samedi 29 janvier 2011

Note de lecture : Montaigne et la maladie

Le chapitre « De ne contrefaire le malade » des Essais
de Montaigne


Je viens d’écouter en différé le numéro de l’émission « Répliques » (1) – celui du 15 janvier 2011 – consacré à Balthasar Gracián. Alain Finkielkraut avait invité Marc Fumaroli et Stéphan Vaquero à l’occasion de la nouvelle édition de L’homme de cour (2). Et l’écoute de cette émission m’a fait penser au chapitre XXV du Livre II des Essais de Montaigne. J’explique pourquoi.

La lecture de L’homme de cour de Gracián me plonge dans une très grande perplexité. Non qu’il ne soit possible de comprendre chacune des trois cents maximes qui y sont commentées, mais parce qu’il est malaisé de cerner l’intention générale qui a présidé à la rédaction de l’ouvrage. S’agit-il de préconiser les bonnes manières, celles dont Rousseau dénoncera l’hypocrisie un siècle plus tard (comme cela fut avancé lors de l’émission du 15 janvier) ? S’agit-il plutôt de défendre une forme de sagesse qui sache faire sa part à la nécessité ? Ou encore de manifester une conception du monde, voire de la politique, fondée sur le cynisme le plus machiavélien qui soit ? À moins que ce ne soit la manifestation d’une prise de conscience de la nouvelle complexité du monde, telle que la première maxime (3) semble le suggérer ? J’avoue ne pas pouvoir trancher. Et ce n’est pas ce que je sais de la vie de Balthasar Gracián qui m’aidera, tant il semble avoir souvent vécu au mépris des maximes qu’il expose.

Des spécialistes de Gracián – dont je ne suis évidemment pas – peuvent certainement se révéler moins hésitants, en avançant mille arguments en faveur de telle ou telle lecture de L’homme de cour. Mais cela pourrait n’être que l’illustration de cette inclination si répandue à vouloir que les auteurs de qualité tranchent les questions que nous n’aimons pas laisser en suspens.

On aime volontiers dire que les grands textes doivent leur pérennité à leur polysémie. Mais cela n’explique rien. La question dissimulée derrière ce poncif, c’est celle de la validité d’une pensée qui doit sa force à une certaine incohérence, à tout le moins à son refus du système. Que ce soit sciemment ou non, Gracián offre un ensemble de maximes dont chacune, sans se préoccuper des autres, vise à exprimer sur chaque question ce qu’il y a de mieux à dire. Ce qui donne l’impression que l’éclairage vient tantôt de droite, tantôt de gauche, tantôt du dessus, tantôt du dessous. Qui peut prétendre que cette façon de faire n’est pas quelquefois le meilleur parti à prendre face aux infirmités structurelles de la pensée humaine ?

Dans « De ne contrefaire le malade » (4), Montaigne offre un bel exemple d’une pensée qui refuse d’enfermer ses conquêtes dans les limites de la question.

Faut-il ou non contrefaire le malade ? Est-ce opportun ?

Non, commence-t-il par nous dire, à partir de l’exemple de Cœlius, lequel simulait souffrir de la goutte pour échapper à la servilité envers les grands et qui finit, selon Martial, par la contracter. Et aussi, autre exemple, d’un homme qui, pour fuir la proscription, feignit d’être borgne, jusqu’à ce que, selon Appien, il le devint vraiment. Et deux raisons sont avancées, sans que l’on puisse trancher la question de savoir en laquelle des deux Montaigne voit la cause la plus déterminante : le « mauvais ply », d’abord, qu’un « corps ainsi tendre en peut recevoir » ; « la fortune », ensuite, qui « se joue à nous prendre au mot ». (p. 726)

Il y aurait bien là un peu de superstition, apte à exagérer le danger dans le premier cas (on s’abîme irrémédiablement en se rendant laid, si fugacement que ce soit), suggérant de ne pas braver la chance dans le deuxième cas. J’ai le souvenir de m’être entendu dire, étant enfant, que si les cloches sonnaient alors que je faisais une grimace, je ne pourrais jamais plus m’en déprendre.

Mais… « De tout temps j’ay apprins de charger ma main et à cheval et à pied, d’une baguette ou d’un baston : jusques à y chercher de l’elegance, et m’en sejourner [m’y appuyer], d’une contenance affettée. Plusieurs m’ont menacé, que fortune tourneroit un jour ceste mignardise en necessité. Je me fonde sur ce que je seroy le premier goutteux de ma race. » (p. 726) Montaigne brave donc la menace – ici c’est la chance qui est brandie – et, alors qu’il vient d’affirmer que les « mères ont raison de tancer leurs enfans, quand ils contrefont les borgnes, les boiteux et les bicles, et tels autres defauts de la personne » (p. 726), il estime qu’il peut persévérer dans ce qui n’est pourtant guère vertueux – une mignardise –, au motif que l’hérédité lui épargnerait que sa coquetterie se transforme en nécessité.

Et puis, voilà qu’il se laisse emporter « hors de son propos (p. 727) : « alongeons ce chapitre et le bigarrons d’une autre piece » (p. 726) (5) écrit-il. Et il en vient à citer Sénèque, plus précisément une des Lettres à Lucilius, la cinquantième. Le plus simple est de la reproduire ici (6) :
« Que peu d’hommes connaissent leurs défauts.
J’ai reçu ta lettre plusieurs mois après son envoi. J’ai donc cru superflu de demander au porteur ce que tu faisais. Il a certes bonne mémoire s’il s’en souvient ; toutefois j’espère que ta façon de vivre est telle que, n’importe où tu sois, je sais ce que tu fais. Car que ferais-tu, sinon te rendre meilleur chaque jour, te dépouiller de quelque erreur, reconnaître tes fautes à toi dans ce que tu crois celles des choses ? Quelquefois on impute aux lieux ou aux temps tel inconvénient qui partout où nous irons doit nous suivre. Harpaste, la folle de ma femme est restée chez moi, tu le sais, comme charge de succession ; car pour mon compte j’ai en grande aversion ces sortes de phénomènes : si parfois je veux m’amuser d’un fou, je n’ai pas loin à chercher, c’est de moi que je ris. Cette folle a subitement perdu la vue, et, chose incroyable mais vraie, elle ne sait pas qu’elle est aveugle : à tout instant elle prie son guide de déménager, disant que la maison est sombre et qu’on n’y voit goutte. Ce qui en elle nous fait rire nous arrive à tous, n’est-il pas vrai ? Personne ne se reconnaît pour avare, personne pour cupide. L’aveugle du moins cherche un conducteur ; nous, nous errons sans en prendre et disons : « Je ne suis pas ambitieux ; mais peut-on vivre autrement à Rome ? Je n’ai point le goût des dépenses : mais la ville en exige de grandes ; ce n’est point ma faute si je m’emporte, si je n’ai pas encore arrêté un plan de vie fixe ; c’est l’effet de la jeunesse. »
Pourquoi nous faire illusion ? Notre mal ne vient pas du dehors ; il est en nous ; il a nos entrailles mêmes pour siège. Et si nous revenons difficilement à la santé, c’est que nous ne nous savons pas malades. Même à commencer d’aujourd’hui la cure, quand chasserons-nous tant de maladies toutes invétérées ? Mais nous ne cherchons même pas le médecin, qui aurait moins à faire si on l’appelait au début du mal : des âmes novices et tendres suivraient ses salutaires indications. Nul n’est ramené difficilement à la nature, s’il n’a divorcé avec elle. Nous rougissons d’apprendre la sagesse ; mais assurément s’il est honteux de chercher qui nous l’enseigne, on ne doit pas compter qu’un si grand bien nous tombe des mains du hasard. Il y faut du travail. Et à vrai dire, ce travail même n’est pas grand, si du moins, je le répète, nous nous sommes mis à pétrir notre âme et à la corriger avant qu’elle ne soit endurcie dans ses mauvais penchants. Fût-elle endurcie, je n’en désespérerais pas encore ; il n’est rien dont ne vienne à bout une ardeur opiniâtre, un zèle actif et soutenu. Le bois le plus dur, même tordu, peut être rappelé à la ligne droite ; les courbures d’une poutre se rectifient sous l’action du feu : née tout autre, notre besoin la façonne à ses exigences. Combien plus aisément l’âme reçoit-elle toutes les formes, cette âme flexible et qui cède mieux que tous les fluides ! Qu’est-elle autre chose en effet qu’un air combiné de certaine façon ? Or tu vois que l’air l’emporte en fluidité sur toute autre matière, parce qu’il l’emporte en ténuité ? Crois-moi, Lucilius, ne renonce pas à bien espérer de nous par le motif que la contagion nous a déjà saisis et nous tient dès longtemps sous son empire. Chez personne la sagesse n’a précédé l’erreur : chez tous la place est occupée d’avance. Apprendre les vertus n’est que désapprendre les vices. Mais il faut aborder cette réforme avec d’autant plus de courage qu’un pareil bien une fois acquis se conserve toujours. On ne désapprend pas la vertu. Le vice rongeur est en nous une plante étrangère ; aussi peut-on l’extirper, le rejeter au loin : il n’est de fixe et d’inaltérable que ce qui vient sur un sol ami. La vertu est conforme à la nature ; les vices lui sont contraires et hostiles. Mais si les vertus une fois admises dans l’âme n’en sortent plus et sont aisées à entretenir, pour les aller quérir les abords sont rudes, le premier mouvement d’une âme débile et malade étant de redouter l’inconnu. Forons donc la nôtre à se mettre en marche. D’ailleurs le remède n’est pas amer : l’effet en est aussi délicieux qu’il est prompt. La médecine du corps ne procure le plaisir qu’après la guérison : la philosophie est tout ensemble salutaire et agréable.
»

Qu’est-ce que Montaigne en déduit ?
« Ne cherchons pas hors de nous nostre mal, il est chez nous : il est planté en nos entrailles. Et cela mesme, que nous ne sentons pas estre malades, nous rend la guerison plus malaisée. Si nous ne commençons de bonne heure à nous penser, quand aurons nous pourveu à tant de playes et à tant de maux ? Si avons nous une très-douce medecine, que la philosophie : car des autres, on n’en sent le plaisir, qu’après la guerison, ceste cy plaist et guerit ensemble. » (p. 727)

Voilà qui confirme que la seule maladie qui vaut notre attention constante, c’est celle de l’esprit (comme le répète Bernard Sève), qu’on est malade alors même qu’on se croit en bonne santé, et que le chemin à prendre est celui d’un travail sur soi, à la fois agréable et nécessaire. À ce travail-là, on peut donner le nom de philosophie.

Est-on autant hors de propos que Montaigne le dit, par rapport aux questions que posent ceux qui contrefont les malades ? Peut-être pas, car il est en définitive plus important de se préoccuper des maux dont on ignore souffrir que de ceux dont on mime d’être accablé. Et même si la question est d’une autre nature, « il y a du profit au change. » (p. 727)

(1) France Culture, le samedi de 9 h 10 à 10 h. Je recommande la lecture de la présentation générale de l’émission, telle qu’elle figure sur son site Internet, à l’adresse suivante : http://www.franceculture.com/emission-repliques.html-0 ; je partage complètement le constat sur lequel elle est basée.
(2) Balthasar Gracián, L’homme de cour (1ère éd. en 1647) trad. de Nicolas Amelot de la Houssaie en 1684, éd. préparée par Sylvia Roubaud, préc. d’un essai de Marc Fumaroli, Gallimard, Folio, 2010. La traduction de Nicolas Amelot de la Houssaie est disponible sur Internet à l’adresse suivante : http://fr.wikisource.org/wiki/L%27Homme_de_cour.
(3) « Tout est maintenant au point de sa perfection, et l’habile homme au plus haut. Il faut aujourd’hui plus de conditions pour faire un sage, qu’il n’en fallut anciennement pour en faire sept ; et il faut en ce temps-ci plus d’habileté pour traiter avec un seul homme, qu’il n’en fallait autrefois pour traiter avec tout un peuple. »
(4) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 725-727.
(5) Au chapitre II, XX, « Nous ne goustons rien de pur », il est dit que l’homme « en tout et par tout, n’est que rappiessement et bigarrure » (Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 712).
(6) C’est simple, car dans la traduction qu’en a faite Joseph Baillard au XIXe siècle, elle est libre de tout droit. On la trouve sur Internet à l’adresse suivante : http://fr.wikisource.org/wiki/Lettres_%C3%A0_Lucilius/Lettre_50.

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