vendredi 22 avril 2011

Note d’opinion : acculturation et anomie

À propos de l’immigration

En France, depuis quelques semaines, des opinions très tranchées relatives à l’immigration ont trouvé une place considérable dans les medias et ont surtout trouvé des hérauts écoutés, distincts du Front national (1). Il y a certes dans cet envahissement des médias quelque chose qui relève du goût pour le scandaleux, propre à la médiasphère. Mais il y a aussi et surtout une réceptivité nouvelle du public à ces opinions, réceptivité dont le premier stade est souvent justifié par la liberté d’expression.

Je n’ose pas croire être le seul à ressentir un certain désarroi devant des débats où l’on est si souvent amené à donner raison à chacun lorsqu’il parle de l’autre et à donner tort à tous lorsqu’ils parlent d’eux-mêmes. Même s’il s’agit d’une situation conforme à la logique des lucidités croisées et des égarements parallèles (2), sa portée morale – davantage encore que sa portée politique – incite à chercher sa voie, à se positionner, et à déplorer de n’y pas parvenir. Est-il extravagant de vouloir défendre sa culture des atteintes que pourraient lui porter des immigrés refusant consciemment ou inconsciemment leur intégration ? Est-il déraisonnable de prôner la tolérance et l’ouverture à l’égard de cultures exotiques exhibant ses modes de vie en France même ? Peut-on concilier les deux impératifs ?

Je suis d’avis que la première des précautions à prendre lorsqu’on réfléchit à des questions de cet ordre est de séparer résolument les constats et les vœux. Le désaccord sur les constats n’est en effet trop souvent que la conséquence du désaccord sur les vœux. Selon que l’on aspire avant tout à retrouver ce que l’on croit être les spécificités de sa culture ou que l’on vise à favoriser un monde d’échanges maximisés, on voit plus aisément les difficultés qu’engendre la cohabitation culturelle dans le premier cas et les avantages et mérites de la tolérance réciproque dans le second.

Il ne me semble pas sans profit de s’armer, pour aborder la question de l’immigration, de deux notions que l’on doit à l’anthropologie. La première est celle d’acculturation, terme d’origine américaine qui désigne les modifications qu’entraînent des contacts directs et constants entre plusieurs cultures (3). La deuxième est celle d’anomie, terme par lequel Émile Durkheim désigna l’état d’une société dont les normes sociales sont perturbées de telle sorte que l’ordre social en est bouleversé (4).

Voici les éléments principaux sur lesquels je crois utile de me fonder pour tenter – bien modestement (5) – d’approcher la question.

1. Il y a mille et une manières pour des sociétés différentes d’entrer en contact. Et les effets de ces contacts varient énormément en fonction des conditions de leur survenance. Claude Lévi-Strauss a montré que la diversité entre les cultures était le résultat d’une longue séparation, mais que c’est le contact survenant après cette séparation qui permettait une cumulation des savoirs et des techniques propre à générer un progrès des conditions de survie. Si les contacts sont trop intenses et trop durables, la fécondité des échanges diminuent au fur et à mesure que la diversité s’estompe.

2. Plus que toute autre, la colonisation du XIXe siècle a été à ce point invasive qu’elle a entraîné une importante acculturation des peuples colonisés, lesquels ont subi de considérables mutations de leurs modes de vie, de leurs modes de production, de leurs valeurs, de leurs croyances, etc. C’est cette même colonisation et ce qui en a résulté – telle ce qu’on a appelé la décolonisation (6) – qui est la cause première de l’immigration qui fait aujourd’hui débat.

3. Quand ils en engendrent, les immigrés ne suscitent pas partout les mêmes difficultés. Ainsi, selon leur densité relative et selon la force des traits culturels autochtones, par exemple, ils ont tendance à admettre (ou à subir) l’intégration ou au contraire à la refuser (ou à la manquer). Cette diversité de situation alimente en arguments des discours qui prétendent tous (ou presque tous) rendre compte d’un phénomène unique auquel il convient de trouver une issue politique.

4. L’évolution des sociétés obéit à des déterminations qui, pour la plupart, échappent à la conscience de leurs membres. Ce que peut réserver le futur selon que l’immigration soit poursuivie ou interrompue n’est pas prévisible de façon précise. Les attitudes objectives et subjectives qu’adoptent chaque groupe (immigrés, enfants d’immigrés, autochtones, etc.) varient d’ailleurs d’une génération à l’autre d’une façon imprévisible. Il est donc assez naïf de croire que les projets politiques et leur éventuelle mise en œuvre puissent, à eux seuls, orienter le devenir de la société. Pour le dire de façon très simpliste, celui qui demande que l’immigration soit stoppée cherche d’abord à séduire ceux qui partagent ce vœu (notamment parce qu’ils en espèrent une amélioration de leur situation) ; mais s’il peut mettre son projet à exécution, rien ne garantit que le résultat obtenu coïncide avec ce qui fut projeté.

Je suis enclin à tirer de tout ceci des conclusions très minces, bien loin de toute exaltation idéologique. Il est très probable qu’on ne puisse pas prévoir ce qu’il adviendra de ces situations liées à l’immigration et que l’on qualifie souvent d’explosives. Il est donc inutile de vouloir donner du crédit à des descriptions de la situation propres à justifier des solutions qui expriment une préférence antérieure aux constats. Les effets que peuvent avoir les discours politiques – tout en étant bien éloignés de ceux qu’ils annoncent – ne sont pas inexistants. Encourager la haine et le rejet a bien entendu des conséquences non négligeables. De même que propager des visions illusoires ou irénistes peut inciter à des comportements maladroits ou téméraires. Or, les mouvements d’émigration que l’on connaît actuellement sont probablement sans précédent dans l’histoire, tant dans leur amplitude que dans leurs caractéristiques anthropologiques. Ce qui signifie qu’il est sans doute impossible d’apprécier quelles décisions politiques auraient tel ou tel effet sur le phénomène. Les raisons économiques qui sont régulièrement avancées pour justifier l’un ou l’autre point de vue sur l’immigration sont là pour en attester : selon les moments et selon les milieux intéressés, le même argument sert d’encouragement ou de frein à l’ouverture des frontières. Bref, qui peut vraiment savoir ce qu’il convient de faire et dans quel but ?

Le problème est tout autre si l’on se place au niveau du comportement individuel. Car c’est là que le courage moral est à l’épreuve. Au-delà du mouvement spontané d’accueil et d’empathie que l’on peut ressentir vis-à-vis d’étrangers, au-delà de l’agréable curiosité que l’on peut avoir envie de satisfaire au sujet d’usages et de coutumes exotiques, il y a la difficulté que font naître les différences, difficultés très variables selon les lieux, les milieux sociaux, les conditions matérielles, l’état de gêne financière, selon aussi les croyances, les écarts culturels et religieux, etc. Et c’est sans doute dans ces rapports pénibles, souvent forcés, qu’il faudrait comprendre avant de juger. Qu’il y ait tant de gens à qui n’ont pas été donnés les moyens de comprendre et qui néanmoins, par simple générosité, aident courageusement ceux dont la détresse dépasse l’appartenance culturelle relève sans doute de quelque chose d’humain que l’acculturation et l’anomie n’ont pas encore atteint.

(1) Il y avait bien sûr Éric Zemmour ; il y a à présent Renaud Camus et Robert Ménard, par exemple. Ce sont là trois opinions qui sont loin de coïncider et qui s’expriment d’ailleurs dans des contextes médiatiques différents, mais qui témoignent toutes les trois d’une même évolution de la doxa. Ils ont peut-être en commun de chercher dans le caractère révoltant ou désagréable d’une proposition la preuve de sa véracité.
(2) Logique qu’a si bien illustrée à l’époque de la guerre froide la pertinence de ce que les Américains disaient des Soviétiques et de ce que les Soviétiques disaient des Américains, alors qu’Américains et Soviétiques se bernaient tant sur leurs mérites respectifs.
(3) J’emploie ici le mot dans le sens que lui ont donné Ralph Linton (Le fondement culturel de la personnalité, 1ère éd. 1945, Dunod, 1993) et Melville Herzkovits (Les bases de l’anthropologie culturelle, 1ère éd. 1950, Maspero, 1967).
(4) Durkheim a défini l’anomie alors qu’il étudiait la division du travail (cf. De la division du travail social, 1ère éd. 1893, PUF, 1930, 10e éd. 1978, plus particulièrement pp. 360-361). Pour cerner la notion dans son sens strictement durkheimien, il convient de consulter également ce qu’il en dit dans Le suicide (1ère éd. 1897, PUF, 1930, 6e tirage 1979, plus particulièrement p. 288). En l’occurrence, je n’ai aucunement l’ambition d’approfondir la notion à partir de ce qu’en a dit Durkheim – ce qui serait certes bien utile –, mais uniquement d’user d’un concept qui a le mérite d’indiquer un niveau de bouleversement qui compromettrait l’équilibre social.
(5) Je vais énoncer ces éléments sur un ton affirmatif par souci d’être clair, mais il convient de maintenir un point d’interrogation sur chacun d’eux.
(6) La décolonisation n’est bien sûr que la suppression ou l’atténuation du lien politique.

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