vendredi 27 mai 2011

Note de lecture : Claude Lévi-Strauss

L’autre face de la lune. Écrits sur le Japon
de Claude Lévi-Strauss


C’est en 2001 que parut la dernière édition en japonais de Tristes tropiques. Claude Lévi-Strauss en rédigea la préface, republiée aujourd’hui dans L’autre face de la lune. Écrits sur le Japon sous le titre « Un Tôkyô inconnu » (1). Ce texte s’achève comme ceci :
« Il y aura bientôt un demi-siècle, en écrivant Tristes Tropiques, j’exprimais mon anxiété devant les deux périls qui menacent l’humanité : l’oubli de ses racines et son écrasement sous son propre nombre. Entre la fidélité au passé et les transformations induites par la science et les techniques, seul peut-être de toutes les nations, le Japon a su jusqu’à présent trouver un équilibre. Sans doute le doit-il d’abord au fait qu’il soit entré dans les temps modernes au moyen d’une restauration et non comme, par exemple, la France, au moyen d’une révolution. Ses valeurs traditionnelles furent ainsi protégées d’un effondrement. Mais il le doit aussi à une population longtemps restée disponible, abritée de l’esprit critique et de l’esprit de système dont les excès contradictoires ont miné la civilisation occidentale. Aujourd’hui encore, le visiteur étranger admire cet empressement de chacun à bien remplir son office, cette bonne volonté allègre qui, comparés au climat social et moral des pays dont il vient, lui semblent des vertus capitales du peuple japonais. Puisse celui-ci maintenir longtemps ce précieux équilibre entre traditions du passé et innovations du présent ; pas seulement pour son bien propre, car l’humanité entière y trouve un exemple à méditer. » (p. 155-156)

Le séisme du 11 mars 2011 de la côte Pacifique du Tôhoku au Japon et le tsunami qui l’a suivi ont en quelque sorte pris Lévi-Strauss à contrepied. L’audace technologique qui a poussé à construire des centrales nucléaires à Fukushima avait manifestement rompu l’équilibre qu’elle aurait dû rechercher avec les valeurs de respect de la nature inscrites dans la tradition nipponne. Faut-il s’en étonner ? L’équilibre dont parle Lévi-Strauss est-il illusoire ou l’accident n’est-il qu’un accident dans le plein sens du terme ?

D’aussi loin qu’on s’en souvienne, les humains se mettent en danger par vanité. Je n’en veux qu’un seul exemple sur lequel je médite depuis bien longtemps : les gratte-ciel. Le plus généralement, il n’existe aucune nécessité matérielle, aucune raison pratique, de construire en hauteur. Au contraire, cela n’entraîne que des contraintes coûteuses et des dangers importants. Les rivalités qui entraînèrent la construction de tours du genre du Centre mondial des finances de Shangai, de la Burj Khalifa de Dubaï ou de l’International Commerce Center de Hong Kong relèvent d’une dynamique des plus vaines. Les précédents sont bien sûr très nombreux. Depuis la tour de Babel et les pyramides d’Égypte, jusqu’à l’Empire State Building (1931), en passant par les flèches des cathédrales et les tours italiennes, telles celles de San Gimignano, les exemples ne manquent assurément pas de cette bouffissure qui anime continûment les hommes. Sur ce plan, le progrès technique s’est mis au service des errements les plus périlleux. (2)

Que les Japonais soient victimes d’une catastrophe nucléaire (3), on peut évidemment l’attribuer au caractère tout à fait exceptionnel du séisme subi, et même plus généralement au contexte géologique qui est le leur. Mais on peut également s’interroger : l’équilibre dont parle Claude Lévi-Strauss – et que les conséquences du séisme du 11 mars 2011, aussi alarmantes soient-elles, n’a pas pour autant démenti – ne doit-il pas quelque chose à un environnement qui peut se montrer occasionnellement particulièrement hostile ? Il est peu de choses qui inclinent autant à la modestie que le déchaînement des éléments. Et puis, il serait sans doute naïf de croire que les Japonais chérissent la nature à la manière de certains écologistes romantiques occidentaux. Les choses sont plus complexes. « […] c’est probablement cette absence de distinction tranchée entre l’homme et la nature, écrit Lévi-Strauss, qui explique aussi le droit que s’accordent les Japonais (par un de ces raisonnements pervers auxquels ils ont parfois recours : ainsi pour la pêche à la baleine) de donner la priorité tantôt à l’un, tantôt à l’autre, et de sacrifier s’il le faut la nature aux besoins des hommes. Elle et eux ne sont-ils pas solidaires ? » (pp. 152-153)

Cela dit, il convient d’insister sur le fait que, à côté des spécificités de la culture japonaise, les textes rassemblés dans L’autre face de la lune traitent aussi du thème des éventuels invariants culturels. Il y a d’abord les invariants historiques, tels ceci :
« Je m’occupe là d’un philosophe du XVIIIe siècle, un père jésuite, qui s’intéressait aux couleurs : le père Castel. Il dit quelque part : "Les français n’aiment pas le jaune. Ils le trouvent fade, ils le laissent aux Anglais." Or, l’année dernière, quand la reine Élisabeth II est venue en visite officielle en France, les journaux français de mode se sont un peu moqués d’elle parce qu’elle a porté, un certain jour, un tailleur jaune et que les Français se disent : ce jaune, c’est bizarre, ça ne convient pas. Il y a donc là des invariants qui peuvent durer extrêmement longtemps à travers les vicissitudes de l’histoire, et je pense que ça, c’est la matière même du travail de l’ethnologue. » (p. 177) (4)

Et puis, il y a les invariants universels. Dans le même texte, Claude Lévi-Strauss évoque le Namazu et les estampes (namazu-e) auxquelles il a donné lieu au XIXe siècle. Le Namazu est un poisson-chat géant dont il est question dans un mythe japonais, poisson-chat qui vit sous le Japon et dont les mouvements provoquent les tremblements de terre. Le mythe veut qu’un dieu, Takemikazuchi, veille ordinairement à immobiliser le Namazu et que, lorsqu’il a failli à sa tâche et qu’un tremblement de terre survient, un autre dieu, Daikoku, distribue les richesses aux victimes. Je cite Lévi-Strauss :
« […] nous sommes en plein art populaire, dans les… namazu-e, c’est-à-dire ce tremblement de terre de 1855 de l’ère Ansei qui a fait revivre une très ancienne mythologie que, peut-être, on trouve un peu choquante, aujourd’hui, dans certains milieux japonais. Parce que, par exemple, on voit un riche qu’on oblige à excréter ses richesses, et le tremblement de terre – enfin, yonaoshi, "renouvellement du monde" – ça permet aux miséreux, aux pauvres, de s’approprier les biens des riches.
Vous savez, ce qui est assez curieux, c’est que ce symbolisme, qui pourrait paraître tout à fait local, bizarre, il existe dans notre Moyen Âge. Ainsi, au XIIe siècle, quand on élisait un nouveau pape – ce qui, en un sens, était un
yonaoshi, un renouvellement du monde –, le nouvel élu devait s’asseoir, devant la basilique, sur une chaise percée – appelée "chaire stercoraire", c’est-à-dire chaire excrémentielle – et, de là, il distribuait des richesses pendant qu’on récitait un psaume de la Bible : " …que les pauvres se trouveraient élevés au niveau des riches". C’est-à-dire exactement le même symbolisme que nous voyons dans les namazu-e. Alors ça invite à réfléchir sur ce qu’il y a de fondamental – dans l’esprit des hommes – et qui peut se retrouver dans des contextes extrêmement différents. » (pp. 159-160)

Claude Lévi-Strauss n’a jamais mené de véritables recherches ethnologiques sur le Japon. Mais, dès son enfance, il s’était intéressé à son art. Aussi, lorsqu’il s’y rendit enfin, alors âgé de soixante-dix ans, il s’y comporta plutôt comme un touriste, mais comme un touriste averti, très averti, comme quelqu’un pour qui l’érudition est la voie obligée de la compréhension.

(1) Claude Lévi-Strauss, L’autre face de la lune. Écrits sur le Japon, Seuil, La librairie du XXIe siècle, 2011, pp. 149-156.
(2) Il y aurait beaucoup à dire sur le rôle joué par les architectes du XXe siècle, lesquels, en se voulant originaux, ont brisé l’unité de construction que la copie préservait, une unité qui fait encore aujourd’hui la beauté des villes et villages dits historiques. Sur les conceptions réactives de Jean François à ce courant d’inventivité débridée, cf. notamment Michel Grétry, Jean François peintre et architecte 1903 – 1977 intégriste du paysage, Mardaga, Wavre, 2004.
(3) Cette catastrophe a jusqu’à présent fait peu de victimes, en comparaison de celles que l’on dénombre causées directement par le tremblement de terre et surtout par le tsunami.
(4) L’« Entretien avec Junzo Kawada » dont provient cet extrait a été mené à Paris pour NKH, la télévision nationale japonaise, en 1993. Sur le père Louis-Bertrand Castel (1688-1757), cf. le chapitre « Des sons et des couleurs » in Claude Lévi-Strauss, Regarder écouter lire, Plon, 1993, pp. 127 et ss.

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