vendredi 27 février 2009

Note de lecture : Montaigne et le débat

Les chapitres « Des vaines subtilités » et « De l’art de conférer » des Essais
de Montaigne


À ceux qui sont tentés de réfléchir à la difficulté qu’il y a à débattre et davantage encore aux périls auxquels expose le projet de pratiquer la parrhésia (le franc-parler), on ne peut que conseiller une lecture ou une relecture attentive de deux chapitres des Essais de Montaigne : le chapitre LIV du livre I, « Des vaines subtilités », et le chapitre VIII du livre III, « De l’art de conférer » (1) . Non sans jamais oublier que Montaigne vit au XVIe siècle, et parle d’abord et avant tout de lui. Non sans croire non plus que l’enseignement qu’on peut en tirer s’y trouve exposé de manière claire, univoque et méthodique.

Que sont d’abord ces « vaines subtilités » que Montaigne évoque ? Le chapitre comprend deux parties, séparées par cette phrase remarquable : « Il se peut dire avec apparence, qu’il y a ignorance abécédaire, qui va devant la science ; une autre doctorale, qui vient après la science : ignorance que la science fait et engendre, tout ainsi comme elle deffait et destruit la première. » (pp. 331-332) Voilà une idée extraordinaire et qui va faire son chemin.

L’idée d’abord. Qu’il existe une ignorance qui trouve son origine dans l’absence de savoir, cela n’est pas fait pour étonner. Mais qu’il existe également une ignorance – en quelque sorte diamétralement opposée – qui découle du savoir, voilà qui est plus surprenant. Et cette ignorance-là serait forgée par ce savoir en train de combattre la première. Comment Montaigne en arrive-t-il là ? Précisément au départ de ces vaines subtilités dont on use pour obtenir la renommée. Les jeux de mots (honte à ces messieurs de l’Oulipo !), comme les jeux d’adresse, attirent l’attention « par la rareté ou nouvelleté, ou encore par la difficulté » (p. 330), alors même qu’il conviendrait que notre attention s’attache à « la bonté et utilité » (p. 330). Ce qui conduit à réfléchir à d’autres bizarreries, comme cette étonnante identité des « deux bouts extremes » (p. 330). Ainsi, il existe entre les catégories sociales les moins et les plus élevées d’étranges similitudes qui les distinguent des catégories moyennes. Ou encore des ressemblances entre l’exquis désir et la forte satiété, entre la grande bêtise et la profonde sagesse, et même entre les bêtes et les dieux. Et Montaigne s’en va ainsi aménager un espace imaginaire, à la structure ternaire (les petits, les moyens et les grands), dans lequel un pont relie les deux extrémités. Par exemple, les « esprits simples » et les « grands esprits » font de bons chrétiens, là où en « la moyenne vigueur des esprits et moyenne capacité s’engendre l’erreur des opinions » (p. 332). Que Montaigne ait les protestants en tête n’est guère douteux, mais il ne s’en juge pas moins lui-même parmi ces « métis » qui ont « le cul entre-deux selles », sont « dangereux, ineptes et importuns » et « troublent le monde » (p. 332).

À quel chemin cette idée se vit-elle promise ? Un long chemin assurément, dont je n’ai pas l’ambition de faire l’histoire. Trois repères, simplement : dans l’œuvre de Montaigne, on la retrouve notamment dans le chapitre VIII du titre III, mais aussi – sous la forme apparemment contraire de l’éloge du juste milieu – dans le chapitre XIII du même titre (2) ; dans l’œuvre de Pascal, principalement au fragment relatif aux habiles et demi-habiles (3) ; et puis, dans l’œuvre de Bourdieu, lorsque celui-ci revint à Pascal (4).

Voyons ce qu’il en est du chapitre VIII du livre III des « Essais », « De l’art de conférer ».

Une première question se pose : lequel des deux sens du mot conférer (comparer ou converser) faut-il attribuer au titre du chapitre ? Il est davantage question de conversations que de strictes comparaisons dans le chapitre. Mais il est également question de lecture et de propos univoques ; et au sein même de ces divers sujets, il est encore et toujours question de comparer ce qui vaut plus et ce qui vaut moins. La vraie question que pose à mon sens le chapitre, c’est de savoir s’il est possible d’en déduire un bon usage des échanges intellectuels. Et les premières lignes donnent immédiatement la mesure de la difficulté.

Ces premières lignes portent sur la force de l’exemple. Et Montaigne y dit ceci : « Il en peut estre aucuns de ma complexion, qui m’instruis mieux par contrariété que par similitude : et par fuite que par suite. » (p. 966) Autrement dit, le mauvais exemple est plus efficace que le bon. Peut-on vraiment s’en tenir à ce principe ? Je saute à la page suivante : « Mais comme nostre esprit se fortifie par la communication des esprits rigoureux et reiglez, il ne se peut dire, combien il perd, et s’abastardit, par le continuel commerce, et frequentation, que nous avons avec les esprits bas et maladifs. » (p. 967) Ah bon ? Voici donc que le bon exemple prévaut à présent sur le mauvais. Que faut-il comprendre ? Sans doute que j’ai tort d’isoler comme je le fais des phrases dont la portée me paraît générale, parce que la pensée de Montaigne répugne aux principes : elle réside pour l’essentiel dans les exemples, dans les anecdotes, dans les diverses considérations. Mais, me dira-t-on, de quoi les exemples sont-ils l’illustration ? Ils témoignent en définitive qu’il importe d’avoir « plustost la teste bien faicte, que bien pleine » (p. 155), car il s’agit bien d’user de son jugement en chaque circonstance et non de rabattre une doctrine sur un cas (5).

Encore est-ce de Montaigne qu’il s’agit, de son jugement, non de celui des humains. « J’entre en conference et en dispute, avec grande liberté et facilité : d’autant que l’opinion trouve en moi le terrein mal propre à y penetrer, et y pousser de hautes racines : Nulles propositions m’estonnent, nulle creance me blesse, quelque contrarieté qu’elle aye à la mienne. » (p. 967) Et s’il faut se ranger dans une cohorte, ce sera celle des sceptiques : « Nous autres, qui privons nostre jugement du droict de faire des arrests, regardons mollement les opinions diverses : et si nous n’y prestons le jugement, nous y prestons aisément l’oreille » (p. 967) Même les croyances les plus naïves et les moins conséquentes méritent d’être connues : « qui ne s’y laisse aller jusques là, tombe à l’aventure au vice de l’opiniastreté pour éviter celuy de la superstition » (p. 968).

Montaigne ne se prive cependant pas de préciser comment et avec qui il aime converser : « J’ayme entre les galans hommes, qu’on s’exprime courageusement : que les mots aillent où va la pensée » (p. 968). Et il déplore que ceux de son temps « parlent tousjours avec dissimulation, en presence les uns des autres » (p. 969) Car peu comme lui peuvent dire : « Je me sens bien plus fier, de la victoire que je gaigne sur moy, quand en l’ardeur mesme du combat, je me faits plier soubs la force de la raison de mon adversaire : que je ne me sens gré, de la victoire que je gaigne sur luy, par sa foiblesse » (p. 969).

Mais il est conscient aussi de ce que la dispute franche a ses limites et peut dégénérer lorsqu’elle est « trouble et des-reglée » (p. 970). Parce que, entre autres choses, « Il est impossible de traitter de bonne foy avec un sot » (p. 970) Et la sottise n’est pas toujours où on la croit ; les cuistres n’en sont pas dépourvus : « Qu’il oste son chaperon, sa robbe, et son Latin, qu’il ne batte pas nos aureilles d’Aristote tout pur et tout creu, vous le prendrez pour l’un d’entre nous, ou pis. Il me semble de cette implication et entrelasseure du langage, par où ils nous pressent, qu’il en va comme des joueurs de passe-passe : leur soupplesse combat et force nos sens, mais elle n’esbranle aucunement nostre creance : hors ce bastelage, ils ne font rien qui ne soit commun et vil. Pour estre plus sçavans, ils n’en sont pas moins ineptes » (pp. 971-972) Ce mode de ceux-là qui « ne peuvent rien que par livre : je le hay, si je l’ose dire, un peu plus que la bestise. » (p. 972) Bref : « Autant peut faire le sot, celuy qui dit vray, que celuy qui dit faux : car nous sommes sur la manière, non sur la matiere du dire. » (p. 973)

Je dois ici me freiner, car quand j’écris sur Montaigne, j’ai très vite l’humeur citeuse. Et la profusion d’exemples et de situations qu’il évoque dépasse ce qu’il convient d’évoquer dans ce qui n’est somme toute qu’un abrégé. (6) Je vais donc renoncer à m’étendre sur sa façon de prêter à la chance, et non au mérite, le succès des grands et sur la conclusion qu’il en tire : « Toute inclination et soubsmission leur est deue, sauf celle de l’entendement : Ma raison n’est pas duite à se courber et fleschir, ce sont mes genoux » (p. 980). De même, je dois passer outre ses considérations sur le caractère curable de la sottise, sur le cran que l’on doit avoir à parler de soi ou encore sur l’occasion que Tacite lui donne d’évoquer la crédibilité des historiens.

Ce qu’il faut encore dire, c’est que, que ce soit pour parler de soi ou pour parler de l’histoire, tout est à ce point incertain que la sincérité seule est garante de quelque chose de vrai. Ainsi, Montaigne se fait un peu phénoménologue avant la lettre. Qu’on en juge par les dernières phrases du chapitre VIII du livre III, où il achève de parler des historiens : « Qu’ils nous rendent l’histoire, plus selon qu’ils reçoyvent, que selon qu’ils estiment. Moy qui suis Roy de la matiere que je traicte, et qui n’en dois compte à personne, ne m’en crois pourtant pas du tout : Je hazarde souvent des boutades de mon esprit, desquelles je me deffie : et certaines finesses verbales dequoy je secoue les oreilles : mais je les laisse courir à l’avanture, je voys qu’on s’honore de pareilles choses : ce n’est pas à moi seul d’en juger. Je me presente debout, et couché ; le devant et le derriere ; à droite et à gauche ; et en touts mes naturels plis. Les esprits, voire pareils en force, ne sont pas tousjours pareils en application et en goust. Voylà ce que la mémoire m’en presente en gros, et assez incertainement. Tous jugemens en gros, sont lasches et imparfaicts. » (p. 989).

(1) Michel de Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 330-333 et pp. 965-989.
(2) « Le peuple se trompe : on va bien plus facilement par les bouts, où l'extrémité sert de borne, d'arrest et de guide, que par la voye du milieu large et ouverte, et selon l'art, que selon la nature ; mais moins bien noblement aussi, et moins recommendablement. La grandeur de l'ame n'est pas tant, tirer à mont, et tirer avant, comme sçavoir se ranger et circonscrire. Elle tient pour grand, tout ce qui est assez. Et montre sa hauteur, à aimer mieux les choses moyennes, que les eminentes. Il n'est rien si beau et légitime, que de faire bien l'homme et deuement. Ny science si ardue que de bien et sçavoir vivre cette vie. Et de nos maladies la plus sauvage, c'est mespriser nostre estre. […] C'est absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être. Nous cherchons d'autres conditions, pour n'entendre l'usage des nôtres, et sortons hors de nous, pour ne savoir quel il y fait. Si avons-nous beau monter sur des échasses, car sur des échasses encore faut-il marcher de nos jambes. Et au plus eslevé throne du monde, si ne sommes nous assis, que sus nostre cul. Les plus belles vies sont, à mon gré, celles qui se rangent au modelle commun et humain avec ordre : mais sans miracle, sans extravagance. » (pp. 1160 et 1166) Est-il besoin de dire que la structure ternaire est ici utilisée à un tout autre dessein et qu’il est spécieux d’affirmer – comme on le voit parfois faire – que la contradiction d’image vaut contradiction d’idées dans le chef de Montaigne ?
(3) Fragment 83 (Le Guern) :
« Raison des effets.
Gradation. Le peuple honore les personnes de grande naissance ; les demi-habiles les méprisent disant que la naissance n’est pas un avantage de la personne mais du hasard. Les habiles les honorent, non par la pensée du peuple, mais par la pensée de derrière. Les dévots qui ont plus de zèle que de science les méprisent malgré cette considération qui les fait honorer par les habiles, parce qu’ils en jugent par une nouvelle lumière que la piété leur donne, mais les chrétiens parfaits les honorent par une autre lumière supérieure.
Ainsi se vont les opinions succédantes du pour au contre selon qu’on a de lumière.
»
Force est de constater que la structure ternaire se retrouve aussi dans ce passage du fragment 185 (Le Guern), sans qu’elle y distribue les mêmes jugements de valeur :
« Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature ? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout, infiniment éloigné de comprendre les extrêmes ; la fin des choses et leurs principes sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable. […] Manque d'avoir contemplé ces infinis, les hommes se sont portés témérairement à la recherche de la nature comme s'ils avaient quelque proportion avec elle. C'est une chose étrange qu'ils aient voulu comprendre les principes des choses et de là arriver jusqu'à connaître tout, par une présomption aussi infinie que leur objet. […] Quand on est instruit on comprend que la nature ayant gravé son image et celle de son auteur dans toutes choses elles tiennent presque toutes de sa double infinité. C'est ainsi que nous voyons que toutes les sciences sont infinies en l'étendue de leurs recherches, car qui doute que la géométrie par exemple a une infinité d'infinités de propositions à exposer […] Mais nous faisons des derniers [principes] qui paraissent à la raison, comme on fait dans les choses matérielles où nous appelons un point indivisible, celui au-delà duquel nos sens n'aperçoivent plus rien, quoique divisible infiniment et par sa nature […] nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d'un bout vers l'autre ; quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir, il branle, et nous quitte, et si nous le suivons il échappe à nos prises, nous glisse et fuit d'une fuite éternelle ; rien ne s'arrête pour nous. C'est l'état qui nous est naturel et toutefois le plus contraire à notre inclination. Nous brûlons du désir de trouver une assiette ferme, et une dernière base constante pour y édifier une tour qui s'élève à l'infini, mais tout notre fondement craque et la terre s'ouvre jusqu'aux abîmes. »
(4) Cf. Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, Collection Liber, 1997, notamment pp. 10 et 226.
(5) Le principe suprême serait donc celui de la tête bien faite, me rétorquera-t-on. C’est accorder aux raisonnements une véridicité qu’ils n’ont pas. Lorsque certains reprochent à l’affirmation « tout est relatif » de n’être pas relative, ils font mine de ne pas comprendre.
(6) Comment ne pas l’admettre : « tout abbregé sur un bon livre est un sot abbregé » (p. 985).

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