dimanche 30 octobre 2011

Note de lecture : Guillaume Métayer

Anatole France et le nationalisme littéraire. Scepticisme et tradition
de Guillaume Métayer


L’objectif que s’est fixé Guillaume Métayer (1) avec Anatole France et le nationalisme littéraire (2) est de chercher si l’oubli relatif en lequel est tombé aujourd’hui l’auteur de La Rôtisserie de la Reine Pédauque ne s’explique pas par l’ambiguïté des rapports qu’il a entretenu avec des écrivains nationalistes, tels Charles Maurras et Maurice Barrès. Je ne suis pas totalement convaincu par l’argument, mais cela n’enlève rien à l’intérêt que présente ce livre.

On ne lit plus Anatole France et on a bien tort. L’étude de Guillaume Métayer fournit une multitude d’éléments propres à démontrer l’intérêt de sa lecture, comme d’ailleurs de celle de bon nombre de ses contemporains. La période de la Troisième République qui va de 1870 à 1914 est riche en écrivains de talent, très divers, que l’on ne lit malheureusement plus de nos jours (3). Au point que l’on s’engage aujourd’hui dans des polémiques en ignorant qu’elles avaient déjà grondé au tournant des XIXe et XXe siècles et avaient alors permis d’explorer des remèdes que l’on croit découvrir.

Métayer affirme :
« Notre thèse est la suivante : c’est dans cette réception nationaliste d’Anatole France que se cache sans doute l’un des plus puissants mobiles de l’oubli dont l’écrivain a été la victime depuis des décennies. Car nous savons bien que nous ne recevons pas un écrivain vierge des lectures successives dont il a été l’objet et dont les strates, conscientes ou inconscientes, dessinent peu à peu les traits sous lesquels il nous apparaît. » (pp. 16-17)
Voilà pourquoi il reproche à Marie-Claire Bancquart d’avoir, lors de la publication de France dans La Pléiade (4), limité sa bibliographie aux ouvrages postérieurs à 1945. Et d’explorer quant à lui ce qui fut dit de France par ceux qui furent ses contemporains, et plus particulièrement ceux qui le désignèrent comme un allié des nationalistes, et même des revenchards, des monarchistes et des catholiques.

Deux périodes

Guillaume Métayer distingue deux périodes, dont la deuxième succéderait à la première au moment de l’éclatement de l’affaire Dreyfus, soit en 1894 lors de la première condamnation, soit plutôt lorsque Anatole France prend publiquement position, fin de l’année 1897 (la date de la charnière n’est pas clairement précisée) (5). Et pour dire les choses de façon sommaire, la première aurait vu les écrivains nationalistes considérer - peut-être naïvement - Anatole France comme l’un des leurs, alors que la deuxième les aurait amené à déplorer ses égarements, sans pour autant renoncer à l’idée qu’une bonne partie de son œuvre participerait de leur vision des choses. Lorsqu’elle devient la première partie de son livre, Guillaume Métayer intitule cette première période “Un maître de nationalisme ?” ; et la deuxième, qui en devient la deuxième partie, “Une tentative de récupération”. Même si le titre de la première partie comporte un point d’interrogation, on pourrait penser, en le lisant, que Métayer n’écarte pas définitivement l’hypothèse qu’Anatole France a nourri la pensée nationaliste, d’autant qu’il énumère de nombreuses composantes de son œuvre qui furent celles que les écrivains nationalistes épinglèrent comme révélatrices de son prétendu engagement à leurs côtés. Mais, dès l’introduction de cette première partie, il le proclame clairement :
« En réalité, passer Anatole France au crible de sa réception par les tenants littéraires du nationalisme français permet de mieux comprendre la valeur, la portée et le sens de son engagement à gauche. Elle révèle ce que recouvre de réflexion et de courage personnel (il fut le seul Académicien dreyfusard), d’attachement réel à la justice, à la vérité et à la liberté et d’authentique amour du peuple, le fait de devenir un républicain socialiste lorsque l’on a été élevé dans l’atmosphère et les valeurs de cette Défaite qui donnait tant de puissance et d’ascendant aux idées de la réaction. Elle montre l’honnêteté intellectuelle d’un écrivain qui, loin de recevoir le programme tout fait d’un engagement réflexe, cherche à se rendre compte des choses [par] lui-même et inscrit ainsi ses choix dans l’essentiel : le libre exercice du jugement. » (p. 23)

Dans “Un maître de nationalisme”, Métayer commence par analyser trois traits propres à l’œuvre de France antérieure à l’affaire Dreyfus : sa critique de la Révolution française, son goût de l’ancienne France et son attachement à la culture latine. Il aborde ensuite ce que ses positions de critique littéraire de l’époque ont pu donner à penser aux nationalistes, de même que certaines de ses amitiés, ainsi que le rôle que son style a pu jouer. Enfin, il fournit des indications sur les penchants politiques qu’Anatole France aurait pu manifester avant l’affaire Dreyfus.

Scepticisme et politique

De tout cela, il me semble que le plus significatif, ce qui explique de la façon la plus déterminante l’attrait des nationalistes pour Anatole France, c’est certainement son scepticisme.

Les sceptiques ne constituent assurément pas une cohorte homogène. On pourrait presque dire qu’il y a autant de scepticismes qu’il y a de sceptiques. Celui d’Anatole France s’est fort probablement forgé dans la conviction que la politique la plus résolue - et plus résolue elle est, d’ailleurs - ne résout rien. Les évolutions sont lentes et n’ont que bien peu de rapports avec l’agitation des hommes. Pour être plus précis encore, je suis tenté de distinguer, parmi ceux que la politique conduit au scepticisme, ceux qui y inclinent par dégoût de l’insincérité qu’elle postule et ceux qui désespèrent de ses résultats, du moins à long terme. Anatole France participe curieusement de ces deux espèces.

Il faut peut-être revenir ici un instant sur Machiavel et sur le rôle qu’a joué son œuvre dans l’histoire du rapport des hommes à la politique. Je suis de ceux qui hésitent quant aux intentions précises qui animaient Machiavel lorsqu’il adressa Le Prince aux Médicis. L’analyse des meilleurs moyens pour prendre et conserver le pouvoir, qu’un républicain adresse au tyran (6), ne peuvent que provoquer l’étonnement. Ce qui n’est guère douteux, c’est que Machiavel pensait bien que c’est ainsi qu’il en allait en politique. Mais fournit-il ainsi son conseil aux Médicis pour qu’ils l’appellent à leur service, pour les narguer, pour brouiller les cartes, voire pour dénoncer la tyrannie ? En ce dernier cas, son éloge de César Borgia serait hypocrite (7). Ce qui semble sûr, c’est que le rapport des hommes à la politique s’en trouva changé (8).

Mais qu’est-ce qui a changé au juste ? La politique est-elle d’une nature particulière qui, une fois découverte, permettrait aux hommes de s’y conduire plus efficacement ? Ou, bien au contraire, la politique reste-t-elle ce que les hommes en pensent, et ce qu’ils ont cru en découvrir ne serait-il rien d’autre qu’une nouvelle règle du jeu ? Que le mensonge soit parfois payant en politique, on n’a pas attendu Machiavel pour en faire son profit. Mais que le mensonge soit un des principaux fondements de la réussite en politique, c’est Machiavel qui l’affirme. Et, en l’affirmant de façon publique, ne fait-il pas ce que Pascal appellera le demi-habile (9) ? On me dira que les promesses non tenues d’un Sarkozy relèvent davantage de la maladresse que de l’inefficacité du mensonge en soi. Mais le mensonge, en ce qu’il serait une sorte de consigne implicite plutôt qu’une opportunité saisie, ne devient-il pas plus souvent qu’à son tour une maladresse ? (10) Pour évoquer des circonstances autrement graves, l’horreur de la Terreur révolutionnaire ou des purges staliniennes ne doivent-elles pas d’avoir existé au mépris de la vérité et ne sont-elles pas des échecs impardonnables ? Plus fondamentalement encore, les vertus antiques - autant chrétiennes que païennes - n’ont-elles pas perdu de leur crédibilité par le seul fait que les bénéfices du vice ont été théorisés ? (11) Ce qui fait le décalage entre la vision qu’un non-politique a du politique et celle du politique, c’est que ce dernier a parcouru un chemin propre à le faire entrer en politique, un chemin qui lui a appris les règles du jeu. De la même manière, le commerçant averti est celui qui a incorporé ce qu’on lui a appris comme étant les lois du marché, de telle sorte qu’on ne sait plus si ces lois rendent bien compte du comportement humain ou si c’est plutôt le comportement humain qui s’y plie.

Anatole France jette sur la politique un regard sceptique. « La capacité que France admire le plus, écrit Métayer, est sans doute celle, propre au scepticisme, qui consiste à observer un objet sous différents angles et, ainsi, à s’abstraire de cette forme d’intérêt à soi et de manque de recul sur soi qui caractérise précisément le caractère passionné. » (p. 14) Ce qui signifie que France cherche à rendre au passé sa vérité, au-delà des convictions qui si souvent le déforme, au-delà des siennes propres. Et il n’épargne personne. Ce qui permet au nationalistes d’approuver ce qu’il dit de ceux qu’eux-mêmes considèrent comme les fossoyeurs de la nation, sans trop se préoccuper de ce qu’il dit des autres. Plus tard, de la même manière, les communistes ont su s’approprier des auteurs en y puisant les seules choses à leur avantage.

Si les sceptiques manifestent un intérêt si prononcé pour le passé et pour l’histoire, c’est que rien ne peut être dit de l’avenir. Les ruptures avec le passé ne sont que sources d’illusions, des illusions souvent coûteuses en vies humaines et en patrimoine. On retrouve là une position qui n’est pas sans rappeler celle de Montaigne ; France fut, rappelons-le, le premier président de la Société internationale des amis de Montaigne, créée en 1913.
« En somme, les écrivains nationalistes, et tous ceux qui au moins partiellement partagent leur inquiétude sur le devenir de la civilisation, savent gré à France d’avoir donné deux grandes directions à la littérature et à la pensée françaises. D’une part, il a su opposer une éthique et une esthétique de la continuité et de la tradition au mythe révolutionnaire de la rupture qui travaille de secousses chroniques la vie politique, intellectuelle et littéraire du pays depuis 1789. D’autre part, il a eu le courage de mener jusqu’au doute sur lui-même l’esprit d’examen des Lumières. » (p. 21-22)

La Révolution française

Il n’est pas douteux qu’Anatole France s’est forgé une certaine idée de la Révolution française par les lectures qu’il a su très tôt se procurer au sein du catalogue du père France, et aussi dans les ouvrages sur la Révolution provenant du fonds d’Henri Huchet de la Bédoyère (12) dont il dressa lui-même le catalogue. Si le Comte de la Bédoyère était antirévolutionnaire, Anatole France commença pourtant par incliner du côté des Girondins, selon une vision de la Révolution proche de celle de Michelet. Mais il haïssait la guillotine et ce qu’il vit de la Commune de Paris au printemps 1871 le renforça dans son dégoût des violences et dans sa méfiance vis-à-vis des bouleversements radicaux. De même, la lecture de Taine dut certainement l’influencer, ainsi d’ailleurs que sa fascination pour André Chénier. (13)

Dans son refus de la violence révolutionnaire, France se veut un adversaire résolu de Rousseau, auquel celle-ci est rapidement attribuée. Le sympathique Brotteaux des Dieu ont soif, alors qu’il conteste le déisme de Gamelin défendant l’Être suprême, se fait hobbesien :
« Jean-Jaques Rousseau, dit-il, qui montra quelques talents, surtout en musique, était un jeanfesse qui prétendait tirer sa morale de la nature et qui la tirait en réalité des principes de Calvin. La nature nous enseigne à nous entre-dévorer et elle nous donne l’exemple de tous les crimes et de tous les vices que l’état social corrige ou dissimule. On doit aimer la vertu ; mais il est bon de savoir que c’est un simple expédient imaginé par les hommes pour vivre commodément ensemble. » (14)
Évidemment, c’est un personnage qui parle ainsi. Mais l’auteur est convaincu, à n’en pas douter, que Robespierre appliqua sans les déformer les recommandations de Rousseau. Métayer résume sa position comme suit :
« Anatole France critique la Terreur [...] mais la Révolution ne lui semble pas, contrairement à la tradition de la pensée ouverte par Joseph de Maistre, un châtiment divin. Elle n’est pas davantage la grande catastrophe ni la conséquence logique et funeste du siècle des Lumières, qui lui est cher et sur lequel il ne la rabat pas entièrement comme un effet sur sa cause. L’influence croissante de Rousseau, ennemi du “progrès des sciences et des arts”, est le signe de cette indépendance que l’événement a prise par rapport à la civilisation des Lumières. » (p. 176)
Autrement dit, Rousseau ne serait pas à ranger parmi les Lumières ; il aurait poussé les révolutionnaires vers tout ce qu’ils eurent de barbare.

Il me semble que l’opinion de France va effectivement dans ce sens. Il eût cependant fallu que soit précisé en quoi elle est erronée. Car si Métayer s’interroge sur ce qui a conduit à l’oubli d’Anatole France, je me demande personnellement ce qui explique que Rousseau, si renommé, soit pourtant si méconnu. La pensée de celui-ci ne peut se comprendre que par ses nuances et il est irritant de voir combien nombreux sont ceux qui, tel France, le réduisent à ces stéréotypes que sont le retour à la nature, le refus des sciences et des arts, l’allaitement maternel ou la conscience de Robespierre. (15)

Boulanger

Je suis également quelque peu circonspect devant la description que donne Métayer de ce qu’auraient été les penchants politiques de France avant l’affaire Dreyfus. Il me paraît que les premières véritables positions politiques que prend Anatole France sont l’affaire de Panama en 1892 et les premiers massacres d’Arméniens en 1896. Avant cela, peut-on vraiment parler de prises de position politiques ? J’en doute.

Ainsi, évoquant Gyp, Métayer écrit :
« D’un point de vue politique, Gyp, bonapartiste obsessionnelle, fut, comme France un temps peut-être, boulangiste. » (p. 95)
Et plus loin :
« En mai 1888, France est intéressé par Boulanger, mais il n’est pas conquis. En revanche, de décembre 1888 à février 1889, il semble tenté par le boulangisme. Un dîner à trois est même organisé avec lui et le général. La foi en une action politique menée par le “Général Revanche” ne transparaît pas directement dans l’œuvre d’Anatole France, mais un certain nombre de témoins parlent d’un France boulangiste, en particulier les écrivains et critiques du nationalisme. » (p. 114)
Suivent des citations de Barrès allant dans ce sens. Mais celui-ci n’a-t-il pas, une fois de plus, pris ses désirs pour des réalités ? Si France peut fréquenter des gens de bien des bords, c’est parce qu’il est plus curieux des hommes que de leurs opinions, ou plutôt c’est parce qu’il est curieux des opinions pour découvrir l’homme qui se cache derrière, un homme qui subit bien davantage ce qu’il pense qu’il ne le choisit. C’est Métayer lui-même qui le constate :
« Face à la crispation moralisatrice du discours moraliste traditionnel, qui cherche à démasquer brutalement les contradictions et les disproportions entre les discours des hommes et leurs actes, la facilité francienne semble indiquer que la fonction discursive de l’être humain ne tend pas seulement à la violence des vérités qui dénudent, mais qu’elle est aussi un jeu, une joie, et que les discours ne font parfois que nous traverser sans notre consentement entier, sans engager toujours notre responsabilité absolue ou notre adhésion pathétique. C’est la raison pour laquelle ce moraliste romancier d’un genre nouveau tend à construire une typologie des discours préexistants et animés de leur vie propre, plus que des caractères, ou de personnages que souvent meurs discours débordent. Moraliste décadent sans doute, il transforme le logos en un jeu artiste, allège la doxographie pour l’élever au niveau de la poésie. » (p. 128)
C’est d’ailleurs là ce qui explique l’engouement des nationalistes à l’égard de son œuvre :
« L’esprit malléable de France se plaît à épouser pleinement les subjectivités qu’il évoque. » (p. 143) « France tire de ce jeu de masque et d’identifications aux figures du passé un plaisir intellectuel distancié, qui lui permet de vivre jusqu’à la limite la tentation d’épouser les formes les plus étrangères à ses opinions, une manière de penser hors de soi et contre soit grâce au “sens historique” qui fait ses délices en enrichissant et approfondissant ses idées et son style. » (p. 148)

Zola

On sait qu’Anatole France a modifié son point de vue à l’égard de certains auteurs qu’il n’avait d’abord pas ménagés : Verlaine, Mallarmé et surtout Zola. Arrêtons-nous un instant au cas de Zola, le plus intéressant quant à ses liens avec la politique. Il permet de constater l’importance de la révision que France a parfois accomplie. Cette révision l’amène-t-elle a plus de lucidité, ou au contraire trahit-elle une certaine complaisance à l’égard d’engagements qui ne supportent pas les nuances ? Chacun en jugera.

Pour ce faire, il me semble utile de donner plus à lire à ce sujet que ne le fait Métayer. Un extrait de La vie littéraire, d’abord. Il s’agit de la critique qu’Anatole France formule en 1987 à l’égard du nouveau roman de Zola, La Terre, le quinzième de la série des Rougon-Macquart. Il faut évidemment le lire en gardant à l’esprit que La Terre est sans doute le plus violent roman de Zola, celui où il a sans doute poussé le plus loin la crudité du propos, la rudesse dans l’analyse et l’aigreur dans le ton. De même qu’il faut comprendre en quoi sa critique pouvait séduire une droite nationaliste, si friande de dénoncer la vulgarité.

« M. Zola prête aux campagnards des propos d’une obscénité prolixe et d’une lubricité pittoresque qu’ils ne tinrent jamais. J’ai causé quelquefois avec des paysans normands, surtout avec des vieillards. Leur parole est lente et sentencieuse. Elle abonde en préceptes. Je ne dis pas qu’ils parlent aussi bien qu’Alcinoüs et les vieillards d’Homère ; tant s’en faut ! mais ils en rappellent quelque peu le ton grave et la façon didactique. Quant aux jeunes, ils ont la verve rude et la langue lourde quand ils causent ensemble au cabaret. Leur imagination est courte, simple, point grivoise. Leurs plus longues histoires sont héroïques et non pas amoureuses : elles ont trait à de grands coups donnés ou reçus, à des exemples de force et d’audace, à des hauts faits de batteries ou de buveries.
J’ai le regret d’ajouter que, quand M. Zola parle pour son propre compte, il est bien lourd et bien mou. Il fatigue par l’accablante monotonie de ses formules : « Sa chair tendre de colosse, — son agilité de brune maigre, — sa gaieté de grasse commère, — la nudité de son corps de fille solide. »
Il y a une beauté chez le paysan. Les frères Lenain, Millet, Bastien-Lepage l’ont vue. M. Zola ne la voit pas. La gravité morne des visages, la raideur solennelle qu’un incessant labeur donne au corps, les harmonies de l’homme et de la terre, la grandeur de la misère, la sainteté du travail, du travail par excellence, celui de la charrue, rien de cela ne touche M. Zola. La grâce des choses lui échappe, la beauté, la majesté, la simplicité le fuient à l’envi. Quand il nomme un village, une rivière, un homme, il choisira le plus vilain nom ; l’homme s’appellera Macqueron, le village Rognes, la rivière l’Aigre. Il y a pourtant beaucoup de jolis noms de villes et de rivières. Les eaux surtout gardent, en souvenir des nymphes qui s’y baignaient autrefois, des vocables charmants, qui coulent en chantant sur les lèvres. Mais M. Zola ignore la beauté des mots comme il ignore la beauté des choses.
Il n’a pas de goût, et je finis par croire que le manque de goût est ce péché mystérieux dont parle l’Écriture, le plus grand des péchés, le seul qui ne sera pas pardonné. Voulez-vous un exemple de cette irrémédiable infirmité ? M. Zola nous montre dans la Terre un paysan crapuleux, un ivrogne, un braconnier que sa barbe en pointe, ses longs cheveux, ses yeux noyés ont fait surnommer Jésus-Christ. M. Zola ne manque jamais de l’appeler par ce surnom. Il obtient par ce moyen des phrases comme celles-ci : « C’était Jésus-Christ qui s’empoignait avec Flore, à qui il demandait un litre de rhum.— Ce qu’il rigolait, Jésus-Christ, de la petite fête de famille !…— Jésus-Christ était très venteux. » Il n’y a pas besoin d’être catholique ni chrétien pour sentir l’inconvenance de ce procédé.
Mais le pire défaut de la Terre, c’est l’obscénité gratuite. Les paysans de M. Zola sont atteints de satyriasis. Tous les démons de la nuit, que redoutent les moines et qu’ils conjurent en chantant à vêpres les hymnes du bréviaire, assiègent jusqu’à l’aube le chevet des cultivateurs de Rognes. Ce malheureux village est plein d’incestes. Le travail des champs, loin d’y assoupir les sens, les exaspère. Dans tous les buissons un garçon de ferme presse « une fille odorante ainsi qu’une bête en folie » .
Les aïeules y sont violées, comme j’ai déjà eu le regret de vous le dire, par leurs petits-enfants. M. Zola, qui est un philosophe comme il est un savant, explique que la faute en est au foin, au fumier.
[...]
M. Zola a comblé cette fois la mesure de l’indécence et de la grossièreté. Par une invention qui outrage la femme dans ce qu’elle a de plus sacré, M. Zola a imaginé une paysanne accouchant pendant que sa vache vêle. « Ça crève ! » dit un des témoins, qui ne parle pas de la vache. La crudité des détails passe toute idée.
Il n’a pas moins offensé la nature dans la bête que dans la femme, et je lui en veux encore d’avoir sali l’innocente vache en étalant sans pitié les misères de sa souffrance et de sa maternité. Permettez-moi de vous donner la raison de mon indignation. Il m’est arrivé, il y a quelques années, de voir naître un veau dans une étable. La mère souffrait cruellement en silence. Quand il naquit, elle tourna vers lui ses beaux yeux pleins de larmes et, allongeant le cou, elle lécha longuement le petit être qui lui avait causé tant de douleurs. Cela était touchant, beau à voir, je vous assure, et c’est une honte que de profaner ces mystères augustes. M. Zola dit d’un de ses paysans qu’il avait « l’affolement de l’ordure » . C’est un affolement qu’aujourd’hui M. Zola prêta indistinctement à tous ses personnages. En écrivant la Terre, il a donné les Géorgiques de la crapule.
Que M. Émile Zola ait eu jadis, je ne dis pas un grand talent, mais un gros talent, il se peut. Qu’il lui en reste encore quelques lambeaux, cela est croyable, mais j’avoue que j’ai toutes les peines du monde à en convenir. Son œuvre est mauvaise et il est un de ces malheureux dont on peut dire qu’il vaudrait mieux qu’ils ne fussent pas nés.
» (16)

Comparons avec un extrait de l’éloge funèbre de Zola qu’Anatole France prononça le 5 octobre 1902.

« Messieurs, lorsqu’on la voyait s’élever pierre par pierre, cette œuvre, on en mesurait la grandeur avec surprise. On admirait, on s’étonnait, on louait, on blâmait. Louanges et blâmes étaient poussés avec une égale véhémence. On fit parfois au puissant écrivain (je le sais par moi-même) des reproches sincères, et pourtant injustes. Les invectives et les apologies s’entremêlaient. Et l’œuvre allait grandissant.
Aujourd’hui qu’on en découvre dans son entier la forme colossale, on reconnaît aussi l’esprit dont elle est pleine. C’est un esprit de bonté. Zola était bon. Il avait la grandeur et la simplicité des grandes âmes. Il était profondément moral. Il a peint le vice d’une main rude et vertueuse. Son pessimisme apparent, une sombre humeur répandue sur plus d’une de ses pages cachent mal un optimisme réel, une foi obstinée au progrès de l’intelligence et de la justice. Dans ses romans, qui sont des études sociales, il poursuivit d’une haine vigoureuse une société oisive, frivole, une aristocratie basse et nuisible, il combattit le mal du temps : la puissance de l’argent. Démocrate, il ne flatta jamais le peuple et il s’efforça de lui montrer les servitudes de l’ignorance, les dangers de l’alcool qui le livre imbécile et sans défense à toutes les oppressions, à toutes les misères, à toutes les hontes. Il combattit le mal social partout où il le rencontra. Telles furent ses haines. Dans ses derniers livres, il montra tout entier son amour fervent de l’humanité. Il s’efforça de deviner et de prévoir une société meilleure.
[...]
Messieurs,
Il n’y a qu’un pays au monde dans lequel ces grandes choses pouvaient s’accomplir. Qu’il est admirable, le génie de notre patrie! Qu’elle est belle, cette âme de la France, qui dans les siècles passés, enseigna le droit à l’Europe et au monde! La France est le pays de la raison ornée et des pensées bienveillantes, la terre des magistrats équitables et des philosophes humains, la patrie de Turgot, de Montesquieu, de Voltaire et de Malesherbes. Zola a bien mérité de la patrie, en ne désespérant pas de la justice en France.
Ne le plaignons pas d’avoir enduré et souffert. Envions-le. Dressée sur le plus prodigieux amas d’outrages que la sottise, l’ignorance et la méchanceté aient jamais élevé, sa gloire atteint une hauteur inaccessible.
Envions-le : il a honoré sa patrie et le monde par une œuvre immense et par un grand acte. Envions-le, sa destinée et son cœur lui firent le sort le plus grand : il fut un moment de la conscience humaine.
» (17)

Entre les deux textes, il y a bien sûr l’affaire Dreyfus. Mais il y a encore, plus généralement, une préoccupation à l’égard des problèmes sociaux qui, d’une certaine façon, manque au sceptique sans engagement qu’il fut. Et comme rien ne se gagne d’un côté sans que quelque chose ne se perde de l’autre, il y a aussi un amoindrissement de l’indépendance d’esprit qu’impose des objectifs politiques, aussi généraux et peu partisans soient-ils.

La tentative de récupération

Guillaume Métayer se penche longuement sur la manière dont les nationalistes n’ont jamais cessé, même après la rupture opérée par l’affaire Dreyfus, d’exploiter ce qui reste exploitable à leur profit chez Anatole France. Curieusement, ce qu’ils se gardaient de dénoncer avant l’affaire et qui n’était pourtant pas fait pour leur plaire, à savoir le scepticisme de France, ils vont y voir ensuite l’origine de ses égarements et de ce qu’ils jugent comme sa faiblesse. « Barrès [...] avance la thèse que l’évolution intellectuelle de France est le fait de sa faiblesse de caractère. » (p. 206)

Maurras n’est pas plus croyant que France, mais il est catholique. Autrement dit, il croit en la force d’une foi qu’il ne partage pas. Ses reproches s’articulent sur l’idée que France était sceptique « pour son grand plaisir », un plaisir qui « tient à la contemplation désintéressée des choses » (cité par Métayer, p. 204) Le 18 octobre 1924, six jours après la mort de ce dernier, avec un simplisme qui ne manque pas totalement de justesse, Maurras écrit dans le Figaro : « M. Anatole France entrait en militant dans l’Affaire Dreyfus, il rencontrait Jaurès et se mettait en marche vers le communisme. » (p. 205).

Métayer écrit ceci : « Les nationalistes décèlent dans le scepticisme francien le symptôme d’un déclin d’énergie, une impuissance à croire, qui, bien que masquée en conquête intellectuelle, ne serait, au fond, qu’une incapacité à agir, sensible même dans l’ordre de l’esprit. » (p.164) Est-ce vraiment ce que les nationalistes ont ressenti ? Je n’oserais pas l’affirmer. Mais ce qui me paraît sûr, c’est qu’il y a là la formulation d’une problématique spécifique aux sceptiques et qui reste aujourd’hui encore sans solution.

(1) Peu connu, Guillaume Métayer est chercheur au Centre d’étude de la Langue et de la Littérature françaises des XVIIe et XVIIIe siècles (CNRS, Paris IV). Ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de lettres classiques, il est également traducteur littéraire du hongrois.
(2) Guillaume Métayer, Anatole France et le nationalisme littéraire. Scepticisme et tradition, Éd. du Félin, 2011.
(3) Exception faite de “poètes maudits” tels Stéphane Mallarmé, Paul Verlaine et Arthur Rimbaud, ainsi que d’Émile Zola, de Guy de Maupassant et de Marcel Proust. Mais qui ouvre encore Léon Bloy, Joris-Karl Huysmans, Octave Mirebeau, Gyp, Paul Bourget, Jules Lemaître, Maurice Barrès, Maurice Maeterlinck, Jules Renard, Romain Rolland, Charles Maurras, Alain, Paul Claudel, Charles Péguy, etc. ?
(4) Anatole France, Œuvres 4 volumes, édition et introduction de Marie-Claire Bancquart, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1984, 1987, 1991 et 1994.
(5) Dans une autre note, j’ai avancé l’idée que le rapport qu’Anatole France a entretenu avec la politique s’était modifié en juin 1892, c’est-à-dire au moment où il quitte sa première femme, Valérie Guérin de Sauville. La césure dont il parle concerne davantage la manière dont France est regardé que ce qu’il pense lui-même.
(6) Les Médicis, de retour au pouvoir en 1512 (Le Prince est rédigé en 1513), incarnaient le pouvoir personnel dont Laurent le Magnifique avait usé entre 1469 et 1492, même si certaines institutions républicaines ont perduré. Sur les options républicaines de Machiavel, cf. le Discours sur la première décade de Tite-Live, Flammarion, Champs, 1985.
(7) Ce qui n’est pas totalement exclu, dans la mesure où celui-ci n’a guère triomphé longtemps.
(8) Ce serait l’analyse que feraient notamment Léo Strauss dans Pensées sur Machiavel (Payot, 1982) et Pierre Manent dans Naissance de la politique moderne : Machiavel, Hobbes, Rousseau (Payot, 1997), deux livres que je me permets de citer bien que ne les ayant pas lus.
(9) Blaise Pascal, Pensées, frag. 90, La ; 337, Br.
(10) La même question se pose à propos du commerce. Le dévoilement des logiques concurrentielles poussent les firmes commerciales à des mensonges si patents et si permanents qu’ils altèrent les besoins eux-mêmes. Il suffit d’être attentif au contenu des messages publicitaires pour s’en rendre compte.
(11) C’est précisément pour cette raison que la vertu est plus que jamais condamnée à être silencieuse, sous peine d’être suspectée d’un intérêt dissimulé.
(12) Henri Huchet de la Bédoyère est le frère de Charles Huchet de la Bédoyère, aide de camp de Napoléon Ier qui s’illustra à la bataille de Waterloo et fut fusillé en août 1815. Après une carrière militaire dans les armées de Louis XVIII et de Charles X, Henri Huchet de la Bédoyère devint un grand bibliophile.
(13) Cf. ce qu’en dit Marie-Claire Bancquart dans sa notice de L’étui de nacre in Anatole France, Œuvres I, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1984, pp. 1389 et ss.
(14) Anatole France, Œuvres IV, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1994, p. 479.
(15) Je viens de lire un livre qui illustre encore ce travers : Rousseau, la comédie des masques, d’Olivier Marchal (Ed. SW Télémaque, 2011). L’auteur y met en scène un Rousseau qui se voit suggérer l’orientation de son premier discours par Diderot, thèse qu’il n’est pas le premier à retenir, mais qui le conduit à minimiser totalement l’importance qu’a pu avoir cette méfiance à l’égard de la civilisation, qui guidera pourtant toute l’œuvre. C’est un roman, me dira-t-on. Oui, mais la quatrième de couverture précise qu’il est le « fruit de plus de dix années de lecture et de recherches passionnées sur le XVIIIe siècle et sur l’œuvre de Rousseau ».
(16) Anatole France, La vie littéraire, Calmann-Lévy, 1921, pp. 232-236. Le texte est consultable sur Internet à l’adresse suivante : http://fr.wikisource.org/wiki/La_Terre_(Anatole_France).
(17) Ce discours figure sur Internet à l’adresse suivante : http://fr.wikisource.org/wiki/Éloge_funèbre_d’Émile_Zola. Wikisource n’indique pas la source du texte et moi-même je l’ignore ; donc, une certaine circonspection s’impose.

Autre note sur Anatole France :
Anatole France

jeudi 13 octobre 2011

Note de lecture : Carole Martinez

Du domaine des Murmures
de Carole Martinez


Le roman historique est un genre difficile. Rien n’oblige son auteur à coller à la vérité historique, du moins à ce que l’on en croit savoir. Mais il importe, par contre, que le récit soit crédible. Crédible aux yeux de qui ? me dira-t-on. Car selon que le lecteur en sait peu ou beaucoup sur l’époque évoquée, il réagira sans doute fort différemment. Et puis - est-il besoin de le préciser ? - la crédibilité ne tient pas uniquement à la conformité aux faits.

En tout cas, avec Du domaine des Murmures (1) de Carole Martinez, j’ai marché. Celle-ci a pris le parti de donner la plume à une femme du XIIe siècle qui n’hésite pas à interpeller son lecteur d’aujourd’hui. Oh pas souvent, et pas de manière prophétique ; juste quelque invite, juste quelques précisions.
« Entre dans l’eau sombre, coule-toi dans mes contes, laisse mon verbe t’entraîner par des sentes et des goulets qu’aucun vivant n’a encore empruntés.
Je veux dire à m’en couper le souffle.
 Écoute !
» (p. 18)
Là, c’est une façon de prévenir qu’elle n’hésitera pas à aller jusqu’au fantastique. Mais il lui arrive aussi d’être plus... historienne, au point d’indiquer que le fantastique fait aussi partie de ce qui nous sépare du passé :
« Le monde en mon temps était poreux, pénétrable au merveilleux. Vous avez coupé les voies, réduit les fables à rien, niant ce qui vous échappait, oubliant la force des vieux récits. Vous avez étouffé la magie, le spirituel et la contemplation dans le vacarme de vos villes, et rares sont ceux qui, prenant le temps de tendre l’oreille, peuvent encore entendre le murmure des temps anciens ou le bruit du vent dans les branches. Mais n’imaginez pas que ce massacre des contes à chassé la peur ! Non, vous tremblez toujours sans même savoir pourquoi. » (p. 184)

Si l’héroïne du roman, Esclarmonde, parle au lecteur d’aujourd’hui, on peut aussi dire qu’elle évoque son histoire sur un ton qui laisse penser qu’elle fait ce récit déjà morte. Et la langue qu’elle utilise - même si elle adopte sans hésiter des mots anciens désignant des choses anciennes -, c’est la langue d’aujourd’hui : une belle langue, souple, bien rythmée, une langue qui parle. Voici un extrait - en fait, un chapitre (car les chapitres sont courts) - qui ne dévoile quasi rien de ce qui mérite de n’être dévoilé que par la lecture entière du livre.
« Un matin de mai, j’ai été réveillée avant l’aube, longuement atournée, puis menée, raide de tissus et d’angoisse, jusqu’à Montfaucon. Somptueusement harnachés et couverts de grelots d’argent, les plus beaux chevaux des Murmures portaient la litière et toute la mesnie m’accompagnait. C’était grand défilé de montures, de bannières criardes et d’agaçants tintements, grande fête autour de ma petite personne. Sans doute tentait-on de m’épaissir en m’engonçant dans ce vacarme !
Mon père, paradant sur son palefroi, exhibait son trésor pour la dernière fois. J’étais l’honneur de son sang.
Le ciel, gros de nuages, grondait. Il en tombait une lumière presque jaune, les fils de couleur y gagnaient en étrangeté et le tonnerre roulait dans la vallée, déboulait derrière nous en écho, galopait sous mes côtes. Tandis que nous avancions, j’attendais que la pluie vînt balayer ma peur, mais l’orage restait sec et seuls les éclairs veinaient mon horizon d’ardoise.
Les nuées ont craqué d’un coup, des cordes d’eau tendues à la verticale du parvis se sont soudain abattues comme une herse devant l’église des Franches Montagnes où la noce s’était réfugiée. Les deux cloches, pourtant lancées à toutes volées, n’avaient pu chasser l’orage. Il m’a fallu traverser cette grille liquide sous la cape de mon père pour ne pas gâter ma toilette.
Mon promis l’attendait dans son costume rutilant. Il pleuvait tant qu’on échangerait les consentements dans la nef et non en plein air comme le voulait l’usage.
Là, face au pallium de l’archevêque, venu en personne marier son neveu à la fille de l’un de ses vassaux, je n’ai pas dit “oui”.
Jamais fille d’ici n’avait osé pareil affront.
Et, sachant qu’un tel acte ne me serait pas pardonné, j’ai sorti le petit couteau que je tenais caché sous ma robe d’apparat et, prenant pour modèle Ode, la future sanctifiée, je me suis tranché l’oreille. M’adressant alors à l’archevêque, j’ai déclaré que je m’étais déjà offerte au Christ, mais que personne jusqu’ici n’avait voulu l’entendre, tant il est dur pour une fille d’être écoutée même d’un père juste et aimant.
J’étais résolue à me couper le nez, sans doute ai-je eu pitié de ma beauté. J’ai épargné mon visage. Ne m’arrachant qu’une oreille, dont le cartilage a un peu résisté sous ma lame pourtant soigneusement affûtée.
La noce, d’abord scandalisée, s’est apaisée face à mon sang répandu, son grondement s’est tu pour percevoir ma voix. Le souffle qui portait les mots n’était pas naturel. La puissance de mon engagement, le calme de Lothaire - qui, refusé publiquement par une jouvencelle de quinze ans, ne protestait pas, mais restait figé à mes côtés, me voyant pour la première fois -, ma douleur maîtrisée, ma beauté de statue et ce long ruban de sang dans mes mèches dorées, dans mon voile transparent, tout leur a soudain semblé merveille. À cela se mêlait le ciel liquéfié cernant la scène, les hurlements des arbres que le vent fouettait en rafales et l’étonnante immobilité du grand pontife à l’habit violet, crosse en main. L’orage crachait sa colère, grondait comme une énorme bête, tandis que, calmement, je disais non à l’archevêque Thierry II, vicaire du Christ et suzerain de mon père, je disais non à mon père, à Lothaire, à mes maîtres présents et à venir, je disais non pour la première fois.
J’ai ajouté que Christ voulait que ma dot servît à lever une chapelle en pierre aux Murmures et qu’on m’aménageât, contre ses murs, un réduit où l’on m’enfermerait à jamais. Dieu avait d’autres projets pour moi que ces noces avec Lothaire. La chapelle, une fois construite, serait dédiée à sainte Agnès et, depuis ma tombe, je prierais, à la fois vivante et morte, pour tous ceux que je venais par mon refus d’offenser.
C’est alors que l’agneau est entré dans l’église.
Il s’est avancé par la foule, fragile, sur ses longues pattes tremblantes et a trotté jusqu’à moi. Dans le silence qui s’était fait, son bêlement aigrelet est venu magnifier mon geste, sceller l’accord céleste, et nul n’a songé à me traiter d’hérétique !
Grâce à cette apparition, j’étais nouvelle Agnès qui n’aurait eu à sacrifier qu’une oreille.
La scène a fait grand bruit à l’entour. L’archevêque s’en est mêlé, qui, fort troublé, a parlé de miracle, et a réussi à endormir le courroux du seigneur de Montfaucon, son frère.
Mon père, tout comme Lothaire, ne disait mot.
» (pp. 25-27)

Du domaine des Murmures est un roman passionnant, précisément parce qu’il crée une situation - celle d’une femme qui s’emmure pour se vouer à Dieu - que nous ne pouvons aujourd’hui imaginer et dont nous ne pouvons par conséquent anticiper ni les sentiments, ni les désirs, ni les voeux. Tant et si bien que le fil même du récit n’est fait pour nous que de surprises. Et pourtant, les personnages conservent quelque chose de ce que nous sommes, ce qui signifie que leur crédibilité laisse penser que c’est nous qui conservons quelque chose de ce qu’ils furent. Quelque chose qui oscille entre leur bonté, leur candeur et leur férocité. Quelque chose d’humain.

S’il m’arrive encore de me promener le long de la Loue, cette si belle rivière du Jura qui fascina tant Gustave Courbet, je ne regarderai plus celles de ses berges les plus escarpées sans penser à Esclarmonde.

(1) Carole Martinez, Du domaine des Murmures, Gallimard, 2011.