jeudi 30 septembre 2010

Note de lecture : Nathaniel Hawthorne

La lettre écarlate
de Nathaniel Hawthorne


Les raisons de s’intéresser à La lettre écarlate de Daniel Hawthorne (1) ne manquent pas. Celle qui m’importe le plus est certainement le double décalage historique que l’œuvre propose aujourd’hui : publiée en 1850, il y a donc cent soixante ans, elle fait le récit d’événements survenus entre 1642 et 1649, soit quelque deux siècles plus tôt. (2)

On peut conserver de nos jours une grande curiosité à l’égard de ces temps où des Anglais, fuyant leur pays, s’installèrent entre la mer et la forêt sur les côtes du continent nord-américain. Qu’ils furent puritains ajoute grandement aux questions que l’on peut se poser au sujet de cette colonisation primitive. Ce que nous offre La lettre écarlate, c’est le tableau que nous en brosse un homme du XIXe siècle, éduqué dans le puritanisme, influencé par le mouvement gothique anglais, témoin critique des transcendantalistes (Thoreau et Emerson), mais surtout habité d’un goût passionné pour l’écriture et l’expression littéraire.

L’intrigue est bien connue : une femme mariée, mère d’une enfant adultérine dont elle refuse de dévoiler le nom du père, est condamnée à porter cousue sur la poitrine une lettre A rouge ; son mari, qui cache lui-même sa situation d’homme marié, devine que le père est ce pasteur éloquent et perturbé que la communauté regarde comme un saint ; le reste est comme inéluctable…

La puissance du roman de Nathaniel Hawthorne tient en grande partie à la façon dont l’auteur explore avec une extraordinaire subtilité la psychologie de ses personnages. Le bien, le mal, la culpabilité, la sainteté, rien n’est simple, rien n’est tranché, rien n’est mesurable.
« C’est un curieux sujet d’observations et d’études que la question de savoir si la haine et l’amour ne seraient pas une seule et même chose au fond. Chacun des deux sentiments parvenu à son point extrême suppose un degré très élevé d’intimité entre deux êtres, la connaissance approfondie d’un autre cœur. Chacun fait dépendre d’une autre personne la nourriture affective et spirituelle d’un individu. Chacun laisse le sujet qui l’éprouve – celui qui aime passionnément ou celui qui déteste non moins passionnément – solitaire et désolé par la disparition de son objet. C’est ainsi que, d’un point de vue philosophique, les deux passions semblent essentiellement identiques à ceci près que l’une se montre sous un jour céleste et l’autre sous un jour ténébreux. » (p. 289-290)
Et Hawthorne anticipe en quelque sorte les découvertes ultérieures de la psychologie, en ce compris certains aspects des thèses freudiennes, à la fois par le comportement et les propos des protagonistes de son roman, mais aussi par de petites assertions qui en renforcent les traits. Ainsi :
« C’est à l’honneur de la nature humaine qu’à la condition que son égoïsme ne soit pas en jeu, elle serait plutôt portée à aimer qu’à haïr. La haine en vient même chez l’homme à se transformer en amour pourvu que ce changement ne soit pas empêché par des manifestations qui irritent le sentiment d’hostilité première. » (p. 182)
Ou encore :
« Il est à remarquer que les gens qui se livrent aux spéculations les plus hardies se conforment souvent avec le plus grand calme aux règles sociales : la pensée leur suffit. Ils n’éprouvent pas le besoin de la voir se vêtir de chair et de sang. » (p. 186)

Il y a une impression que dégage le roman et que je trouve admirable : c’est la manière dont la pensée des personnages évolue, tel le halo d’un projecteur, parmi ce qui est pensable, au gré de ce que les circonstances les amènent à penser. Lorsque Hester Prynne, la porteuse de la lettre, est conduite à désespérer de son sort et de celui de Pearl, sa fille, elle en vient à s’interroger sur la condition des femmes d’une façon qui aurait sans doute fait hurler à l’anachronisme si l’œuvre avait été écrite récemment, mais qui devient prodigieusement intéressante dès lors qu’elle fut rédigée au milieu du XIXe siècle. Car il ne s’agit pas d’un souci d’égalité, mais bien d’une envie de survivre, telle que l’idée de suicide peut la susciter :
« Le monde était hostile. L’enfant elle-même était décourageante avec les défauts qui forçaient de remonter à ses origines, rappelaient qu’elle était née des élans d’une passion coupable, obligeaient enfin souvent Hester à se demander amèrement si mieux n’eût point valu qu’elle ne fût pas venue au monde.
En vérité, la même sombre question lui montait souvent à l’esprit à propos de la race entière des femmes. Quelle est la vie qui vaille la peine d’être vécue même par la plus heureuse d’entre elles ? En ce qui concernait sa propre existence, Hester s’était depuis longtemps arrêtée à une réponse négative et avait écarté la question comme réglée. Une tendance aux spéculations de l’esprit, si elle peut lui apporter de l’apaisement comme à l’homme, rend une femme triste. Peut-être parce qu’elle se voit alors en face d’une tâche tellement désespérante. D’abord, le système social entier à jeter par terre et à reconstruire ; ensuite la nature même de l’homme – ou de longues habitudes héréditaires qui lui ont fait une seconde nature – à modifier radicalement avant qu’il puisse être permis à la femme d’occuper une position équitable. Enfin, en admettant qu’elle les ait réalisées, la femme ne pourra tirer avantage de ces réformes préliminaires si elle n’a pas elle-même subi un changement plus radical encore. Et au cours de ce changement, l’essence éthérée où réside sa vie véritable se sera peut-être évaporée. Une femme ne vient jamais à bout de ces problèmes par un travail de sa pensée. Ils sont insolubles ou ne peuvent se résoudre que d’une seule façon. Si son cœur se trouve l’emporter, ils s’évanouissent. Aussi, Hester Prynne, dont le cœur ne pouvait plus battre sur un rythme sain et normal, errait sans fil conducteur dans le sombre dédale des spéculations de l’esprit. Tantôt elle était détournée de son chemin par une paroi escarpée, tantôt reculait, effrayée, des bords d’un profond précipice. Il y avait un vaste et sinistre paysage autour d’elle et nulle part de foyer, ni de réconfort. Par moments, une perplexité affreuse tentait de s’emparer de son âme et elle se demandait s’il ne vaudrait pas mieux envoyer Pearl au ciel tout de suite et aller, elle-même, au-devant du sort que lui réservait la justice éternelle.
» (pp. 187-188)

Et puis, il y a ce talent à laisser les personnages se deviner rien qu’en scrutant les visages, comme si ceux-ci trahissaient à leur insu les penchants de l’âme. Hester se trouve face à son mari qui ne pense qu’à se venger :
« Depuis le début de leur entretien, Hester Prynne n’avait cessé de regarder fixement le vieil homme. Elle était péniblement impressionnée en même temps que frappée de stupeur par le changement qu’avait opéré en lui les sept dernières années. Non tellement qu’il eût vieilli : si son aspect laissait voir les traces du passage du temps, il portait en effet vaillamment son âge et semblait conserver une grande vigueur nerveuse et un esprit alerte. Mais son apparence ancienne sous laquelle Hester se souvenait le mieux de lui – celle d’un homme tout tourné vers la vie des idées – s’était entièrement évanouie. L’expression d’autrefois, studieuse et paisible, avait été remplacée par un air avide, scrutateur, presque farouche et pourtant circonspect. On eût dit que cet homme voulait dissimuler son air sous un sourire, mais que ce sourire le trahissait, ne flottait sur son visage que pour se moquer de lui et faire ressortir sa noirceur. De temps à autre, aussi, une lueur rougeâtre brillait dans ses yeux comme si l’âme du vieil homme avait été en feu, était restée à se consumer sous la cendre, au ralenti, dans sa poitrine jusqu’à ce que le souffle de quelque élan de passion en fît jaillir une flamme. Il l’étouffait, cette flamme, aussi vite que possible et s’efforçait de donner l’impression que rien ne s’était passé. » (p.192)

Je connais trop mal l’histoire de ces colons anglais installés au XVIIe siècle en Nouvelle Angleterre pour juger de la pertinence du contexte décrit par Hawthorne. Mais celui-ci, maîtrisant magistralement le choix du ton propre à rendre l’ambiance crédible, justifie les choix de ces puritains. Par exemple quant à la prééminence des Anciens (3) :
« C’était une époque où ce que nous appelons le talent avait beaucoup moins de considération qu’aujourd’hui, mais les éléments de poids, qui assurent la stabilité et la dignité d’un caractère, beaucoup plus. Le peuple possédait par droit héréditaire un sens du respect qui s’est considérablement affaibli chez ses descendants (dans la mesure où il survit encore) et ne possède plus qu’un pouvoir bien réduit quand il s’agit de choisir et de juger à leur valeur des hommes publics. Aux temps dont nous parlons, le colon anglais venait d’émigrer en de rudes parages, laissant derrière lui royauté, noblesse, toutes les impressionnantes distinctions du rang alors que sa faculté de révérer restait intacte, impérieuse comme un besoin. Il en disposa en faveur des cheveux blancs et du front vénérable de l’âge, de l’intégrité longuement mise à l’épreuve, de la sagesse bien établie, d’une expérience teintée de tristesse – de ces qualités, enfin, pondérées et austères, qui éveillent une idée de permanence et se rangent sous le terme général de respectabilité. » (pp. 264-265)
Et lorsqu’il présente au lecteur le Gouverneur de l’État, il le décrit dans les mêmes termes :
« C’était un seigneur avancé en âge, avec une dure expérience du monde inscrite dans ses rides. Il n’était pas mal choisi pour être le chef et le représentant d’une communauté qui devait son origine et son présent état de développement non aux élans de la jeunesse, mais à l’énergie austère et tempérée de l’âge mûr, et à la sombre sagacité du vieil âge qui peuvent accomplir tant de choses justement parce qu’elles en imaginent et espèrent si peu. » (p. 83)

Hawthorne sait aussi dépeindre ces pasteurs qui jouèrent un si grand rôle dans le développement de la colonie. Et il précise avec beaucoup d’acuité en quoi ils pouvaient varier :
« Il se trouvait en effet, dans la sainte corporation, des savants qui avaient passé plus d’années à acquérir une science abstruse en rapport avec leur profession que le Révérend Dimmesdale n’en comptait en âge. Il s’y trouvait aussi des hommes d’une nature d’esprit plus robuste que la sienne – de ces gens à la fois inflexibles et circonspects qui, si on leur ajoute une dose convenable de connaissance des dogmes, constituent une variété extrêmement respectable, efficace et désagréable de l’espèce cléricale. Il y en avait, enfin, d’autres – des saints véritables ceux-là – dont les facultés s’étaient développées grâce à un épuisant et patient labeur de la pensée. Tout s’était spiritualisé en eux, en même temps, grâce à des communications avec ce monde meilleur où la pureté de leur vie semblait presque leur donner déjà accès en dépit de leur enveloppe mortelle. Il ne leur manquait que ce don dévolu aux disciples élus le jour de Pentecôte et qui symbolisait, semblerait-il, plutôt que le pouvoir de parler en langues inconnues, celui de s’adresser à toute la grande famille humaine dans la langue universelle du cœur. À ces personnages, par ailleurs si proches des apôtres, il manquait le dernier et le plus rare signe de leur mission – la langue de feu. En vain se fussent-ils efforcés d’exprimer les vérités les plus hautes par l’humble entremise des images et des mots familiers. Leurs voix descendaient, lointaines et indistinctes, des hauts sommets où ils habitaient ordinairement. » (p. 163)

Une question vient à l’esprit à propos des ces nouvelles colonies que la métropole anglaise abandonna longtemps à leur sort : pourquoi n’ont-ils pas érigés des principes juridiques premiers sur lesquels construire une société nouvelle ? Hawthorne nous en fournit peut-être la clé :
« Il peut paraître singulier, voire pas mal ridicule, qu’une question de ce genre qui un demi-siècle plus tard n’aurait guère été soumise à une juridiction plus haute que celle de quelques échevins, eût été discutée comme une affaire d’intérêt public, que des hommes d’État éminents eussent pris parti pour ou contre. En ces temps de simplicité primitive, des questions d’un intérêt général encore bien moindre, et de beaucoup moins de poids en elles-mêmes que le salut éternel d’une femme et de son enfant, se mêlaient étrangement aux délibérations des hommes d’État. Ce ne fut pas à une période beaucoup plus reculée de notre histoire, si même elle fut plus reculée, qu’une dispute au sujet des droits de propriété sur un cochon, non seulement souleva des débats aussi violents qu’acharnés, mais entraîna une importante modification dans la charpente même de notre législation. » (p. 122)
N’oublions pas que c’est cette même société qui, précisément un demi-siècle plus tard, mena le procès des sorcières de Salem (4).

Nathaniel Hawthorne a certainement été de ceux qui ont donné vie à la littérature américaine (5) . Son talent (6) éclate au tournant de bien des pages, comme ici, alors qu’il évoque les relations entre Hester Prynne et sa fille :
« Hester eut l’esprit traversé par l’idée que sa fille cherchait peut-être vraiment, avec une confiance enfantine, à se rapprocher d’elle, était en train de faire de son mieux pour établir entre elles deux un terrain d’entente. Cela faisait voir Pearl sous un jour inaccoutumé. Jusqu’alors, la mère, tout en chérissant son enfant avec toute l’intensité d’une affection unique, s’était entraînée à n’espérer pas beaucoup plus en retour que des élans capricieux comme une brise d’avril qui passe son temps à des jeux aériens souvent brusques, reste déconcertante en ses meilleurs moments et vous glace plus souvent qu’elle ne vous caresse si vous lui présentez votre poitrine. En compensation, il arrivera que, de son propre gré, elle baise votre jour avec une tendresse ambiguë, joue doucement avec vos cheveux et s’en retourne à ses affaires en laissant un plaisir qui tient du rêve dans votre cœur. » (p. 203)

(1) Nathaniel Hawthorne, La lettre écarlate, trad. par Maria Canavaggia, Flammarion, GF 382, 1982.
(2) Alors que la promotion des livres cherchant à se placer sur le marché des prix littéraires bat son plein, je ne puis que recommander la lecture d’œuvres telles La lettre écarlate où l’on trouve la distance propice à une pensée arrachée au sens commun et bien faite aussi pour garantir une qualité qui épargne les déceptions.
(3) Les presbytériens (en grec, presbuteros veut dire ancien) prônait une direction spirituelle et matérielle par les Anciens.
(4) L’arrière-arrière-grand-père de Nathaniel Hawthorne fut juge au procès des sorcières de Salem et le seul de ces juges qui ne regretta pas sa décision. Il n’est pas impossible que Hawthorne – que cette ascendance avait passablement troublé – ait sciemment laissé entendre, comme par ironie, que les institutions se seraient détournées un demi-siècle plus tard d’« une question de ce genre ».
(5) Américain, Hawthorne l’est assurément : il suffit notamment pour s’en convaincre de lire les propos féroces qu’il tient à l’encontre des fonctionnaires (qu’il fut lui-même quelque temps) dans le prologue du roman.
(6) Pour ce que je peux en juger, la traduction de Maria Canavaggia est excellente.

mercredi 1 septembre 2010

Note de lecture : Eric Orsenna

L’Entreprise des Indes
d’Éric Orsenna


Un écrivain qui se met à courir les media pour y vanter sa propre production est – je crois – sur la mauvaise pente. Car ce qui le conduit à une démarche aussi alimentaire ou à un comportement aussi vaniteux – l’un n’excluant pas nécessairement l’autre – doit avoir déjà beaucoup influé sur ce qu’il écrit et sur la manière dont il l’écrit. Voilà pourquoi je n’étais guère enclin à lire L’Entreprise des Indes (1) d’Éric Orsenna. Mais le sujet m’intéresse beaucoup et, un cadeau aidant, je l’ai lu. Le livre en mains, j’ai d’abord parcouru la bibliographie, ce qui ne m’a guère rassuré. Car y prennent place des concurrents ès média comme Attali ou Debray, tandis que les remerciements distinguent une autre "vedette" en la personne de Ferry.

Tout cela – pour ne rien dire de la déception avouée par de précédents lecteurs (2) – m’a amené à entamé la lecture avec un préjugé défavorable, je dois bien l’avouer. Mais, même en luttant contre cet apriori, je n’ai pu aboutir qu’à une conclusion : Dieu que cet homme poursuit mal une carrière qu’il avait bien commencée !

L’Entreprise des Indes est un roman historique. J’incline à croire que la réussite d’un roman historique tient en partie à sa crédibilité. Entendons-nous bien, crédibilité ne veut pas dire véracité historique. C’est d’ailleurs pourquoi cette crédibilité peut varier selon le lecteur. À celui qui est très informé du contexte historique dans lequel le récit est mené, il sera très certainement plus malaisé de se laisser convaincre qu’à celui qui croit découvrir dans le roman les temps dont il parle. Mais la crédibilité est aussi une question de scénario et de style. Scott et Dumas ont pris d’énormes libertés avec ce que, même à leur époque, on connaissait des faits anciens qu’ils évoquent. Pourtant, la crédibilité de leurs romans demeure, y compris au travers de ce qu’ils présentent sans détour comme une fiction. C’est selon moi d’autant plus vrai que le roman historique puise une part de son intérêt dans le regard sur une époque ancienne dont il témoigne, tel que c’est par exemple le cas avec La princesse de Clèves (3).

Manifestement, pour conférer à son roman historique de la crédibilité, Éric Orsenna s’en est principalement remis à quelques références érudites, cartographiques, scientifiques et philosophiques. Malheureusement, celles-ci apparaissent tellement pour ce qu’elles sont, et sont si peu probables dans le chef du frère de Christophe Colomb, qu’elles aboutissent au résultat inverse à celui recherché. « Raconter n’est rien d’autre que naviguer. Il faut trouver la bonne veine de vent. Ensuite il suffit de se laisser pousser » (p. 330) fait-il dire à Bartoloméo. Voilà bien un vent qu’Orsenna n’a pas trouvé et une métaphore qu’on imagine mal venir à l’esprit de son narrateur.

Le livre est truffé de digressions ou d’apophtegmes qui se veulent poétiques. La plupart du temps, ils suent l’effort de les placer, quand ils ne sont pas désolants. Ainsi :
« Mieux vaut, paraît-il, avant de trépasser, se purger deux fois : la vessie et la mémoire. On se sent plus léger pour quitter cette terre. À l’instant, je me suis vidé le ventre. Au tour des souvenirs. » (p. 345) À chacun d’apprécier.

Les personnages sont en outre présentés comme véritablement habités par leur destin, tels des héros homériens. Parlant de Marco Polo, Christophe Colomb prononce :
« – Son orgueil est ridicule. Il n’a fait que suivre des routes. Je vais en inventer une. » (p. 165)
Mieux encore :
« Une idée m’est venue. Une idée d’autant plus pernicieuse que simple et lumineuse. Une idée grosse de périls en ces temps d’Inquisition. Une idée qu’il va me falloir garder enfouie au plus profond de moi sans jamais la formuler : je sais que les mots ne sont pas sûrs, ces petits animaux s’échappent de la tête, ne serait-ce que, la nuit, par la porte des gémissements ou des cris qui accompagnent souvent les rêves. C’est l’idée selon laquelle Dieu n’a voulu, vraiment voulu, que la mer et la musique. Le reste de Sa Création – notamment la terre ferme, les hommes et leurs langages – n’est que brouillons, variations pernicieuses ou enchaînements mécaniques, essais malheureux, repentirs, déchets. » (p. 117)
Même les éléments prennent vie en des allégories quelque peu risibles. Ainsi, alors qu’il est question de protéger les livres de la pluie :
« On connaît la haine jalouse de l’eau pour la chose écrite. Elle ne se prive jamais du plaisir de détremper un volume, d’en dissoudre les phrases comme si l’écriture était sa concurrente. Sans doute l’eau pense-t-elle que son fil, l’écoulement, vaut tous les récits et les rend inutiles ? » (p. 275)
Et plus drôle encore, parce que plus emphatique, cette apostrophe finale que le narrateur adresse au fantôme du découvreur du Nouveau Monde :
« Christophe, Christophe, ne crois-tu pas qu’il faut s’évader de la prison du Vrai pour agrandir la Vérité ? » (p. 386) N’est pas Racine qui veut !

La question des horreurs perpétrées par les conquistadors, que les premières pages du livre semblent annoncer comme centrale, se dissout très rapidement dans la grandeur des destins individuels. Seule, l’expulsion des juifs d’Espagne nous vaut l’une ou l’autre page intéressante, quelquefois inspirée. Ainsi, à propos de l’indifférence à ce genre de tragédie dont le sommeil peut témoigner :
« La fatigue n’était pas en cause. D’ailleurs, comment oserais-je évoquer un épuisement personnel alors que toutes ces familles tournaient en rond ici depuis des semaines et avaient dû marcher d’autres semaines pour atteindre ce bord de l’eau ?
J’ai beaucoup pensé à ce sommeil, à cette perte brutale de connaissance alors que tout, le vacarme, les odeurs pestilentielles, les bousculades permanentes, aurait dû me tenir éveillé. Et j’ai compris que mon goût pour la cartographie était une forme du même sommeil, venait du même refus de voir le vrai visage du monde.
Qu’est-ce qu’une carte ? Un morceau résumé et pacifié de la Terre. Qu’est-ce qu’un cartographe ? Quelqu’un qui s’arrange pour vivre à l’écart de la vie et de ses horreurs. À l’original il préfère le portrait ou, mieux, pour conserver plus de tranquillité encore, le schéma du portrait. Qu’est-ce qu’un homme qui dort ? Un homme qui fuit.
» (p. 351)
Celui qui parle de la sorte est aussi celui qui, plus tard, en l’île d’Hispaňola, acceptera les plus épouvantables crimes collectifs. Mais cela, c’est sans doute le moins improbable.

(1) Éric Orsenna, L’Entreprise des Indes, Ed. Stock/Ed. Fayard, 2010.
(2) Telle Dominique (de son prénom) sur le site « à sauts et à gambades » (http://asautsetagambades.hautetfort.com/archive/2010/05/17/l-entreprise-des-indes-erik-orsenna.html).
(3) Marie-Madeleine Pioche de La Vergne, comtesse de Lafayette, La Princesse de Clèves, (1ère éd. 1678) édition de Bernard Pingaud, Gallimard, Folio classique, 2000.

Autre note sur Orsenna :
L’avenir de l’eau