de Claude Lévi-Strauss
"La Librairie du XXIe siècle", collection dirigée par Maurice Olender, vient de publier sous le titre L’anthropologie face aux problèmes du monde moderne trois conférences que Claude Lévi-Strauss prononça à Tokyo au printemps 1986 (1). Le très grand intérêt qui est le mien pour l’œuvre de Lévi-Strauss m’incite à ne pas évoquer simultanément plus d’une de ces conférences. Je me limiterai donc ici à la première d’entre elles, intitulée "La fin de la suprématie culturelle de l’Occident" (pp. 13-58).
S’il fallait recommander à un jeune étudiant un texte qui lui permettrait d’appréhender ce qu’est l’anthropologie, alors qu’il en ignore à peu près tout, il s’imposerait, je crois, de citer cette conférence. La clarté et la profondeur de l’exposé en font en effet la meilleure introduction qui soit à l’étude comparative des peuples.
Faut-il en déduire que ceux qui connaissent l’œuvre de Claude Lévi-Strauss n’y apprendront guère ? Oui et non. Car s’il est vrai que l’on y trouve principalement des choses déjà dites ailleurs, leur admirable synthèse rend toute sa force aux idées de Lévi-Strauss, une force qui, sous l’influence d’un monde qui pense tout autrement, décline spontanément dès qu’on en interrompt la lecture. Ce ne sont pas les convictions en cause qui emporte l’adhésion, c’est leur calme exposé.
Voulez-vous savoir, en peu de mot, à quoi se livre l’anthropologie ? Voici :
« Des faits négligés ou à peine étudiés, telle la façon dont des sociétés différentes partagent le travail entre les sexes – dans une société donnée, sont-ce les hommes ou les femmes qui s’adonnent à la poterie, au tissage, ou qui cultivent la terre ? – permettent de comparer et de classer les sociétés humaines sur des bases beaucoup plus solides qu’on n’y parvenait auparavant.
J’ai cité la division du travail ; je pourrais parler aussi des règles de résidence. Quand un mariage a lieu, où vont habiter les jeunes époux ? Avec les parents du mari ? Avec ceux de la femme ? Ou établissent-ils une résidence indépendante ?
De même les règles de la filiation et du mariage, longtemps négligées tant elles semblaient capricieuses et dénuées de sens. Pourquoi un grand nombre de peuples du monde distinguent-ils les cousins en deux catégories selon qu’ils sont issus soit de deux frères ou de deux sœurs, soit d’un frère et d’une sœur ? Pourquoi, dans ce cas, condamnent-ils le mariage entre cousins du premier type et le préconisent-ils, si même ils ne l’imposent pas, entre les cousins du second type ? Et pourquoi le monde arabe fait-il, pratiquement seul, exception à cette règle ?
De même encore, les prohibitions alimentaires qui font que, par le monde, il n’est pas de peuple qui ne cherche à affirmer son originalité en proscrivant telle ou telle catégorie d’aliments : le lait en Chine, le porc pour les juifs et les musulmans, le poisson pour quelques tribus américaines et la viande de cervidé pour d’autres, et ainsi de suite.
Toutes ces singularités constituent autant de différences entre les peuples. Et cependant, ces différences sont comparables dans la mesure où il n’existe pratiquement pas de peuple chez qui on ne puisse les observer. D’où l’intérêt que prennent les anthropologues à des variations en apparence futiles , mais qui permettent d’aboutir à des classements relativement simples, introduisant dans la diversité des sociétés humaines un ordre comparable à celui que les zoologues et les botanistes utilisent pour classer les espèces naturelles. » (pp. 23-25)
Mais, me direz-vous, l’observation de ces différences est bien malaisée pour quelqu’un qui ne vit pas dans les sociétés concernées ? N’est-ce pas là un grave handicap ?
« Ces sociétés exotiques sont éloignées de l’anthropologue qui les observe. Une distance non seulement géographique, mais aussi intellectuelle et morale, les sépare. Cet éloignement réduit notre perception à quelques contours essentiels. Je dirais volontiers que, dans l’ensemble des sciences sociales et humaines, l’anthropologue occupe une place comparable à celle qui revient à l’astronome dans l’ensemble des sciences physiques et naturelles. Car si l’astronomie put se constituer comme science dès la plus haute Antiquité, c’est qu’à défaut même d’une méthode scientifique qui n’existait pas encore l’éloignement des corps célestes permettait d’en prendre une vue simplifiée. » (pp. 31-32)
Ce qui fait l’originalité de l’anthropologie, selon Lévi-Strauss, c’est sa triple ambition.
D’abord, atteindre l’objectivité. Ce qui ne se résume pas à « faire abstraction de ses croyances, de ses préférences et de ses préjugés », mais aussi et surtout à « atteindre […] des formulations valides non seulement pour un observateur honnête et objectif, mais pour tous les observateurs possibles » (p. 35).
Ensuite, la totalité, c’est-à-dire voir « dans la vie sociale un système dont tous les aspects sont organiquement liés ». Un exemple ?
« Il n’est certes pas besoin d’être anthropologue pour remarquer que le menuisier japonais se sert de la scie et du rabot à l’envers de ses collègues occidentaux : il scie et rabote vers soi, non en poussant l’outil vers l’extérieur. […]
De leur côté, des spécialistes de la langue japonaise ont noté comme une curiosité qu’un japonais qui s’absente pour un court moment (mettre une lettre à la poste, acheter le journal ou un paquet de cigarettes) dira volontiers quelque chose comme "Itte mairimásu" ; à quoi on lui répond "Itte irasshai". L’accent n’est donc pas mis, comme dans les langues occidentales en pareille circonstance, sur la décision de sortir, mais sur l’intention d’un prochain retour.
De même, un spécialiste de l’ancienne littérature japonaise soulignera que le voyage y est ressenti comme une douloureuse expérience d’arrachement, et reste hanté par l’obsession du retour au pays. De même enfin, à un niveau plus prosaïque, la cuisinière japonaise, paraît-il, ne dit pas comme en Europe "plonger dans la friture" mais "soulever dans la friture" ou "élever" (ageru) hors de la friture…
L’anthropologue se refusera à considérer ces menus faits comme des variables indépendantes, des particularités isolées. Il sera au contraire frappé par ce qu’ils ont de commun. Dans des domaines différents et sous des modalités différentes, il s’agit toujours de ramener vers soi, ou de se ramener soi-même vers l’intérieur. Au lieu de poser au départ le "moi" comme une entité autonome et déjà constituée, tout se passe comme si le Japonais construisait son moi en partant du dehors. Le "moi" japonais apparaît ainsi, non comme une donnée primitive, mais comme un résultat vers lequel on tend sans certitude de l’atteindre. Rien d’étonnant si, comme on me l’affirme, la fameuse proposition de Descartes : "Je pense, donc je suis" est rigoureusement intraduisible en japonais. Dans des domaines aussi variés que la langue parlée, les techniques artisanales, les préparations culinaires, l’histoire des idées […], une différence, ou, plus exactement, un système de différence invariantes se manifeste à un niveau profond entre ce que, pour simplifier, j’appellerai l’âme occidentale et l’âme japonaise, qu’on peut résumer par l’opposition entre un mouvement centripète et un mouvement centrifuge. Ce schéma servira à l’anthropologue d’hypothèse de travail pour essayer de mieux comprendre le rapport entre les deux civilisations. » (pp. 36-39)
Enfin, troisième ambition, l’« objectivité totale ne peut se situer qu’à un niveau où les phénomènes gardent une signification pour une conscience individuelle » (p. 39) Autrement dit, il s’agit de ne prendre en considération que des phénomènes auxquels il est communément attribué une signification – celle-ci fût-elle erronée –, à l’exclusion des phénomènes dont il ne peut être rendu compte que par des abstractions dont l’existence même est communément ignorée, telles des statistiques ou des données économiques.
On l’aura remarqué, lorsque Lévi-Strauss illustre l’ambition de totalité, il parle de l’âme occidentale et de l’âme japonaise comme de grammaires différentes qui impriment insidieusement leur logique aux comportements les plus anodins. C’est que…
« […] ces menus détails, ces humbles faits sur lesquels nous fixons notre attention reposent sur des motivations dont les individus n’ont pas clairement ou pas du tout conscience. Nous étudions des langues, mais les hommes qui les parlent n’ont pas conscience des règles qu’ils appliquent pour parler et être compris. Nous ne sommes pas davantage conscients des raisons pour lesquelles nous adoptons telle nourriture et proscrivons telle autre. Nous ne sommes pas conscients de l’origine et de la fonction réelle de nos règles de politesse ou de nos manières de table. Tous ces faits, qui plongent leurs racines au plus profond de l’inconscient des individus et des groupes, sont ceux-là mêmes que nous essayons d’analyser et de comprendre […] » (p.32)
Aussi rigoureuse que soit la recherche en anthropologie, elle suscite des réflexions principielles et morales.
Ainsi, elle conduit Claude Lévi-Strauss à distinguer trois humanismes successifs : l’humanisme classique, celui de la Renaissance, qui allait chercher l’ailleurs auquel se comparer dans l’Antiquité, se limitait au bassin méditerranéen et ne touchait qu’une classe privilégiée ; l’humanisme exotique du XIXe siècle, lié aux intérêts de la bourgeoisie, qui englobait l’Orient et l’Extrême-Orient ; enfin, l’humanisme démocratique qui, « en mobilisant des méthodes et des techniques empruntées à toutes les sciences pour les faire servir à la connaissance de l’homme, […] appelle à la réconciliation de l’homme et de la nature dans un humanisme généralisé. » (p. 50)
Elle le conduit aussi à insister – une nouvelle fois, ai-je envie de dire – sur l’importance de la diversité, seule façon de se lier à des déterminismes supportables. En visant l’uniformisation,
« […] l’humanité se trouve abruptement confrontée à des déterminismes plus durs. Ce sont ceux résultant de son énorme effectif démographique, de la quantité de plus en plus limitée d’espace libre, d’air pur, d’eau non polluée dont elle dispose pour satisfaire ses besoins biologiques et psychiques.
En ce sens, on peut se demander si les explosions idéologiques qui se produisent depuis bientôt un siècle et continuent de se produire – celle du communisme et du marxisme, celle du totalitarisme, qui n’ont pas perdu de leur force dans le tiers-monde, celle plus récente de l’intégrisme islamique – ne constituent pas des réactions de révolte devant des conditions d’existence en rupture brutale avec celles du passé. » (p. 54)
Elle l’amène enfin à cette conclusion faite d’une prudence digne de Montaigne :
« Comme première leçon, l’anthropologie nous apprend que chaque coutume, chaque croyance, si choquantes ou irrationnelles qu’elles puissent nous paraître quand nous les comparons aux nôtres, font partie d’un système dont l’équilibre interne s’est établi au cours des siècles, et que, de cet ensemble, on ne peut supprimer un élément sans risquer de détruire tout le reste. Même si elle n’apportait pas d’autres enseignements, celui-là seul suffirait à justifier la place de plus en plus importante que l’anthropologie occupe parmi les sciences de l’homme et de la société. » (p. 58)
(1) Claude Lévi-Strauss, L’anthropologie face aux problèmes du monde moderne, Seuil, Coll. La Librairie du XXIe siècle, 2011.
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