Correspondance 1942 - 1982
de Roman Jakobson & Claude Lévi-Strauss
J’entendais récemment Michelle Perrot évoquer l’œuvre de Françoise Héritier (1) et, plus particulièrement, ce que celle-ci pouvait avoir de structuraliste. Et je n’ai pu m’empêcher de frémir à l’écoute d’une conception aussi erronée du structuralisme et de ce qui oppose cette méthode à l’histoire. Elle y parlait d’une structure temporellement invariable, propre à définir le monde social en faisant fi de ce qui y change. Il est vrai que le mot a été mis depuis très longtemps à toutes les sauces, surtout lorsque des philosophes, des historiens, des sociologues et des philologues ont cru pouvoir s’en faire une identité.
Le structuralisme de Claude Lévi-Strauss - car c’est bien de celui-là et uniquement de celui-là qu’il est question - n’est qu’une méthode, en aucun cas une conception globale du monde, une Weltanschauung. Mais cette méthode est malaisée à comprendre, dès lors qu’il s’agit de saisir la façon dont elle doit être utilisée et les rapports qu’elle entretient avec la réalité sociale. Un livre a été récemment publié qui peut aider à s’en faire une meilleure idée : il s’agit de la Correspondance 1942 - 1982 échangée par Roman Jakobson et Claude Lévi-Strauss (2).
La première des lettres publiées a été écrite par Lévi-Strauss (p. 55). Elle date du 6 avril 1942 et elle concerne les contrepèteries. Déjà, donc, il y est question de structure, tant il faut admettre que le contrepet use de ressemblances a priori arbitraires pour générer d’un sens premier un sens second qui lui est très étranger. Ce jeu d’oppositions de sens flirte avec les oppositions phoniques dont Jakobson a montré qu’elle font la langue, comme les oppositions symboliques (haut/bas ; sec/mouillé ; chaud/froid ; etc.) font le sens commun. Dans le cas du contrepet, le jeu est conscient, voulu et quelquefois recherché, ce qui explique qu’il vise le plus souvent un sens obscène, plus propice à déclencher le rire par l’importance de l’écart qu’il crée avec le sens premier. Retenons-en que les oppositions suscitent du sens au départ de signes arbitraires ; c’est là le noeud premier - je crois - du structuralisme.
Mais lorsque Lévi-Strauss entame son amitié et ses échanges épistolaires avec Jakobson, il travaille à ce qui sera sa thèse d’État, Les structures élémentaires de la parenté (3). Il ne fait aucun doute que ce travail est alors bien trop avancé pour que son auteur puisse en repenser les grands enjeux à la lumière de son nouvel engouement pour la méthode dont Jakobson lui a fait découvrir les possibilités. Néanmoins, la conclusion à tout le moins porte témoignage d’une évolution dans son rapport aux opinions. Ainsi, par exemple, là où il avait au début de son approche de la parenté tenté de démontrer le caractère erroné des explications communes de l’inceste (4), il finira par accorder à ces explications un sens qui s’inscrit dans la rationalité implicite de la règle. (5) Puis, il rendra un hommage quelque peu inattendu - du moins à ce moment-là - à la linguistique :
« […] une seule, parmi toutes les sciences sociales, est parvenue au point où l’explication synchronique et l’explication diachronique se confondent, parce que la première permet de reconstituer la genèse des systèmes et d’en opérer la synthèse, tandis que la seconde met en évidence leur origine interne et saisit l’évolution qui les dirige vers un but. Cette science sociale est la linguistique, conçue comme une étude phonologique. Or, quand nous considérons ses méthodes, et plus encore son objet, nous pouvons nous demander si la sociologie de la famille, telle que nous l’avons conçue au cours de ce travail, porte sur une réalité aussi différente qu’on pourrait croire, et si, par conséquent, elle ne dispose pas des mêmes possibilités. » (6)
Que signifie précisément cette façon qu’ont « l’explication synchronique et l’explication diachronique » de se confondre ?
Dans une lettre qu’il adressa le 7 juillet 1942 à Jakobson, Lévy-Strauss - encore occupé alors à son travail sur la parenté - fait part à celui-ci de son désespoir :
« Jusqu’à présent, je me suis attaqué à des systèmes qui paraissaient contradictoires aux ethnographes, mais qui étaient logiques pour les indigènes : il n’était pas difficile de démontrer que les indigènes avaient raison. Maintenant je travaille sur des systèmes (Nouvelles-Hébrides) qui sont considérés comme contradictoires, et par les ethnographes, et par les indigènes eux-mêmes qui les utilisent ! Ceux-ci sont les premiers à en souligner les irrégularités.
Or celles-ci se reproduisent dans des systèmes de même type, mais isolés les uns des autres. Elle doivent donc avoir une raison, même si cette raison n’est pas raisonnable. Mais c’est un casse-tête affreux. » (p. 58) (7)
Tentons de clarifier le problème.
Face au comportement d’un groupe social, il est bien sûr possible de demander à ses membres ce qui, selon eux, le motive. Mais il convient surtout de rechercher ce qui explique ce comportement, indépendamment de ce qu’en disent les membres. Car il serait très hasardeux de supposer que ceux-ci soient pleinement conscients des raisons qui les conduisent à agir de telle ou telle façon (8). Or, dans cette recherche des vraies raisons, il est possible de suivre plusieurs voies. On a souvent caractérisé les courants anthropologiques en parlant d’évolutionnisme social, de diffusionnisme, de fonctionnalisme et autres appellations (ainsi, de structuralisme), laissant facilement croire à l’univocité des raisons. Quel que soit l’anthropologue auquel on s’intéresse, il est préférable d’oublier ces synthèses réductrices et de s’en remettre aux propos de l’auteur lui-même ; on découvrira alors le plus souvent que sa pensée est plus complexe et surtout qu’elle s’attaque souvent à des problèmes plus compliqués encore. Les buts de la recherche eux-mêmes peuvent fortement varier en intensité. Bien des ethnologues souhaitent uniquement décrire les moeurs des sociétés qu’ils étudient, alors que, pour d’autres, il s’agit de comparer les sociétés entre elles, ou encore de rechercher les lois qui président toujours ou le plus souvent à la construction, la permanence ou la dissolution des sociétés. Et d’autres encore - tel Lévi-Strauss - y voient l’occasion de mieux comprendre comment fonctionne l’esprit humain. Ces diverses ambitions sont à ce point différentes qu’il est quelquefois malaisé d’admettre que les chercheurs aient participé à une même discipline.
Pour bien comprendre ce que le structuralisme lévi-straussien a d’original, il n’est pas inutile d’esquisser un parallèle avec l’ambition qui fut celle de Sigmund Freud. Lévi-Strauss n’a d’ailleurs jamais nié l’influence que ce dernier a eu sur sa propre pensée. L’ambition de Freud, ce fut de tenter de découvrir ce qui pèse et agit sur l’esprit humain à son insu. Il existe selon lui des déterminations profondes, quelque chose comme des souvenirs oubliés, qui forcent l’individu à des comportements dont il s’illusionnerait en pensant qu’il les maîtrise. Evidemment, rechercher ces déterminations réclame d’échafauder des hypothèses qui, par nature, ne sont pas objectivables. Tout au plus certains - tels les psychanalystes - espèrent-ils confirmer ces hypothèses par la guérison de symptômes dont les hypothèses en cause supposaient en être l’origine.
La démarche de Lévi-Strauss, d’une certaine manière, est l’inverse de celle-là. Tout en admettant l’existence d’influences cachées, ne peut-on pas trouver dans divers produits culturels des éléments objectifs propres à rendre compte de comportements autrement inexplicables ? Et si le rapport entre ces éléments et le comportement sont à rechercher dans ce qui n’est pas explicite, n’est-ce pas parce que ceux qui en subissent l’influence ne sont pas conscients de ce rapport ? Ainsi, là où Freud ne pouvait espérer fournir aux forces inconscientes que des explications individuelles subjectives, autrement dit intuitives, Lévi-Strauss comptait bien atteindre des explications collectives objectives, c’est-à-dire rationnellement fondées.
Entre Jakobson et Lévi-Strauss, il n’est pas de collaboration plus connue que celle grâce à laquelle ils analysèrent de concert le poème “Les chats” de Baudelaire. (9) Le lien avec la méthode qu’ils prônèrent, l’un en linguistique, l’autre en anthropologie, est à ce point direct que cette analyse a été annexée au livre consacré à leur correspondance. (pp. 333-356) Il me semble très utile de s’y arrêter un instant.
En quoi la poésie peut-elle nous aider à comprendre les forces inconscientes qui pèsent sur nos représentations ? Il est évident que nous sommes là dans le domaine de l’émotion esthétique, et non dans celui des raisons d’agir. Mais il y a sans doute là aussi quelque chose qui, au-delà de la signification explicite des phrases et des mots, nous touche d’une façon que, le plus souvent, nous sommes incapables d’expliquer. Lévi-Strauss ne s’y trompe pas dans le texte introductif à l’analyse :
« Dans les œuvres poétiques, le linguiste discerne des structures dont l’analogie est frappante avec celles que l’analyse des mythes révèle à l’ethnologue. De son côté, celui-ci ne saurait méconnaître que les mythes ne consistent pas seulement en agencements conceptuels : ce sont aussi des œuvres d’art, qui suscitent chez ceux qui les écoutent (et chez les ethnologues eux-mêmes, qui les lisent en transcription) de profondes émotions esthétiques. Se pourrait-il que les deux problèmes n’en fissent qu’un ?
Sans doute le signataire de cette note liminaire a-t-il parfois opposé le mythe à l’œuvre poétique (Anthropologie structurale, p. 232), mais ceux qui le lui ont reproché n’ont pas pris garde que la notion même de contraste impliquait que les deux formes fussent d’abord conçues comme des termes complémentaires, relevant d’une même catégorie. Le rapprochement esquissé ici ne dément donc pas le caractère différentiel sur lequel nous avions d’abord mis l’accent : à savoir que chaque ouvrage poétique, considéré isolément, contient en lui-même ses variations ordonnées sur un axe qu’on peut représenter vertical, puisqu’il est formé de niveaux superposés : phonologique, phonétique, syntactique, prosodique, sémantique, etc. Tandis que le mythe peut - au moins à la limite - être interprété au seul niveau sémantique, le système des variantes (toujours indispensable à l’analyse structurale) étant alors fourni par une pluralité de versions du même mythe, c’est-à-dire par une coupe horizontale pratiquée sur un corps de mythes, au seul niveau sémantique. » (pp. 333-334)
Ce n’est pas ici l’endroit de reproduire cette analyse des Chats, ni même de tenter d’en donner les principaux axes. Simplement d’essayer d’en comprendre la méthode. Avec, d’abord, un court extrait qui suffit probablement à donner une première idée de la démarche.
« Dans la répartition des rimes, le poète suit le schéma aBBaCddCeeFgFg (où les vers à rimes masculines sont symbolisés par des majuscules et les vers à rimes féminines par des minuscules). Cette chaîne de rimes se divise en trois groupes de vers, à savoir deux quatrains et un sizain composé de deux tercets, mais qui forment une certaine unité, puisque la disposition des rimes est régie dans les sonnets […].
Le groupement des rimes, dans le sonnet cité, est le corollaire de trois lois dissimilatrices : 1) deux rimes plates ne peuvent pas se suivre ; 2) si deux vers contigus appartiennent à deux rimes différentes, l’une d’elle doit être féminine et l’autre masculine ; 3) à la fin des strophes contiguës, les vers féminins et masculins alternent : 4sédentaires - 8fierté - 14mystique. Suivant le canon classique, les rimes dites féminines se terminent toujours par une syllabe muette et les rimes masculines par une syllabe pleine, mais la différence entre les deux classes de rimes persiste également dans la prononciation courante qui supprime l’e caduque de la syllabe finale, la dernière voyelle pleine étant suivie de consonnes dans toutes les rimes féminines du sonnet (austères - sédentaires, ténèbres - funèbres, attitudes - solitudes, magiques - mystiques) tandis que toutes ses rimes masculines finissent en voyelle (saison - maison, volupté - fierté, fin - fin). » (p. 335)
On comprend là qu’il s’agit principalement d'élucider de quelle manière Baudelaire à utilisé les règles de la métrique. Et il est peu douteux que celui-ci les connaissait. De même que pour les règles de la prosodie, même s’il est moins certain qu’il les connaissait toutes. Et puis, il y a toutes les autres oppositions qu’il a utilisées et dont je ne donnerai pas ici d’exemples, car cela exigerait trop d’explications. Et là, on entre alors dans le champ des manières de faire que l’on résume souvent en les qualifiant de produits du talent, le talent en l’occurrence étant au savoir-faire ce que le hasard est à la connaissance. Pourquoi la rime nous émeut-elle ? Pourquoi le retour du même son nous touche-t-il ? Pourquoi une certaine façon de balancer des contrastes nous ouvre-t-il des horizons insoupçonnés ? Pourquoi l’émotion surgit-elle de ressemblances et de dissemblances totalement indépendantes du sens même des phrases et des mots ? C’est que l’esprit fonctionne probablement d’une façon qui nous échappe le plus souvent et qui s’attache à des associations mystérieuses entre la forme et le fond, entre le son et le sens, entre l’explicite et l’implicite.
La méthode structurale, telle que Lévi-Strauss l’a conçue grâce à l’influence de Jakobson, n’est rien d’autre que cela : rechercher des mécanismes d’oppositions et d’analogies qui déterminent à l’insu de l’individu des manières de sentir et ressentir les choses - de les penser - qui influent subtilement sur le comportement. Au-delà de la métrique, au-delà de la prosodie, il existerait une sorte de grammaire de la poésie qui n’est pas identifiée comme telle et qui fournit pourtant la clé grâce à laquelle le talent peut être reconnu. Cette grammaire varie sans nul doute au fil du temps, mais sa présence reste constante et déterminante. De la même manière, dans les mythes comme dans bien d’autres choses, il est possible de mettre au jour une sorte de grammaire des déterminations inconnues qui explique le comportement subséquent beaucoup mieux que ne peut le faire le contenu explicite de ces traits culturels. Il y a là comme quelque chose qui donne à voir l’esprit humain tel qu’il réagit imperceptiblement à des déterminations occultes. Car la préoccupation principale de Lévi-Strauss a toujours été de tenter de mieux comprendre la façon dont fonctionne l’esprit humain.
Le risque d’erreurs demeure, bien évidemment. Et Lévi-Strauss n’y a certainement pas échappé. Lui-même a souvent dénoncé sa propre hardiesse, laquelle allait parfois jusqu’à s’aventurer audacieusement sur les terrains de la géographie et de l’histoire. Ainsi, dans cette lettre du 27 janvier 1950 :
« Je donne en ce moment au Collège de France les conférences de la fondation Loubat d’antiquités américaines, et j’ai choisi comme sujet le thème du glouton en Amérique du Nord, dont j’essaye de faire une analyse structurale. C’est-à-dire que j’étudie en corrélation : 1) l’extension du personnage (gloutonnerie, clownisme, obscénité, scatologie, cannibalisme, mendicité, etc.) ; 2) le niveau sociologique où il s’affirme dans chaque culture (conduite collective, vocation individuelle, personnification rituelle, thème folklorique, thème mythique, etc.) ; 3) la relation entre le “territoire” défini par ces deux axes de coordonnées et le reste de la structure sociale. Cela donne des résultats tout à fait saisissants, absolument imprévus et qui me prennent souvent de court ; car je suis presque ramené à Engels, L’Origine de la famille, etc. Il a déjà fallu que je consulte Kroeber sur une interprétation nouvelle de la société pueblo à laquelle j’ai été amené de façon purement déductive, et j’attends sa réponse avant d’être sûr d’avoir raison. De toute façon, cela fera un prochain livre que je rédigerai l’été prochain. Le cycle arthurien intervient dans cette affaire parce que je me suis convaincu que le personnage de Perceval a été construit d’après un glouton analogue à ceux que nous trouvons dans les rituels américains. Pour le moment, je m’y intéresse d’un point de vue purement typologique, mais je ne suis pas certain qu’il n’y ait pas là un lien historico-géographique par l’intermédiaire d’une ancienne civilisation arctique dont le centre serait en Sibérie du Nord ; mais, naturellement, je n’ai pas l’intention de me lancer dans cette direction. » (pp. 123-124) (10)
Il faut en convenir : l’usage rigoureux de la méthode structurale n’est guère aisé. Lévy-Strauss n’en avait d’ailleurs pas caché les difficultés. Dans une communication orale faite en 1952 à New York - ultérieurement traduite en français et insérée en 1958 dans Anthropologie structurale -, il expliquait que le modèle auquel devait tendre la méthode structurale réclamait la réunion de quatre conditions :
« En premier lieu, une structure offre un caractère de système. Elle consiste en éléments tels qu’une modification quelconque de l’un d’eux entraîne une modification de tous les autres.
En second lieu, tout modèle appartient à un groupe de transformations dont chacune correspond à un modèle de même famille, si bien que l’ensemble de ces transformations constitue un groupe de modèles.
Troisièmement, les propriétés indiquées ci-dessus permettent de prévoir de quelle façon réagira le modèle, en cas de modification d’un de ses éléments.
Enfin, le modèle doit être construit de telle façon que son fonctionnement puisse rendre compte de tous les faits observés. » (11)
Est-il possible de ne pas penser - en lisant cela - aux efforts faits en astrophysique en vue d’établir un modèle qui expliquerait les origines de l’univers ? La comparaison peut paraître audacieuse, mais elle n’a d’autre fondement que d’établir un parallèle entre des tentatives d’appliquer une rigueur maximale à l’explicitation de phénomènes qui ne sont jamais réductibles aux seuls faits constatés. (12) C’est en cela que Lévy-Strauss a jugé bon de placer en exergue de sa communication les mots que Rousseau utilisa alors qu’il se proposait de rechercher l’origine de l’inégalité parmi les hommes : « Commençons donc par écarter tous le faits, car ils ne touchent point à la question. Il ne faut pas prendre les Recherches, dans lesquelles on peut entrer sur ce Sujet, pour des vérités historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels ; plus propres à éclaircir la Nature des choses qu’à montrer la véritable origine, et semblables à ceux que font tous les jours nos Physiciens sur la formation du Monde. » (13)
Qu’est devenue aujourd’hui la méthode structurale ? La linguistique a été grandement réorientée vers l’approche générative chère à Chomsky et l’anthropologie - sans pour autant renier Lévi-Strauss - ne s’est plus guère livrée à des recherches structurales, même dans le chef de Philippe Descola ou dans celui de Françoise Héritier. Il ne faudrait surtout pas en déduire que l’effort consenti pas les chercheurs a fléchi. Mais on peut néanmoins s’interroger sur ce phénomène qui frappe également les sciences naturelles : pourquoi les paradigmes se succèdent-ils si souvent sans que leur force heuristique semble avoir été épuisée et pourquoi cette succession donne-t-elle si souvent l’impression que le chemin ainsi choisi en abandonne tant d’autres d’une façon qui paraît quelque peu arbitraire ? Serait-ce parce que - à l’instar de ce que Lévy-Strauss écrivait à propos d’Émile Durkheim et de l’Année sociologique - fut fondé là un « prestigieux atelier où l’ethnologie contemporaine reçut une partie de ses armes, et que nous avons laissé au silence et à l’abandon, moins par ingratitude que par la triste persuasion où nous sommes, que l’entreprise excéderait aujourd’hui nos forces. » (14)
(1) C’était à l’occasion d’une émission diffusée par France Culture le 9 juillet 2018 et intitulée L’historienne et l’anthropologue, accords et désaccords, dans le cadre de la série Avoir raison avec Françoise Héritier de Caroline Broué.
(2) Roman Jakobson & Claude Lévi-Strauss, Correspondance 1942 - 1982, Seuil, Librairie du XXIe siècle, 2018.
(3) Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté [1947], Mouton, Paris - La Haye, 1967.
(4) Op. cit., pp. 14-33.
(5) Op. cit., pp. 550-551.
(6) Op. cit., pp. 564-565. Les paragraphes qui suivent ne sont pas moins intéressants, puisqu’ils tentent d’expliciter en quoi les recherches dont témoigne l’ouvrage sont compatibles avec le progrès méthodologique que la linguistique a connu.
(7) Lévi-Strauss n’intégrera pas ces systèmes dans la version finale de sa thèse.
(8) C’est pourtant ce que ne craignent pas de faire les tenants actuels de la sociologie dite pragmatique.
(9) Cette analyse a été publiée pour la première fois dans la revue L’Homme, vol. 2, n° 1, 1962, p. 5-21.
(10) Emmanuelle Loyer et Patrice Maniglier ont annoté ce passage comme suit : « Claude Lévi-Strauss s’interdira toujours de se lancer dans une comparaison entre domaine américain et domaine européen. Dans un de ses derniers livres, Histoire de Lynx, où il met en évidence des analogies entre des contes français et des mythes indiens, il écrit : “plus on restreint le champ, et plus on trouve de différences ; et c’est aux rapports entre ces différences que s’attachent des significations. Une étude comparative des mythes indo-européens, américains, africains, etc., est valide ; une mythologie à prétention universelle ne l’est pas.” (Plon, 1991, p. 252) » (p. 124)
(11) Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Plon, 1958 et 1974, p. 332.
(12) Je ne résiste pourtant pas à l’envie d’ajouter que l’usage fait des mathématiques afin de percer les mystères de l’univers conforte la comparaison. Le modèle mathématique, établi sans le concours des faits, permet d’échafauder des hypothèses que l’observation des faits permet quelquefois de corroborer a posteriori.
(13) Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes III, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1964, pp. 132-133. J’ai ajouté la première phrase - celle qui déclare écarter les faits - que Lévy-Strauss a sans doute cru prudent d’éluder. Construire un modèle réclame effectivement d’abandonner les faits, pour mieux les réinscrire dans une logique qu’ils ne contiennent pas a priori. La façon assez abrupte avec laquelle Rousseau l’a dit peut donner du grain à moudre à ceux qui n’y verraient qu’une adhésion à un théorisme nébuleux.
(14) Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Plon, 1958 et 1974, p. 5.
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