mercredi 12 mai 2010

Note de lecture : Marcel Hénaff

Claude Lévi-Strauss
de Marcel Hénaff


Ayant projeté d’assister au colloque "Claude Lévi-Strauss et ses contemporains" qui se tiendra très prochainement à l’Université de Bourgogne, et sachant que Marcel Hénaff devrait y prendre la parole, j’ai relu le livre (1) qu’il avait consacré, il y a de cela près de vingt ans (2), à l’anthropologue récemment disparu.

Il s’agit d’un ouvrage qui a toutes les allures d’un cours universitaire, à ceci près qu’il en évite les principaux défauts habituels. Avant tout, bien qu’ayant l’ambition de rendre compte de l’ensemble de l’œuvre de Lévi-Strauss, Hénaff ne résume pas. Il ordonne les idées, présente quelques objections et – quand Lévi-Strauss n’y a pas lui-même répondu – en démonte l’inadéquation. Ce qui aboutit à un commentaire général du plus haut intérêt dans la mesure où Hénaff ose théoriser quelque peu la pensée de Lévi-Strauss, ce que lui-même a toujours répugné à faire.

On comprend parfaitement pourquoi Claude Lévi-Strauss s’est refusé à théoriser sa méthode. Il ne s’agit pas seulement d’une question de cohérence vis-à-vis du scepticisme affiché à l’égard des systèmes philosophiques. C’est surtout qu’il lui fallait préserver la part pratique des pratiques, c’est-à-dire ce qu’une pensée qui ne se pense pas doit au geste. Comment en effet s’arroger le droit de théoriser – c’est-à-dire d’organiser les concepts opératoires d’une méthode de recherche en système – dès lors que cette méthode prétend tout devoir aux relations non conscientes qui structurent les pratiques. Il y a à cet égard une différence de discours assez significative entre Bourdieu et Lévi-Strauss. Le premier a énormément théorisé la différence entre théorie et pratique et il a, à cette occasion, mis en évidence la quasi impossibilité qu’une théorie puisse pleinement rendre compte d’une pratique, ce qui est une des mille manières de théoriser la pratique. Alors que le second s’est abstenu autant que possible de théoriser – du moins sa méthode – laissant sa pratique de recherche parler pour lui et rendant ainsi à la pratique la place que Bourdieu affirme inaccessible à la théorie.

Il reste que cette posture de Lévi-Strauss ne facilite pas l’approche de son œuvre. Et, dans cette œuvre, ce qui est souvent considéré comme la difficulté majeure réside dans les Mythologiques : sur quelle base repose le choix des mythèmes et les relations que Lévi-Strauss établit entre eux ? Lors d’une première lecture, surtout si l’on ne s’est pas précédemment plongé au moins dans Le totémisme aujourd’hui et dans La pensée sauvage, une impression d’arbitraire domine ; pour le dire plus brutalement, l’impression que Lévi-Strauss isole ce qui l’arrange n’apparaît pas déraisonnable. Un ami me faisait récemment part de son sentiment que certaines lectures – il citait principalement Montaigne – ne sont pleinement compréhensibles que si l’on lit suffisamment vite ; faute de quoi, le sens se dilue. C’est très vrai de Lévi-Strauss, à ceci près que l’œuvre ne peut être lue rapidement et que sa pleine compréhension – si tant est qu’elle puisse être approchée – réclame que l’on s’y plonge longuement, de telle sorte que les idées exposées puissent s’accumuler plutôt que se succéder.

C’est ici que la théorisation didactique a éventuellement sa place (3). Celui pour qui l’enjeu n’est pas de produire l’œuvre sans l’artifice de la théorie, mais bien de rendre celle-ci plus facilement accessible, c’est-à-dire à avertir le lecteur de telle sorte qu’il soit ce que l’on a coutume d’appeler un lecteur averti, le coup mérite peut-être d’être risqué. Risqué, parce que le procédé n’est pas sans danger, loin s’en faut. Il constitue une sorte de trahison sciemment perpétrée et ne réussit pleinement que si le lecteur ainsi averti puisse, lecture faite, dénoncer la forfaiture.

Parmi les neuf chapitres en lesquels Marcel Hénaff traite des idées-forces de Lévi-Strauss, il en est un – le cinquième – qu’il dédie à la pensée symbolique. Je voudrais m’y arrêter. Non pour le résumer, moins encore pour en discuter le contenu. Mais plutôt pour aggraver encore le vice de théorisation. C’est que je suis convaincu – à tort peut-être – que le principal fondement de la pensée lévi-straussienne, ce n’est pas le modèle ou la structure, ce n’est pas le principe de réciprocité, ce n’est pas les enceintes mentales, c’est sa conception du symbolisme. Et pour en faire comprendre l’importance et la portée autrement que par l’intérieur de l’œuvre – c’est-à-dire à l’usage de ceux qui se proposent d’y entrer –, il faut peut-être théoriser cette conception de manière encore plus abrupte que ne l’a fait Marcel Hénaff. Il faut peut-être schématiser jusqu’au travestissement, de telle sorte que l’idée ainsi proposée serve d’outil d’introduction, un outil qui guide momentanément la découverte du sens, un outil voué à être abandonné lorsque la lecture sera suffisamment avancée pour qu’il soit devenu parasite.

Pourquoi dis-je que le symbolisme constitue le principal fondement de la pensée lévi-straussienne ? Simplement parce que c’est la clé de la question du sens.

Repartons de ce célèbre passage de l’"Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss" où Claude Lévi-Strauss, imaginant une uchronie, expose comment il conçoit l’apparition du langage :
« Quels qu’aient été le moment et les circonstances de son apparition dans l’échelle de la vie animale, le langage n’a pu naître que tout d’un coup. Les choses n’ont pas pu se mettre à signifier progressivement. A la suite d’une transformation dont l’étude ne relève pas des sciences sociales, mais de la biologie et de la psychologie, un passage s’est effectué, d’un stade où rien n’avait un sens, à un autre où tout en possédait. Or, cette remarque, en apparence banale, est importante, parce que ce changement radical est sans contrepartie dans le domaine de la connaissance qui, elle, s’élabore lentement et progressivement. Autrement dit, au moment où l’Univers entier, d’un seul coup, est devenu significatif, il n’en a pas été pour autant mieux connu, même s’il est vrai que l’apparition du langage devait précipiter le rythme du développement de la connaissance. Il y a donc une opposition fondamentale, dans l’histoire de l’esprit humain, entre le symbolisme, qui offre un caractère de discontinuité, et la connaissance, marquée de continuité. Qu’en résulte-t-il ? C’est que les deux catégories du signifiant et du signifié se sont constituées simultanément et solidairement, comme deux blocs complémentaires ; mais que la connaissance, c’est-à-dire le processus intellectuel qui permet d’identifier les uns par rapport aux autres certains aspects du signifiant et certains aspects du signifié – on pourrait même dire de choisir, dans l’ensemble du signifiant et dans l’ensemble du signifié, les parties qui présentent entre elles les rapports les plus satisfaisants de convenance mutuelle – ne s’est mise en route que fort lentement. Tout s’est passé comme si l’humanité avait acquis d’un seul coup un immense domaine et son plan détaillé, avec la notion de leur relation réciproque, mais avait passé des millénaires à apprendre quels symboles déterminés du plan représentaient les différents aspects du domaine. L’Univers a signifié bien avant qu’on ne commence à savoir ce qu’il signifiait ; cela va sans doute de soi. Mais, de l’analyse précédente, il résulte aussi qu’il a signifié, dès le début, la totalité de ce que l’humanité peut s’attendre à en connaître. Ce qu’on appelle le progrès de l’esprit humain et, en tout cas, le progrès de la connaissance scientifique, n’a pu et ne pourra jamais consister qu’à rectifier des découpages, procéder à des regroupements, définir des appartenances et découvrir des ressources neuves, au sein d’une totalité fermée et complémentaire avec elle-même. » (4)

Pour dire les choses de manière très ramassée (donc très fausse), Lévi-Strauss postule que l’apparition du langage a consisté à découvrir qu’une chose pouvait en signifier une autre, en constituer le symbole en quelque sorte, de telle manière qu’à l’instant même tout est devenu signifiant de quelque chose, sans même que ce quelque chose puisse être vraiment connu. Ainsi est né ce « signifiant flottant », excédent de signifiant auquel il est impératif de trouver du signifié. C’est alors au sein de ce jeu de correspondance qu’éclosent les croyances, celles-ci étant davantage redevables à la logique des relations – fussent-elles inconscientes – qu’au message qu’elles semblent porter. Si la personnalité et le destin d’une personne née sous tel signe zodiacal sont ainsi caractérisés que le fait l’astrologue, c’est d’abord et avant tout parce que le ciel et la naissance sont deux symboles qui ne peuvent pas ne pas signifier ensemble, plutôt que déduits d’observations répétées. Le sens naît toujours d’une transformation de la chose en son symbole ; il est donc toujours étranger à la chose elle-même et prête à celle-ci quelque chose qui n’est pas elle. Ce prêt est social, dans la mesure où le langage l’est. Et la signification doit donc quelque chose aux rapports entre les signes (sans doute de façon non consciente) avant même d’exprimer le signifié (conscient). De la rationalité – issue des logiques symboliques – se cache donc derrière ce qui semble quelquefois n’être que l’illogisme des récits, comme Lévi-Strauss le montre bien à propos des mythes.

Mon précédent paragraphe est sans doute une monstruosité. Peut-il aider à accepter l’impératif lévi-straussien de distance ? Peut-être. Auquel cas, la première lecture du chapitre V du Claude Lévi-Strauss de Marcel Hénaff s’en trouverait facilitée. Et peut-être, qui sait, une première approche des Mythologiques. À condition bien sûr de l’oublier juste après ; mieux : d’en faire une critique sans concession.

(1) Marcel Hénaff, Claude Lévi-Strauss, Belfond, 1991. Ce livre a été réédité en 2003 chez Pocket, coll. Agora, sous le titre Claude Lévi-Strauss et l’anthropologie structurale.
(2) Il lui a consacré un autre livre, publié en 2008, Claude-Lévi-Strauss, le passeur de sens (Librairie Académique Perrin) qui est sur ma table mais que je n’ai pas encore lu.
(3) Depuis longtemps, je pense que celui qui enseigne devrait prendre conscience du fait qu’il est contraint de dire le faux pour permettre à l’enseigné d’avancer vers le vrai, ce qui constitue une voie préférable à quelque pédagogie que ce soit. Ainsi, si vous devez expliquer Platon a quelqu’un qui ignore tout des présocratiques, force est de trahir la pensée évoquée, sous peine de la rendre totalement hermétique. En pareil cas, l’aveu de fausseté est évidemment indispensable.
(4) Claude Lévi-Strauss, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », in Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF, 1950, pp. XLVII-XLVIII. J’ai déjà eu l’occasion de citer ce passage dans une note du 19 février 2009.

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