jeudi 13 octobre 2011

Note de lecture : Carole Martinez

Du domaine des Murmures
de Carole Martinez


Le roman historique est un genre difficile. Rien n’oblige son auteur à coller à la vérité historique, du moins à ce que l’on en croit savoir. Mais il importe, par contre, que le récit soit crédible. Crédible aux yeux de qui ? me dira-t-on. Car selon que le lecteur en sait peu ou beaucoup sur l’époque évoquée, il réagira sans doute fort différemment. Et puis - est-il besoin de le préciser ? - la crédibilité ne tient pas uniquement à la conformité aux faits.

En tout cas, avec Du domaine des Murmures (1) de Carole Martinez, j’ai marché. Celle-ci a pris le parti de donner la plume à une femme du XIIe siècle qui n’hésite pas à interpeller son lecteur d’aujourd’hui. Oh pas souvent, et pas de manière prophétique ; juste quelque invite, juste quelques précisions.
« Entre dans l’eau sombre, coule-toi dans mes contes, laisse mon verbe t’entraîner par des sentes et des goulets qu’aucun vivant n’a encore empruntés.
Je veux dire à m’en couper le souffle.
 Écoute !
» (p. 18)
Là, c’est une façon de prévenir qu’elle n’hésitera pas à aller jusqu’au fantastique. Mais il lui arrive aussi d’être plus... historienne, au point d’indiquer que le fantastique fait aussi partie de ce qui nous sépare du passé :
« Le monde en mon temps était poreux, pénétrable au merveilleux. Vous avez coupé les voies, réduit les fables à rien, niant ce qui vous échappait, oubliant la force des vieux récits. Vous avez étouffé la magie, le spirituel et la contemplation dans le vacarme de vos villes, et rares sont ceux qui, prenant le temps de tendre l’oreille, peuvent encore entendre le murmure des temps anciens ou le bruit du vent dans les branches. Mais n’imaginez pas que ce massacre des contes à chassé la peur ! Non, vous tremblez toujours sans même savoir pourquoi. » (p. 184)

Si l’héroïne du roman, Esclarmonde, parle au lecteur d’aujourd’hui, on peut aussi dire qu’elle évoque son histoire sur un ton qui laisse penser qu’elle fait ce récit déjà morte. Et la langue qu’elle utilise - même si elle adopte sans hésiter des mots anciens désignant des choses anciennes -, c’est la langue d’aujourd’hui : une belle langue, souple, bien rythmée, une langue qui parle. Voici un extrait - en fait, un chapitre (car les chapitres sont courts) - qui ne dévoile quasi rien de ce qui mérite de n’être dévoilé que par la lecture entière du livre.
« Un matin de mai, j’ai été réveillée avant l’aube, longuement atournée, puis menée, raide de tissus et d’angoisse, jusqu’à Montfaucon. Somptueusement harnachés et couverts de grelots d’argent, les plus beaux chevaux des Murmures portaient la litière et toute la mesnie m’accompagnait. C’était grand défilé de montures, de bannières criardes et d’agaçants tintements, grande fête autour de ma petite personne. Sans doute tentait-on de m’épaissir en m’engonçant dans ce vacarme !
Mon père, paradant sur son palefroi, exhibait son trésor pour la dernière fois. J’étais l’honneur de son sang.
Le ciel, gros de nuages, grondait. Il en tombait une lumière presque jaune, les fils de couleur y gagnaient en étrangeté et le tonnerre roulait dans la vallée, déboulait derrière nous en écho, galopait sous mes côtes. Tandis que nous avancions, j’attendais que la pluie vînt balayer ma peur, mais l’orage restait sec et seuls les éclairs veinaient mon horizon d’ardoise.
Les nuées ont craqué d’un coup, des cordes d’eau tendues à la verticale du parvis se sont soudain abattues comme une herse devant l’église des Franches Montagnes où la noce s’était réfugiée. Les deux cloches, pourtant lancées à toutes volées, n’avaient pu chasser l’orage. Il m’a fallu traverser cette grille liquide sous la cape de mon père pour ne pas gâter ma toilette.
Mon promis l’attendait dans son costume rutilant. Il pleuvait tant qu’on échangerait les consentements dans la nef et non en plein air comme le voulait l’usage.
Là, face au pallium de l’archevêque, venu en personne marier son neveu à la fille de l’un de ses vassaux, je n’ai pas dit “oui”.
Jamais fille d’ici n’avait osé pareil affront.
Et, sachant qu’un tel acte ne me serait pas pardonné, j’ai sorti le petit couteau que je tenais caché sous ma robe d’apparat et, prenant pour modèle Ode, la future sanctifiée, je me suis tranché l’oreille. M’adressant alors à l’archevêque, j’ai déclaré que je m’étais déjà offerte au Christ, mais que personne jusqu’ici n’avait voulu l’entendre, tant il est dur pour une fille d’être écoutée même d’un père juste et aimant.
J’étais résolue à me couper le nez, sans doute ai-je eu pitié de ma beauté. J’ai épargné mon visage. Ne m’arrachant qu’une oreille, dont le cartilage a un peu résisté sous ma lame pourtant soigneusement affûtée.
La noce, d’abord scandalisée, s’est apaisée face à mon sang répandu, son grondement s’est tu pour percevoir ma voix. Le souffle qui portait les mots n’était pas naturel. La puissance de mon engagement, le calme de Lothaire - qui, refusé publiquement par une jouvencelle de quinze ans, ne protestait pas, mais restait figé à mes côtés, me voyant pour la première fois -, ma douleur maîtrisée, ma beauté de statue et ce long ruban de sang dans mes mèches dorées, dans mon voile transparent, tout leur a soudain semblé merveille. À cela se mêlait le ciel liquéfié cernant la scène, les hurlements des arbres que le vent fouettait en rafales et l’étonnante immobilité du grand pontife à l’habit violet, crosse en main. L’orage crachait sa colère, grondait comme une énorme bête, tandis que, calmement, je disais non à l’archevêque Thierry II, vicaire du Christ et suzerain de mon père, je disais non à mon père, à Lothaire, à mes maîtres présents et à venir, je disais non pour la première fois.
J’ai ajouté que Christ voulait que ma dot servît à lever une chapelle en pierre aux Murmures et qu’on m’aménageât, contre ses murs, un réduit où l’on m’enfermerait à jamais. Dieu avait d’autres projets pour moi que ces noces avec Lothaire. La chapelle, une fois construite, serait dédiée à sainte Agnès et, depuis ma tombe, je prierais, à la fois vivante et morte, pour tous ceux que je venais par mon refus d’offenser.
C’est alors que l’agneau est entré dans l’église.
Il s’est avancé par la foule, fragile, sur ses longues pattes tremblantes et a trotté jusqu’à moi. Dans le silence qui s’était fait, son bêlement aigrelet est venu magnifier mon geste, sceller l’accord céleste, et nul n’a songé à me traiter d’hérétique !
Grâce à cette apparition, j’étais nouvelle Agnès qui n’aurait eu à sacrifier qu’une oreille.
La scène a fait grand bruit à l’entour. L’archevêque s’en est mêlé, qui, fort troublé, a parlé de miracle, et a réussi à endormir le courroux du seigneur de Montfaucon, son frère.
Mon père, tout comme Lothaire, ne disait mot.
» (pp. 25-27)

Du domaine des Murmures est un roman passionnant, précisément parce qu’il crée une situation - celle d’une femme qui s’emmure pour se vouer à Dieu - que nous ne pouvons aujourd’hui imaginer et dont nous ne pouvons par conséquent anticiper ni les sentiments, ni les désirs, ni les voeux. Tant et si bien que le fil même du récit n’est fait pour nous que de surprises. Et pourtant, les personnages conservent quelque chose de ce que nous sommes, ce qui signifie que leur crédibilité laisse penser que c’est nous qui conservons quelque chose de ce qu’ils furent. Quelque chose qui oscille entre leur bonté, leur candeur et leur férocité. Quelque chose d’humain.

S’il m’arrive encore de me promener le long de la Loue, cette si belle rivière du Jura qui fascina tant Gustave Courbet, je ne regarderai plus celles de ses berges les plus escarpées sans penser à Esclarmonde.

(1) Carole Martinez, Du domaine des Murmures, Gallimard, 2011.

7 commentaires:

  1. Moi aussi, j'ai beaucoup aimé ce roman. Il ne manque pas de suspense.

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  2. qui est le "nous" dans le prologue ?

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    1. Il me semble qu’il s’agit de l’auteure (ou d’une conscience actuelle, à moins que ce ne soit quelque conscience actuelle que ce soit) qui évoque la manière dont les lieux dont Esclarmonde va parler ont inspiré l’histoire.
      La question est à ce point pertinente que Carole Martinez a fait ce qu’il fallait pour que le lecteur se la pose. En usant du nous - qui, à la rigueur, peut être majestatif - elle brouille évidemment les pistes.
      Merci.

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  3. est ce que le chateau existe vraiment ?

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