lundi 10 novembre 2025

Note d’opinion : Montaigne et la déprise de soi

À propos de la déprise de soi

« […] c’est moi que je peins. » (1) Voilà ce que Montaigne nous dit d’emblée dans l’adresse au lecteur qu’il a placée en tête des Essais. Pourtant, il y peint bien des choses et bien des gens, de telle sorte que l’on peut s’interroger : est-il vraiment son sujet ou ne cherche-t-il pas plutôt à dire ce qu’il pense du monde et des humains au prétexte que l’avis qu’il énonce à leur égard est encore le sien ?

Les Essais forment une œuvre copieuse, diverse et peu méthodique, du moins dans l’ordre d’exposition des idées. C’est ce qui décourage souvent sa lecture. L’effort que réclame la compréhension d’une langue qui n’est plus tout à fait la nôtre et la difficulté à trouver un fil à suivre dans les considérations émises, tout cela use les meilleures intentions de lecture. Il en va ainsi des œuvres du passé dans lesquelles il est plus aisé d’entrer en lisant d’abord ceux qui en ont bien parlé, de telle manière que l’on puisse rapidement replacer ce qui est lu dans l’œuvre en question dans un canevas déjà connu, quitte à s’en libérer ensuite pour se forger une lecture personnelle.

Selon moi, une des clés importantes qui permettent d’aborder Montaigne plus facilement, c’est ce que je synthétise dans l’expression se déprendre de soi. Oui, je crois que Montaigne a bel et bien voulu se peindre et je crois aussi qu’il l’a fait parce qu’il pensait qu’il fallait se méfier de soi. Se méfier de soi parce que c’est de soi que viennent d’abord les occasions de se tromper. Cette vigilance à son propre égard, elle doit s’exercer à tout moment, y compris lorsqu’on parle d’autrui ou avec autrui. « Je ne dis les autres, sinon pour d’autant plus me dire » (2) écrit Montaigne : on ne peut pas être plus explicite.

Comment s’y prendre pour se déprendre de soi ? Plusieurs voies s’offrent à celui qui - rompant avec les habitudes les plus courantes - se propose de quereller ses propres idées. Parmi la multitude de moments qui rendent ce projet possible, il en est deux pour lesquels Montaigne suggère une méthode, soit explicitement, soit implicitement. D’abord, il y a le profit qu’il est possible de tirer des conversations, ce qu’il explicite clairement dans le chapitre VIII du Livre III des Essais, “De l’art de conférer”. Ensuite, il y a ce que certains ont appelé l’“estrangement”, c’est-à-dire une façon de modifier la perspective que l’on a de ses propres convictions, une façon qui flotte en quelque sorte dans toute l’œuvre de Montaigne.

De ce que les conversations peuvent parfois nous apprendre sur nous

Dans la notice introductive qu’il a placée devant le chapitre VIII du Livre III des Essais, Pierre Villey a cherché à situer les propos de Montaigne dans l’évolution que connurent les habitudes de conversation aux XVIe et XVIIe siècles. Il est fort intéressant de s’arrêter un peu à ce qu’il en dit.
« Par sa conception de la conversation, Montaigne est singulièrement en avance sur son temps, où les guerres civiles entravent momentanément les progrès de la politesse et de la vie en société. Il se montre un précurseur des mondains du XVIIe siècle : Pascal l’appellera “l’incomparable auteur de l’art de conférer”. Il définit déjà très bien le plaisir propre de la conversation, dégage clairement les caractères de la conversation de l’honnête homme et surtout marque avec force les défauts à éviter. Nulle part en particulier il n’a attaqué le pédantisme avec plus de vigueur. Et, comme s’il voulait joindre l’exemple au principe, jamais peut-être son style n’a eu plus que dans cet essai la couleur et le mouvement du style de la causerie familière. Pourtant, si l’on comprend que les mondains du siècle suivant aient particulièrement goûté cet essai, que La Rochefoucauld s’en soit sans doute souvenu, peut-être observera-t-on que Montaigne n’a pas encore la parfaite possession de soi, la préoccupation exclusive de laisser l’interlocuteur satisfait que mettront au premier plan les théoriciens du XVIIe siècle ; dans l’irritation qu’il ne peut contenir en compagnie des sots, et qu’il se reproche d’ailleurs, on sent une individualité encore trop vigoureuse, et que n’a pas limée une longue pratique de la vie en société. Il est très préoccupé de la justesse, de la pensée et de la recherche de la vérité, et par là en même temps qu’un “art de conférer”, il nous donne encore un art de conduire sa pensée. » (3)

Oui, qu’il le veuille ou non, Montaigne s’inscrit bien dans une évolution. Mais il ne faudrait pas regarder cette évolution comme la voie d’un progrès qui mène à des échanges policés auxquels les assauts de politesse donnent une tonalité divertissante. Si le mouvement a ce caractère - encore cela mériterait-il d’être fortement tempéré, ne serait-ce qu’en raison des analyses que l’on doit aux moralistes du XVIIe siècle -, chaque étape vaut par ses propres caractéristiques. (4) Et, à cet égard, Montaigne représente à lui seul une étape qui témoigne d’un équilibre original : dénoncer longuement toutes les formes d’affectation, depuis le pédantisme jusqu’aux multiples vanités, d’une part ; recommander la franchise et l’écoute productive, d’autre part.

La franchise préconisée, c’est ce franc-parler sur lequel Diogène de Sinope fonda sa réputation.
« J’ayme, entre les galans hommes, qu’on s’exprime courageusement, que les mots aillent où va la pensée. Il nous faut fortifier l’ouie et la durcir contre cette tandreur du son ceremonieux des parolles. J’ayme une société et familiarité forte et virile, une amitié qui se flatte en l’aspreté et vigueur de son commerce, comme l’amour, és morsures et esgratigneures sanglantes. » (5)
C’est là ce qui mérite, je crois, d’être appelé la parrhèsia. (6)

Quant à l’écoute productive, elle touche au profit que l’on peut attendre d’une mise en cause de ses propres opinions.
« Je me sens bien plus fier de la victoire que je gaigne sur moy quand, en l’ardeur mesme du combat, je me fais plier soubs sous la force de la raison de mon adversaire. » (7)

On pourrait croire qu’il s’agit là d’une manière de parler, propre à celui qui veut se montrer ouvert dans la conversation, comme on aime à dire aujourd’hui. Mais non, c’est beaucoup plus que cela. Il s’agit avant tout de mesurer le plaisir et le profit que l’on peut attendre - j’y suis personnellement très sensible - de ces objections que l’on rencontre à l’occasion et qui se révèlent une sorte de tournant dans la manière de penser. La conversation offre en effet de se voir proposer des idées qui ne nous ont encore jamais effleurés et qui, à elles seules, peuvent quelquefois bouleverser l’ordre de nos préoccupations. Cela réclame évidemment d’être réceptif, non pas complaisamment à tout, comme le recommandent les gourous de la sociabilité sous une forme simpliste d’empathie, mimée ou sincère. Être réceptif avant tout à ce qui est susceptible d’ébranler nos convictions : voilà l’état de vigilance dans lequel il convient de tenter de se maintenir.

Cela représente une occasion de se découvrir incertain, fragile, oscillant, ce qui est certainement la meilleure des choses qui puisse nous arriver dans un monde où nous sommes sans cesse mis en demeure de prendre parti, de nous aligner, d’adhérer à des corpus de croyances, de se ranger face à des dilemmes, de rendre notre esprit dépendant.

L’“estrangement”

Deux auteurs contemporains vont m’aider à approcher cette étrange notion d’“estrangement”.

Le premier de ces deux auteurs, c’est l’historien italien Carlo Ginzburg, éminent représentant de ce qu’on appelle la microhistoire. La microhistoire, c’est un courant de recherche né en Italie dans les années 70, un courant qui délaisse les grands faits historiques, les masses, les classes pour s’intéresser à des individus. Comme le dit Giovanni Levi, le chef de ligne de ce courant, il ne s’agit pas pour autant de s’occuper de “petites choses”, mais bien plutôt de “lire les choses avec un microscope”, de “montrer combien de choses importantes se passent alors que rien apparemment ne se passe”.

En 1998, Ginzburg a publié un ouvrage intitulé Occhiacci di legno. Nove riflessioni sulla distanza. (Si je fournis le titre en italien, il y a une raison à ça.) Gli occhiacci di legno - les gros yeux de bois -, ce sont ceux de Pinocchio, ce que j’interprète personnellement comme celui qui ne peut se voir sans se dire qu'il n'est pas celui qu'il croit être. J’y reviendrai.

Ce livre, Occhiacci di legno, explore différentes circonstances - depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours -, des circonstances dans lesquelles un effort de distance est fourni par l’un ou l’autre pour surmonter les habitudes, les coutumes, les usages, les manières, les train-train, les routines, les rites, les idéologies et voir ainsi les choses avec un regard neuf, propice à tout comprendre autrement. Si l’on s’efforce de capter ce qui paraît bizarre, on s’ouvre à des points de vue différents de ce qui est initialement le nôtre.

Pour être sûr de faire comprendre de quoi il retourne, je voudrais m’arrêter un instant sur une notion que Ginzburg n’évoque pas directement (8) - et il a peut-être raison de ne pas l’évoquer à ce moment-là -, mais à laquelle j’ai immédiatement pensé en le lisant. Je veux parler de ce que Leibniz appelle le géométral de toutes les perspectives (9). Un point de vue, c’est un endroit d’où l'on voit, on sent, on perçoit quelque chose. Mais ce quelque chose, on peut le voir, le sentir et le percevoir de bien des endroits. Autrement dit, tout est susceptible d’être perçu d’une multitude de points de vue. Imaginez un paysage : un paysage, c’est une vue d’ensemble, appréhendée à distance. Mais ce qui est vu ainsi peut être vu d’ailleurs, de là où le même paysage sera différent, très différent, si différent qu’il aura l’apparence d’un tout autre paysage. Chaque point de vue offre sur les choses une perspective qui lui est propre. Leibniz parle de Dieu et il affirme que Dieu ne voit pas les choses au départ d’un point de vue, d’une perspective. Dieu voit tout en même temps d’une façon telle qu’il semble bénéficier de toutes les perspectives à la fois. Il est le géométral de toutes les perspectives. On pourrait tout autant dire : il voit les choses sans perspective, car il les voit sans aucun recul, sans distance. Peu importe Dieu, si je puis dire ! La réflexion de Leibniz à son sujet nous permet de comprendre à quel point, n’étant pas Dieu, nous sommes condamnés à n’avoir sur les choses que des points de vue. Or un point de vue, quel qu’il soit, doit ce qu’il est à l’endroit d’où il naît bien davantage qu’à la chose qu’il vise.

Parmi une foule d’exemples, Ginzburg s’arrête sur un passage de Montaigne où il est raconté ceci.

Cela se passe en 1562. Montaigne est à Rouen avec le Roi et la cour. Le Roi, Charles IX, a alors 12 ans. Sur le quai du port de Rouen se trouvent trois natifs de ce qui est aujourd’hui le Brésil, transportés en France. Montaigne est stupéfait face aux récits qui présentent ces amérindiens comme des survivants de l’âge d’or, pacifiques et innocents. Mais ce qu’il va retenir - à l’époque il n’a pas encore commencé d’écrire les Essais -, ce sont les réponses que vont faire ces habitants des Nouvelles Terres lorsqu’il leur sera demandé ce qui les avait le plus frappé depuis qu’ils ont débarqué. Deux choses :
ils trouvaient fort étrange que tant d’hommes grands, barbus et armés - les Suisses de la garde très certainement - consentent à obéir à un enfant, plutôt que de choisir l’un d’eux pour commander ;
face à la magnificence de la cour et désignant les gens aux alentours, décharnés par la faim et la pauvreté, ils estimaient étrange que ceux-là supportent cette injustice et ne prennent pas les autres à la gorge.

Voilà ce qui amène Montaigne à écrire, je cite :
« […] je trouve […] qu'il n'y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu'on m'en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage; comme de vray il semble que nous n'avons autre mire de la verité et de la raison que l'exemple et idée des opinions et usances du païs où nous sommes. » (10)

Et lorsqu’on les appelle cannibales, c’est-à-dire lorsqu’on les désigne comme des populations - il s’agit des Tupinambas - qui, rituellement, mangent l’une ou l’autre partie du corps de leurs ennemis morts, il écrit :
« Je ne suis pas marry [fâché] que nous remarquons l'horreur barbaresque qu'il y a en une telle action, mais ouy bien dequoy [mais plutôt du fait que], jugeans bien de leurs fautes, nous soyons si aveuglez aux nostres. Je pense qu'il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu'à le manger mort, à deschirer, par tourmens et par geénes [supplices], un corps encore plein de sentiment, le faire rostir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux. » (11)
Car il a vu agir ainsi les catholiques et les protestants qui se font la guerre.

Ce que Ginzburg veut mettre ainsi en évidence, c’est que nous jugeons les autres au départ de nos propres préjugés. La distance - géographique, temporelle ou culturelle - nous conduit à un point de vue qui fait fi de tous les autres points de vue possibles. Nous n’avons qu’un point de vue et il reste un point de vue, c’est-à-dire une perception spécifique à partir d'un endroit, qui ignore ce que les autres endroits auraient pu nous apprendre. Idée apparemment banale, dira-t-on. Sauf que, dès lors que l’on retourne cette logique contre nous-mêmes, dès lors que l’on s’imagine la cible d’un ou plusieurs points de vue sans rapport avec le nôtre, alors la méthode devient autrement fructueuse. Il s’agit d’effacer autant que possible tout ce qui nous rend à nos propres yeux prévisibles, devinables, normaux, et de se forcer à se voir étranges, inattendus, insolites.

Cette méthode, Carlo Ginzburg l’appelle en italien lo straniamento. Il invente un mot (à partir d’un mot russe, mais je laisserai de côté cet aspect-là de l’invention) qui exprime le choix de se regarder étrange. Il s’agit de se dénaturaliser - de ne plus regarder comme naturel ce que l’habitude nous mène à faire ou à penser -, de se défamiliariser - de rompre avec cette aisance qui nous lie à ce qui nous est familier -, de se délégitimer - de cesser de se croire justifié dans ses actes et ses opinions. Lo straniamento est un substantif qui part de l’adjectif strano, étrange en italien, mais qui est proche aussi de straniero, étranger en italien, comme s’il s’agissait de se rendre à la fois étrange et étranger à soi-même.

Souvenons-nous : Ginzburg a donné pour titre à son livre Occhiacci di legno, gros yeux de bois. Pinocchio, c’est une marionnette de bois amenée magiquement à la vie. S’il s’observe, il n’arrive sans doute pas à croire qu’il est ce qu’il est. Ce qui revient à comprendre qu’il est autre chose que ce qu’on croit qu’il est, mais aussi autre chose que ce qu’il croit être.

Le livre de Ginzburg a été traduit en français et publié en 2001 chez Gallimard sous le titre À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire (12). La première des neuf réflexions, des neuf essais, était intitulée dans la version originale Lo straniamento. Comment traduire straniamento ? Le traducteur, Pierre-Antoine Fabre, finit par choisir l’estrangement, un mot que l’on trouve dans les Essais à huit reprises, mais sous sa forme adverbiale, pas en substantif. Ce mot va surtout être porté par le deuxième auteur contemporain dont je comptais parler, à savoir Bernard Sève, professeur émérite de philosophie et d’esthétique à l’Université de Lille.

Je ne connais pas d’article ni de livre de Bernard Sève dans lequel il traiterait explicitement de l’estrangement. Dans un livre qu’il a publié en 2007 intitulé Montaigne. Des règles pour l’esprit (13), il avait notamment mis l’accent sur le fait que Montaigne insistait tantôt sur les vertus de la coutume - vertus de stabilisation et de pacification -, tantôt sur l’aspect aveuglant de la coutume, sur l’emprise de l’habitude.

Dans ce merveilleux livre qu’est le Montaigne. Des règles pour l’esprit, Bernard Sève s’efforce de montrer que les Essais - contrairement à ce qui est quelquefois affirmé - fournissent bien des réponses à cette question fondamentale : comment fonctionne l’esprit humain ? Ce qui pèse sur le comportement et sur les opinions, c’est la coutume, c’est le corps et c’est aussi le rapport avec autrui ? Ce qui pèse, ce sont comme des règles auxquelles il faut se soumettre. Mais ce sont ce que Sève appelle des règles supplétives, c’est-à-dire des règles qui ne sont pas premières, qui ne sont pas immanentes ou transcendantales. Car il n’y a pas de règles premières, pas plus au regard de la raison qu’au regard de quelqu’autre impératif. Faute de ces règles-là, on s’en remet à d’autres bien moins absolues. Et s’il existe quelquefois une règle des règles, c’est précisément celle qui recommande de suivre la règle supplétive.

Prenons l’exemple de la coutume, puisque l’estrangement y est lié. Dans “De la coustume et de ne changer aisément une loy reçeüe” (le chapitre 23 du Livre I) Montaigne commence par dénoncer la force excessive de la coutume - je rappelle que, par coutume, il faut entendre habitudes, opinions courantes, rites, usages et autres ; lois aussi bien sûr, lois écrites et rédigées par un législateur, (comme le dit le titre du chapitre) -, il dénonce la force excessive de la coutume, parce que son fondement est faible ou inexistant. « […] c’est à la vérité une violente et traistresse maistresse d’escole, que la coutume » (14) écrit Montaigne.

Et puis, il opère un virage : les coutumes expriment la folie de l’esprit humain, mais ce serait une autre folie que de vouloir s’en exempter. Car suivre les coutumes locales, aussi absurdes et aberrantes qu’elle soient, c’est au moins se mettre à l’abri des “nouvelletés”, ces autres règles qui sont dites meilleures alors qu’elles sont tout aussi absurdes et aberrantes que celles qu’elles prétendent remplacer.

On me dira peut-être que Montaigne exclut de la sorte ce que, à partir du XVIIIe siècle, on appellera l’universalisme, c’est-à-dire cette ambition d’imaginer des règles supérieures, universelles, justifiables en tout lieu et en tout temps et compatibles avec les règles locales quelles qu’elles soient, des règles dont les valeurs affirmées seraient qualifiées par exemple de droits humains. C’est là un autre débat dans lequel je n’entrerai pas aujourd’hui et qui réclamerait d’aborder la difficile question du caractère progressif de la philosophie. Par exemple, Hegel a-t-il fait faire un pas en avant ou un pas en arrière à la philosophie ? La réponse à ce genre de question est d’importance quant à la façon de lire Montaigne. Parce que ces règles supérieures, universelles, ne seraient-elles pas moins de violentes et traitresses maitresses d’école, comme les autres ? Il y a un universalisme chez Montaigne ; il est fait de l’universelle condition humaine, l’universelle bigarrure des humains, égale dans sa totale diversité. Pour le reste, devant ce que nous croyons qui témoignerait d’une vérité générale, Montaigne s’écrie, je cite :
« [… ]c’est une loi municipalle que tu allègues, tu ne sais pas quelle est l’universelle. » (15)

La question des bonnes règles serait alors sans solution. Oui, sans doute, à ceci près que Montaigne nous livre un moyen très personnel, très singulier - dans tous les sens du mot -, de démasquer l’arbitraire de la coutume. Et ce moyen, c’est l’estrangement.

À propos de l’estrangement, Bernard Sève a donné deux conférences, faciles à trouver sur Internet : la première le 28 mars 2017 au lycée Voltaire d’Orléans intitulée L’étrange et l’étranger dans la pensée de Montaigne (durée : 56 minutes) et la deuxième le 6 mars 2020 pour la Bibliothèque Nationale de France sous le titre L’estrangement (durée : 1 h 27).

De tout ce qu’il nous dit au sujet de l’estrangement, je vais retenir trois choses.

La première, c’est une définition simple et parlante : pratiquer l’estrangement, c’est rendre étrange ce qui ne l’est pas ; et c’est avant tout le faire vis-à-vis de soi-même, vis-à-vis de nos propres coutumes, c’est-à-dire nos habitudes, nos opinions, nos inclinations, nos souhaits, nos raisonnements. Cela peut se faire à l’égard des autres si on partage les habitudes qu’ils ont contractées, mais cela peut surtout se pratiquer à notre propre égard. La méthode vaut essentiellement comme exploration de nous-mêmes. Je n’appellerais pas cela de l’introspection. Simplement une attention spéciale prêtée à ce qui nous meut, si souvent à notre insu. D’une certaine manière, c’est un peu prendre au pied de la lettre la formule que Rimbaud employa dans une courrier qu’il adressa en mai 1871 à Paul Demeny : « Je est un autre ».

La deuxième chose, c’est qu’il est important de ne pas user de cette méthode dans le but de juger ce qui est rendu étrange. Rendre étrange suffit, car c’est cela qui suscite les meilleurs interrogations. Bernard Sève aime citer cette phrase de Montaigne :
« Ces exemples estrangers ne sont pas estranges, si nous considérons […] combien l’accoustumance hebete nos sens. » (16)

Montaigne a appris que, chez certains peuples, on aime manger des sauterelles, des fourmis, des lézards ou des crapauds. Et bien, si on accepte l’idée que nos habitudes hébètent nos sens, que notre esprit est hébété par nos coutumes, alors nous devons admettre que ces mœurs en vigueur chez des peuples étrangers ne sont pas étranges. Et, retournant l’exercice sur nous-mêmes, sur nos propres mœurs, essayons donc aussi souvent que possible de supposer étrange ce qui, au départ, ne semble pas l’être. Ce n’est pas plus pour condamner nos habitudes que pour les approuver. Simplement pour prendre conscience de ce qu’elles doivent à nos positions spatiale et temporelle. Il ne s’agit pas de changer de point de vue ; il s’agit de s’apercevoir de la multiplicité des points de vue possibles.

La troisième chose, c’est que connaître n’est pas reconnaître. Ce que nous reconnaissons, nous ne le connaissons plus. Tout ce qui nous entoure nous est à ce point familier que nous ne le voyons plus. Un objet, un lieu, une personne que nous avons l’habitude de fréquenter, nous les reconnaissons, c’est-à-dire que nous les identifions comme du déjà connu, donc comme des choses qu’il n’est plus nécessaire de connaître. C’est à ce point machinal que nous ne nous rendons pas compte que nous avons cessé de les regarder comme nous regardons tout ce qui nous apparaît pour la première fois. Imaginons que cet objet, ce lieu, cette personne, nous les découvrons, au point de les trouver étranges, alors nous allons les voir avec des yeux nouveaux, moins assujettis à nos préconceptions. Cette étrangeté fabriquée va peut-être nous conduire à dissoudre notre partialité.

* * *

On peut changer le monde de mille façons et avec les intentions les plus diverses. Nul ne peut prétendre en maîtriser le projet, car nul - aussi puissant soit-il - ne peut obtenir le changement auquel il aspire. Tout dérive sans cesse vers l’imprévu. Par contre, chacun peut espérer empreindre son propre comportement de motivations moins obscures. Cela réclame de se déprendre de soi, c’est-à-dire de résister à cette foi aveugle accordée à nos convictions. Bien davantage que de mettre en procès les idées d’autrui, ce sont les nôtres propres qu’il faut s’habituer à critiquer. Cela ne nous libérera pas de ce qui nous détermine, mais cela pourrait possiblement nous éviter d’être le pantin de nos déterminations les plus rudimentaires. Montaigne nous a indiqué deux voies possibles permettant de faire de la déprise de soi une habitude, l’habitude de veiller sur les effets aveuglants de nos habitudes. Ainsi, ce qui nous paraît semblable - et qui nous pousse à calquer notre comportement sur celui des autres - peut apparaître différent, dès lors que nous acceptons de briser les accoutumances.

Il y a une phrase de Montaigne que je trouve d’une richesse infinie, une phrase qui pousse à une réflexion inépuisable. Elle figure dans le dernier chapitre des Essais, “De l’expérience”. Elle dit ceci :
« La ressemblance ne faict pas tant un comme la difference faict autre. » (17)

En l’occurrence, la différence dont j’ai voulu parler, c’est celle qui sépare celui que nous croyions être et celui que nous sommes. Elle vaut d’être explorée, ce qui réclame de se déprendre de soi, c’est-à-dire de mesurer autant que possible ce que le moi a d’irréel. Vingt ans durant, Claude Lévi-Strauss a étudié les mythes, ce qui l’a conduit à écrire :
« S’il est […] une expérience intime dont vingt années vouées à l’étude des mythes […] ont pénétré celui qui écrit ces lignes, elle réside en ceci que la consistance du moi, souci majeur de toute la philosophie occidentale, ne résiste pas à son application continue au même objet qui l’envahit tout entier et l’imprègne du sentiment vécu de son irréalité. Car ce peu de réalité à quoi il ose encore prétendre est celle d’une singularité, au sens que les astronomes donnent à ce terme : lieu d’un espace, moment d’un temps relatifs l’un par rapport à l’autre, où se sont passés, se passent ou se passeront des événements dont la densité, elle aussi relative par rapports à d’autres événements non moins réels mais plus dispersés, permet approximativement de le circonscrire, pour autant que ce nœud d’événements écoulés, actuels ou probables n’existe pas comme substrat, mais en ceci seulement qu’il s’y passe des choses et bien que ces choses elles-mêmes, qui s’y entrecroisent, surgissent d’innombrables ailleurs et le plus souvent on ne sait d’où… » (18)

(1) Montaigne, Les Essais, Édition Villey-Saulnier, PUF, Quadrige, 2013, p. 3.
(2) Op. cit., p. 148.
(3) Op. cit., p. 921.
(4) Le paroxysme de l’hypocrisie sociale est peut-être atteint au XVIIIe siècle, à la veille de la Révolution. Dans un livre que Jean-François de Saint-Lambert a consacré à Helvétius, on trouve cette anecdote : « Marivaux, quoique excellent homme, avait de l’humeur et devenait aigre dans la dispute. Il n’était pas celui des amis d’Helvétius pour lequel celui-ci avait le plus de goût ; mais du moment qu’il lui eut fait une pension, il fut celui des amis pour lequel il eut le plus d’attentions et d’égards. […] Dans une discussion, Marivaux, s’étant emporté, ne ménagea point sont ami ; lorsqu’il fut parti, Helvétius se contenta de dire : ‘Comme je lui aurais répondu, si je ne lui avais pas l’obligation d’accepter mes bienfaits !’ » (Jean-François de Saint-Lambert, Essai sur la vie et les ouvrages d’Helvétius, cité d’après Helvétius, Réflexions sur l’homme & autres textes, Coda, 2006, p. 7.)
(5) Montaigne, Op. cit., p. 924.
(6) Cf. au sujet de la parrhèsia ma note du 10 novembre 2011.
(7) Montaigne, Op. cit., p. 925.
(8) Il parle néanmoins de la métaphore leibnizienne de la perspective lorsqu’il évoque les correspondances échangées par Descartes et la princesse Élisabeth (Carlo Ginzburg, À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, trad. de Pierre-Antoine Fabre, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 2001, p. 160).
(9) Gottfried Wilhelm Leibniz, Discours de métaphysique suivi de Monadologie, Gallimard, Tel, 1995, p. 106.
(10) Montaigne, Op. cit., p. 205.
(11) Op. cit., p. 209.
(12) Carlo Ginzburg, À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, trad. de Pierre-Antoine Fabre, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 2001.
(13) Bernard Sève, Montaigne. Des règles pour l’esprit, PUF, 2007. À propos de ce livre, cf. ma note du 14 juin 2009.
(14) Montaigne, Op. cit., p. 109.
(15) Op. cit., p. 524.
(16) Op. cit., p. 109.
(17) Op. cit., p. 1065.
(18) Claude Lévi-Strauss, L’homme nu, Plon, 1971, p. 559.

Autres notes sur Montaigne :
Le chapitre "Des Boyteux" des Essais
Le chapitre « Des coches » des Essais
Le chapitre « De la liberté de conscience » des Essais
Les chapitres « Des vaines subtilités » et « De l’art de conférer » des Essais
Le chapitre « De l’aage » des Essais
Montaigne. Des règles pour l’esprit de Bernard Sève
Le chapitre « De mesnager sa volonté » des Essais
Montaigne et son temps de Géralde Nakam
Le chapitre « Des mauvais moyens employez à bonne fin » des Essais
Le chapitre « De trois bonnes femmes » des Essais
Montaigne de Stefan Zweig
« Témoin de soi-même ? Montaigne et l’écriture de soi » de Bernard Sève
Le chapitre « De ne contrefaire le malade » des Essais
« Montaigne, les cannibales et les grottes » de Carlo Ginzburg
Le chapitre “Sur des vers de Virgile” des Essais
Le chapitre “Sur la solitude” des Essais
Le chapitre “De juger de la mort d’autruy” des Essais
Le chapitre “De l’utile et de l’honneste” des Essais
Le chapitre “Sur la physionomie” des Essais
De Montaigne à Montaigne de Lévi-Strauss
Le chapitre “Nos affections s’emportent au-delà de nous” des Essais
Le chapitre “Apologie de Raimond de Sebonde” des Essais
Le chapitre “Sur la ressemblance des enfants avec leurs pères” des Essais
Le chapitre “Du repentir” des Essais
Montaigne, pensées frivoles et vaines écorces de Bernard Bourrit

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