dimanche 1 février 2009

Note de lecture : Michel del Castillo et la guerre d'Espagne

La nuit du décret de Michel del Castillo

Récemment, lors d’une conversation avec un ami, j’évoquais la manière dont Michel del Castillo parle de Colette dans la préface qu’il écrivit au livre de Gérard Bonal et Michel Remy-Bieth, Colette intime (1). Et nous en vînmes à parler des remous provoqués par son dernier livre, Le temps de Franco (2), que nous n’avions pas lu. Que penser de ces indignations suscitées par une vision du Caudillo qui ne se résume pas à une condamnation sans appel ? Et mon ami d’ironiser, à la manière de Flaubert : « Franco : être contre ! », idée reçue dont il est sain, bien sûr, de se distancer, particulièrement lorsque la victime est un auteur qui, aux dires de mon ami qui a lu plusieurs de ses livres, exhibe un grand talent.

Évidemment, Franco incarne un régime politique dont on connaît les nuisances. Et c’est peu dire. Mais la personne de Franco se réduit-elle à ses forfaits politiques ? Voilà une question que l’on peut laisser ouverte. Encore faut-il que cela soit la question traitée. J’hésitais. Au point que je décidai de commencer par lire autre chose de Michel del Castillo, un livre moins récent, manière de me faire une idée plus précise sur l’auteur. Voilà ce qui m’a conduit à me plonger dans un de ses succès anciens : La nuit du décret (3).

Ce fut – j’ose le dire – une secousse. Dans un style simple, fluide, efficace, Michel del Castillo nous emmène sur le côté tranchant du couteau, là où la vie coupe sans miséricorde. « "Dans ce pays de malheur, lâcha-t-il soudain, il fait toujours trop chaud ou trop froid." » (p. 84) C’est le père du narrateur qui s’exprime. Et par cette seule phrase, il va plonger ce dernier dans un abîme de perplexité. Je me demande si le roman tout entier n’est pas dominé par la perplexité.

Oui, il y a l’Espagne et son histoire. Mais au-delà, il y a la vie, tout simplement. Lorsque Don Anastasio, le directeur de la police de Murcie s’épanche sur le cas d’Avelino Pared, ce mystérieux chef de la police de Huesca, il conclut : « — Le drame de notre ami […] c’est qu’il a toujours pris la vie au sérieux. L’une des phrases qu’il répétait le plus souvent était : "La vie n’est pas une plaisanterie." Lassé de la lui entendre dire, je finis par lui poser la question : "Et pourquoi donc ?" Savez-vous quelle réponse il me fit, d’une voix bizarrement triste, comme s’il s’était, lui aussi, souvent posé la question ? "Parce que, dans ce cas, il ne resterait d’autre issue que le suicide…" Je me dis parfois qu’il n’avait pas tout à fait tort. Voyez-vous, ce qui nous sauve, c’est la distraction. Si nous ne nous laissions distraire, la pensée de la vie nous tuerait. » (p. 73) Voilà qui prend Pascal (le grand, Blaise) à contre-pied : le divertissement n’est pas cet obstacle à contourner pour saisir la vie dans son essence, mais au contraire cette solution à embrasser pour éviter de se perdre dans les apories de l’entendement.

Puisque je parle de Pascal, je ne peux passer sous silence ce Don Pedro qui, d’une certaine manière, marche sur ses traces. Et moins encore la réponse que Don Avelino lui fait. « "Je vous ai dit tout à l’heure que j’étais sans illusions. J’ai négligé de préciser que ma fidélité à la religion de mon enfance ne s’est pas démentie, résistant à tous les échecs. Une religion sommaire, peu dogmatique, une foi de charbonnier, si les charbonniers ont encore la foi. La conception virginale de Marie, le mystère de la Trinité, la prédestination et la liberté de la créature : ces abstractions me dépassent. Car la foi ne découle pas d’un dogme, elle s’appuie sur une présence. J’aime le Christ, Don Avelino, je l’aime d’amour, c’est-à-dire de façon irraisonnée, irraisonnable. Cette déclaration vous paraîtra sans doute absurde et, d’une certaine façon, ridicule. Une chose est sûre : si je ne gardais pas cette figure d’homme présente dans ma mémoire, je serais absolument et définitivement désespéré. Remarquez que je ne demande même pas qui est cet homme. Je ne me pose pas la question de sa divinité : il me suffit du son de sa voix, de ce souffle…
"Vous êtes, Don Avelino, une homme de l’ancienne Loi. Je me trompe ?"
Une minute peut-être Don Avelino parut absorbé dans ses pensées.
"Je trouve surprenant que des hommes de votre espèce puissent aimer ce… prophète larmoyant. Vous possédez un esprit clair, lucide. Non, fit-il soudain d’une voix changée et frémissante, vous ne vous trompez pas : je hais le Christ !"
» (p. 350)

Il serait exagéré d’en déduire que le roman de Michel del Castillo vise à opposer deux conceptions métaphysiques du monde, en écho à la manière dont républicains et nationalistes s’opposèrent pendant quarante ans. Au contraire, c’est la difficulté à conférer un sens à ces oppositions métaphysiques qui finit par vider également de son sens la guerre et ses prétendus enjeux. Ainsi, lorsque Don Pedro évoque son ancien ami Carlos, que la guerre a fait son ennemi, il précise :
« Dans l’ensemble, nos pensées s’accordaient : nous rêvions d’abolir le capitalisme, de distribuer la terre aux paysans qui la travaillent, de nationaliser le commerce et les banques. Bref, nous voulions le grand chambardement. Seulement, cette Révolution, je la voulais nationale, c’est-à-dire ancrée dans les traditions. Ça risque de vous faire sourire […] : j’avais la passion de l’Espagne. Passion farouche, aveugle, douloureuse. J’aimais mon pays à la folie. Carlos, lui, prétendait que la Révolution ne pouvait être qu’internationale ou mondiale. Sur un simple adjectif, cette amitié magnifique s’est rompue, ce qui ne plaide guère, vous en conviendrez, en faveur de la politique. » (p. 342)

Un trait frappant du roman, c’est l’égale force avec laquelle tous les personnages analysent le problème posé par Avelino Pared. Qui est cet homme ? Qu’est-ce qui le guide ? Est-il ange ou démon ? Cette égale profondeur de questionnement fait penser à Racine…

Ainsi, le vieux Trevos, archiviste, évoque la logique des fichiers de la police. « Lire des fiches n’est pas un travail d’information, c’est une activité purement mentale qui consiste à repérer des traces, à imaginer les actes qui peuvent en découler, comme le chêne dérive du gland. Voilà pourquoi je vous parlais de la création. Parfois, je me représente Dieu comme un immense fichier contenant des millions de noms qui engendreront l’héroïsme et le crime, le mensonge et l’amour. Dans les ténèbres et le silence, Dieu contemple cet écheveau fantastique, et Il attend, recueilli, que tous les fils soient dévidés. Alors, arrivera la Nuit du Décret et une aube triomphante éclairera l’humanité, arrivée au terme de son destin. » (p. 44)

Ainsi encore, Don Anselmo, l’ancien chef du narrateur, ne témoigne de ce qu’il sait d’Avelino Pared qu’en replaçant son opinion dans un contexte humain beaucoup plus vaste. « Un homme […] ne se résume pas aux opinions qu’il professe ni même, quoi qu’on en dise, aux actions qu’il accomplit. Des millions d’hommes bafouent chaque jour leurs opinions et il arrive aux pires lâches de se comporter en héros, sans que ce courage d’un instant les rende moins couards. Un homme, c’est un style. » (p. 166)

Ainsi toujours, l’inspecteur Baza raconte comment Avelino Pared envoyait froidement à la mort ceux qui avaient le tort d’être du mauvais camp. Et il cherche à comprendre. « Un jour, j’eus la révélation : je n’assistais pas à des interrogatoires de police, j’assistais à un rite religieux. Don Avelino officiait, comprends-tu. Il célébrait la liturgie de l’Inquisition, ressuscitée à la faveur de la guerre. Cette voix chuchotante, presque affable, c’était la voix du dogme qui s’enrobe de charité feinte. Halluciné, je regardais ce décor bucolique, cette silhouette affaissée, ces épaules voûtées. Aujourd’hui encore… mais qu’importe ! Au diable toutes mes élucubrations ! Une chose importe : ce n’est pas la haine qui tue […], ou, quand elle tue, elle le fait de façon désordonnée, sauvage, inefficace, pour tout dire. Ce qui tue, c’est la certitude. Or, ce type-là ne doutait de rien. » (p. 212)

Et puis, il y a Pared lui-même, dont les propos, aussi énigmatiques soient-ils, ne manquent pas de pénétration. Particulièrement lorsqu’il s’entretient avec Ramon Espuig, cet anarchiste dont l’intelligence le fascine :
« Une chose m’échappe […] . Qu’un homme tel que vous puisse préférer un système d’idées, une mécanique de mots à la vie simple, à cette pulsation secrète que nous entendons à cette minute. Il m’arrive de penser que la politique, telle du moins qu’on l’entend de nos jours, n’est que le symptôme d’une maladie, d’une inaptitude à vivre.
— Peut-être cet état provient-il de ce que la vie est mal faite ?
— Peut-être. A-t-elle jamais été faite, en bien ou en mal ? Elle se construit dans l’élan de vivre.
» (p. 178)

Les propos de Pared génèrent l’inquiétude, une inquiétude qui doit beaucoup à la difficulté à les balayer d’un revers de la main.

Ainsi : « Ce qu’il y a de plus authentique dans l’homme, c’est sa bassesse. » (p. 362)

Ou encore : « Là où l’esprit critique, le désir et l’inquiétude persistent, là aussi le désordre subsiste. » (p. 360) On pense au cri des phalangistes, « Vive la mort ! », et à la réponse que lui opposa Miguel de Unamuno le 12 octobre 1936 dans l’amphithéâtre de l’Université de Salamanque (4).

Et que penser de ce passage de la conversation entre Avelino Pared et Ramon Espuig ? :
« Voyez-vous, les gens vivent. Mal sans doute. Mais ils vivent. Pendant trois ans, ils ont craint de mourir chaque jour, et beaucoup sont morts d’ailleurs.
― Tout dépend du sens que vous donnez au mot vivre. On pourrait soutenir que les esclaves ont vécu, tout comme les déportés d’Auschwitz, du moins les survivants. Sans liberté, une vie ne vaut rien.
― À ce point précis, nos voies divergent, Don Ramon. Je pense que, même sans liberté, une vie vaut, c’est-à-dire respire, rêve, aime, souffre, espère.
― Va pour la vie des esclaves, si je vous suivais.
― Va pour la vie tout court, Don Ramon. Écoutez cette rumeur : dans chaque quartier de cette ville obscène, des hommes rôdent, brûlés de fièvre ; ils s’accouplent dans des chambres misérables, dans des ruelles graisseuses, sous un porche même ; à des femmes lasses et fanées, ils jurent le grand amour. Ils se battent également, ils tuent parfois. Ne me demandez pas ce que vaut cette vie. Eux répondent à ma place en la vivant avec une avidité effrayante.
― Je refuserai toujours cette existence animale, murmura Espuig d’un ton de dégoût.
― Eh oui, il nous faut, à nous autres, la pensée. Mais si la pensée était un luxe ? Si la majorité ne s’en souciait pas, lui préférant le bonheur animal ? faudrait-il quand même la lui imposer ?
― C’est ce que vous faites, convenez-en.
― Pour moi, l’idée ne m’intéresse plus, Don Ramon. Je me contente de faire en sorte que la vie poursuive sa route.
― Au fond, vous faites de la police une idéologie : l’ordre comme unique finalité de l’espèce.
― Il y a de ça, Don Ramon, sauf que je n’emploierais pas le mot finalité, trop vaste. Moyen me suffit.
― Un moyen pour quoi faire ?
― Pour vivre tout simplement.
» (p. 181)

Petite parenthèse : bien que cela soit sans rapport avec son œuvre, et moins encore avec sa signification, il m’a semblé que Michel del Castillo m’a permis de comprendre pourquoi je n’aime pas les romans policiers. C’est toujours Avelino Pared qui parle (ce qui peut rendre mon adhésion suspecte, mais peu importe) : « Ce qui assure le succès des romans policiers, ce n’est nullement l’intrigue, les péripéties, c’est la complicité entre l’auteur et le lecteur. Un jeu assez subtil qui repose sur la confiance. Si le lecteur n’avait pas la conviction que l’auteur, par le truchement du détective ou du commissaire, possède, dès avant le commencement du récit, l’exacte connaissance des faits, il fermerait le livre. Ce qui maintient son intérêt, c’est en effet le dévoilement progressif d’une vérité cachée et pourtant évidente. » (p. 258)

Des mots me sont venus en tête, alors que je lisais La nuit du décret, des mots terribles et pourtant insistants : la chasteté du mal, la lascivité du bien. Je ne crains pas de le dire : j’ai été très fortement impressionné par le livre de Michel del Castillo. En traitant d’une histoire qui met en scène des nationalistes et des républicains espagnols, il a choisi un terrain face auquel la tentation manichéenne est très forte. En campant un personnage de policier, exécuteur des basses œuvres de la répression franquiste, il force le lecteur à se confronter à sa propre indignation, à son propre dégoût. Puis il pose lentement le problème : entre ceux qu’une foi anime – qu’elle soit religieuse ou laïque, catholique ou communiste, nationaliste ou républicaine – et ceux qui oscillent, qui doutent, qui nagent dans la perplexité, il y a un abîme à nul autre pareil. Et cet abîme ne sépare pas tant ceux qui pensent de ceux qui ne pensent pas – comme le croit Avelino Pared –, que ceux qui osent savoir de ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas comprendre. Autrement dit, à côté des fractures idéologiques qui portent à l’incompréhension, au conflit, au meurtre, il y a ces fractures de style, de forme – une forme qui charrie du fond, évidemment – et qui redoublent l’incompréhension, le conflit, la haine.

Le tableau est sombre et quelque peu désespérant. Et pourtant, il y a tant d’humain, tant de nous, dans cette façon d’aborder la vie que l’impression globale comporte quelque chose d’un peu rassurant : la voie finalement tracée indique que la vérité des rapports humains est moins idéologique qu’on le croit.

On me dira que l’air du temps est anti-idéologique. C’est vrai (et il commençait à peine de l’être en 1981, lorsque La nuit du décret parut). Mais toute manière nouvelle de concevoir les choses commence par une mode ; c’est son devenir qui détermine si elle est plus que cela. Et puis, tant de gens n’ont pas attendu la vogue de l’anti-idéologisme pour vivre de façon a-idéologique. Les auteurs du passé les plus puissants ne sont-ils pas ceux dont l’engagement politique fut le plus ténu ? Ou, en tout cas, la part la plus puissante de leur œuvre n’est-elle pas celle qui se tient le plus à l’écart de tout militantisme ?

(1) Éditions Phébus, 2004.
(2) Fayard, 2008.
(3) Seuil, Collection ‘Points’ P 250, 1981.
(4) « Vous attendez tous ce que je vais répondre à ce discours - si on peut l'appeler ainsi - du Général Millan Astray. Vous me connaissez et vous savez que je ne peux garder le silence, car le silence peut être interprété parfois, comme une approbation. Je ne veux pas parler de l'offense personnelle (vous savez tous que je suis basque) que m'a faite le général dans sa violente vitupération contre les Basques et les Catalans » Il se tourne vers l'évêque aussi pâle que lui. « Et monseigneur, que cela lui plaise ou pas, est Catalan. » Un silence de mort gagne tout l'amphithéâtre. Personne jusqu'à ce jour n'a osé faire front aux Nationalistes. Au bout de longues secondes Unamuno reprend : « Moi, philosophe, qui ai passé ma vie à façonner les paradoxes qui ont soulevé l'irritation de ceux qui ne pouvaient pas les comprendre, je viens d'entendre un cri morbide et dénué de tout sens: vive la mort ! En ma qualité d'expert je dois vous dire que je trouve ce paradoxe barbare tout à fait répugnant. Le général Millan Astray est infirme. Cela n'est pas une insulte: il est invalide de guerre. Cervantès l'était aussi. Il y a aujourd'hui en Espagne beaucoup trop d'infirmes. Il y en aura bientôt beaucoup plus si Dieu ne nous vient pas en aide. Je ressens une profonde douleur à la pensée que le général Millan Astray pourrait fixer les bases d'une psychologie de masse. Un infirme qui n'a pas la grandeur d'âme d'un Cervantès va chercher un soulagement dans les mutilations qu'il peut faire subir autour de lui. Cette université est le temple de l'intelligence et j'en suis son grand prêtre. Vous profanez son enceinte sacrée. Vous vaincrez car vous avez la force brutale, mais vous ne convaincrez pas, car pour convaincre il faut persuader. Or, pour persuader il faut avoir ce qui vous manque : la raison et le droit. Je pense qu'il est inutile que je vous exhorte à penser à l'Espagne. He terminado ! » (extrait du site Internet http://www.la-guerre-d-espagne.net/unamuno.htm)
Autres notes sur Michel del Castillo :
Le temps de Franco
Mamita

2 commentaires:

  1. Petite information complémentaire : à ceux qui sont curieux de connaître dans quel état d’esprit Michel del Castillo a écrit Le temps de Franco (éventuellement avant de le lire), je recommande de prendre connaissance du texte intitulé La danse des morts. Voici l’adresse Internet où on peut le trouver : http://www.micheldelcastillo.com/danse.htm

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  2. Le lien permettant d'accéder au texte intitulé La danse des morts est modifié. Il s'agit à présent de : http://www.micheldelcastillo.com/index.php?option=com_content&view=article&id=77:20-octobre-2008-la-danse-des-morts&catid=34:blog&Itemid=50

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