mardi 24 novembre 2009

Note de lecture : Danièle Sallenave

La Fraga
de Danièle Sallenave


Dans ma vie, j’ai fait plusieurs fois l’expérience de la rupture. Rompre avec la foi, rompre avec un parent, une femme, un employeur, rompre avec un cercle d’amis, c’est toujours poser un acte qui se donne comme un choix, mais qui répond à des déterminations profondes, peu conscientes, et bien malaisées à cerner. De façon apparemment paradoxale, il y a peut-être dans bien des ruptures quelque chose qui relève avant tout de la fidélité : fidélité à une idée, à soi, à une idée de soi… (1)

Michel Mercier, parlant de Colette et Willy se séparant en 1905, écrit : « toute rupture crée aussi et d’abord une solitude » (2). Ce dont celle-ci témoigna merveilleusement :
« Cassantes, tenaces, les vrilles d’une vigne amère m’avaient liée, tandis que dans mon printemps je dormais d’un somme heureux et sans défiance. Mais j’ai rompu, d’un sursaut effrayé, tous ces fils tors qui déjà tenaient à ma chair, et j’ai fui… Quand la torpeur d’une nouvelle nuit de miel a pesé sur mes paupières, j’ai craint les vrilles de la vigne et j’ai jeté tout haut une plainte qui m’a révélé ma voix !...
Toute seule éveillée dans la nuit, je regarde à présent monter devant moi l’astre voluptueux et morose… Pour me défendre de retomber dans l’heureux sommeil, dans le printemps menteur où fleurit la vigne crochue, j’écoute le son de ma voix…
» (3)

J’ai trouvé qu’il y avait un parallèle intéressant à faire entre Colette et Mary Gordon, l’héroïne de La Fraga (4). Car au tournant des XIXe et XXe siècles, des femmes dont elles sont, l’une bien réelle et l’autre imaginée, ont rompu leur destinée et tenté de résoudre au sein même de leur vie ce que, d’une toute autre manière, les suffragettes de l’époque ont exigé du corps social. Que fallait-il résoudre ? La question, die Frage, la ‘Fraga’ !

La ‘Fraga’, c’est la manière qu’a Mary Gordon, italianisée par son séjour à Venise, de prononcer le mot allemand Frage. Et le mot allemand est fréquemment prononcé par Roswitha, une Viennoise, lorsqu’elle évoque le Sezessionsstil.
« Elle [Mary] avait saisi un mot qui revenait souvent. "Qu’est-ce que c’est, Rosa, ‘difraga’ ? — Pas a, Mary, dit Roswitha, tu parles comme les Saxons, ‘die Frage’, dis eu. — ‘Die fraga’", répéta Mary. Le mot lui avait plu par sa sonorité guerrière, évoquant la rupture, les interrogations fiévreuses, la détermination : tout cela qui était en elle, et qu’elle ne savait pas encore nommer. "C’est la ‘question’ ! dit Roswitha. Le grand défi jeté par le monde d’aujourd’hui aux jeunes artistes !" » (p. 191)

Le thème du roman de Danièle Sallenave, c’est bien la rupture. Celle que la femme doit d’une certaine manière s’infliger pour obtenir un affranchissement que la revendication politique, même victorieuse, ne parvient pas à elle seule à accorder. Fille d’un pasteur rigoriste du Massachusetts, Mary Gordon se contente de faire office de gouvernante à une jeune fille de bonne famille et se rend avec elle à Venise pour parfaire son éducation. La tâche menée à bien, Mary décide de rester à Venise, de rompre avec ce qu’elle fut et avec ceux qui la firent ce qu’elle fut. Ô, nulle revendication politique dans sa décision, nul féminisme ; juste la résolution d’être à soi, dans la pauvreté peut-être, dans les difficultés sûrement, mais ne plus vivre tel le reflet des autres, des siens, de tout ce qui déterminait à son insu ses appartenances.

Le rapport aux autres, la sexualité, l’art, voilà les principaux terrains sur lesquels Mary va mettre son appétit de vivre à l’épreuve. Et il y a Zannier, un peintre vénitien, qui va lui dévoiler ce que peut être l’amitié d’un homme lorsqu’elle ne s’immisce pas dans votre quant-à-soi ; il y a aussi la comtesse Lazarine, dont elle apprend à quel point la destinée des femmes comporte, sous des formes peut-être diverses, un même joug à porter, que vous soyez pauvres ou riches ; il y a encore Roswitha et Karl-Gustav qui lui révèleront la rupture dont l’art se nourrit alors, comme si la vie même était dans la rupture. Il y a enfin Elio, son fils, qu’elle se convainc d’aimer vraiment lorsqu’elle donne à son affection une valeur qui n’a rien de maternelle.

Mary raisonne peu, déduit peu : elle ressent. Et c’est plutôt intuitivement qu’elle comprend le poids dont la comtesse n’a jamais su soulager ses épaules, par exemple lorsque celle-ci lui rapporte son mariage : « "Ma mère avait appris de ses amies anglaises, commentait Lazarine, que la liberté d’une femme succède au mariage et ne le précède jamais." » (p. 122) Et lorsqu’elle désire un homme, elle le veut don Juan et ne le veut à elle qu’accidentellement, d’une façon impropre à faire naître des liens aussi tentaculaires que les vrilles d’une vigne.
« Là où le comte Fulvio et elle étaient allés ensemble, on ne retournait pas deux fois ; d’avoir partagé ce voyage, elle le sentait confusément, ne créait aucun lien, encore moins de droits ou de devoirs (de part et d’autre). Ils avaient été de parfaits égaux, elle le comprenait, lui au terme (ou presque) de sa longue carrière de don Juan, elle au début de sa vie amoureuse. De parfaits égaux, qui s’étaient parfaitement compris ; et, mis sur les plateaux d’une balance, ce que chacun d’eux avait donné (et pris) à l’autre s’équilibrait parfaitement. De là ce pas assuré qu’elle avait pris en se retrouvant dans la rue. » (p. 185)

Il y a dans le livre de Danièle Sallenave cette profusion de faits crédibles qui sont tant nécessaires à un bon roman historique, et qui témoignent d’une documentation exceptionnelle. C’est au point que j’en suis venu à me demander si, réellement, Byron avait une cousine qui s’appelait lady Duff Gordon, précisément du nom de cette créatrice de mode, naufragée du Titanic, dont la rumeur ne loue pas l’esprit d’entraide (cf. p. 170). Ou encore si, à l’époque, il était vraiment nécessaire, de Venise, d’aller à Trieste pour prendre le train pour Vienne (cf. p. 186).

C’est un beau roman, La Fraga, un roman qui ne craint pas de raconter une histoire, un roman qui ne souffre en rien de cette volonté frénétique de faire du Proust dont la littérature française est accablée depuis bien des décennies. Danièle Sallenave, qui touche à bien des genres (5), a réussi là un récit historique captivant. Et lorsque, à la lecture des dernières pages, les larmes vous montent aux yeux, ce n’est pas tant la disparition d’un protagoniste attachant qui les suscite, c’est la mort qui prive les vivants, ainsi que la rupture prive d’une part de la vie.

(1) On ne rompt sans doute que parce que maintenir, perpétuer, devient une forme répétée – voire continue – de rupture. Heureux ceux qui naissent et meurent dans la même maison, sans l’avoir jamais quittée ; et tant pis pour ces instables qu’émeut Brassens lorsqu’il chante Auprès de mon arbre.
(2) Michel Mercier, « Notice » relative aux Vrilles de la vigne in Colette, Œuvres I, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1984, p. 1539.
(3) Colette, Œuvres I, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1984, p. 960.
(4) Danièle Sallenave, La Fraga, Gallimard, 2005.
(5) Elle fut – il n’est pas inutile de le rappeler – condamnée en mai 2005 pour antisémitisme par la Cour d’Appel de Versailles, en compagnie d’Edgar Morin et de Sami Naïr, pour la publication le 4 juin 2002 dans le journal Le Monde d’un article que l’on peut consulter à l’adresse Internet suivante : http://www.mcxapc.org/docs/conscienceinextenso/morinext.htm. Cette décision judiciaire illustre l’inconséquence de lois érigeant des opinions en délit et l’usage débridé que peuvent en faire certains magistrats. Rappelons aussi que l’Union juive pour la paix a jugé cet arrêt absurde et scandaleux (cf. http://www.legrandsoir.info/article2476.html).

mercredi 18 novembre 2009

Note de lecture : Charles Péguy

De la raison et Notre jeunesse
de Charles Péguy


J’éprouve beaucoup de difficulté à saisir pleinement la pensée de Péguy. Ce n’est pourtant pas faute qu’il ne s’efforce d’être clair ni de répéter une même idée, sans se lasser, sous un nombre considérable de formes différentes. Mais ses efforts de clarté témoignent d’une conception des choses très personnelle, très originale, et bien malaisée à rattacher à un quelconque courant de pensée. Ils font même davantage qu’en témoigner : ils lui sont peut-être consubstantiels.

Je voudrais commencer par m’attacher un instant à cette manière très particulière de s’exprimer, telle qu’elle apparaît dans deux de ses œuvres, De la raison et Notre jeunesse (1). Elle offre assurément bien des singularités que je n’ai pas l’ambition d’inventorier. Une seule retient mon attention, car celle-là au moins entretient – me semble-t-il – un rapport direct avec ce que Péguy entreprend d’exposer : je veux parler de sa façon d’écrire sans retoucher la pensée telle qu’elle se cherche, les propositions et les subordonnées s’enchaînant pour dire et redire les choses, les unes corrigeant les autres, ainsi que l’on fait quelquefois lorsqu’on s’exprime verbalement. Un exemple éclairera aisément ce que je veux dire.
« Quand donc des républicains arguent de ce que la République dure pour dire, pour proposer, pour faire état, pour en faire cette proposition qu’elle est durable, quand ils arguent (2) de ce qu’elle dure depuis quarante ans pour inférer, pour conclure, pour proposer qu’elle est durable, pour quarante ans, et plus, qu’elle était au moins durable pour quarante ans, qu’elle était valable, qu’elle avait un bon au moins pour quarante ans, ils ont l’air de plaider l’évidence même. Et pourtant ils font, ils commettent une pétition, de principe, un dépassement d’attribution. Car dans la République, qui dure, ce n’est point la République qui dure. C’est la durée. Ce n’est point elle la République qui dure en elle-même, en soi-même. Ce n’est point le régime qui dure en elle. Mais en elle c’est le temps qui dure. C’est son temps, c’est son âge. Et elle ce qui dure c’est tout ce qui dure. C’est la tranquillité d’une certaine période de l’humanité, d’une certaine période de l’histoire, d’une certaine période, d’un certain palier historique.
Quand donc les républicains attribuent à la force propre du régime, à une certaine vertu de la République la durée de la République ils commettent à leur profit et au profit de la République un véritable dépassement de crédit, moral. Mais quand les réactionnaires par contre, les monarchiste nous montrent, nous font voir avec leur complaisance habituelle, égale et contraire à celle des autres, nous représentent, au titre d’argument, la solidité, la tranquillité, la durée des monarchies voisines (et même, en un certain sens, leur prospérité, bien qu’ici, en un certain sens, ils aient quelquefois beaucoup plus raison), ils font exactement, de leur côté, non pas même seulement un raisonnement du même ordre, mais le même raisonnement. Ils font, ils commettent la même anticipation, une anticipation contraire, la même, une anticipation, une usurpation, un détournement, un débordement, un dépassement de crédit symétrique, antithétique, homothétique : la même anticipation, la même usurpation, le même détournement, le même débordement, le même dépassement de crédit.
» (pp. 110-111)
À première vue, il semble que Péguy tâtonne. Mais on comprend rapidement que le procédé cherche à conduire vers le sens, qu’il refait un chemin qui pourrait être celui par lequel le lecteur doit passer pour adhérer pleinement à l’idée exposée. Péguy use d’un style inhabituel d’une façon qui laisse penser qu’il y puise des raisons de se croire convaincant. La forme accroche, oblige à relire, excite l’attention, force à s’interroger sur le sens. Et quand Péguy veut être catégorique, il va jusqu’à reproduire par écrit une forme répétitive que seul l’oral peut normalement justifier.
« Mais nous n’avons rien, nous n’avons rien fait dont nous n’ayons à nous glorifier. » (p. 144)

Je dois avouer que cette façon d’écrire a sur moi des effets variables. Tantôt j’y perçois quelque chose comme une enflure inutile, tantôt j’y vois un procédé qui veut emporter l’adhésion mais qui échoue dans son dessein, tantôt encore il me semble à ce point convaincant que je craindrais d’être resté insensible à l’idée qu’il porte si Péguy n’en avait pas usé. Un exemple de ce dernier effet s’impose ; je choisis un passage des reproches qu’il adresse aux antisémites.
« Que n’aurait-on pas dit s’il avait été juif ? Ils sont victimes d’une illusion d’optique très fréquente, très connue dans les autres ordres, dans l’ordre de l’optique même. De l’optique propre. Comme on pense toujours à eux, à présent, comme on ne pense qu’à eux, comme l’attention est toujours portée sur eux, depuis que la question de l’antisémitisme est soulevée (et sur cette question même de l’antisémitisme il faudrait (en) faire toute une histoire, il faudrait en faire l’histoire, voir comme il vient pour un tiers d’eux, pour un tiers des antisémites, professionnels, et pour les deux autres tiers, comme disait un professeur, pour les deux autres tiers de mécanismes), depuis que la question de l’antisémitisme est ainsi posée, comme on ne pense qu’à eux, comme toute l’attention est toujours sur eux, comme ils sont toujours dans le faisceau de la lumière, comme ils sont toujours dans le blanc du regard ils sont très exactement victimes de cette illusion d’optique bien connue qui nous fait voir un carré blanc sur noir beaucoup plus grand que le même carré noir sur blanc, qui paraît tout petit. Tout carré blanc sur noir paraît beaucoup plus grand que le même carré noir sur blanc. Tout ainsi tout acte, toute opération, tout carré juif sur chrétien nous paraît, nous le voyons beaucoup plus grand que le même carré chrétien sur juif. C’est une pure illusion d’optique historique, d’optique pour ainsi dire géographique et topographique, d’optique politique et sociale qu’il y aura lieu quelque jour d’examiner dans un plus grand détail. » (pp. 274-275)

Avant d’en venir au fond, je souhaite préciser que je ne suis pas du tout un connaisseur de Péguy, pas plus d’ailleurs qu’un spécialiste de la période de l’histoire qui retient son attention, ni de celle qu’il vit (ce qui est sans doute nécessaire pour se prononcer valablement sur Notre jeunesse). Je me contente de livrer quelques impressions personnelles et surtout de reproduire des passages qui m’ont paru remarquables.

Je laisse de côté De la raison, une belle et longue énumération de ce que la raison n’est pas, pour me limiter à Notre jeunesse.

La chose à ne pas faire, c’est de caractériser les idées de Péguy en dressant une liste de ses convictions. Je vais pourtant le faire, car ce sera l’occasion de montrer vers quelles erreurs une pareille approche incline. Dans le désordre, du côté de ce qu’il déteste, il y a la bourgeoisie, le modernisme, l’intellectualisme, le radical-socialisme, le combisme, Jean Jaurès, Gustave Hervé, Amédée Thamalas (3), les dreyfusards politiciens, la laïcité, les universités populaires, les riches, les connivences, l’argent, le second Empire,… Du côté de ce qu’il adule, il y a la France, Jeanne d’Arc, Bernard Lazare (4), les dreyfusistes mystiques, le socialisme mystique, la religion, la chrétienté, la charité, l’héroïsme, les Juifs pauvres (5), les pauvres, la révolution et la tradition conjuguées, le premier Empire, Napoléon,… Et puis, il oppose l’organique au logique, le vivant à l’historique, l’éternel et le spirituel au temporel, et surtout le mystique au politique. Allez donc vous faire une idée avec tout çà !

Pour tenter de remettre un minimum d’ordre dans tout cela, je pense qu’il est peut-être utile de repartir de la mystique, telle que Péguy la conçoit en 1910. Car c’est probablement autour d’elle qu’il agence les différents aspects de sa vision du devenir. Pour lui, qu’est-ce donc que la mystique ?

La mystique, c’est d’abord quelque chose qui exista par le passé, quelque chose comme un ciment de la société française de jadis, quelque chose qui faisait de cette société ce qui mérite d’être appelé une cité.
« Le dernier des serfs était de la même chrétienté que le roi. Aujourd’hui il n’y a plus aucune cité. » (p. 263)
C’est donc quelque chose qui s’est perdu durant les trois décennies précédant 1910, plus précisément qui commence à se perdre en 1881, et qui se perd en même temps que se perd la juste conception de la République.
« Le débat n’est pas entre un ancien régime, une ancienne France qui finirait en 1789 et une nouvelle France qui commencerait en 1789. Le débat est beaucoup plus profond. Il est entre toute l’ancienne France ensemble, païenne (la Renaissance, les humanités, la culture, les lettres anciennes et modernes, grecques, latines, françaises), païenne et chrétienne, traditionnelle et révolutionnaire, monarchiste, royaliste et républicaine, - et d’autre part, et en face, et au contraire une certaine domination primaire, qui s’est établie vers 1881, qui n’est pas la République, qui se dit la République, qui parasite la République, qui est le plus dangereux ennemi de la République, qui est proprement la domination du parti intellectuel. » (p. 119)
Ainsi, cette sorte de perte de substance de la République, concomitante de la perte du sens mystique, est en bonne partie le fait de ce que Péguy appelle le parti intellectuel.

De quels intellectuels s’agit-il ? Péguy s’en explique notamment lorsqu’il s’en prend à Maurice Pujo, fondateur des Camelots du Roi et co-directeur de L’Action française, lequel prétend que l’affaire Dreyfus a été montée dès l’origine par ce que lui-même appelle le parti intellectuel.
« Il obéit ainsi, il obéit ici à la plus grande illusion intellectuelle peut-être, je veux dire et à celle qui est la plus grande en nombre, en quotité, la plus nombreuse, à celle qui s’exerce le plus fréquemment, et à celle qui est la plus grande en quantité, dont l’effet est le plus grand, et plus grave ; non pas seulement à cette illusion intellectuelle pour ainsi dire générale, de substituer partout, dans tout l’événement historique, la formation organique ; mais très particulièrement à cette illusion d’optique historique intellectuelle qui consiste à reporter incessamment le présent sur la passé, l’ultérieur incessamment sur l’antérieur, tout l’ultérieur incessamment sur tout l’antérieur ; illusion pour ainsi dire technique ; et organique elle-même, je veux dire organique de l’intellectuel ; illusion de perspective, ou plutôt substitution totale, essai de substitution totale de la perspective à l’épaisseur, à la profondeur, essai de substitution totale du regard de perspective à la connaissance réelle, au regard en profondeur, au regard de profondeur ; essai de substitution totale du regard de perspective, à deux dimensions, à la connaissance réelle à trois dimensions d’un réel, d’une réalité à trois dimensions ; illusion d’optique, illusion de regard, illusion de recherche et de connaissance que j’essaie d’approfondir lui-même, entre toutes les illusions, (car elle est capitale, et d’une importance capitale), dans la thèse de la situation faite à l’histoire dans la philosophie générale du monde moderne [allusion à un article de Péguy paru en 1906 dans les Cahiers] ; illusion qui consiste à substituer constamment au mouvement organique réel de l’événement de l’histoire, qui se meut perpétuellement du passé vers le futur en passant, en tombant perpétuellement par cette frange du présent, une sorte d’ombre dure angulaire portée à chaque instant du présent sur le passé, l’ombre du coin du mur et du coin de la maison, du pignon que nous croyons avoir sur la rue. » (p. 255-256)
Si ces intellectuels ont réussi à gangrener la République, c’est principalement en influant sur les politiques, lesquels sont la négation même de toute mystique, de quelque bord qu’ils soient.
« On peut dire que les politiciens introduisent et dans l’action et dans la connaissance (où il y en a tant, où il y en a tant de naturelles), des difficultés artificielles, des difficultés supplémentaires, des difficultés surérogatoires, des difficultés plus qu’il n’y en a. […]
Nous en avons eu un exemple éminent dans cette immortelle affaire Dreyfus continuée en affaire Dreyfusisme. S’il y en eut une qui sauta par-dessus son point de discernement, ce fut celle-là. Elle offre, avec une perfection peut-être unique, comme une réussite peut-être unique, comme un exemple unique, presque comme un modèle un raccourci unique généralement de ce que c’est que la dégradation, l’abaissement d’une action humaine, mais non pas seulement cela : particulièrement, proprement un raccourci unique, (comme) une culmination de ce que c’est que la dégradation d’une action mystique en action politique passant (aveuglément ?) par-dessus son point de rupture, par-dessus son point de discernement, par-dessus son point de rebroussement, par-dessus son point de continuité discontinue.
» (pp. 138-139)
« On ne sait jamais s’ils vous font plus de tort, s’ils vous dénaturent plus quand ils vous combattent ou quand ils vous soutiennent, quand ils vous combattent ou quand ils vous adoptent, car quand ils vous combattent ils vous combattent en langage politique sur le plan politique et quand ils vous soutiennent, c’est peut-être pire, car ils vous soutiennent, ils vous adoptent en langage politique sur le plan politique. Et dans ces tiraillements contraires ils ont également et contrairement tort, ils sont également et contrairement insuffisants. Ils sont également et contrairement, des dénaturants. » (p. 296-297)
Ainsi, même les anarchistes sont victimes de l’intellectualisme.
« Sur ce point particulier des anarchistes, par exemple, ne leur demandez point à eux-mêmes des renseignements sur eux-mêmes. Ils vous jureraient leurs grands dieux, si je puis dire, qu’ils n’ont jamais été aussi indisciplinés. Les gens sont tous et si intellectualistes qu’ils aiment mieux trahir, se trahir eux-mêmes, trahir, abandonner, renier leur histoire et leur propre réalité, renier leur propre grandeur et tout ce qui fait leur prix, tout plutôt que de renoncer à leurs formules, à leurs tics, à leurs manies intellectuelles, à l’idée intellectuelle qu’ils veulent avoir d’eux et qu’ils veulent que l’on ait d’eux. » (p. 253)

Ce qui fait la valeur, pour Péguy, ce n’est donc pas tant d’être croyant ou incroyant, de gauche ou de droite, mais plutôt, quoi que l’on soit, qu’on le soit mystiquement. Ainsi, il n’est socialiste que pour autant qu’il s’agisse d’un socialisme mystique.
« Tel étant notre socialisme, il est évident qu’il était, qu’il faisait un assainissement de la nation et du peuple, un renforcement encore inconnu, une prospérité, une floraison, une fructification. Bien loin d’en conjurer, d’en conspirer la perte. Nous avions déjà la certitude, que nous avons, que le peuple qui entrerait le premier dans cette voie, qui aurait cet honneur, qui aurait ce courage, et en un sens cette habileté, en recevrait une telle force, une telle prospérité organique et moléculaire, constitutionnelle, histologique, un tel renforcement, un tel accroissement, un tel assainissement de tous les ordres de sa force que non seulement il marcherait à la tête des peuples, mais qu’il n’aurait plus rien à redouter jamais, ni dans le présent ni dans l’avenir, ni de ses concurrents économiques, industriels, commerciaux, ni de ses concurrents militaires. » (p. 231-232)

Et puis, surtout, il y a l’affaire Dreyfus, source des plus importantes désillusions, affaire importante s’il en est. Car « l’affaire Dreyfus fut une affaire élue » (p. 141), une crise dans trois histoires : l’histoire d’Israël, l’histoire de France et l’histoire de la chrétienté. C’est que, au sein des dreyfusistes, il importe de distinguer les dreyfusistes mystiques des dreyfusistes politiques.
« Notre dreyfusisme était une religion […] d’essence chétienne » (p. 201).
« Et précisément notre mystique chrétienne culminait si parfaitement, si exactement avec notre mystique française, avec notre mystique patriotique dans notre mystique dreyfusiste que ce qu’il faut bien voir, et ce que je dirai, ce que je mettrai dans mes confessions, c’est que nous ne nous placions pas moins qu’au point de vue du salut éternel de la France. » (p. 291)
« Tout au fond nous étions les hommes du salut éternel et nos adversaires étaient les hommes du salut temporel. Voilà la vraie, la réelle division de l’affaire Dreyfus. Tout au fond nous ne voulions pas que la France fût constituée en état de péché mortel. Il n’y a que la doctrine chrétienne au monde, dans le monde moderne, dans aucun monde, qui mette à ce point, aussi délibérément, aussi totalement, aussi absolument la mort temporelle comme rien, comme une insignifiance, comme un zéro au prix de la mort éternelle, et le risque de la mort temporelle comme rien au prix du péché mortel, au prix du risque de la mort éternelle. » (p. 294)
On pourrait croire que là, tout est dit. Mais non, car cette essence chrétienne de la mystique dreyfusiste est bien loin des vœux de l’Église, une Église dont il dit :
« Elle fait, elle est la religion officielle, la religion formelle du riche. Voilà ce que le peuple, obscurément ou formellement, très assurément sent très bien. Voilà ce qu’il voit. Elle n’est donc rien, voilà pourquoi elle n’est rien. Et surtout et elle n’est rien de ce qu’elle était, et elle est, devenue, tout ce qu’il y a de plus contraire à elle-même, tout ce qu’il y a de plus contraire à son institution. Et elle ne se rouvrira point l’atelier, et elle ne se rouvrira point le peuple à moins que de faire, elle aussi, elle comme tout le monde, à moins que de faire les frais d’une révolution économique, d’une révolution sociale, d’une révolution industrielle, pour dire le mot d’une révolution temporelle pour le salut éternel. Tel est, éternellement, temporellement, (éternellement temporellement et temporellement éternellement), le mystérieux assujettissement de l’éternel même au temporel. Telle est proprement l’inscription de l’éternel même dans le temporel. Il faut faire les frais économiques, les frais sociaux, les frais industriels, les frais temporels. Nul ne s’y peut soustraire, non pas même l’éternel, non pas même le spirituel, non pas même la vie intérieure. C’est pour cela que notre socialisme n’était pas si bête, et qu’il était profondément chrétien. » (p. 225)
« Ce qui a pu donner le change, c’est que toutes les forces politiques de l’Église étaient contre le dreyfusisme. Mais les forces politiques de l’Église ont toujours été contre la mystique. Notamment contre la mystique chrétienne. » (p. 203)
D’ailleurs, le meilleur des mystiques n’est-il pas juif ? N’est-ce pas Bernard Lazare ? (6)
« Jamais je n’ai vu un spirituel mépriser aussi souverainement, aussi sainement, aussi aisément, aussi également une compagnie temporelle. Jamais je n’ai vu un spirituel annuler ainsi un corps temporel. » (p. 185) [Il parle de la Cour de Cassation]
« Jamais je n’ai vu un homme croire, savoir à ce point que les plus grandes puissances temporelles, que les plus grands corps de l’État ne tiennent, ne sont que par des puissances spirituelles intérieures. » (p. 187)
« Je n’ai jamais vu une puissance spirituelle, quelqu’un qui se sent, qui se sait une puissance spirituelle garder aussi intérieurement pour ainsi dire des distances horizontales aussi méprisantes envers les puissances temporelles. » (p. 189)
« Cet athée, ce professionnellement athée, cet officiellement athée en qui retentissait, avec une force, avec une douceur incroyable, la parole éternelle ; que je n’ai jamais retrouvée égale nulle part ailleurs. […] Je le vois encore dans son lit, cet athée ruisselant de la parole de Dieu. » (p. 193)

Péguy, à l’occasion de l’affaire Dreyfus, découvre une rupture fondamentale, décisive, celle qui vaut aux intellectuels et aux politiques de supplanter les mystiques, de supplanter la mystique devrait-on plutôt dire, tant il s’agit d’une pensée collective diffuse qui assure la cohésion de la cité.
« Pourquoi le nier. Toute la génération intermédiaire a perdu le sens républicain, le goût de la République, l’instinct, plus sûr que toute connaissance, l’instinct de la mystique républicaine. Elle est devenue totalement étrangère à cette mystique. La génération intermédiaire, et ça fait vingt ans. » (p. 101)
Ce que cette rupture ouvre, c’est l’ère de la modernité, dans ce qu’elle a de déplorable.
« Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin. Le monde des intelligents, des avancés, de ceux qui savent, de ceux à qui on n’en remontre pas, de ceux à qui on n’en fait pas accroire. Le monde de ceux à qui on n’a plus rien à apprendre. Le monde de ceux qui font le malin. Le monde de ceux qui ne sont pas des dupes, des imbéciles. Comme nous. C’est-à-dire : le monde de ceux qui ne croient à rien, pas même à l’athéisme, qui ne se dévouent, qui ne se sacrifient à rien. Exactement : le monde de ceux qui n’ont pas de mystique. Et qui s’en vantent. Qu’on ne s’y trompe pas, et que personne par conséquent ne se réjouisse, ni d’un côté ni de l’autre. Le mouvement de dérépublicanisation de la France est profondément le même mouvement que le mouvement de la déchristianisation. C’est ensemble un même, un seul mouvement profond de démystication. » (p. 102)
L’atteinte est extrême.
« C’est […] la première fois dans l’histoire du monde que tout un monde vit et prospère, paraît prospérer contre toute culture. » (p. 103)
« Quand un régime, d’organique est devenu logique, et de vivant historique, c’est un régime qui est par terre. » (p. 107)

La boucle est bouclée : tout part et tout revient à la mystique, cette approche de la vie qui surmonte toutes les divisions religieuses, philosophiques ou politiques.
« Quand nos instituteurs comparent incessamment la mystique républicaine à la politique royaliste et quand tous les matins nos royalistes comparent la mystique royaliste à la politique républicaine, ils font, ils commettent le même manquement, deux manquements mutuellement complémentaires, deux manquements mutuellement contraires, mutuellement inverses, mutuellement réciproques, deux manquements contraires, le même, un manquement conjugué ; ensemble ils manquent à la justice et à la justesse ensemble.
Une première conséquence de cette distinction, une première application de ce reconnaissement, de ce discernement, de cette redistribution, c’est que les mystiques sont beaucoup moins ennemies entre elles que les politiques, et qu’elles le sont tout autrement. Il ne faut donc pas faire porter aux mystiques la peine des dissensions, des guerres, des inimitiés politiques, il ne faut pas reporter sur les mystiques la malendurance des politiques. Les mystiques sont beaucoup moins ennemies entre elles que les politiques ne le sont entre elles. Parce qu’elles n’ont point comme les politiques à se partager sans cesse une matière, temporelle, un monde temporel, une puissance temporelle incessamment limitée. Des dépouilles temporelles. Des dépouilles mortelles. Et quand elles sont ennemies, elles le sont tout autrement, à une profondeur infiniment plus essentielle, avec une noblesse infiniment plus profonde.
» (pp. 137-138)

Je reviens moi-même à mon point de départ ; oui, j’éprouve beaucoup de difficulté à saisir pleinement la pensée de Péguy. Je vois bien ce qui l’indigne ; je vois bien contre quoi il réagit. Et je comprends sa révolte. Mais je suis beaucoup plus perplexe quant à ce qu’il en fait et quant au schéma explicatif qu’il y associe. Si l'on retourne voir le catalogue que je dressais plus haut de ce qu'il aime et de ce qu'il déteste, ce schéma explicatif aide à le comprendre et désamorce un peu les plus erronées des interprétations qu'on peut en faire. Mais il serait hardi - je pense - de prétendre qu'il en clarifie tous les aspects.

Les adeptes que comptent aujourd’hui Péguy m’étonnent assez souvent, car je vois mal ce qui les convainc d’afficher une allégeance réclamant d’entrer – au moins pour le Péguy de ses dix dernières années – dans les ténèbres d’une conception mystique qui justifie des sympathies étonnantes.

(1) Charles Péguy, Notre jeunesse précédé par De la raison, préface et note de Jean Bastaire, Gallimard, folio essais, 1993. De la raison a été publié pour la première fois dans les Cahiers de la quinzaine en décembre 1901 ; Notre jeunesse fut publié dans la même revue en juillet 1910.
(2) À deux reprises, le verbe arguer à la troisième personne du pluriel de l’indicatif présent est orthographié arguënt, avec un tréma. J’ignore si c’est voulu, et si oui pourquoi, et je me suis permis de corriger. Idem p. 297.
(3) Amédée Thamalas, professeur d’histoire, défendit une approche positiviste de Jeanne d’Arc, ce qui suscita une manifestation contre lui des Camelots du Roi en 1904.
(4) Péguy écrit Bernard-Lazare avec un trait d’union. Son nom véritable était Lazare Bernard, dit Bernard Lazare.
(5) Péguy met le plus souvent une majuscule au substantif Juif, marquant sans doute ainsi qu’il ne vise pas que les adeptes de la religion juive.
(6) Le portrait de B-L est moins le portrait de B-L que celui d’un homme qui aurait incarné toutes les préférences de Péguy. Ce qui ne fait qu’illustrer l’intérêt et même l’amour que Péguy porte aux Juifs. « Je connais bien ce peuple. Il n’a pas sur la peau un point qui ne soit douloureux, où il n’y ait un ancien bleu, une ancienne contusion, une douleur sourde, la mémoire d’une douleur sourde, une cicatrice, une blessure, une meurtrissure d’Orient ou d’Occident. Ils ont les leurs, et toutes celles des autres. Par exemple on a meurtri comme Français tous ceux de l’Alsace et de la Lorraine annexée. » (p. 159)

dimanche 8 novembre 2009

Note de lecture : Alain Finkielkraut

Un coeur intelligent
d’Alain Finkielkraut


Alain Finkielkraut n’est pas quelqu’un qui me laisse indifférent. Je ne puis donc me défendre du fait que j’ai lu son dernier livre (1) avec quelques préjugés en tête. Conscient de les avoir, je n’oserais pourtant pas prétendre qu’ils n’ont pas pesé sur ma lecture. Il s’impose donc que je les confesse, ne serait-ce que pour laisser la possibilité à chacun d’en mesurer le poids.

Selon moi, il y a chez Finkielkraut une dimension paradoxale : d’un côté, il a tout de l’exalté, habité par la passion, la ferveur, l’exécration, la haine ; de l’autre, il y a cette douceur juive qui l’incline toujours du côté de la bonté, celle qu’il a trouvée justifiée chez Vassili Grossman. Un parcours scolaire qui le laissera infiniment reconnaissant à l’égard d’un système éducatif aujourd’hui révolu, un passage chez les maos (2) qui ne plaide guère en faveur d’une sagesse précoce, mais qui – le remord aidant - lui permettra peut-être de dénoncer – parfois de manière obsessionnelle – la radicalité poussée jusqu’à la sottise, un attrait presque pathologique pour la polémique qui le conduit à oser défendre publiquement ce que bien d’autres tairaient pudiquement, voilà ce qui selon moi fait Finkielkraut, et le fait tel qu’il ne peut m’enchanter continûment.

Il y a aussi l’ambition qui fut longtemps la sienne d’une compétence sociologique, alors même qu’il n’en avait ni la formation ni l’envie de l’acquérir. Curieusement, il a souvent sapé les efforts de rigueur que manifesta jusqu’aux années 90 une certaine sociologie, alors même qu’il participait ainsi à l’entreprise de fragilisation des savoirs et des méthodes qu’il dénonça pourtant si souvent. Sa haine envers Pierre Bourdieu – injuste et injustifiée – l’a quelquefois rendu complice des arrogances de la philosophie que celui-ci dénonça.

On ne peut que rester perplexe devant ce que peuvent avoir d’antinomique les qualités d’esprit et de cœur que Finkielkraut manifestent si souvent dans ses écrits comme dans ses émissions radiophoniques (3) et sa propension à foncer tête baissée dans les mêlées les plus viles (4). On ne peut que se poser la question – et Élisabeth de Fontenay le fait mieux que personne – : « Comment se fait-il que, tout en étant hanté par la finitude du politique, ce démocrate ne veuille pas faire la part des choses et ne renonce jamais à cette approche en vrille, sans doute trop idéaliste, du mal social ? » (5)

Venons-en au Cœur intelligent.

Il y a bien des façons de parler des livres qu’on lit. Mais il y a surtout une façon de n’en pas parler qui nuit assez à la qualité des relations humaines. Bien sûr, il y a ceux qui ne lisent pas, encore est-ce peut-être parce qu’ils penseraient n’avoir rien à dire de ce qu’ils auraient lu. Mais il y a surtout cette sorte d’écart pris avec les livres qui projette dans le quotidien, dans l’opinion, dans la clabauderie, voire dans le ragot. Parler d’un livre, ce n’est pas trouver un refuge aux nécessités de l’ordinaire, c’est se donner les chances de rendre à celui-ci une dimension que sa permanence altère sans cesse. Après tout, écrire représente aussi un effort pour donner le meilleur de soi-même ; et lire, c’est donc aller vers le meilleur des autres.

La critique littéraire, je n’en parlerai pas. Elle vise principalement à vendre et subordonne son ton et son contenu aux exigences de l’entreprise. Sinon, il reste deux approches possibles pour parler d’un livre : ou bien s’adresser à ceux qui ne l’ont pas lu ; ou bien, au contraire, viser ceux qui savent précisément de quoi on parle. Et il me paraît que, même pour ceux qui ne l’ont pas lu, il est toujours préférable que le propos ne s’embarrasse pas des ignorances de ceux auxquels il s’adresse. Les connaissances sont peu de choses ; l’envie de connaître est une grande chose.

Alain Finkielkraut a choisi de nous parler de livres qui l’ont touché. C’est une excellente idée. Il a en outre choisi de le faire en parlant de la façon dont chaque livre l’a touché – l’a touché lui – avec ce que sa propre sensibilité, ses propres convictions, peuvent y avoir à faire. C’est une meilleure idée encore. Et lorsqu’on le lit, on croit entendre sa voix, tant son expression orale et son expression écrite sont parentes.

Je ne vais pas commenter ses propres commentaires. D’abord parce que je n’ai pas lu plusieurs des neuf livres qu’il évoque, ou alors depuis trop longtemps. Ensuite parce que je n’ai pas le sentiment d’y pouvoir apporter quoi que ce soit qui en vaille vraiment la peine. J’ai été particulièrement séduit pas les réflexions que Finkielkraut nous livre à propos des livres de Grossmann, de Haffner, de Camus, de Dostoïevski, de James et de Blixen ; j’ai par contre été un peu déçu par la place exagérée qu’il accorde au résumé du récit lorsqu’il parle de La tache de Roth ou de Lord Jim de Conrad.

Mais il existe dans Un cœur intelligent un fil conducteur, une idée maîtresse, une orientation de lecture, qui mérite qu’on s’y arrête. C’est que tous les livres ne sont évoqués que dans l’intention bien claire de rendre compte de l’importance de la littérature. Dans un court épilogue qu’il intitule "La lutte avec l’ange", Finkielkraut se fait précis :
« Les œuvres dans lesquelles je me suis plongé m’ont fait découvrir que la littérature elle-même a toujours maille à partir avec la littérature. Sur le chemin de la vérité, la compréhension littéraire de l’existence rencontre et affronte inévitablement son double. La bataille de la représentation bat son plein : une lutte sans merci oppose le récit au récit, la fiction à la fiction, l’intrigue révélante aux scénarios embellissants et gratifiants dictés par le désir. Notre activité fantasmatique, en effet, ne connaît pas d’interruption. Notre for intérieur est un cinéma permanent. Nous ne cessons de consommer et de produire des histoires. Même fatigués, nous ne faisons pas relâche : tous les faits se monnayent en anecdotes, tout ce qui arrive se raconte. Et le principal obstacle qui se dresse entre nous et le monde voire entre nous et nous-même est d’ordre romanesque. Le voile jeté sur les choses a, de même que leur dévoilement, une texture narrative. Or, si l’on peut être légitimement inquiet, à l’âge des nouveaux supports, pour l’avenir du livre, il n’y a aucune raison de croire à l’éclipse prochaine de la fable. » (pp. 279-280)
Et de conclure :
« Être homme, c’est confier la mise en forme de son destin à la littérature. Toute la question est de savoir laquelle. » (p. 280)

La question de la signification de la littérature, que ce soit d’un point de vue cognitif ou d’un point de vue affectif, est l’une des plus difficiles qui soient (6). Finkielkraut la surinvestit un peu, tant il est préoccupé de reconnaître à la culture cultivée tout ce qui la distingue de la culture tout court. Mais cela nous vaut des pages brûlantes d’intelligence, comme seul un cœur peut en donner. Ainsi, lorsqu’il s’agit de synthétiser ce que lui apportent Les carnets du sous-sol de Dostoïevski :
« Dostoïevski a cru au palais de cristal. Il a milité pour son instauration. Il a lu avidement Fourier, Proudhon, Saint-Simon, Owen et tous les utopistes. Et puis, il a compris que ces minutieux systèmes qui s’applaudissaient de leur pragmatisme et de leur hédonisme étaient, en fait, redoutablement simplificateurs. L’édifice scintillant de ses rêves juvéniles lui est alors apparu sous un tout autre jour : celui d’une gigantesque et grise maison de correction. Mais il n’a pas pris pour autant le parti du désir incorrigible. Il n’a pas glorifié la sauvage démesure de l’inconscient ; il a découvert que, à moins d’une déposition miraculeuse de l’amour-propre par l’amour, les hommes, même les plus affables, vivent dans un souterrain. » (pp. 234-235)
On perçoit bien là ce que sa lecture doit à son propre itinéraire. Et mieux encore lorsqu’il tire une dernière conclusion de la lecture du "Festin de Babette" :
« Karen Blixen, à la fin de ce conte, crédite l’art d’avoir rétabli l’harmonie. Mais elle souligne en même temps la dissonance, le différend voire la contradiction qui existent entre les règles et les idéaux respectifs de l’art et de la démocratie. Elle montre même, avec l’exemple de Babette, quelle intensité paroxystique cette contradiction peut atteindre. Voilà sans doute la part du récit la plus indigeste pour l’esprit de notre temps. Son seul Dieu, en effet, c’est la Démocratie. Ce dieu jaloux qui a dénoncé l’idéal ascétique et qui ne supporte pas qu’on plaisante avec ses valeurs, dit partout son amour de l’art mais ne se fait pas à l’idée d’une classe cultivée, il veut la peau des héritiers, bref il déteste tout ce dont l’art, si universelle que soit sa portée, a besoin pour vivre. Au nom de la défense des droits de l’homme, il prêche l’indiscrimination, il prononce l’équivalence des formes et il décrète que tous les goûts sont dans la culture. Mais c’est une autre histoire. »

Incorrigible Finkielkraut…, merci.

(1) Alain Finkielkraut, Un coeur intelligent. Lectures, Stock/Flammarion, 2009.
(2) Ce fut éphémère et il en parle aujourd’hui avec autodérision : « Un vrai mutin de Panurge ».
(3) L’émission Répliques qu’il dirige et anime le samedi matin sur France Culture reste un morceau de choix. S’il lui arrive d’y manifester les travers que je lui trouve, la qualité des invités comme celle de la préparation et des thèmes choisis en font un rendez-vous à ne pas manquer. Pour n’évoquer que l’actualité, il a réuni le 7 novembre – un vrai régal – Élisabeth de Fontenay et Paul Veyne pour parler du De la nature – Livres I – IV de Lucrèce (Belles Lettres, Classiques en poche, 2009) et il s’apprête à recevoir le 14 novembre Nathalie Heinich et Luc Boltanski.
(4) Ainsi, le matin du 9 octobre dernier, que faisait-il donc sur France Inter à défendre Polanski et Mitterrand de façon outrancière et mal informée ? « Que diable allait-il faire dans cette galère ? »
(5) Élisabeth de Fontenay, « Réflexions sur l’affaire Finkielkraut » in Le Monde du 3 février 2006.
(6) Cf. Jacques Bouveresse, La connaissance de l’écrivain. Sur la littérature, la vérité & la vie, Agone, Collection "Banc d’essais", 2008.

Autres notes sur Finkielkraut :
À propos de la corrida
Discours sur la vertu
À propos d’un Finkielkraut qui ne convainc guère
Finkielkraut et Luchini
À propos de Bourdieu et de Finkielkraut

mardi 3 novembre 2009

Note spéciale : Claude Lévi-Strauss

Claude Lévi-Strauss est mort

Claude Lévi-Strauss est mort le 30 octobre dernier.

Je ne saurais dire combien je souhaite lui rendre hommage.

Peut-être est-ce le moment de montrer ces instants où il choisit son costume d’académicien. Il y tint des propos qui en étonneront beaucoup. Pourtant, ce qu’il fut s’y trouve un peu résumé. Comment ne pas être réjoui par la tranquillité avec laquelle il exprima le plaisir pour un homme de suivre une tradition et, par là même, de s'habiller comme une femme, alors que c'est l'époque - la première moitié des années 70 - où on est en train de balancer tant de choses, à commencer par le système éducatif...




Autres notes sur Lévi-Strauss :
Claude Lévi-Strauss
Lévi-Strauss, le passage du Nord-Ouest d’Imbert
Le père Noël supplicié
À propos d’une analogie
Claude Lévi-Strauss de Marcel Hénaff
La fin de la suprématie culturelle de l’Occident
...ce que nous apprend la civilisation japonaise
L’autre face de la lune
Trois des Entretiens avec Claude Lévi-Strauss de Georges Charbonnier
Lévi-Strauss de Loyer
De Montaigne à Montaigne
La pensée sauvage
Correspondance 1942 - 1982 avec Jakobson