mercredi 18 mai 2011

Note de lecture : Pascal Chabot

Les sept stades de la philosophie
de Pascal Chabot


Nombreux sont celles et ceux qui, sans disposer de connaissances en la matière, souhaiteraient se voir conseiller un livre qui les aiderait à entrer dans l’univers de la philosophie. Répondre à cette demande fut une des raisons d’être d’un livre qui eut pas mal de succès il y a de cela plus de quinze ans, Le monde de Sophie de Jostein Gaarder (1). Je n’avais guère aimé cette tentative de didactisme, car elle était fondée sur l’ambition de résumer les systèmes philosophiques en vue de les rendre accessibles à ceux qui ne pouvaient pas ou ne voulaient pas faire l’effort d’entrer dans les œuvres des auteurs eux-mêmes. Ce qui me semble depuis longtemps un bien mauvais chemin. Ceux qui enseignent la philosophie font œuvre bien plus utile lorsqu’ils focalisent l’attention des étudiants sur un nombre très réduit d’auteurs – ainsi que le faisait Alain – afin de se donner l’occasion de les approfondir, plutôt que de tenter de ces marathons de l’histoire de la philosophie qui trahissent fatalement les auteurs et découragent les motivations les plus aigües (2).

Le dernier livre de Pascal Chabot, Les sept stades de la philosophie (3), constitue un exemple d’introduction à la philosophie à l’exact opposé du Monde de Sophie. Pas d’histoire des idées et des systèmes, pas de résumés d’œuvres, ni mécanisme ni téléologie : rien qu’une longue réflexion sur les spécificités de la pensée philosophique. Ce qui n’a bien sûr rien à voir avec une neutralité, en l’espèce impossible. On sent d’ailleurs, tout au long du livre, l’influence de manières de penser qui sont celles de ce début de XXIe siècle. De même qu’on y respire une forte détermination à aborder les choses par des questions premières. Ainsi :

« L’existence est un début. Elle réclame un sens comme un nouveau-né mérite un nom, comme une rencontre demande l’avenir du sentiment… L’existence appelle le sens. On ne sait pas pourquoi on est là. Exister est vertigineux par rapport au cosmos, dérisoire face à l’humanité, aléatoire du point de vue de l’histoire, miraculeux en regard de la biologie, vain face à la mort. Cinq déficits de sens pour une seule existence. C’est bien suffisant comme manque, pour légitimer la demande. Il n’en faut pas plus pour introduire la requête, même désespérée d’une signification qui, dans le plateau de la balance qui dépend de nous, soit comme une plume d’or face au plomb du vertige, du dérisoire, de l’aléatoire, du miracle et de la vanité qui lestent l’autre plateau, celui qui ne dépend pas de nous. » (pp. 112-113)


Pascal Chabot aime dénombrer les choses, les aspects des choses, les principes qui guident de sa réflexion. Ce qui, selon moi, affaiblit peut-être un peu son propos. Après tout, pourquoi la philosophie connaîtrait-elle sept stades, justement sept, un nombre auquel d’aucun attribue des vertus ou des sens qui dépassent ses significations ordinale et cardinale. Mais surmontons ce que je vois là comme un petit travers et découvrons le charme – je crois que c’est le mot qui convient – de ses explications.

« Il me semble qu’on peut distinguer trois phases dans la relation avec une philosophie : la compréhension, la possession et la complicité. » (p. 33)

« […] il ne faut pas opposer la possession à la liberté. L’individu est toujours sous l’emprise d’un système. Je ne crois pas à la virginité de l’esprit. » (p. 37)

« La troisième phase du processus de réception d’une philosophie est la complicité. Il arrive qu’elle ne survienne pas. Les cas de rejet sont majoritaires. On peut comprendre une pensée sans désirer aller plus loin avec elle. Parfois elle ne correspond pas à ce qu’on est, d’autres fois elle s’avère une impasse. On refuse de voir son énergie mentale asservie, ou bien la possession qu’elle exige paraît un sacrifice coûteux. On peut aussi respecter un auteur sans être touché par ce qu’il écrit. Quand l’émotion n’est pas là, il est inutile d’insister. Il y a mille raisons pour refuser une philosophie.
Mais lorsque la rencontre initiale n’a pas trahi sa promesse, s’installe alors une relation qui s’apparente à la complicité. La découverte parfois éblouie et excitée des débuts est loin. La possession n’a plus cours. Ce n’est plus à travers les yeux du philosophe que le monde est vu. Ses concepts ne sont plus des talismans. Ses théories ne sont plus des dogmes qu’on hésite à remettre en cause. Au contraire, on relativise ses idées. On connaît les limites de ses théories pour avoir souri de leur réfutation par une expérience vécue. La relation s’est métamorphosée. Elle s’est assagie. Toutefois sa nécessité demeure. Impossible de s’en passer car elle est constitutive. Les philosophes finissent complices. On n’y pense pas chaque matin, loin de là, mais ils ont si profondément structuré la réflexion et initié des modes de pensée, qu’ils font non seulement, et à jamais, partie de notre paysage intellectuel, mais qu’ils y poursuivent en outre cette veille active qu’est la permanence en nous de leurs idées. Ils sont devenus des complices, c’est-à-dire des amis auxquels on est lié par un projet.
La complicité est la plus précieuse des relations avec une philosophie. Son caractère est d’être libre. Elle n’a plus la fidélité servile des débuts où l’admiration parfois exclusive générait l’oubli de soi. Ici l’individu a repris ses droits. C’est lui qui importe. Les pensées sont des moyens au service de notre vie.
» (pp. 38-39)

J’aime beaucoup cette notion de complicité, même si je ne suis pas certain que tout le monde puisse entretenir avec l’un ou l’autre auteur une relation de ce genre. Il est en effet fréquent, malheureusement, que la sujétion ou la réprobation soit sans nuance.

Ce qui me séduit, c’est l’idée que la relation véritablement philosophique à un philosophe suppose cette complicité. Autre chose est bien sûr ce qui détermine la séduction ou le rejet premier. Et c’est quelquefois une première complicité qui en permet une deuxième. Ainsi, c’est l’attachement non inconditionnel que j’éprouve à l’égard d’Élisabeth de Fontenay qui m’a poussé à m’intéresser à Jean-François Lyotard – qu’elle admire –, alors même que j’étais depuis longtemps rebuté par l’obscurité apparente de sa pensée. Et peut-être arriverais-je prochainement avec lui – qui sait ? – à une relation de complicité du même type que celle que j’entretiens déjà avec Élisabeth de Fontenay. Du moins si je surmonte ce style désordonné et abstrus qui est le sien. Car je suis tout aussi d’accord avec Pascal Chabot quant à l’importance de la clarté dans l’expression.

« La clarté d’un propos, la lisibilité d’un texte et le plaisir de transmission font partie du style d’une pensée. Ils ne sont pas secondaires. La clarté n’est pas la caractéristique accessoire d’un style, comme voudraient le faire croire ceux qui encensent tel philosophe en parlant de génie, de météore, en certifiant qu’il s’agit d’une pensée qui révolutionnera bientôt ce qu’on appelle penser, et en ajoutant enfin, plus bas et penaud, que ladite pensée n’a qu’un défaut, c’est d’être incompréhensible à tous. Même à son auteur : certains jours il se comprend, d’autres jours il se scrute en vain. On en trouve des cohortes de ces génies de l’obscur. Ce sont les Pierre Soulages de la pensée : noir sur noir. Et encore : rien, chez eux, ne brille. Aucun reflet dans leur ultranoir. Des concepts obscurs surnagent dans une mare de phrases incompréhensibles. Ce manque de clarté fatigue les lecteurs, s’il s’en trouve. Mais il y a plus, car, en négligeant de la sorte la transmission et la réception de sa pensée, l’auteur, consciemment ou inconsciemment, fait passer le message qu’il lui est indifférent d’être compris. C’est le seul message qu’il fasse passer clairement ! Or cette indifférence témoigne que la vérité qu’il élabore ne concerne que lui. D’une certaine manière, il est cohérent en travaillant à rebuter le lecteur. Mais, s’il ne veut rien transmettre, la question à se poser est de savoir pourquoi il écrit. Narcissisme, effet de mode, obligation universitaire, désœuvrement, exutoire : chaque cas est singulier… » (pp. 89-90)


Pascal Chabot est probablement lui-même en complicité avec la pensée de Deleuze. Et il s’interroge par conséquent sur les concepts, puisque ce dernier a défini la philosophie comme « l'art de former, d'inventer, de fabriquer des concepts. » (4) Ainsi, si ce n’est que je ne suis pas personnellement convaincu que la France et l’Europe doivent ce qu’elles ont de liberté à Voltaire, je trouve intéressante la réflexion suivante :

« À lui seul, le concept de liberté n’a jamais libéré personne. Pour s’en convaincre, prenons le cas de Voltaire qui a libéré une partie de la France et de l’Europe. Il est impossible d’expliquer cette victoire à l’aide de ses seuls concepts. S’il n’avait été qu’un technicien du concept de liberté, il ne serait pas dans toutes les mémoires. Mais on lui doit plus que l’article "Liberté" du Dictionnaire philosophique, où il lie la liberté et le pouvoir. Il signe aussi les plus fortes pages sur le désir d’affranchissement. Il a fait de la liberté le résultat d’un processus, l’objectif d’un combat. Elle n’est, dès lors, plus seulement un concept. Elle est une exigence qui met en jeu l’existence entière. Le concept n’est rien sans le désir. Et si c’est le concept qui permet de comprendre, le désir, lui, pousse à réaliser. C’est pourquoi l’opération est première. Le but de Voltaire était une libération, au service de laquelle il a créé son concept de liberté. » (pp. 44-45)

Il y a là quelque chose qui me paraît fondamental : les concepts philosophiques répondent à une situation et ne s’inscrivent jamais dans le ciel de l’absolu. Le contexte dans lequel ils apparaissent explique pourquoi ils s’usent et finissent, lorsque ce contexte change, par perdre de leur force et de leur pertinence. C’est d’ailleurs, selon Pascal Chabot, de la corrélation entre l’expérience et les idées que naît la philosophie.

« […] s’il y a véritablement une entrée en philosophie, une révélation intellectuelle, il faut la chercher dans la prise de conscience de la corrélation entre l’idée et l’expérience. À partir du moment où cette corrélation est entrevue, les deux sphères cessent d’être autonomes. Elles s’influencent et rejaillissent l’une sur l’autre. La lecture des pages de Bergson sur la joie déteindra désormais sur les expériences de joie vécues. Et celles-ci, en retour, deviendront comme le filtre à travers lequel lire Bergson, qui en sera profondément modifié. La pensée et la vie commencent à interagir. C’est une prise de conscience fondamentale, qui permet d’échapper aussi bien à l’encyclopédisme abstrait qu’au monde du vécu impossible à qualifier. Au lieu de ces deux sphères, une s’établit.
[…] Élucider, c’est mettre au jour cette relation, c’est sortir de l’ombre et éclairer cette corrélation qui, autrement, passerait inaperçue.
» (pp. 59-60)

Parmi d’autres, Pascal Chabot aborde une question qui, si elle n’est pas neuve – les philosophes antiques s’attachaient déjà à dénoncer les errements de la doxa –, a repris vigueur sous l’influence d’orientations prises au XXe siècle par une partie importante des chercheurs en sciences sociales : la philosophie doit-elle préférer ruiner le sens commun ou s’attacher plutôt à construire son propre propos, ébranler l’erreur et le mensonge ou affirmer sa vérité ? Et il tranche en faveur de la censure, de la négativité.

« Le philosophe n’a d’autre choix que la radicalité car la vie qu’il a entrevue ne lui paraît jamais assez pure. Il la désire dégagée des idéologies et des interprétations aliénantes. Cette vie s’exprime par un j’existe. Là, maintenant, je respire, je pense, je suis. Et c’est tout. Radicalité de ce fait brut. Évidence d’être là, de vivre. Rien, sinon un corps qui pense. La peau, les muscles, les os. La respiration, le sang qui irrigue. Rien que la respiration. J’existe. C’est cela, la "vie", qu’il ne faut pas trahir par un concept compliqué. Elle est la simplicité même. Notre respiration a l’évidence d’un nuage qui passe dans le ciel. L’évidence et le mystère, mais l’évidence surtout, car le mystère est déjà chargé de transcendance. Le sentiment d’exister est absolu.
Or le désir philosophique de libérer n’est en définitive rien d’autre que l’effort constant pour revenir à ce sentiment premier. Une série de voiles le recouvre. Ce sont des interprétations, des croyances, des idéologies. Ce sont aussi des paresses, des inattentions, des divertissements. Rien de cela ne doit échapper à l’acide de la négativité. C’est comme si le philosophe voulait repartir de zéro. Son désir d’origine, et même sa soif d’absolu, s’enracinent dans ce qu’il estime être son droit inaliénable : dégager la vie des interprétations relatives. Revenir au sentiment d’exister, et si possible, un temps du moins, n’en plus bouger.
Cette négativité le connecte à un principe premier : je respire, j’existe. Pourquoi devrait-il, de là, proposer de nouvelles théories ? Le lui demander est aussi intempestif que de réclamer à un yogi en méditation la recette du bonheur. Par un jeu sur les relations entre la vie et la pensée, la négativité l’a mené au cœur de cette vie. Il n’a plus rien à déclarer. Pourquoi devrait-il échafauder à nouveau ? Il est, bien sûr, libre, comme Descartes, de saisir l’opportunité de cette radicalité pour y refondre la logique, les mathématiques, la physique et la théologie. Mais est-ce raisonnable ? Et pourquoi reconstruire le monde à l’identique, après l’avoir mis à bas ? Rien n’y oblige. Libérer est un geste négatif, une pulsion de démolition, dont il ne faut pas croire qu’elle est en secret travaillée par la fièvre de la reconstruction. On a tout annihilé. On a élucidé les relations entre la vie et la pensée, on a libéré la vie des pensées inutiles… On existe, on respire… Pourquoi ne pas en rester là ?
» (pp. 66-67)

Il y aurait beaucoup à dire sur cette question. Notamment parce qu’elle ouvre à la question plus spécifique de la stérilité du courant déconstructionniste. Je ne suis pas personnellement persuadé que, libéré de l’opinion commune, on puisse se contenter d’exister, de respirer. Car c’est aussi dans le travail de construction, aussi vain soit-il, que l’on puise de quoi exister et respirer mieux encore. Après tout, l’intérêt que présente l’œuvre de Descartes tient davantage au chemin qu’il propose – fusse-t-il regardé aujourd’hui comme erroné et présomptueux – qu’à une critique des prédécesseurs qui, aussi radicale fut-elle, n’était que la poursuite d’un mouvement que Montaigne avait déjà fortement entamé. Mais, après tout, ce que Chabot reproche à Descartes – et peut-on vraiment lui donner tort ? –, c’est de manquer d’un rapport lucide à l’expérience. Et il lui oppose Rousseau.

« On peut aussi parler du magnifique Rousseau. C’est de lui-même que traite cet écrivain époustouflant ; c’est Jean-Jacques qui fournit à Rousseau la matière de ses analyses. Tout est personnel, vécu, éprouvé. On a les dates, on connaît les lieux. Et, pourtant, c’est le genre humain qu’il a en vue. Il trouve l’accès à l’universel au cœur de sa vie personnelle. À travers sa condition, c’est l’essence de ses semblables qu’il décrit, avec une assurance telle qu’il s’est même permis, pour les mieux décrire, de les fuir. Encore ce génie suisse est-il savant observateur de ses états d’âme. Si l’on ouvre, en revanche, le traité des Passions de l’âme de Descartes, on verra que ce philosophe, ordinairement si pénétrant, a écrit sur le rire, la tristesse ou la lâcheté, des pages naïves et peu documentées. Il y a davantage de subtilité psychologique dans vingt adjectifs de Stendhal que dans les Passions de l’âme toute entières. Il est curieux de se dire que d’un vécu si mince il ait osé déduire une théorie tellement doctrinaire. Pourtant le fait est là : les relations entre le personnel et l’universel sont en philosophie si libres que l’on peut avoir l’impression que tout y est possible. » (p. 77)

Un livre d’initiation à la philosophie ? Oui, peut-être. A condition de comprendre ce qu’il doit lui-même au contexte et en sachant que la rencontre avec les auteurs – au moins les plus importants – reste évidemment indispensable.

(1) Jostein Gaarder, Le Monde de Sophie, trad. et adapt. du norvégien par Hélène Hervieu et Martine Laffon, Seuil, 1995.
(2) Je le sais pour avoir jadis commis moi-même cette faute.
(3) Pascal Chabot, Les sept stades de la philosophie, PUF, Perspectives critiques, 2011.
(4) Gilles Deleuze, « Qu’est-ce que la philosophie ? », revue Chimère n° 8, mai 1990. Disponible à l’adresse Internet suivante : http://www.philagora.net/philo-fac/deleuze.php.

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