mardi 31 mai 2011

Note d’opinion : médias et philosophie

À propos de l’introduction à la philosophie (1)

Celles et ceux qui souhaitent s’intéresser à la philosophie sont notamment confrontés à deux écueils qui, tels Charybde et Scylla, les attendent chacun sur un des côtés du chemin. Le premier réside dans l’idée candide qu’il est du pouvoir de quiconque de philosopher, tel le Thalès des débuts, en laissant s’exprimer ce que sa propre profondeur recèle. C’est ce qui suscita, au milieu des années 90, l’efflorescence du café-philo, un café-philo dont le succès fut tel que l’Éducation nationale française voulut organiser des débats du même type dans les classes de philosophie. Et puis, le second écueil, c’est l’idée niaise que les philosophes sont des êtres d’exception qui détiennent des pouvoirs occultes leur permettant d’accéder à une exceptionnelle lucidité et qu’il est préférable de leur faire confiance plutôt que de tenter de les comprendre.

Ces deux écueils, les médias se chargent continûment de les fortifier. À propos du deuxième, un exemple particulièrement représentatif de cette nuisance médiatique nous est fourni par l’article que Nicolas Truong a placé en tête du « face à face » entre Slavoj Zizek et Peter Sloterdijk publié dans Le Monde du samedi 28 mai 2011 (p. 22).

Je ne dirai rien de Zizek et de Sloterdijk. D’abord parce que je ne les ai pas lus (je n’éprouve pas davantage aujourd’hui qu’hier l’envie de les lire, moins encore après avoir pris connaissance de ce « face à face »), mais surtout parce que la question n’est pas là. La question est en effet celle de l’impact que peut avoir l’article de Truong sur le lecteur profane en philosophie. Que représente cette mise en condition censée préparer la lecture du débat qui suit ? Un individualisme nietzschéen ici, Hegel (associé à Hitchkock !) là ; René Char cité ici, Rilke là ; le communautarisme évoqué ici, le communisme là : toute la connaissance du monde converge vers les penseurs invités et… vous allez voir ce que vous allez voir !

Entrons brièvement dans le détail de l’article.

Le titre, d’abord : « Comment sortir de la crise de la civilisation occidentale ? » Rien de moins. Avec ce sous-titre – « De la faillite d'une économie fondée sur le crédit à l'affaire DSK, rencontre inédite entre les deux philosophes parmi les plus lus et traduits en Europe » –, un sous-titre qui laisse espérer aux plus friands de scandales que le débat ne se cantonnera pas à la métaphysique, même si les philosophes invités sont « parmi les plus lus », audience oblige.

Premier paragraphe, introductif :
« L'Occident vit une crise de l'avenir : les nouvelles générations ne croient plus qu'elles vivront mieux que celles qui les ont précédées. Une crise de sens, d'orientation et de signification. L'Occident sait à peu près d'où il vient, mais peine à savoir où il va. »
L’Occident ainsi hypostasié doit beaucoup au journalisme et peu à la philosophie. Il vivrait bien sûr une crise, cet état constant réputé soudain. Et les questions qui surgissent sont ainsi présentées comme se posant, sinon de façon nouvelle, du moins dans un contexte qu’on imagine original. Le ton est solennel : l’enjeu est primordial.

Deuxième paragraphe, explicitant le premier :
« Certes, comme disait René Char, " notre héritage n'est précédé d'aucun testament " et il appartient à chaque génération de dessiner son horizon. Mais nos tourments ne sont pas sans fondement. Le sens du commun s'est étiolé. A l'heure du chacun pour soi, le sentiment d'appartenance à un projet qui transcende les individualités s'est évaporé. L'effondrement du collectivisme - nationaliste ou communiste - et du progressisme économique a laissé place à l'empire du " moi je ". Le sens du " nous " s'est dispersé. »
Une citation d’abord, comme il sied ; en l’occurrence, de René Char. Pourquoi ceux qui se piquent d’être philosophes ressentent-ils quasi toujours le besoin d’appuyer leurs dires, y compris les plus banals, sur des citations. La phrase de René Char est extraite d’un recueil poétique (2) écrit durant la guerre et qui n’avait pas vraiment d’ambition philosophique. C’est Hannah Arendt qui l’a citée pour illustrer l’idée que les périodes révolutionnaires, telle la Résistance, ne pouvaient jamais espérer du passé une indication sur l’orientation à donner au futur (3), ce qui est une idée bien éloignée, sinon contraire, de celle qui voudrait que la spécificité de l’état actuel de l’Occident soit son incapacité à se choisir un avenir. Suit l’antienne censée définir ce qui est perçu comme une crise : l’individualisme, la perte des liens à la collectivité.

Troisième paragraphe, qui prolonge le deuxième, mais avec un piment supplémentaire :
« L'idée de partage, de bien commun et de communauté semble voler en éclats, notamment à chaque nouvelle révélation de conflits d'intérêts touchant de hauts fonctionnaires. Mais ils sont encore nombreux ceux qui ne souhaitent pas laisser l'idée de communauté aux communautarismes qui hantent une planète déchirée. »
Le lien fait avec les « conflits d'intérêts touchant de hauts fonctionnaires » nous maintient dans la sphère du scandale, seule apte à capter un maximum de lecteurs. Quant à l’évocation de ces gens, nombreux, « qui ne souhaitent pas laisser l'idée de communauté aux communautarismes qui hantent une planète déchirée », elle est mirifique ! Parce qu’à prendre la formule au pied de la lettre, il s’agirait ni plus ni moins de gens (dont nous allons apprendre que Sloterdijk et Zizek en sont) qui défendraient une collectivité, une nation, une religion, une langue ou une culture, afin de ne pas laisser cette prérogative aux seuls immigrés ou à ceux qui veulent protéger leurs spécificités.

Quatrième paragraphe, où Sloterdijk et Zizek font leur apparition :
« Philosophes européens, Peter Sloterdijk et Slavoj Zizek sont de ceux-là. Ils ont accepté de débattre publiquement pour la première fois. Tout les sépare, en apparence. Le premier est un adepte de la philosophie individualiste de Nietzsche, l'autre un marxiste proche des mouvements alternatifs. Le premier est plutôt libéral, le second qualifié de radical. »
Avant même que le débat ne commence entre les deux invités, il faut bien sûr en faire des adversaires. Le premier, qui est de ceux qui ne veulent pas abandonner « l’idée de communauté » – venons-nous d’apprendre –, « est un adepte de la philosophie individualiste de Nietzsche ». C’est sans doute le « de Nietzsche » qui efface la contradiction apparente. En tout cas, de la sorte, il ne peut être qu’irréconciliable avec son vis-à-vis, lequel est annoncé « marxiste proche des mouvements alternatifs ». Il va y avoir du sport !

Cinquième paragraphe, où il convient de s’accrocher… :
« Grâce à la puissance métaphorique mise au service de ses audaces théoriques, Peter Sloterdijk (prononcez " Sloterdeik ") s'attache à saisir l'époque par la pensée, notamment grâce à une morphologie générale de l'espace humain, sa fameuse trilogie des " sphères ", qui se présente comme une analyse des conditions par lesquelles l'homme peut rendre son monde habitable. En mariant Marx et Matrix, en jonglant entre Hegel et Hitchcock, le penseur slovène Slavoj Zizek (prononcer " Slavoï Jijèk ") est une figure notoire de la " pop philosophie ", aussi sévère avec le capitalisme global qu'avec une certaine frange de la gauche radicale, ne cessant d'articuler les références de la culture élitaire (opéra) et populaire (cinéma) aux grandes déflagrations planétaires. »
Là, on se sent tout petit. Entre un philosophe qui « s'attache à saisir l'époque par la pensée » (vous ne le faisiez pas, n’est-ce pas !) grâce à « sa fameuse trilogie des " sphères " » (tellement fameuse que vous voici bien coupable de ne la pas connaître !), au point d’arriver à analyser les « conditions par lesquelles l'homme peut rendre son monde habitable » (rien de moins), et un autre philosophe qui marie tout avec tout (et réciproquement, probablement), qui est aussi sévère avec les uns qu’avec les autres (quel juste !) et qui ne cesse « d'articuler les références de la culture élitaire (opéra) et populaire (cinéma) aux grandes déflagrations planétaires. », vous perdez pied, j’en suis sûr. Moi aussi.

Sixième et septième paragraphes, la promotion :
« Cette rencontre inédite est liée à la sortie concomitante de deux ouvrages destinés à penser la crise majeure que nous traversons. Avec Vivre la fin des temps (Flammarion, 578 p., 29 euros), Slavoj Zizek analyse les différentes façons d'appréhender la crise du capitalisme. Car les quatre cavaliers de l'Apocalypse (désastre écologique, révolution biogénétique, marchandisation démesurée et tensions sociales) sont, selon lui, en train de le décimer : le déni (l'idée que la misère ou les cataclysmes, " cela ne peut pas m'arriver "), le marchandage (" laissez-moi le temps de voir mes enfants diplômés "), la dépression (" je vais mourir, pourquoi me préoccuper de quoi que ce soit " et l'acceptation (" je n'y peux rien, autant m'y préparer ").
Et de proposer des alternatives et des initiatives collectives afin de retrouver le sens d'un communisme débarrassé de sa grégarité allié à un christianisme délivré de sa croyance en la divinité. Avec
Tu dois changer ta vie (Libella/Maren Sell, 654 p., 29 euros), Peter Sloterdijk esquisse d'autres solutions, plus individuelles et spirituelles. Inspiré par le poème de Rainer Maria Rilke consacré à un torse antique du Louvre, il cherche dans les exercices spirituels des religieux à inventer un nouveau souci de soi, un autre rapport au monde. »
Le résumé du livre de Zizek ressemble davantage – il faut bien le dire – à un jeu ou à un test psychologique proposé par Marie-Claire, Elle ou Modes & travaux qu’à un programme de recherche en philosophie ou en sciences sociales. Quant à celui du livre de Sloterdijk – il en faut pour tous les goûts –, il fait surtout penser aux offres de retraites monacales avec lesquelles les monastères désertés espèrent survivre.

Une dernière phrase, un dernier rappel :
« De la faillite du crédit à l'affaire DSK, un dialogue inédit pour changer de voie. »
Puis-je me permettre un conseil : laissez tomber ce journal et ouvrez Platon, n’importe où… Bonne lecture !

(1) Cette note est un billet d’humeur, chacun s’en rendra vite compte.
(2) René Char, Feuillets d’Hypnos, 1946.
(3) Cf. Hannah Arendt, La crise de la culture. Huit exercices de pensée politique, trad. sous la dir. de Patrick Lévy, Gallimard, 1972.

3 commentaires:

  1. Le premier écueil n'en est pas un, le second l'est définitivement. Et il aurait été agréable de compléter le conseil de lecture qui conclut cette note par l'invitation à la lecture de Zizek et de Sloderdijk.

    RépondreSupprimer
  2. Quant aux écueils en question, votre point de vue est sans doute défendable. Malheureusement, vous ne le défendez pas. Il est, je crois, caractéristique de ceux qui estiment que l’on peut philosopher sans y être préparé de préférer affirmer plutôt qu’argumenter. C’est, je crois aussi, un des plus importants travers de l’enseignement contemporain que de privilégier l’affirmation des opinions à l’expression des doutes, des nuances et des arguments. Et c’est d’autant plus regrettable que ce désir d’avoir des opinions est un des traits importants de l’adolescence ; l’accession à la maturité réclame notamment de tempérer cette rage de se montrer partisan. Je persiste à penser que philosopher ne s’improvise pas : j’apprécie beaucoup qu’Élisabeth de Fontenay tienne tant à préciser qu’elle est professeure de philosophie et non philosophe.
    Quant à Sloterdijk et Zizek, je serais inconséquent d’en recommander la lecture alors que j’y ai moi-même renoncé – du moins jusqu’à présent –, estimant qu’ils doivent leur succès dans les médias aux complaisances qu’ils leur concèdent. Ne sont-ils pas tous deux de bons exemples de ce deuxième écueil que vous jugez définitif ?
    J’ai peut-être tort, bien sûr, et il est dommage que vous n’ayez pas pris la peine de montrer en quoi.

    RépondreSupprimer
  3. Tentative d’analyse des propos qui figurent dans le titre et le premier paragraphe de votre note, responsables d’un commentaire anonyme.
    Introduction à la philosophie suppose en filant la métaphore développée dans ces quelques phrases que le chemin dont il est question est un chemin d’accès à la philosophie. Ce chemin présente deux écueils majeurs, bien caractérisés, dont il est aisé d’admettre la validité, de notre point de vue.
    En supposant qu’on sache les éviter, ce chemin nous mènerait à la philosophie. Dont il paraît évident que la première et véritable approche puisse ou doive s’opérer par la lecture. Lecture qui ne pourra nous consacrer philosophe mais lecteur de philosophie. La plus élémentaire sagesse consistant à convoquer dans les premiers temps avec l’humilité du novice, mais aussi son espérance, les plus abordables de ces sages. Quelle joie si ces nouvelles fréquentations nous procurent quelques outils nécessaires à l’abord de textes plus rugueux. Et ainsi nous autorisent à nous frotter à quelques géants sur les épaules desquels il deviendrait possible de modifier ou amender nos propres opinions.
    Philosophe ? Philologue ? Avant tout apprenti lecteur.
    Vite, Platon, Montaigne, etc…

    RépondreSupprimer