori, la visée de Raimond de Seconde lui plaît, et il le dit :
« Je trouvay belles les imaginations de cet autheur, la contexture de son ouvrage bien suyvie ; et son dessein plein de piété. Par ce que beaucoup de gens s’amusent à le lire, et notamment les dames, à qui nous devons plus de service, je me suis trouvé souvent à mesme de les secourir, pour déscharger leur livre de deux principales objections qu’on luy faict. Sa fin est hardie et courageuse, car il entreprend par raisons humaines et naturelles, establir et verifier contre les atheistes tous les articles de la religion Chrestienne. En quoy, à dire la verité, je le trouve si ferme et si heureux, que je ne pense point qu’il soit possible de mieux faire en cet argument là ; et croy que nul ne l’a esgalé. » (p. 459-460)
Et il ajoute :
« Mais ce n’est pas à dire, que ce ne soit une tresbelle et treslouable entreprinse, d’accommoder encore au service de nostre foy, les utils naturels et humains, que Dieu nous a donnez. » (p. 461)

Et puis voici que, après avoir répondu sans véritablement les combattre à ceux qui reprochent à Sebonde de ne point se suffire de la grâce, il s’en prend à ceux-là qui lui objectent des raisons plus rationnelles encore que celles du théologien espagnol. Et Montaigne de fulminer :
« À un atheïste tous esprits tirent à l’atheïsme. Il infecte de son propre venin la matière innocente. Ceux cy ont quelque preoccupation de jugement qui leur rend le goust fade aux raisons de Sebonde. Au demeurant il leur semble qu’on leur donne beau jeu, de les mettre en liberté de combattre nostre religion par les armes pures humaines, laquelle il n’oseroyent attaquer en sa majesté pleine d’authorité et de commandement. Le moyen que je prens pour rabatre ceste frenesie, et qui me semble le plus propre, c’est de froisser et fouler aux pieds l’orgueil, et l’humaine fierté : leur faire sentir l’inanité, la vanité et deneantise de l’homme : leur arracher des poings, les chétives armes de la raison : leur faire baisser la teste et mordre la terre, soubs l’authorité et reverence de la majesté divine. » (p. 469)

C’est là que commence alors une très sérieuse mise en cause de la raison, à laquelle pourtant Sebonde avait décidé de faire confiance. On a énormément glosé sur cette entreprise, laquelle n’hésite pas à remettre l’homme au diapason de l’animal. Et c’est là aussi que l’on situe ce que l’on voit comme le contresens de l’apologie, la virulente opposition exprimée envers les esprits forts emportant Sebonde avec ses contradicteurs.

Pour s’éviter tout jugement hâtif à ce sujet, il me semble utile de commencer par s’attacher à un passage du chapitre dans lequel Montaigne daigne définir un peu mieux l’orientation la plus générale de son esprit.
« Quiconque cherche quelque chose, il en vient à ce poinct, ou qu’il dit, qu’il l’a trouvée ; ou qu’elle ne se peut trouver ; ou qu’il en est encore en queste. Toute la philosophie est despartie en ces trois genres. Son dessein est de chercher la verité, la science et la certitude. Les Peripateticiens, Épicuriens, Stoïciens, et autres, ont pensé l’avoir trouvée. Ceux-cy ont estably les sciences, que nous avons, et les ont traictées, comme notices certaines. Clitomachus, Carneades, et les Académiciens, ont desesperé de leur queste ; et jugé que la verité ne se pouvoit concevoir par nos moyens. La fin de ceux-cy, c’est la faiblesse et humaine ignorance. Ce party a eu la plus grande suitte, et les sectateurs les plus nobles. Pyrrho et autres Sceptiques ou Èpechistes, de qui les dogmes, plusieurs anciens ont tenus, tirez d’Homere, des septs sages, et d’Archilochus, et d’Eurypides, et y attachent Zeno, Democritus, Xenophanes, disent, qu’ils sont encore en cherche de la verité : Ceux-cy jugent que ceux-là qui pensent l’avoir trouvée, se trompent infiniement ; et qu’il y a encore de la vanité trop hardie, en ce second degré, quoi asseure que les forces humaines ne sont pas capables d’y atteindre. Car cela, d’establir la mesure de nostre puissance, de cognoistre et juger la difficulté des choses, c’est une grande et extreme science, de laquelle ils doublent que l’homme soit capable.

Nil sciri quisquis putat, id quoque nescit,
An sciri possit, quo se nil scire fatetur.
- Quiconque estime qu’on ne sait rien, il ne sait pas non plus
si l’on peut savoir, puisqu’il avoue qu’il ne sait rien. (Lucrèce, IV, 469-470)

L’ignorance qui se sçait, qui se juge, et qui se condamne, ce n’est pas une entiere ignorance : Pour l’estre, il faut qu’elle s’ignore soi-mesme. De façon que la profession des Pyrrhoniens est, de bransler, de doubter, et enquerir, ne s’asseurer de rien, de rien ne se respondre. Des trois actions de l’ame, l’imaginative, l’appritive, et la consentante, ils en reçoivent les deux premieres : la derniere, ils la soustiennent, et la maintiennent ambiguë, sans inclination, ni approbation d’une part ou d’autre, tant soit-elle legere.
 » (pp. 529-530) (7)

Lorsque Montaigne s’en prend aux athées, ce n’est pas tant que ceux-ci soient nombreux à l’époque, ni même qu’ils troublent beaucoup l’opinion (8). C’est plutôt que la posture de l’athée - lorsque le mot ne veut pas seulement dire que l’on est incroyant - dénote une certitude qui ne dispose pas des moyens d’être vérifiée. S’il me fallait éclairer ce point de mon avis personnel, je dirais qu’il convient peut-être de faire une distinction entre la croyance en un dieu créateur et la croyance en une multitude de fables qui complètent souvent cette première croyance. Lorsque Bertrand Russel affirme - au moyen de l’argument dit de la théière céleste (9) - que ce n’est pas aux sceptiques de réfuter les dogmes, mais plutôt à ceux qui les soutiennent de les prouver, il englobe dans les dogmes à la fois Dieu et les fables qui l’accompagnent. Or, s’il est aisé de le suivre en ce qui concerne ces dernières, il me paraît plus malaisé d’appliquer son raisonnement à l’existence de Dieu, compris seulement comme un être transcendant (et notamment dénué éventuellement des qualités humaines au départ desquels sa perfection est souvent définie). Car dès lors que ce Dieu représente une hypothèse qui ne se heurte à aucune autre, sinon à celle d’une nature éternelle, l’affirmation de sa non-existence n’est plus une attitude sceptique, mais bien un credo qui ne mérite pas plus d’égards que son contraire. Et il y a alors autant d’arrogance à affirmer comme définitivement acquis que Dieu n’existe pas qu’il y en a à affirmer que Dieu existe. (10)

Le scepticisme de Montaigne n’est donc pas celui de Pyrrhon, tel qu’il est compris par Marcel Conche (11), mais plus proche assurément de celui de Sextus Empiricus (12), un scepticisme essentiellement fondé sur l’intérêt qu’il y a à repousser sans cesse toute conclusion (ἐποχή). Cela reste néanmoins une attitude dont Montaigne mesure le risque, un risque dont il prend pleinement conscience lorsqu’il pousse ses doutes assez loin que pour troubler l’esprit de Marguerite de Valois, la très probable dédicataire de l’“Apologie”. Qu’on en juge :
« Aristote et Democritus tiennent que les femmes n’ont point de sperme : et que ce n’est qu’une sueur qu’elle eslancent par la chaleur du plaisir et du mouvement, qui ne sert de rien à la generation. Galen au contraire, et ses suyvans, que sans la rencontre des semences, la generation ne se peut faire. Voilà les medecins, les philosophes, les jurisconsultes, et les theologiens, aux prises pesle mesle avec nos femmes, sur la dispute, à quels termes les femmes portent leur fruict. Et moy je secours par l’exemple de moy-mesme, ceux d’entre eux, qui maintiennent la grossesse d’onze mois. Le monde est beste de ceste experience, il n’est si simple femmelette qui ne puisse dire son advis sur toutes ces contestations, et si nous n’en sçaurions estre d’accord. En voylà assez pour vérifier que l’homme n’est non plus instruit de la cognoissance de soy, en la partie corporelle, qu’en la spirituelle. Nous l’avons proposé luy mesme à soy, et sa raison, pour voir ce qu’elle nous en diroit. Il me semble assez avoir montré combien peu elle s’entend en elle mesme. Et, qui ne s’entend en soy, en quoy se peut il entendre ? Quasi uerò mensuram ullius rei possit agere, qui sui nesciat Comme si pouvait mesurer quelque chose, celui qui ne connaît pas sa propre mesure. (Pline l’Ancien, II,I) Vrayement Protagoras nous en comtois de belles, faisant l’homme la mesure de toutes choses, qui ne sceut jamais seulement la sienne. Si ce n’est luy, sa dignité ne permettra pas qu’autre créature ayt cet advantage. Or luy estant en soy si contraire, et l’un jugement subvertissant l’autre sans cesse, ceste favorable proposition n’estoit qu’une risée, qui nous menait à conclurre par necessité la néantise du compas et du compasseur. Quand Thales estime la cognoissance de l’homme très-difficile à l’homme, il luy apprend, la cognoissance de toute autre chose luy estre impossible. Vous, pour qui j’ay pris la peine d’estendre un si long corps, contre ma coustume, ne refuyrez point de maintenir vostre Sebonde, par la forme ordinaire d’argumenter, dequoy vous estes tous les jours instruite, et exercerez en cela vostre esprit et vostre estude : car ce dernier tour d’escrime icy, il ne le faut employer que comme un extreme remede. C’est un coup desesperé, auquel il faut abandonner vos armes, pour faire perdre à vostre adversaire les siennes : et un tour secret, duquel il se faut servir rarement et reservément : C’est grande témérité de vous perdre pour perdre un autre. » (pp. 589-590)

Il existerait donc des raisonnements qui ne valent que par leur capacité à abattre un autre raisonnement, mais dont il ne faut pas user couramment. On peut y voir une manière, pour Montaigne, de rester fidèle à cette dialectique que j’entrevoyais infra, et dont le principal ressort est d’ébranler les certitudes et de pratiquer le contre-pied de celle des opinions qui paraît triompher. Mais on peut craindre aussi que l’on soit proche alors de justifier l’usage d’un mauvais propos pour une bonne cause. À moins que, en l’occurence, ce ne soit le contraire et que Montaigne veuille éviter de fournir à Marguerite de Valois une arme qu’elle pourrait retourner contre Sebonde, ce qui paraît bien être le cas. C’est sans doute le prix à payer par qui use d’une démarche qui vise bien davantage à investiguer ce que l’on ignore qu’à établir ce que l’on sait ; il n’y a pas de socle sur lequel se reposer et il importe donc de mieux informer autrui de la méthode que du savoir qu’elle prétendrait asseoir. Et lorsque le risque de méprise grandit, il convient alors de revenir aux opinions les plus anciennes et les plus partagées :
« Et n’y a point de beste, à qui il faille plus justement donner des orbières, pour tenir sa veue subjecte, et contrainte devant ses pas ; et la garder d’extravaguer ny çà ny là, hors les ornières que l’usage et les loix lui tracent. Parquoy il vous sera mieux de vous resserrer dans le train accoustumé, quel qu’il soit, que de jeter votre vol à cette licence effrenée. » (p. 592)

Ce dernier point est d’une très grande importance, car il serait bien malaisé de comprendre le chapitre entier sans se remémorer sans cesse que Montaigne écrit tandis que la guerre l’entoure. A priori, il n’a rien contre l’idée de mettre en doute les idées les mieux acceptées. Au point que l’on pourrait presque dire que son conservatisme est de circonstance. Je n’en veux comme signe que ce qu’il dit au chapitre XXVI du Livre I, “C’est folie de rapporter le vray et le faux à notre suffisance” :
« Ou il faut se submettre du tout à l’authorité de notre police ecclesiastique, ou du tout s’en dispenser : Ce n’est pas à nous à establir la part que nous lui devons d’obeissance. Et d’avantage, je le puis dire pour l’avoir essayé, ayant autrefois usé de cette liberté de mon chois et triage particulier, mettant à nonchaloir certains points de l’observance de nostre Église, qui semblent avoir un visage ou plus vain, ou plus estrange, venant à en communiquer aux hommes sçavans, j’ai trouvé que ces choses là ont un fondement massif et tressolide : et que ce n’est que bestise et ignorance, qui nous fait les recevoir avec moindre reverence que le reste. Que ne nous souvient il combien nous sentons de contradiction en nostre jugement mesmes ? combien de choses nous servoyent hyer d’articles de foy, qui nous sont fables aujourd’hui ? La gloire et la curiosité, sont les fleaux de nostre ame. Cette cy nous conduit à mettre le nez par tout, et celle là nous défend de rien laisser irresolu et indecis. » (p. 189)

C’est là que l’on peut distinguer chez Montaigne une pensée philosophique et une pensée sociale. Rien ne doit être épargné dès lors que l’on tente de démêler le vrai du faux, mais il s’impose par contre d’épargner les usages du monde social si l’on place au-dessus du vrai la sauvegarde de la paix. À quoi bon vaincre les préjugés, à quoi bon défaire les fables, à quoi bon dénoncer les illusions, si c’est pour plonger dans la guerre et favoriser les massacres, les horreurs et les douleurs. D’autant que la certitude d’être dans le vrai n’est jamais là et que le risque est grand de tout compromettre pour des idées nouvelles qui ne valent guère davantage que les croyances anciennes. Ainsi ont fait les protestants, et ainsi sont nées les guerres incessantes qui ravagent la France. Les fables se perpétuent par une incessante transmission : c’est là leur première justification. Mais elles unifient également ceux qui les croient (jusqu'au XVIe siècle, les dogmes n’étaient discutés que par une infime fraction de la population), de telle sorte qu’elles peuvent concourir à maintenir une entente souvent suffisante à préserver la paix. Que vaut une idée juste qui ensanglanterait le pays ? Déjà dans le chapitre 22 du Livre I, “De la coustume, et de ne changer aisement une loy receue”, Montaigne le disait :
« Si me semble-il, à le dire franchement, qu’il y a grand amour de soy et presomption, d’estimer ses opinions jusques-là, que pour les establir, il faille renverser une paix publique, et introduire tant de maux inevitables, et une si horrible corruption de mœurs que les guerres civiles apportent, et les mutations d’estat, en chose de tel poix, et les introduire en son pays propre. Est-ce pas mal mesnagé, d’advancer tant de vices certains et cognus, pour combattre des erreurs contestées et debatables ? » (p. 124)

Ce qui est opportun socialement, ne l’est pas philosophiquement. Et, on le sait, Montaigne n’aura de cesse de remettre en cause et de discuter ce qu’autrui affirme. Dans le chapitre XIII du Livre III, “De l’Experience”, il est un passage où il commence par moquer la curiosité de l’homme avant de l’encourager, comme si c’était sur un même chemin que l’on se perd dans les ratiocinations et que l’on exerce son sens critique :
« On donne authorité de loy à infinis docteurs, infinis arrests, et à autant d’interpretations. Trouvons-nous pourtant quelque fin au besoin d’interpreter ? s’y voit-il quelque progrez et advancement vers la tranquillité ? nous faut-il moins d’advocats et de juges, que lors que cette masse de droict, estoit encore en sa premiere enfance ? Au contraire, nous obsurcissons et ensevelissons l’intelligence. Nous ne la dessousrons plus, qu’à la mercy de tant de clostures et barrieres. Les hommes mescognoissent la maladie naturelle de leur esprit. Il ne faict que fureter et quester ; et va sans cesse, tournoyant, bastissant, et s’empestrant, en sa besongne : comme nos vers à soye, et s’y estouffe. Mus in pice Une souris dans la poix (vieil adage juridique) Il pense remarquer de loing, je ne sçay quelle apparence de clarté et verité imaginaire : mais pendant qu’il y court, tant de difficultez lui traversent la voye, d’empeschements et de nouvelles questes, qu’elles l’esgarent et l’enyvrent. Non guere autrement, qu’il advint aux chiens d’Ésope, lesquels descouvrans quelque apparence de corps mort flotter en mer, et ne le pouvant approcher, entreprindrent de boire cette eau, d’asseicher le passage, et s’y estoufferent. À quoy se rencontre, ce qu’un Crates disoit des escrits de Heraclitus, qu’ils avoient besoin d’un lecteur bon nageur, afin que la profondeur et pois de sa doctrine, ne l’engloutist et suffoquast. Ce n’est rien que foiblesse particuliere, qui nous faict contenter de ce que d’autres, ou que nous-mesmes avons trouvé en cette chasse de cognoissance : un plus habile ne s’en contentera pas. Il y a tousjours place pour un suivant, ouy et pour nous-mesmes, et route par ailleurs. Il n’y a point de fin en nos inquisitions. Nostre fin est en l’autre monde. C’est signe de raccourcissement d’esprit, quand il se contente : ou signe de lasseté. Nul esprit genereux, ne s’arreste en soy. Il pretend tousjours, et va outre ses forces. Il a des eslans au delà de ses effects. S’il ne s’avance, et ne se presse, et ne s’accule, et ne se choque et tournevire, il n’est vif qu’à demy. Ses poursuites sont sans terme, et sans forme. Son aliment, c’est admiration, chasse, ambiguïté : ce que declaroit assez Apollo, parlant toujours à nous doublement, obscurement et obliquement : ne nous repaissant pas, mais nous amusant et embesongnant. » (pp. 1114-1115)

Alors, peut-on vraiment parler de contradictions chez Montaigne ? Ou faut-il plutôt lire les coups assénés à gauche et à droite comme révélateur d’une même pensée dont l’aliment premier est l’indépendance d’esprit et dont le premier attribut est qu’il n’ignore pas que la stabilité et l’équilibre de la pensée sont impossibles. Celui dont on a si souvent montré du doigt le conservatisme est également celui dont on ne peut que constater le mouvement incessant de l’esprit, comme s’il avait fait sienne l’idée que rien ne demeure.

Je n’ai voulu esquisser ici qu’une façon - personnelle, j’en conviens - de saisir l’état d’esprit de Montaigne, de telle sorte que la lecture de l’“Apologie” en soit quelque peu facilitée. Cela ne règle évidemment pas toutes les questions que pose ce chapitre, à commencer par la signification exacte de ce déchaînement de scepticisme qu’on y trouve et que, le plus souvent, on condense dans cette célèbre phrase : « Nous n’avons aucune communication à l’estre » (p. 639). Je suis tenté de me saisir du sujet, notamment à partir de la controverse à laquelle elle donna lieu entre Claude Lévi-Strauss et Marcel Conche (13). Mais il faut s’interrompre ; car, ainsi que le pensait Montaigne, nous n’en avons jamais fini, sinon quand notre propre fin est là.

(1) Michel de Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 458-642.
(2) Raimond de Sebonde est nommé ainsi par Montaigne, mais plus souvent appelé en français Raymond Sebond, et de son vrai nom Ramon Sibiuda.
(3) Sur les circonstances de cette traduction, cf. Mireille Habert, Montaigne traducteur de la “Théologie naturelle”. Plaisantes et saintes imaginations, Classiques Garnier, 2010, et Arlette Jouanna, Montaigne, Gallimard, 2017, pp. 101-107. Montaigne fera réimprimer cette traduction en 1581, non sans lui apporter encore des corrections.
(4) Montaigne cite Herillus comme exemple d’un philosophe qui voit en la science l’origine du souverain bien. Lorsqu’on lit ce que Diogène Laërce dit de lui (Vies et doctrines des philosophes illustres, Librairie Générale Française, 1999, pp. 888-889), il faut bien convenir que nous ne connaissons rien des arguments qui l’avaient conduit à cette opinion. Je ne puis résister à l’envie de renvoyer plutôt vers Bertrand Russel, quitte à commettre un épouvantable anachronisme ; lui argumente longuement dans ce sens, même s’il ne m’en paraît pas pour autant convaincant (cf. ma note du 19 décembre 2014).
(5) « à ne dire qu'à demy, à dire confusement, à dire discordamment. » précise-t-il dans le chapitre IX du Livre III : “De la vanité” (cf. ma note du 14 juin 2009).
(6) Cf. Arlette Jouanna, Op. cit., p. 104.
(7) On retrouve dans ce passage la logique ternaire dont Montaigne use déjà dans le chapitre LIIII du Livre I, “Des vaines subtilitez”, où il distingue les esprits simples, les esprits moyens et les grands esprits (p. 332), distinction qui inspirera à Pascal l’idée des demi-habiles et des habiles (cf. à ce sujet ma note du 27 février 2009).
(8) Cf. Jean-Pierre Cavaillé, Libertinage, irréligion, incroyance, athéisme dans l’Europe de la première modernité (XVIe-XVIIe sicles), “Les dossiers du GRIHL”, http://journals.openedition.org/dossiersgrihl/279.
(9) « De nombreuses personnes orthodoxes parlent comme si c'était le travail des sceptiques de réfuter les dogmes plutôt qu'à ceux qui les soutiennent de les prouver. Ceci est bien évidemment une erreur. Si je suggérais qu'entre la Terre et Mars se trouve une théière de porcelaine en orbite elliptique autour du Soleil, personne ne serait capable de prouver le contraire pour peu que j'aie pris la précaution de préciser que la théière est trop petite pour être détectée par nos plus puissants télescopes. Mais si j'affirmais que, comme ma proposition ne peut être réfutée, il n'est pas tolérable pour la raison humaine d'en douter, on me considérerait aussitôt comme un illuminé. Cependant, si l'existence de cette théière était décrite dans des livres anciens, enseignée comme une vérité sacrée tous les dimanches et inculquée aux enfants à l'école, alors toute hésitation à croire en son existence deviendrait un signe d'excentricité et vaudrait au sceptique les soins d'un psychiatre à une époque éclairée, ou de l'Inquisiteur en des temps plus anciens. » (“Is There a God ?”, in Illustrated Magazine, 1952)
(10) Le phénomène qui conduirait à croire en l’existence de la théière dès lors qu’elle serait enseignée comme une vérité sacrée tous les dimanches, inculquée aux enfants à l’école et attestée dans les livres anciens ne peut être négligé, car il a une certaine résonance chez Montaigne. J’y reviendrai infra.
(11) Cf. ma note du 14 septembre 1999
(12) Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, trad. par Pierre Pellegrin, Seuil, 1997.
(13) Cf. Marcel Conche, Montaigne et la philosophie, Éd. de Mégare, Villers-sur-Mer, 1987, plus particulièrement le chapitre VI ; Claude Lévi-Strauss, Histoire de Lynx, Plon, 1991, pp. 277-297.


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