À propos de la libération conditionnelle
Qui peut douter un instant que les faits qui furent reprochés à Marc Dutroux et à ses complices ne sont pas de nature à soulever une indignation extrême ? Qui peut croire que l’on n’est pas envahi par une émotion intense à l’idée du sort qui fut celui de ses jeunes victimes ? Cette affaire a pourtant dépassé – et dépasse encore – son objet particulier et suscite des interrogations qui concernent le système judiciaire tout entier et même les valeurs les plus fondamentales de la société.
La libération conditionnelle de Michelle Martin, la femme de Marc Dutroux, provoque en effet des réactions qui deviennent à leur tour aussi préoccupantes que la question des peines à infliger aux coupables. Lors de journaux télévisés, on a entendu des micro-trottoirs au cours desquels il fut notamment suggéré de pendre l’intéressée, de lui loger une balle de fusil dans la tête ou de lui asséner un coup de poing dans la figure (1). Et une page de Facebook consacrée à l’événement dut être fermée, tant les propos qui y étaient tenus témoignaient d’une violence verbale extrême et comprenaient des menaces explicites.
Ce que chacun est ainsi amené à entendre soulève selon moi deux types de réflexion.
En premier lieu, on ne peut qu’être frappé par le fait que les médias sautent plus que jamais sur l’émotion populaire pour s’assurer une écoute et une lecture la plus importante possible, de telle sorte que s’enclenche une sorte de cercle vicieux qui veut que la curiosité entraîne une disproportion de la place accordée à l’événement, laquelle accroît à son tour la curiosité et les réactions. D’individuelle, l’émotion devient ainsi collective – même dans le chef d’une population qui n’est rassemblée que par des moyens de communication –, ce qui augmente ce qu’elle peut avoir d’irrationnelle et de justicière.
En second lieu – et c’est de loin l’aspect le plus important du problème –, des suggestions d’amendement des dispositions légales fleurissent sur la seule base de l’émotion, y compris de la part des politiques.
Le ministre de la Justice lui-même a fait part de son idée de revoir la notion de récidive, telle qu’elle est prise en considération lors de l’examen des demandes de libération conditionnelle et s’est d’autre part prononcé en faveur d’une possibilité d’appel à l’encontre des décisions du tribunal d’application des peines. Il est possible que ces suggestions du ministre soient, sur le fond, opportunes. La question n’est pas là. Ce qui fait problème, c’est qu’elles soient émises alors que l’émotion populaire en est la cause et qu’un cas particulier – celui de Michelle Martin – en motive le contenu. Et que dire alors de la proposition d’instaurer des peines incompressibles formulées par quelques parlementaires, lesquels misent ouvertement sur l’émotion populaire pour accroître les chances de faire voter une proposition déjà vainement formulée précédemment. Là aussi, ce n’est pas tant le fond de la proposition qui mérite d’être dénoncé que la nature démagogique du moment choisi pour la relancer.
On ne dira jamais assez combien l’organisation de la justice est révélatrice d’un état de civilisation. Depuis la création de l’habeas corpus, dans l’Angleterre du XVIIe siècle, jusqu’à nos jours, le chemin fut long pour soustraire autant que possible l’exercice de la justice à l’arbitraire et aux inégalités. Pour ce faire, il convient d’en penser les règles de façon tout à fait générale, sans considération pour quelque cas particulier que ce soit, et avec le souci de rendre celles-ci applicables de façon égale à tous. Ceux qui jugent doivent bien sûr être étrangers à l’affaire jugée et ils doivent entendre et clore un débat. Il n’y a sans doute pas de procédure idéale et il importe certainement de réfléchir régulièrement aux moyens de l’améliorer. Mais pas sous le coup de l’émotion, toujours en considérant les difficultés dans leur généralité et en ne perdant jamais de vue que les changements incessants fragilisent l’institution elle-même.
Un système judiciaire a besoin de confiance. Que les avocats cessent de plaider dans les médias et se contentent de le faire dans les prétoires ! Que les journalistes cessent de relayer les sentiments les plus obscènement vengeurs ! Et que les élus conçoivent la justice comme égale pour tous, quelles que soient les spécificités – aussi horribles soient-elles – de tel ou tel cas particulier ! Que la loi distingue dans sa généralité selon les crimes et que les causes particulières en subissent l’égale rigueur ! Alors le sentiment que la sécurité et la justice sont l’affaire de l’État permettra de donner un sens à celui-ci et d’écarter les tentations individualistes qui dissolvent la vie en commun et favorisent les crimes les plus abominables.
(1) Ce fut le cas lors du journal télévisé du mardi 10 mai 2011 à 13 heures de la RTBF. Je suis pris d’effroi, je l’avoue, devant l’expression haineuse de certaines réactions qui laissent penser que certains aspirent à égaler par la parole la cruauté des actes qu’ils réprouvent. Il va de soi que mon point de vue n’est pas le même à l’égard de l’indignation des victimes et de leurs proches, dont le désarroi et la fureur sont tout à fait compréhensibles.
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