La vie en sourdine
de David Lodge
Je ne vais pas bouder mon plaisir : La vie en sourdine (1) est un livre très plaisant. Il fait rire comme fait rire l’humour anglais, c’est-à-dire au rythme de vagues irrépressibles qui s’amorcent au niveau du diaphragme et qui vous déferlent dans le nez. C’est un rire que l’on n’appelle pas, que l’on n’attend pas, qui vous surprend au milieu du sérieux, de la dignité, de la gravité même.
Comment peut-on être anglais ? Voilà une question que je me pose depuis très longtemps. Et ne venez pas me dire que Lodge fait partie de la littérature universelle et que je serais bien mesquin d’épingler ce qu’il doit à son île. D’abord parce que lui-même, sans doute, serait bien marri d’être dépossédé de son insularité. Ensuite parce qu’il est très rassurant de pouvoir encore distinguer des aires culturelles à une époque où d’aucuns imaginent un monde uniforme où règneraient la démocratie, les droits de l’homme et les sous-vêtements Diesel.
Car enfin, ne me dites pas qu’un Français pourrait disserter ainsi sur le quotidien le plus quotidien ; c’est typiquement anglo-saxon. Il y a sur ce plan bien plus d’affinités entre John Irving et David Lodge qu’entre ce dernier et Georges Perec. Cela tient peut-être à la prégnance de l’utilitarisme et du pragmatisme sur les anglo-saxons. On ne peut pas croire à la logique du résultat sans accorder une attention soutenue aux aspects les plus concrets, et même les plus triviaux, de l’existence. Ce qui, sur ce point, rend probablement les Anglais très drôles (à l’inverse des Américains), c’est qu’ils conservent néanmoins (du moins certains d’entre eux, soyons lucides) une posture impassible – ce que l’on appelle volontiers flegme, un mot à l’étrange polysémie – face à ce qui leur semble à la fois banal et déterminant.
N’ayant rien d’anglo-saxon, j’avoue être moyennement sensible à cette littérature qui dissèque l’ordinaire de la vie, comme si c’était là que résidait le fin mot de l’existence. Dans les universités anglaises, on enseigne l’anthropologie en envoyant les étudiants à un carrefour, munis d’un calepin et d’un crayon, afin qu’ils observent et notent les comportements humains. Au même moment, le monde académique italien – pour prendre l’autre extrême – professe les idées des grands anthropologues du passé, confrontant les théories aux théories…
Tout cela ne signifie pas que La vie en sourdine n’est qu’un simple divertissement, ce qui d’ailleurs ne serait pas négligeable. Bien des passages possèdent une force qui, le plus souvent, se tapit derrière la gausserie et la dérision. Ainsi celui-ci :
« L’exposition dans la Vieille Manufacture de Laine est intitulée "Mé-prises" ; c’est une collection de photographies, de photocopies, de fax et autres images qui, pour une raison ou pour une autre, ont été victimes du mauvais fonctionnement des appareils de reproduction, ce qui a eu pour effet de produire de nouveaux artéfacts inattendus et prétendument intéressants. On pouvait y voir des photographies qui avaient été surexposées du fait que l’appareil avait été ouvert avant que le film n’ait été rembobiné, d’autres images photographiques superposées intentionnellement ou accidentellement les unes sur les autres parce que le rouleau de film n’avait pas avancé, des images inidentifiables prises par un appareil numérique en modifiant arbitrairement les réglages par défaut, des palimpsestes concoctés en imprimant des fax de cinq pages sur une seule feuille de papier, et des photocopies de pages de livres qui avaient été défigurées parce que la machine s’était bloquée, ou qu’on avait fait bouger le livre pendant que la platine se déplaçait, ce qui avait produit des volutes de texte défiguré ressemblant à des vagues, des ombres austères et des pages blanches. Un des objets exposés était une feuille blanche de format A4 retirée d’une photocopieuse dont l’utilisateur avait omis d’insérer un document à copier. Il était intitulé : "Oh", et était mis en vente à cent cinquante livres (cent sans l’encadrement). À en croire le catalogue, l’artiste, en introduisant ou acceptant des "méprises" dans le procédé de reprographie, remettait en cause l’opposition généralement acceptée pour les œuvres d’art entre "un original" et "une reproduction", et aussi la nécessité de respecter le principe de précision, d’uniformité et de répétabilité dans l’application de la technologie à la création artistique, ce qui avait pour effet d’élever encore le débat initié par Walter Benjamin dans son essai L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. Rien ne pouvait mieux illustrer ma thèse selon laquelle l’essentiel de l’art contemporain est soutenu par un immense échafaudage de discours sans lequel il s’effondrerait tout simplement et ne posséderait plus rien qui pût le distinguer des détritus. » (pp. 166-167)
Je m’arrêterais bien là, l’essentiel étant dit. Mais la drôlerie culmine dans les deux phrases qui suivent, et je ne vais pas les caviarder :
« C’est ce que je disais à Fred au milieu d’une foule d’habitués des vernissages qui n’arrêtaient pas de jacasser et de boire du vin lorsqu’elle a porté le doigt à ses lèvres, ce qui m’a semblé vouloir dire qu’il y avait quelqu’un tout près qui ne devait pas apprécier cette remarque, l’artiste lui-même probablement, ce qui se révéla être le cas. Quand vous êtes sourd, non seulement vous êtes incapable d’entendre ce que disent les autres, mais vous ne vous rendez-pas compte vous-même que vous parlez fort. » (pp. 167-168)
Dans La vie en sourdine, le réfléchi et le drôle s’entrelacent sans cesse. Alors que le héros du livre (qui est tantôt narrateur, tantôt narré) se rend à une réception, il se rend compte qu’il a oublié ses prothèses auditives. Et, pour s’éviter la torture d’écouter sans comprendre, il décide d’asséner à ses interlocuteurs des monologues ininterrompus qui lui évitent l’obligation d’ouïr les autres. C’est un grand moment du livre, au cours duquel le rire et la réflexion se le disputent au sein de chaque monologue. J’ai une prédilection pour celui ayant trait au soutien-gorge (pp. 268-270), même si c’est certainement le moins profond… si je puis dire. Ils sont trop longs pour que j’en donne ici un extrait saillant.
Le style de Lodge – je dois l’avouer – recèle un pouvoir particulier ; c’est celui d’amplifier le tragique lorsque celui-ci survient. Au milieu du dérisoire, de l’ironique, de l’insignifiant, le poignant surgit avec une force exceptionnelle. Dans les trois derniers chapitres de La vie en sourdine, avec un style inchangé et une même manière de décrire le quotidien, l’humour laisse la place au tragique. La visite d’Auschwitz, l’agonie du père et même la fuite d’Alex (qui boucle le livre, lequel avait commencé avec elle dans une scène proprement désopilante) font rapidement passer du rire aux larmes. Et le propos reste pourtant sans pathos, mesuré, juste. Devant l’horreur des camps nazis qu’il découvre sans trop avoir voulu la voir, il a des mots sincères : « Au bout du compte, le mieux qu’on puisse faire peut-être c’est de s’incliner devant ce qui est arrivé ici et d’être reconnaissant à jamais de ne pas s’être trouvé pris dans ce vortex maléfique, soit en endurant ces souffrances soit en s’en rendant complice. » (p. 360)
Mais La vie en sourdine est avant tout un livre sur la vieillesse. Et peut-être faut-il ne pas être trop jeune pour l’apprécier pleinement.
(1) David Lodge, La vie en sourdine, traduit de l’anglais par Maurice et Yvonne Couturier, Editions Payot & Rivages, 2008 (Deaf Sentence, Harvill Secker, London, 2008).
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