lundi 10 juin 2013

Note de lecture : Raphaël Jerusalmy

Sauver Mozart
de Raphaël Jerusalmy


Je ne suis pas un découvreur de talent. Bien loin de là. Car j’ai la faiblesse de n’ouvrir un livre que si je pense l’aimer.

C’est à une amie, et à sa chaleureuse recommandation, que je dois la lecture du formidable premier roman de Raphaël Jerusalmy Sauver Mozart (1). Et je m’en veux d’être si souvent prudent, tant je passe sans doute à côté de bien des chefs-d’œuvre. Cette fois en tout cas, c’en est un.

Il me semble - mais peut-être n’est-ce qu’une expérience très personnelle qui me fait parler ainsi -, il me semble que le temps qui passe multiplie les questions que posent la Shoah, le nazisme et, d’une façon plus générale, l’abominable dérive européenne 1914-1945 (voire 1914-1989). On craint l’oubli - et peut-être viendra-t-il -, mais, sur le plan de l’analyse, survient, au fil des dernières décennies, une sorte de dépliement de la réflexion et des questionnements qui témoigne de la catastrophe et de sa nature effroyable.

Lorsqu’on est face à une énigme de cette sorte, il y a mille façons de l’aborder. On peut la documenter, l’analyser le plus rigoureusement possible, tenter des explications, fouiller l’histoire, la sociologie, la psychologie, se livrer à l’introspection, que sais-je encore ? Et la littérature peut aider. Aider à mesurer les choses, notamment en nous y plongeant par un biais que la recherche n’emprunte jamais.

On sait les controverses auxquelles donnèrent lieu les commentaires d’Hannah Arendt relatifs au procès d’Adolf Eichmann (2), notamment à propos de la responsabilité de certains Juifs. Mais, au-delà de la question de savoir quelles furent les proportions de ceux qui agirent dans tel ou tel sens, avec telle ou telle intention, qui peut croire qu’il n’y eut pas une grande diversité d’attitudes, une grande diversité de peurs, une grande diversité de souffrances, qui peut croire que quelque peuple que ce soit eût pu résister davantage, qui peut croire que le mal ne puisse terrasser l’innocence ? Loin de moi l’idée de balayer les questions, si nombreuses. Juste prendre conscience de l’incroyable aberration en laquelle chaque victime, effective ou potentielle, s’est trouvé plongée. Le roman de Raphaël Jerusalmy y aide.

Cela se passe entre juillet 1939 et août 1940. Il est question d’un Juif (3) atteint de tuberculose. Il tient un journal, très sommaire à première vue, et qui n’est nullement voué à être publié, ni même diffusé. Son fils, tout au plus, pourra-t-il peut-être en prendre connaissance. Dans le livre, seules les lettres sont véritablement rédigées ; le reste est énoncé de façon très succincte, juste de quoi laisser une trace du quotidien, comme pour soi-même. Et c’est dans cette concision que tout se déploie. Le régime nazi, la guerre, la misère, la maladie, la déchéance, tout devient minuscule, dérisoire, excepté la musique.

Je n’ai envie ni de raconter, ni de citer. Juste d’inviter à lire. Même les deux événements saugrenus et ironiques qui colorent tout d’absurdité ne doivent être dévoilés qu’au fil de la lecture. Je n’en dis pas davantage.

(1) Raphaël Jerusalmy, Sauver Mozart, Actes Sud, 2012.
(2) Hannah Arendt, “Eichmann à Jérusalem” in Les origines du totalitarisme. Eichmann à Jérusalem, éd. sous la dir. de Pierre Bouretz, Gallimard, Quarto, 2002, pp. 979-1306.
(3) J’écris Juif avec une majuscule lorsqu’il ne peut s’agir de désigner quelqu’un par son appartenance religieuse, ce qui s’impose en l’occurrence, puisque Otto J. Steiner, le héros du roman, n’est ni pratiquant, ni croyant, ni même circoncis.