mercredi 31 octobre 2012

Note de lecture : Jean Echenoz

14
de Jean Echenoz


Il existe une forme de désespoir qui pue l’intelligence. Non pas qu’il alimente quelque lucidité que ce soit, mais parce qu’il ignore plus aisément ces illusions sur lesquelles la vie humaine se donne des raisons d’être. Et lorsqu’il s’agit d’évoquer l’horreur de la guerre, il s’évite de l’opposer aux enchantements ordinaires de la vie ordinaire, entrant dans l’absolu de la condition du soldat comme dans un monde qui n’appelle aucune comparaison.

C’est cette forme de désespoir que Jean Echenoz donne à voir dans 14 (1).

A priori, l’exercice semble irréalisable : parler de la Première Guerre mondiale pour en dire autre chose que ce qui fut déjà dit ; et le dire sous la forme du roman. Il ne s’agit pas - entendons-nous bien - de prendre cette guerre comme décor, ni même d’en mesurer les effets sur les esprits, sur les destins ou sur les familles. Non. Il est simplement question de rendre la guerre, de la faire toucher du doigt à ceux qui ne la connaissent que par le bagage historique commun, ou même par ceux qui la connaissent en profondeur (comme on connaît un cours en profondeur). Et là alors, tout revient à n’en dire ni trop, ni trop peu, à choisir le ton, l’endroit dont on s’exprime, le détail qui parle... (2)

Je n’ai guère envie, cette fois, de reproduire des extraits du livre. Car il forme un tout. Tout extrait parcouru isolément ne peut que nuire à l’impression d’ensemble que procure une lecture d’à peine plus d’une heure, qu’il faut mener d’une traite. Juste un seul, qui permet de montrer jusqu’où mène la gageure relevée par Echenoz. Car l’écriture a ses exigences, même lorsque le projet a déjà maîtrisé la plupart des écueils, parmi lesquelles il faut repérer ce qui constitue les prémices d’une pente sur laquelle il ne faut pas glisser. Et alors, Echenoz n’hésite pas à nous faire connaître le rappel à l’ordre qu’il s’adresse. Arcenel, un des soldats suivis, s’est en quelque sorte égaré dans la campagne, à l’écart du régiment et du front :
« Se laissant plutôt aller à surveiller les signes du printemps - c’est toujours émouvant à observer, le printemps, même quand on commence à connaître le système, c’est une bonne façon de se changer les idées -, Arcenel s’est montré tout aussi attentif au silence, silence à peine teinté par les grondements du front jamais si loin, et qui ce matin tendaient d’ailleurs à s’atténuer. Silence certes imparfait, pas complètement retrouvé mais presque, et presque mieux que s’il était parfait car griffé par les cris d’oiseaux qui l’amplifiaient en quelque sorte et qui, faisant forme sur fond, l’exaltaient - comme un amendement mineur donne sa force à une loi, un point de couleur opposée décuple un monochrome, une infime écharde confirme un lissé impeccable, une dissonance furtive consacre un accord parfait majeur, mais ne nous emballons pas, revenons à notre affaire. »... (p. 98-99)

Lorsqu’on referme la dernière page de ce livre, on reste interdit, presque sidéré. Car la Première Guerre, la guerre plus généralement, est sortie de cet état de normalité que la connaissance du passé confère aux événements. On en ressent l’horreur et l’absurdité, en même temps qu’on se sent incapable d’en distinguer les causes, a fortiori les responsabilités. Il y a bien sûr ces insensés qui ont lancé le pays dans la guerre sans en deviner les moindres conséquences ; il y a aussi ces forcenés qui ont imprimé au combat ses formes les plus cruelles, les plus technologiques ; il y a encore ces aveugles qui ont transformé la victoire en un terreau fertile pour les atrocités de la suivante. Et on se dit que tout cela s’inscrit dans une sorte de nécessité, d’une façon telle qu’on ne peut croire que l’on eût soi-même été moins insensé, moins forcené, moins aveugle. Alors, s’il reste un espoir, il réside dans cette forme de désespoir qui donne à cette désolation sa vraie mesure. L’effroi qu’il suscite a peut-être quelque chose du garde-fou...

(1) Jean Echenoz, 14, Les Éditions de Minuit, 2012.
(2) Pour les clins d’œil “culturels” dont Echenoz use à l’occasion, je vous invite à lire l’excellent article que CéCédille a placé sur son blog Diacritiques.


Autre note sur Jean Echenoz :
Ravel

mardi 23 octobre 2012

Note de lecture : Montaigne et la chasteté

Le chapitre “Sur des vers de Virgile” des Essais
de Montaigne


En novembre 1866, George Sand et Gustave Flaubert ont échangé des courriers où il fut question de la chasteté. Sand écrivait :
« [...]Y penses-tu quelquefois au “vieux troubadour de pendule d’auberge, qui toujours chante et chantera le parfait amour” ? Eh bien, oui, quand même ! Vous n’êtes pas pour la chasteté, monseigneur, ça vous regarde. Mois, je dis qu’elle a du bon, la rosse ! » (1)
Et Flaubert répliqua :
« J’ai relu, à propos de votre dernière lettre (et par une filière d’idées toute naturelle), le chapitre du père Montaigne intitulé “quelques vers de Virgile”. Ce qu’il dit de la chasteté est précisément ce que je crois.
C’est l’effort qui est beau et non l’abstinence en soi. Autrement il faudrait maudire la chair comme les catholiques ? Dieu sait où cela mène ! Donc, au risque de rabâcher et d’être un Prudhomme, je répète que votre jeune homme a tort ! S’il est continent à vingt ans, ce sera un ignoble paillard à cinquante. Tout se paye ! Les grandes natures, qui sont les bonnes, sont avant tout prodigues et n’y regardent pas de si près à se dépenser. Il faut rire et pleurer, aimer, travailler, jouir et souffrir, enfin vibrer autant que possible dans toute son étendue.
Voilà, je crois, le vrai humain.
» (2)

Pour comprendre de quelle façon Sand et Flaubert entrent dans le sujet, il faut savoir que le troubadour évoqué - qu’elle prendra ultérieurement comme surnom lors de leurs échanges épistolaires - était une figure dont les romantiques des années 30 firent le succès (3). Je n’en dirai pas davantage ici (4), car mon propos n’est en l’occurrence que d’emboîter le pas à cette « filière d’idées bien naturelle » et de retourner à Montaigne - le chapitre du livre III des Essais intitulé “Sur des vers de Virgile” (5) - que ces quelques mots de Flaubert m’ont également incité à relire. Le thème de la chasteté y est évoqué, mais de manière incidente, alors que Montaigne évoque bien des aspects de la sexualité humaine. Je doute d’ailleurs que, de toutes ces considérations, on puisse tirer de quoi donner raison à Flaubert ou à George Sand.

De toutes les mœurs évoquées et les conseils prodigués, on ne peut que conclure à l’extrême relativité des choses. Et Montaigne nous indique la voie de cette relativité, en ce qu’il explique clairement que l’âge influe autant sur l’opinion que sur les capacités.
« À mesure que les pensemens utiles sont plus pleins, et solides, ils sont aussi plus empeschans, et plus onereux. Le vice, la mort, la pauvreté, la maladie, sont subjets graves, et qui grevent. Il faut avoir l’ame instruitte des moyens de soustenir et combattre les maux, et instruite des regles de bien vivre, et de bien croire : et souvent l’esveiller et exercer en cette belle estude. Mais à une ame de commune sorte, il faut que ce soit avec relasche et moderation : elle s’affolle, d’estre trop continuellement bandée. J’avoy besoing en jeunesse, de m’advertir et solliciter pour me tenir en office : L’alegresse et la santé ne conviennent pas tant bien, dit-on, avec ces discours sérieux et sages : Je suis à present en un autre estat. Les conditions de la vieillesse, ne m’advertissent que trop, m’assagissent et me preschent. De l’excez de la gayeté, je suis tombé en celuy de la severité : plus fascheux. Parquoy, je me laisse à cette heure aller un peu à la desbauche, par dessein : et employe quelque fois l’ame, à des pensemens folastres et jeunes, où elle se sejourne : Je ne suis meshuy que trop rassis, trop poisant, et trop meur. Les ans me font leçon tous les jours, de froideur, et de temperance. Ce corps fuyt le desreiglement, et le craint : il est à son tour de guider l’esprit vers la reformation : il regente à son tour : et plus rudement et imperieusement : Il ne me laisse pas une heure, ny dormant by veillant, chaumer d’instruction, de mort, de patience, et de pœnitence. Je me deffens de la temperance, comme j’ay faict autresfois de la volupté : elle me tire trop arriere, et jusques à la stupidité. Or je veux estre maistre de moy, à tout sens. La sagesse a ses excez, et n’a pas moins besoing de moderation que la folie. Ainsi, de peur que je ne seche, tarisse, et m’aggrave de prudence, aux intervalles que mes maux me donnent. » (p. 882)
Merveilleux texte, où l’on retrouve cette idée tenace que l’esprit et le corps interagissent continûment, chacun apportant à l’autre sa science propre. Évidemment, on ne peut dès lors identifier clairement qui est celui qui veut ainsi « estre maistre » de soi. Serait-ce ce tout qui résulte d’une si étroite jointure de l’esprit et du corps qu’il forme une instance où se le disputent sensations et réflexions ? C’est là en tout cas que se mûrit l’idée que le grand âge dicte en partie les opinions et qu’il convient d’être suffisamment lucide sur cette détermination pour lui opposer, par la volonté, une résistance dont les armes logent dans l’arsenal des souvenirs de jeunesse.

Il est une autre détermination, dont Montaigne ne parle pas, qu’il ignore même : c’est l’inclination de la pensée propre à l’époque, ce que Foucault a appelé l’épistémè (6). En effet, il est notamment malaisé de lire ce que Montaigne dit du mariage sans constater d’abord combien les idées ainsi avancées heurteraient le sens commun d’aujourd’hui. À peine a-t-il cité les vers de Virgile qui décrivent sur un mode poétique la beauté de l’acte charnel entre époux divins (Vénus et Vulcain), que Montaigne poursuit :
« L’amour hait qu’on se tienne par ailleurs que par luy, et se mesle laschement aux accointances qui sont dressées et entretenues soubs autre titre : comme est le mariage. L’alliance, les moyens, y poisent par raison, autant ou plus, que les graces et la beauté. On ne se marie pas pour soy, quoy qu’on die : on se marie autant ou plus, pour sa postérité, pour sa famille : L’usage et l’interest du mariage touche nostre race, bien loing pardelà nous. Pourtant me plaist cette façon, qu’on le conduise plustost par main tierce, que par les propres : et par le sens d’autruy, que par le sien : Tout cecy, combien à l’opposite des conventions amoureuses ? Aussi est-ce une espece d’inceste, d’aller employer à ce parentage venerable et sacré, les efforts et les extravagances de la licence amoureuse, comme il me semble avoir dict ailleurs : Il faut (dit Aristote) toucher sa femme prudemment et severement, de peur qu’en la chatouillant trop lascivement le plaisir ne la face sortir hors de ses gons de raison. Ce qu’il dit pour la conscience, les medecins le disent pour la santé. Qu’un plaisir excessivement chaud, voluptueux, et assidu, altere la semence, et empesche la conception. Disent d’autrepart, qu’à une congression languissante, comme celle là est de sa nature : pour la remplir d’une juste et fertile chaleur, il s’y faut presenter rarement, et à notables intervalles. » (pp. 891-892)
L’exercice vaut d’être tenté : plaçons-nous par la pensée dans un milieu de petite noblesse en cette deuxième moitié du XVIe siècle, pleine de guerres et de fureurs, où la préservation des biens et des moyens d’existence est souvent une question de survie, et demandons-nous en quoi cette vision du mariage est tout indiquée. On peut assez aisément en convenir, d’autant qu’il n’est pas exigé que nous en adoptions aujourd’hui les raisons, parmi lesquelles traînent ce que nous soupçonnons être des croyances erronées. On se demandera peut-être ce qu’il advient des fruits des amours extra-conjugales ; mais la question n’est assurément pas spécifique au XVIe siècle, une époque où il s’explique aisément qu’elle ne s’imposait pas aux classes favorisées. Quant au mensonge, inévitable en ces mœurs, Montaigne l’assume, au point de le recommander - au moins par omission - en ce qui concerne le mariage lui-même : « Car bonne femme et bon mariage, se dit, non de qui l’est, mais duquel on se taist. » (p. 912)

Dans la notice qu’ils ont rédigée à propos de ce chapitre V du Livre III des Essais, Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin parlent de « la surprise du lecteur contemporain » (p. 1736) que susciterait la citation de Lucrèce relative aux amours de Mars et de Vénus (p. 915), face à cette citation de Virgile (p. 891) qui en explique le titre. Sauf à admettre que la surprise puisse naître à chaque page de l’œuvre - ou presque -, c’est-à-dire chaque fois que Montaigne saute du coq à l’âne, il n’y a rien là d’étonnant ni de propre à contredire les commentaires des vers de Virgile, d’autant que Mars et Vénus n’étaient pas mariés. La citation de Lucrèce n’est pas commentée et elle est immédiatement suivie d’une longue digression sur le langage et la beauté de la poésie latine.

Dans « Sur des vers de Virgile », Montaigne ne parle pas que du mariage. Il évoque aussi, entre autres, les femmes et le plaisir. Il y a cependant une chose dont il ne dit mot, c’est de l’amour, lorsqu’il survit à la fornication. Tout au plus évoque-t-il l’amitié qu’il est heureux que les époux se portent. Serait-ce que La Boétie aurait épuisé sa réserve d’amour ? Ou que rien de durable ne puisse selon lui se construire sur la passion charnelle ? Une passion assurément terrible, lorsqu’on la considère un peu prosaïquement :
« Or donc, laissant les livres à part, et parlant plus materiellement et simplement : je trouve après tout, que l’amour n’est autre chose, que la soif de cette jouyssance en un subject desiré : Ny Venus autre chose, que le plaisir à descharger ses vases : comme le plaisir que nature nous donne à descharger d’autres parties : qui devient vicieux ou par immoderation, ou par indiscretion. Pour Socrates, l’amour est appetit de generation par l’entremise de la beauté. Et considerant maintefois la ridicule titillation de ce plaisir, les absurdes mouvemens escervelez et estourdis, dequoy il agite Zenon et Cratippus (*) : cette rage indiscrette, ce visage enflammé de fureur et de cruauté, au plus doux effect de l’amour : et puis cette morgue grave, severe, et ecstatique, en une action si folle, qu’on ayt logé pesle-mesle nos delices et nos ordures ensemble : et que la supreme volupté aye du transy et du plaintif, comme la douleur : je crois qu’il est vray, ce que dit Platon, que l’homme a esté faict par les Dieux pour leur jouet.

Quaenam ista iocandi
Saeuitia (**) » (p. 920)


La question est même de nature anthropologique, tant les usages se montrent partout bien singuliers envers l’acte sexuel :
« Sommes nous pas bien bruttes, de nommer brutale l’operation qui nous faict ? Les peuples, ès religions, se sont rencontrez en plusieurs convenances : comme sacrifices, luminaires, encensements, jeusnes, offrandes : et entre autres, en la condamnation de cette action. Toutes les opinions y viennent, outre l’usage si estendu des circoncisions. Nous avons à l’aventure raison, de nous blasmer, de faire une si sotte production que l’homme : d’appeler l’action honteuse, et honteuses les parties qui y servent (à cette heure sont les miennes proprement honteuses). » (p. 921) (7)

La seule approche de la chasteté qui vaut, chez Montaigne, c’est celle qui vise à maîtriser les débordements de l’esprit, bien plus que ceux du corps.
« La philosophie n’estrive point contre les voluptez naturelles, pourveu que la mesure y soit joincte : et en presche la moderation, non la fuitte. L’effort de sa resistance s’emploie contre les estrangeres et bastardes. Elle dit que les appetits du corps ne doivent pas estre augmentez par l’esprit. Et nous advertit ingenieusement, de ne vouloir point esveiller nostre faim par la saturité : de ne vouloir farcir, au lieu de remplir le ventre : d’eviter toute jouyssance, qui nous met en disette : et toute viande et breuvage, qui nous altere, et affame. Comme au service de l’amour elle nous ordonne, de prendre un object qui satisface simplement au besoing du corps, qui n’esmeuve point l’ame : laquelle n’en doit pas faire son faict, ains suyvre nuement et assister le corps. » (p. 936)
« Car c’est bien raison, comme ils disent, que le corps ne suyve point ses appetits au dommage de l’esprit. Mais pourquoy n’est-ce pas aussi raison, que l’esprit ne suive pas les siens, au dommage du corps ? » (p. 937)
« Nous ne sommes ingenieux qu’à nous mal mener : c’est le vray gibbier de la force de nostre esprit : dangereux util en desreglement. » (p. 922)

Si Montaigne ne traite pas des sentiments amoureux, il en dit par contre beaucoup sur des choses que notre époque ignore, des choses qui tiennent quelquefois à l’animalité de nos déterminations. Faut-il y voir une leçon profitable pour vivre aujourd’hui ? Moins sans doute dans ses consignes proprement dites que dans la relativité qui frappe chaque approche d’une même empreinte aveugle.

En toute hypothèse, il y a deux choses qu’il ne faut pas perdre de vue. La première, c’est que Montaigne envisage les choses en ce qu’elles peuvent être un secours à lui-même.
« Je n’ay point autre passion qui me tienne en haleine. Ce que l’avarice, l’ambition, les querelles, les procès, font à l’endroit des autres, qui comme moy, n’ont point de vacation assignée, l’amour le feroit plus commodément : Il me rendroit la vigilance, la sobrieté, la grace, le soing de ma personne : R’asseureroit ma contenance, à ce que les grimaces de la vieillesse, ces grimaces difformes et pitoyables, ne vinssent à la corrompre : Me remettroit aux estudes sains et sages, par où je me peusse rendre plus estimé et plus aymé : ostant à mon esprit le desespoir de soy : Me divertiroit de mille pensées ennuyeuses, de mille chagrins melancholiques, que l’oysiveté nous charge en tel aage, et le mauvais estat de nostre santé : reschaufferoit aumoins en songe, ce sang que nature abandonne : soustiendroit le menton, et allongeroit un peu les nerfs, et la vigueur et allegresse de la vie, à ce pauvre homme, qui s’en va le grand train vers sa ruine. » (p. 937)
La seconde, c’est qu’il doute autant de ce qu’il avance que nous puissions le faire, parlant de « [...] ce notable commentaire, qui m’est eschappé d’un flux caquet : flux impetueux par fois et nuisible » (p. 941).

(1) George Sand, Gustave Flaubert, Correspondance 1863-1876, Éditions Paleo, Clermont-Ferrand, 2011, p. 50.
(2) Ibid., p. 51-52.
(3) Voir notamment Elme-Marie Caro, George Sand, Librairie Hachette et Cie, 1887 (disponible sur Internet à l’adresse http://www.gutenberg.org/files/13038/13038.txt ).
(4) Sur Sand, Flaubert et la chasteté, voir aussi André Maurois, Lélia, ou la vie de George Sand, Librairie Générale Française, Le Livre de poche, 2004 (1ère éd. : 1952), pp. 613-618. À noter que, dans les courriers ultérieurs, Sand et Flaubert poursuivront sur ce thème, en l’élargissant aux personnages des romans écrits, et aussi au problème plus vaste des effets de l’abstinence en général.
(5) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 882-941.
(6) Il y a bien une allusion à ce que le siècle a de spécifique, lorsque Montaigne évoque le dégoût de l’abstinence, mais ce serait en faire trop de cas que d’y voir la prise de conscience d’une détermination. Voici le passage : « Je leur conseille donc, et à nous aussi, l’abstinence : mais si ce siècle en est trop ennemy, au moins la discretion et la modestie. [...] Qui ne veut exempter sa conscience, qu’elle exempte son nom : si le fons n’en vaut guere, que l’apparence tienne bon. » (p. 927)
(*) Cratippus cité par erreur : lire Chrisippe.
(**)« Cruelle façon de se jouer. » (Allusion à saint Augustin, voir La Cité de Dieu, XIV, XX : « De la très-vaine vilennie et deshonnesteté des Cyniques », ed. Vivès, p. 43.)
(7) Dans l’édition modernisée des Essais qu’il a publiée en 1992 chez Arléa, Claude Pinganaud donne de ces deux dernières phrases des versions plus longues que voici : « Toutes les opinions y viennent, outre l’usage si étendu du tronçonnement du prépuce qui en est une punition. Nous avons à l’aventure raison de nous blâmer de faire une si sotte production que l’homme ; d’appeler l’action honteuse, et honteuses les parties qui y servent (à cette heure sont les miennes proprement honteuses et peineuses [misérables]. » (p. 677)

Autres notes sur Montaigne :
Le chapitre "Des Boyteux" des Essais
Le chapitre « Des coches » des Essais
Le chapitre « De la liberté de conscience » des Essais
Les chapitres « Des vaines subtilités » et « De l’art de conférer » des Essais
Le chapitre « De l’aage » des Essais
Montaigne. Des règles pour l’esprit de Bernard Sève
Le chapitre « De mesnager sa volonté » des Essais
Montaigne et son temps de Géralde Nakam
Le chapitre « Des mauvais moyens employez à bonne fin » des Essais
Le chapitre « De trois bonnes femmes » des Essais
Montaigne de Stefan Zweig
« Témoin de soi-même ? Montaigne et l’écriture de soi » de Bernard Sève
Le chapitre « De ne contrefaire le malade » des Essais
« Montaigne, les cannibales et les grottes » de Carlo Ginzburg
Le chapitre “Sur la solitude” des Essais
Le chapitre “De juger de la mort d’autruy” des Essais
Le chapitre “De l’utile et de l’honneste” des Essais
Le chapitre “Sur la physionomie” des Essais
De Montaigne à Montaigne de Lévi-Strauss
Le chapitre “Nos affections s’emportent au delà de nous” des Essais
Le chapitre “Apologie de Raimond de Sebonde” des Essais de Montaigne
Le chapitre “Sur la ressemblance des enfants avec leurs pères” des Essais

dimanche 7 octobre 2012

Note de lecture : Michel Onfray

L’ordre libertaire. La vie philosophique d’Albert Camus
de Michel Onfray


Il est sans doute raisonnable de garder le silence sur les livres que les média encensent à mauvais escient. Mais je pense à celles et ceux avec qui j’eus, par le passé, le plaisir de débattre d’Onfray. Ils étaient en nombre pour admirer ses livres et ses interventions télévisées, et rares à approuver mes objections. Aujourd’hui qu’Onfray publie un livre sur Albert Camus (1), je puis moins que jamais en démordre.

Michel Onfray se proclame matérialiste, athée, hédoniste, libertaire, ami des pauvres, anticapitaliste... Je suis peut-être moi-même un peu tout cela à l’occasion, mais pas à sa manière. Car tout est dans la manière. De ces convictions, lui se fait des drapeaux qu’il brandit de façon polémique, une façon qui plaît beaucoup aux journalistes et aux animateurs de télévision. Et les choix ainsi proclamés deviennent alors des points de ralliement, des camps qu’il faut défendre et dont les adversaires doivent être pointés du doigt. Ce simplisme des opinions pollue toute analyse en la ramenant à une recherche obsessionnelle des appartenances. L’ordre libertaire en est la parfaite illustration.

Le livre se présente - et est d’ailleurs présenté (2) - comme une réhabilitation de Camus, trop souvent victime du préjugé qui en fait « un philosophe pour classes terminales ». Le projet ainsi défini est assurément intéressant, comme d’ailleurs l’essentiel des raisons qu’Onfray avance pour définir en Camus un auteur très attachant. Non, Camus n’était pas un idéologue, ni davantage un intellectuel parisien. Oui, il a pris courageusement position contre la peine de mort, contre une épuration aveugle, contre les violents de tout bord. Oui, il chercha des solutions politiques équilibrées, respectueuses de la liberté de l’individu. Oui, il refusa de camper sur des principes au profit d’une réflexion faite de nuances et de sens pratique. Oui, il refusa de taire les crimes commis au nom du progressisme et de sacrifier aux modes intellectuelles. Et je ne puis qu’approuver le soin qu’Onfray met à rappeler ce que Camus avait parfaitement compris, à savoir que les attentats révolutionnaires et les crimes de la répression s’encourageaient les uns les autres aux dépens de toute justice. Si là s’était arrêtée la démonstration d’Onfray, on lui aurait volontiers pardonné de ne rien dire de l’écrivain. Mais...

On me dira sans doute que, de la sorte, pour l’essentiel, le travail d’Onfray mérite d’être approuvé et que tout reproche ne peut que s’attacher à des détails, traduisant trop d’opiniâtreté dans la critique. Je pense que mes objections ne portent pas sur des détails et que les faiblesses dont je voudrais parler sont majeures. De quoi s’agit-il ?

Ce qui donne peut-être à l’œuvre d’Albert Camus toute sa valeur, c’est d’abord et avant tout son indépendance d’esprit, une indépendance d’esprit qu’il convient de juger dans le contexte où elle s’est exprimée. Onfray l’évoque, c’est évident, mais il l’enferme dans un cercle idéologique qui la mutile. Pour rendre apparent ce cercle étouffant, je voudrais insister sur trois aspects de L’ordre libertaire qui, me semble-t-il, en donne la mesure.

1. Le vrai sujet du livre : Michel Onfray

L’ambition proclamée d’Onfray, c’est donc d’évoquer Albert Camus. Mais ce dont il parle le plus, c’est de lui. Il s’agit moins en effet de se préoccuper de savoir ce que pensait Camus, qui il aimait, ce qu’il combattait, ce qu’il craignait, que de décrire un système de pensée qui est celui d’Onfray et, à partir de là, de distribuer les bons et les mauvais points. Camus n’est presque qu’un prétexte, notamment un prétexte à formuler des haines et des dégoûts.

Il y a une complète antinomie entre la manière dont Camus s’exprimait - avec prudence, sans parti pris, respectueux des autres - et le ton presque vengeur avec lequel Onfray distribue les opprobres et les honneurs, selon une ligne de démarcation idéologique qui lui est propre. C’est assez conforme à ce penchant qu’il a à dénoncer ce à quoi lui-même succombe et à encenser ce qu’il se révèle incapable de pratiquer. Un exemple entre mille ? Voici :
« Salir permet de ne pas lire. De Jean-Paul Sartre à Albert Memmi (qui obtint une préface de Camus pour La Statue de sel en 1953, avant d’en récupérer une de Sartre pour son Portrait du colonisé en 1957) en passant par Beauvoir et l’équipe des Temps modernes, ou bien Raymond Aron (qui, dans L’Algérie et la république, parle en pensant à lui de “l’attitude de colonisateur de bonne volonté”) ou, plus tard, Edward Saïd (Camus, c’est “le colon écrivant pour un public français”, écrit-il dans Albert Camus ou l’inconscient colonial, et quelques autres plumitifs du genre Brochier (pour Camus, “les Arabes ne sont acceptables que dans la mesure où ils sont stupides et exploitables”, écrit-il dans Camus, philosophe pour classes terminales), Camus défendrait le colonialisme dont il se contenterait de proposer l’aménagement ! Il aurait été le philosophe des Pieds-noirs, le penseur des colons, la caution intellectuelle des Français d’Algérie ! Puis, en glissant d’infamie en infamie, l’idéologue de l’OAS - créée après sa mort !
La guerre froide dispose d’une méthode : la criminalisation de l’adversaire, le refus de prendre en considération ce qu’il écrit ou dit réellement, l’insinuation malveillante, le procès d’intention, la condamnation avant l’examen du dossier, le recours à l’insulte, la déformation des thèses, la lecture binaire du monde où le bien et le mal se séparent comme deux moitiés d’orange, l’attaque
ad hominem. Cette méthode fut celle de Sartre - elle reste celle de ses thuriféraires, souvent aguerris au PCF des années 1950, un parti soviétophile dont ils furent les idiots utiles pendant des années. » (p. 394)
Peut-on croire un instant que ce que Sartre, Memmi, Beauvoir, Aron ou Saïd ont écrit puisse se résumer aux accusations radicales et définitives qu’Onfray énumère (« philosophe des Pieds-noirs » ; « penseur des colons » ; « caution intellectuelle des Français d’Algérie » ; « idéologue de l’OAS ») ? La méthode qu’il dit être celle de la guerre froide, et qu’il détaille avec une insistance qui témoigne d’un goût certain pour la dénonciation, n’est-elle pas plutôt celle dont il use à leur égard ? Que n’a-t-il analysé la position de ces auteurs en ce qu’elle divergeait à certains égards de celle de Camus - et aussi en ce qu’elle convergeait parfois avec la sienne - afin d’offrir les moyens de comprendre les points de vue, de les comparer et de rendre éventuellement justice à chacun (si tant est que cela soit possible) pour chacune des problématiques qu’ils ont abordés, et qui sont multiples. Salir permet de ne pas lire ? On pourrait le croire en constatant combien Onfray salit en se fondant sur ce que la revue Esprit a très justement appelé « une lecture TGV ».

Ainsi, Onfray ne nous apprend pratiquement rien sur Camus ; il prête à Camus ses propres convictions et cherche dans son œuvre ce qui pourrait attester de cette concordance. Prenons l’exemple de l’athéisme. Onfray écrit :
« Au monothéisme qui oppose Dieu à la nature, donc Dieu et les hommes, et les hommes et la nature, Camus revendique un certain paganisme qui détermine une façon d’être nietzschéen. La formule de ce paganisme assimilable à un panthéisme débarrassé des dieux du panthéon antique ? “À Tipasa, je vois équivaut à je crois” [Camus, Œuvres complètes I, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2006, p. 109]. On comprend que les défenseurs de l’idéal ascétique chrétien voient dans cette déclaration d’amour à la vie sans dieux et sans autre culte que celui de la nature, sans officiants, sans textes, sans lois, sans clergé, sans prêtres, une dangereuse machine de guerre contre le monothéisme avec ses livres, ses lois, son clergé, ses prêtres - autrement dit le pouvoir des clercs qui se réclament de Dieu pour châtrer les hommes. Camus veut que chacun soit ici-bas un dieu pour lui-même - leçon de philosophie, leçon hédoniste, leçon épicurienne, leçon nietzschéenne, leçon libertaire. » (pp. 109-110)
Peut-on croire un instant que Camus ait adhéré à cette caricaturale diatribe qui ramène l’athée à un sot ? Ce n’est manifestement pas du Camus, mais bien plutôt du Meslier dont Onfray nous apprend que « Camus n’a probablement pas lu le Testament », mais que, « sans le savoir, il propose une politique libertaire déjà défendue par ce curé inventeur français de l’athéisme, du matérialisme, de l’hédonisme, du sensualisme [...] » (p. 410) (sic !).

Peut-on croire un instant que cet anticléricalisme sommaire reflète bien les conceptions de Camus ? De qui diable L’ordre libertaire décrit-il ainsi la pensée ? Pas de Camus, bien sûr, mais d’Onfray lui-même. Et le simplisme de cette pensée nous vaut une multitude de répétitions, aussi lassantes qu’incantatoires. Car Onfray, dans son goût de brocarder, schématise jusqu’à la sottise. Ainsi, décrivant ce que la France représente face à l’Allemagne de l’époque nazie, il ne craint pas d’écrire :
« Le conflit qui oppose les deux pays depuis 1940 est celui de l’épée germanique contre l’esprit français. Or, Camus le croit, l’esprit triomphe toujours de l’épée. Aimer son pays signifie une chose pour un habitant de Berlin, une autre pour un citoyen de Paris : le premier ne met rien au-dessus de l’amour de son pays, de sa patrie, de sa nation, il aime une idée pure, un concept sec ; le second ne sacrifie pas la vérité, la liberté et la justice à son pays, car il chérit une passion. Dans cette guerre, l’Allemagne est colère ; la France, intelligence. Le Reich veut la puissance ; la France défend les valeurs de sa République.
L’Allemagne nazie voulait une Europe bien particulière, celle du sang, de la race dite pure, celle qui permettait au pays qui l’initiait de viser plus grand encore et de réaliser l’Empire, elle pensait en termes de territoire, d’espace vital, de géographie, de propriété ; la France aspirait à une Europe des Lumières, des idées, des pensées et des cultures, des grands hommes de la littérature et des beaux-arts, de la spiritualité, elle envisageait les choses sur le terrain de l’esprit. L’Allemagne construisait son Europe sur le socle millénaire chrétien ; la France intégrait l’épopée chrétienne, certes, mais comme un élément constitutif parmi d’autres influences deux fois millénaires - on songe à la Méditerranée, bien sûr, aux Grecs présocratiques, aux sagesses païennes préchrétiennes, aux influences orientales passées sur l’Afrique du Nord puis transfigurées par le Berbère saint Augustin, au néoplatonisme alexandrin aussi.
» (p. 311)
On rougit pour l’auteur de pareilles sornettes.

En fait, Onfray ne cesse de parler de Camus en usant de mots qui sont les siens, ce qui serait encore son droit s’il s’agissait de cerner ce qui, dans la pensée de celui-ci, résiste à une approche insuffisamment attentive de son œuvre. Mais c’est au contraire pour placer Camus derrière l’écran de ses propres convictions que Onfray agit de la sorte. Évoquant ce texte de jeunesse intitulé Entre oui et non, il écrit :
« Il formule le discours de la méthode de cette phénoménologie non philosophique qui constitue une autre façon de pratiquer la philosophie - une façon française, autrement dit, personnelle et subjective, littéraire et esthétique, sensualiste et empirique, autobiographique et psychologique, humaniste et claire. » (p. 97)
Un tel galimatias est propre à Onfray, et rien qu’à lui.

Quant au cahier de photos placé au centre de l’ouvrage, peut-on croire un instant qu’il illustre la vie philosophique d’Albert Camus ? Ce florilège d’horreurs ne vise qu’à témoigner du sérieux de la pensée d’Onfray, assurément d’une façon très contestable, à la manière de ces prêtres qu’il déteste tant et qui, à l’occasion, établissent un catalogue des péchés pour mieux prouver leur propre vertu.

Est-il quelque chose de plus détestable que ce système qui consiste à s’approprier un auteur pour en faire abusivement son porte-parole ? C’est tout simplement immoral.

2. L’assise idéologique du propos

Michel Onfray aime s’affirmer libertaire hédoniste ; il le répète sans lassitude et consacre bien des pages de son livre à définir ce qu’il faut entendre par là : une forme d’anarchisme débarrassé de toute violence.

Jusqu’à présent, Onfray s’était surtout plu à faire mine de remettre à l’honneur des penseurs méconnus - méconnus parce que mis à l’index -, tels Aristippe ou Jean Meslier. Sur le modèle des sectateurs d’un ordre extraterrestre discret, ces penseurs auraient entretenu la flamme d’une vérité que tous les puissants de la Terre n’aurait cessé de vouloir celer. Ici, Onfray embringue Camus dans l’affaire, recrue de choix assurément. Il y a bien sûr des angles à raboter et des courbes à fracturer pour en faire un bienheureux martyr de la cause. Qu’à cela ne tienne ! Onfray s’en charge.

Dans ce genre d’entreprise, l’important est de bien désigner les amis et surtout les ennemis - si nombreux -, selon une ligne de partage la plus dualiste qui soit. Quoi de plus propice à l’embrigadement que de mélanger les amis et les ennemis de Camus à ses propres amis et ennemis, quitte à magnifier exagérément les affinités et à durcir autant que possible les inimitiés. Et rien de tel que de supposer que Camus lui-même partageait cette vision manichéenne du monde : « [...] il y a également dans l’homme de quoi sauver l’homme, une part lumineuse. Si les darwiniens de droite, via Spencer, insistent sur la lutte pour la vie qui sélectionne les plus adaptés, les darwiniens de gauche, via Kropotkine, pointent un tropisme naturel positif, constructeur, par lequel l’adaptation s’effectue également. Cette force positive se manifeste dans l’association, la solidarité, le secours aux moins adaptés. Darwinisme de droite et darwinisme de gauche, le libéral Spencer et le libertaire Kropotkine, pulsion de mort et pulsion de vie, Caligula et Cherea, Cottard et Rieux, la Collaboration et la Résistance, Hitler et Jean Moulin, l’envers et l’endroit, l’exil et le royaume, Tipasa et Paris, l’Europe judéo-chrétienne et l’Algérie méditerranéenne, les régimes liberticides et l’idéal libertaire, Camus connaît le perpétuel mouvement de balancier entre ces deux pôles magnétiques. » (p. 247)

Il reste alors à définir sa propre idéologie comme étant celle de Camus : « La vraie civilisation place la vérité avant la fable, la vie avant le rêve. La volonté dionysienne nourrit l’internationalisme, abolit les nationalismes et ses frontières [sic !]. La région est ici la chance de l’univers et l’occasion d’en finir avec les territoires enclos, les pays fermés. La culture n’est défendable qu’une fois mise au service de la vie - or, trop souvent, les intellectuels l’utilisent pour la mort et ses entreprises. Tipasa fonctionne en personnage conceptuel de l’éthique et de la politique d’Albert Camus. Et Prague comme anti-Tipasa. Le soleil et la mer, la Méditerranée et la vie, Dionysos et la joie, la gauche et le bonheur, Tipasa et Alger, la douceur grecque et le quichottisme hispanique, le théâtre et la nature, la fierté kabyle et l’hospitalité nord-africaine, le sens de l’amitié et le goût du parage, le drapeau noir espagnol et la fraternité ouvrière, la passion pour le peuple et le métissage des peaux, la grande santé et le cosmopolitisme, le sens de l’honneur et celui de l’éternité, la loyauté et la grandeur d’âme, le tout dans une intempestivité revendiquée, voilà la définition d’une gauche dionysienne et d’une spiritualité communiste - Camus y croit fermement. » (p. 182)
Peut-on croire un instant que cette envolée - bel exemple de la rhétorique de chaire de vérité - nous aide à comprendre la pensée de Camus ? La gauche (dionysienne !) ainsi définie apparaît surtout comme une moussaka dont les couches alternent les goûts et les vertus. Méfions-nous, cela risque d’être indigeste ! D’ailleurs, méfions-nous plus généralement des textes où le verbe se fait rare ; à force d’aligner les substantifs dans une copie, celle-ci finit par ressembler à un Powerpoint.

Dès lors qu’une même clôture est vouée à tout séparer - d’un côté le bien sans mal et de l’autre le mal sans bien -, il fallait que les institutions qui abritent notamment l’enseignement et la recherche trouvent également leur place, du côté du mal bien sûr. Car Onfray s’est découvert des points communs avec Camus : origine modeste, vie provinciale, cursus académique marginal. Voilà qui va lui permettre d’entonner son antienne préférée, en prétendant y mêler la voix de Camus : « Dans Le Mythe de Sisyphe, Camus prend soin de se démarquer de la philosophie des professionnels, des institutionnels, des professeurs, des universitaires. Péché mortel : les professionnels, les institutionnels, les professeurs, les universitaires lui font payer cet affront et colportent ce lieu commun que Camus ne fut pas philosophe parce qu’il n’abordait pas la discipline avec leurs tics et leurs travers. En figure emblématique de cette philosophie des professeurs, Sartre a fourni le thème ; les variations ne se comptent plus dans l’abondante bibliographie des gloses. » (p. 206)

Est-il quelque chose de plus inadmissible que ce procédé visant à condamner une catégorie de gens ainsi défini, sans nuance, sans exception, sans le moindre discernement ? C’est parfaitement démagogique.

Et puis, il y a cette profession de foi anarchiste dont Onfray prétend qu’elle correspond à un engagement pris aussi par Camus.
« L’idéal communaliste libertaire a réellement fonctionné à plusieurs reprises dans l’Histoire avec plus ou moins de bonheur : les communes médiévales chères au cœur des Frères et des Sœurs du Libre Esprit [sic !] ; la Commune de Paris, bien sûr, et l’on sait combien elle joue un rôle architectonique dans la pensée politique de Camus, plus que la Révolution française ; les communautés dite utopiques américaines du XIXe siècle ; les expériences des Milieux libres dans les premières années du XXe siècle, à la période dite de la Belle Époque ; la commune libre de Kronstadt de 1917 ; les communes de la révolution libertaire espagnole en 1936 ; les communautés post-soixante-huitardes. Cette ligne de force très peu spectaculaire, intellectuellement moins flamboyante, mais efficace et concrète, pragmatiste et réaliste, se trouve négligée, voire caricaturée, par la tradition anarchiste révolutionnaire insurrectionnelle, violente, brutale, paramilitaire, pour tout dire contaminée par le marxisme. » (p. 412)
Le procédé reste toujours le même : repérer dans le passé des auteurs ou des événements peu connus et se les approprier en affirmant leur affiliation aux idées que l’on défend aujourd’hui. Faire des adeptes du Libre Esprit et autres turlupins des anarchistes avant la lettre, ce n’est pas faire œuvre d’historien ; c’est asservir l’histoire à ses propres penchants (3). Et l’astuce qui consiste à distinguer l’anarchisme des idées de l’anarchisme violent (comme il distinguait un darwinisme de gauche et un darwinisme de droite), faisant ainsi passer entre eux cette clôture décidément bien pratique qui isole le bien du mal, cela relève d’un romantisme aveugle. Pour avoir été séduit dans ma prime jeunesse par les mouvements anarchistes, je connais assez leur histoire pour savoir que l’idéal et la violence y étaient quasi toujours étroitement mêlés et participaient tout deux à illusionner le militant sur le possible. Écrire que la ligne de certains de ces mouvements étaient « efficace et concrète, pragmatiste et réaliste », c’est entretenir ces illusions. Ce qui est bien éloigné de l’esprit dans lequel Camus s’est exprimé.

3. Le caractère non philosophique de l’approche

La vie philosophique d’Albert Camus, tel est le sous-titre du livre d’Onfray. On était donc en droit de s’attendre à une analyse des conceptions philosophiques de Camus, en ce qu’elles expliquent son comportement et ses prises de position. Or, rien de cela ne nous est proposé. Il y a bien dans l’ouvrage des mots - souvent répétés - qui ont une résonance philosophique : ontologique, phénoménologique, métaphysique, existentiel, organique, dialectique, etc. Mais ils y prennent un sens à ce point trivial qu’ils eussent été avantageusement remplacés par des mots plus communs. Un exemple ? Évoquant ce qu’il faut comprendre de La peste, Onfray écrit :
« Cette ontologie dite par le roman est politique. Si la peste gît en nous, la politique devient affaire de nature humaine, de psychologie, d’anthropologie et non d’économie, d’histoire ou des disciplines qui arrivent après, longtemps après. Si le mal existe, il n’est pas le produit de circonstances extérieures sur lesquelles on pourrait agir pour les supprimer, comme le pensent les marxistes. En rousseauiste convaincu, Marx croit en effet que la nature est bonne et que la société capitaliste a aliéné les hommes. Pour en finir avec cette aliénation, une révolution économique supprimera la propriété privée des moyens de production et réalisera l’appropriation collective des machines, des usines, des outils du travail. Alors, comme par miracle dialectique, le mal disparaîtra et le paradis se réalisera sur terre. Au nom de cette vision simpliste de l’Histoire qui fait l’impasse sur l’ontologie, le XXe siècle se couvre de cadavres. » (p. 249)
Que diable l’ontologie vient-elle faire dans cette galère ? Marx simpliste d’avoir fait l’impasse sur l’ontologie ! On aura tout lu ! Et si La peste se résume à l’idée que le mal fait partie de la nature humaine - ce qui pouvait s’énoncer de manière moins amphigourique -, on comprend mal pourquoi Camus a pris la peine d’écrire un roman.

On sait combien Onfray s’est volontiers proclamé nietzschéen. Encore faut-il là aussi faire passer au milieu de l’œuvre du philosophe allemand la clôture entre bien et mal. Autrement dit, il y a un bon Nietzsche et un mauvais, entre lesquels Camus aurait su distinguer. Mais laissons Onfray nous expliquer tout cela :
« En bon nietzschéen, donc, Camus part de cette impasse ontologique, du moins des conséquences dramatiques de cette métaphysique, pour en conserver une partie et en récuser une autre : il souscrit à l’amor fati, au grand “oui” à la vie, tant que cette affirmation a pour objet ce qui l’augmente ; en revanche, il dit “non” à ce qui veut la mort ou le contraire de la vie. Nietzsche disait oui à tout ; Camus dira oui seulement à ce qui augmente la vie. Pour le reste - il se révolte. Voilà le sens de son nietzschéisme de gauche [...]. C’est également celui de son hédonisme libertaire. » (p. 80) (4)
Et encore :
« Dans un texte datant de 1949 intitulé Le Temps des meurtriers, Camus assigne une tâche particulière au philosophe artiste. Il faut, dit-il, qu’il soit farouchement “du côté de la vie, non de la mort” [Camus, Œuvres complètes III, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2008, p. 364]. Autrement dit, le nietzschéisme de Camus suppose l’affirmation et le consentement à ce qui est, mais dans la mesure où ce qui est “dit la vie”. Le grand “oui” doit être un oui à la vie. Si ce qui est “dit la mort”, veut la mort, flatte la mort, cajole la mort, alors il faut dire “non”. Célébrer la nécessité de ce qui dit la vie et l’aimer ; refuser ce qui dit la mort et le détester. Le philosophe artiste consent à la vie positive ; il récuse la vie négative. Sa tâche consiste à mettre sa détermination, son vouloir et son talent au service d’autrui. L’artiste n’est pas un être d’exception, mais un individu comme tous les autres. Dès lors, paradoxe, il ne se différencie des autres que parce qu’il se met au service des autres. Et de la vie. Donc de la vie des autres. » (p. 95)
Rien de cela ne se trouve bien sûr chez Camus, dont l’intérêt pour Nietzsche est autrement subtil. On imagine assez aisément quel aurait pu être l’éclat de rire par lequel ce dernier aurait accueilli ce discours, qui mutile sa pensée et lui attribue une attitude qui - n’en déplaise à Onfray autant qu’elle aurait déplu à Nietzsche lui-même - doit tant au christianisme.

Il n’est pas une page de son livre où Onfray ne trahisse Camus. La longue paraphrase de quelques passages de ce merveilleux texte qu’est Noces (pp. 108-109) n’a d’autre but que de lui faire endosser sa propre vision de ce qu’il appelle « l’expérience incandescente », laquelle justifie surtout des rejets et des haines.

Et à propos de haine, il s’impose d’évoquer Sartre. Loin de moi l’idée que Sartre ne puisse faire l’objet de critiques, tant en ce qui concerne ses idées qu’en ce qui concerne son comportement. Personnellement, je ne l’ai jamais apprécié. Mais je ne puis pour autant approuver des propos haineux qui usent de l’insinuation de façon délibérément malveillante. (5) En voici un exemple :
« Sartre ne semble pas souffrir de l’Occupation. On est sidéré de lire dans Paris sous l’Occupation, un texte paru dans France libre, à Londres en 1945. Sartre ressent une certaine compassion pour les Allemands qui occupent Paris, il ne parvient pas à les haïr, la preuve, “ils offraient, dans le métro, leur place aux vieilles femmes, ils s’attendrissaient volontiers sur les enfants et leur caressaient la joue ; on leur avait dit de se montrer corrects et ils se montraient corrects, avec timidité et application, par discipline ; ils manifestaient même parfois une bonne volonté naïve qui demeurait sans emploi” (18) - l’Occupation, pas si terrible que ce que l’on dit ?
Le même Sartre s’attardant sur l’analyse de son sentiment compassionnel en présence d’un accident de la circulation qui met en dangereuse posture un “colonel allemand” (21) ne cache pas qu’il doit lutter fermement et “souvent” pour ne pas “haïr” les Alliés avec leurs bombardements. Le philosophe trouve également qu’en entretenant leurs locomotives pour qu’elles soient en état de marche, d’une certaine manière, les cheminots collaboraient : “le zèle qu’ils mettaient à défendre notre matériel servait la cause allemande” (37). Ces considérations ne choquent pas Sartre qui, en 1949, n’écarte pas ce texte et les publie à nouveau dans le volume intitulé
Situations III. » (p. 226)
Moi non plus, elles ne me choquent nullement. Et je trouve plutôt courageux d’en avoir maintenu la publication. Onfray rappelle ces propos avec l’espoir que l’on y verra une preuve supplémentaire des compromissions de Sartre avec l’ennemi. Disons-le tout net : c’est petit.

Est-il besoin d’en dire davantage ?

Il existe de par le monde tant de gens qui écrivent des choses intéressantes, sur Camus comme sur quoi que ce soit d’autre, et qui restent privés de toute notoriété, laquelle va prioritairement à des hurluberlus du genre de Michel Onfray. On serait tenté de se demander pourquoi. Ne serait-ce pas tout simplement parce que ceux-là ont choisi de dire ce qui apporte la notoriété plutôt que ce qu’ils pensent ? Ou plus probablement sans doute, ne se sont-ils pas habitués à adhérer à ce qui rapporte de la notoriété ?

(1) Michel Onfray, L’ordre libertaire. La vie philosophique d’Albert Camus, Flammarion, 2012.
(2) Par exemple, sur le site du journal Le Figaro, Paul-François Paoli - qui n’est ni matérialiste, ni athée, ni hédoniste, ni libertaire - fait un éloge appuyé du travail d’Onfray, sans doute parce qu’il alimente une critique acerbe de Sartre et de l’intelligentsia qui l’entoura ; de l’art de choisir son pire ennemi. C’est ici.
(3) Il y aurait aussi beaucoup à dire sur le sens qu’Onfray attribue au douar-commune (voir pp. 413-414). C’était bien loin d’une « formule kabyle d’un proudhonisme concret », et bien proche d’une circonscription administrative créée pour sédentariser les tribus nomades.
(4) Ailleurs, Onfray n’hésite pas à affirmer que de ces deux nietzschéismes, l’un est français, l’autre allemand, poussant plus loin encore le ridicule.
(5) Dans le numéro 668 de la revue Les Temps modernes, on trouve trois articles consacrés au livre de Michel Onfray. On n’est pas étonné d’y découvrir des propos qui vont à contre-courant de la presse et malmènent l’auteur de L’ordre libertaire : Sartre devait être défendu. Mais les questions et les jugements posés sont néanmoins très souvent justifiés. « Qu’est-ce donc que ce XXIe siècle pour qu’il transforme en héros ou en héraut un moraliste qui frappe sous la ceinture, un philosophe qui répugne à penser, un juge dont le seul principe est la partialité, un libertaire ivre d’autoritarisme dogmatique, un hédoniste qui ignore la joie, un débagouleur de plateaux télévisés ? » se demande Juliette Simont dans un article intitulé “Le siècle d’Onfray” (p. 112) ; « Ce qui est juste dans ce livre bâclé n’est pas neuf. Ce qui s’y veut neuf est peu fondé. Son dogmatisme, ses outrances et ses à-peu-près le desservent. » conclut Jeanyves Guérin à l’issue de son article “Michel Onfray et Camus : le pavé de l’ours” (p. 124) ; et Jean Bourgault regrette : « Il aurait fallu que l’auteur de L’Ordre libertaire aille moins vite, qu’il ait le scrupule, en lisant Camus, de se demander ce qu’est un texte - il aurait fallu qu’il ait eu un peu de cette vigilance inquiète dont ces mots de Péguy, autre intellectuel en guette avec les institutions, se faisaient l’écho. Il aurait fallu qu’Onfray lise Camus sans cette précipitation que l’on sent partout dans L’Ordre libertaire, sans la recherche paniquée de pureté dans laquelle il se débat. Ce sera peut-être pour une autre fois. C’est tout ce que je lui souhaite : qu’il commence à lire, qu’il se libère des labyrinthes du ressentiment. » (p. 162)

Autres notes sur Michel Onfray :
Traité d’athéologie
À propos de la vanité
Autre note sur Albert Camus :
À propos de la commémoration de la mort d’Albert Camus