samedi 16 avril 2011

Note de lecture : Claude Lévi-Strauss

La conférence "Reconnaissance de la diversité culturelle : ce que nous apprend la civilisation japonaise" in L’anthropologie face aux problèmes du monde moderne
de Claude Lévi-Strauss


L’anthropologie face aux problèmes du monde moderne (1) de Claude Lévi-Strauss comprend donc trois conférences qu’il a prononcées à Tokyo au printemps 1986. Je n’ai guère envie de dire quoi que ce soit de la deuxième – intitulée "Trois grands problèmes contemporains : la sexualité, le développement économique et la pensée mythique" –, car je ne pourrais au mieux que la reproduire en entier, sans en omettre un mot, tant la manière dont Lévi-Strauss aborde des questions très actuelles à partir des constats anthropologiques que son travail l’a amené à faire est puissante et instructive ; tant aussi rien jamais de ce qu’il y dit n’est trop ou trop peu. Une seule recommandation, donc : allez la lire.

J’en viens à la troisième de ces conférences, "Reconnaissance de la diversité culturelle : ce que nous apprend la civilisation japonaise" (pp. 105-146).

En fait, dans cet exposé, Lévi-Strauss laisse peu de place au Japon (2). Son véritable sujet est le relativisme culturel, tel qu’il doit se comprendre dans le cadre du structuralisme.

Reprenons rapidement l’argumentation.

Au XIXe siècle, on pensa d’abord que les différences physiques visibles entre les groupes humains révélaient des races, lesquelles devaient donc également différer sur d’autres plans, tel le plan intellectuel. Puis, on pensa ensuite que l’évolution suivie par les groupes humains engendrait des groupes en avance et des groupes en retard. Et tout cela justifia des jugements hâtifs des groupes dits civilisés à l’égard des autres.

Il fallut attendre le milieu du XXe siècle pour que soit clairement établi que ces jugements étaient injustifiés. Le simple fait que le nombre de cultures excède énormément le nombre de groupes ayant des caractères physiques visibles identiques, de même que le fait que le patrimoine culturel se modifie énormément plus vite que le patrimoine génétique, suffit à infirmer l’idée qu’existeraient des races aux potentiels intellectuels différents.

Depuis quelques dizaines d’années, la génétique a modifié les données du problème. Elle a en effet mis en évidence des évolutions différentielles de gènes – sanguins par exemple – liées à des pratiques culturelles. Les règles qui président aux mariages (qui, même dans notre société, ne coïncident jamais avec le simple hasard), de même que celles dans le respect desquelles les contacts avec les sociétés étrangères sont rendus possibles, influent en effet fortement sur les échanges génétiques. Ce qui n’aboutit évidemment pas à des différentiations des facultés intellectuelles, mais bien sur des modifications pouvant néanmoins avoir en retour une influence sur la culture, comme par exemple en raison de la vulnérabilité ou de la résistance à telle ou telle maladie.

Et c’est ici qu’intervient la logique des différences, lesquelles – si utiles à tous – doivent tout à une séparation dont les effets culturels et biologiques sont convergents. Écoutons Lévi-Strauss :

« Pour développer des différences, pour que les seuils permettant de distinguer une culture de ses voisines deviennent suffisamment tranchés, les conditions sont en gros les mêmes que celles qui favorisent les différences biologiques entre les populations : isolement relatif pendant un temps prolongé, échanges limités, qu’ils soient d’ordre culturel ou génétique. À l’ordre de grandeur près, les barrières culturelles jouent le même rôle que les barrières génétiques ; elles les préfigurent d’autant mieux que toutes les cultures impriment leur marque au corps : par des styles de costume, de coiffure et de parure, par des mutilations corporelles et par des comportements gestuels, elles miment des différences comparables à celles qui peuvent exister entre les races. En préférant certains types physiques à d’autres, elles les stabilisent et éventuellement les répandent. » (p. 119)

Et il poursuit :

« Il y a trente-quatre ans [il parle en 1986, rappelons-le], dans une plaquette intitulée Race et histoire écrite à la demande de l’Unesco, je faisais appel à la notion de coalition pour expliquer que des cultures isolées ne peuvent créer à elles seules les conditions d’une histoire vraiment cumulative. Il faut pour cela, disais-je, que des cultures différentes combinent volontairement ou involontairement leurs mises respectives, et se donnent ainsi une chance de réaliser, au grand jeu de l’histoire, les séries longues qui permettent à celle-ci de progresser.
Les généticiens proposent actuellement des vues assez voisines sur l’évolution biologique, quand ils montrent qu’un génome constitue en réalité un système dans lequel certains gènes jouent un rôle régulateur, d’autres agissent ensemble sur un seul caractère, ou le contraire si plusieurs caractères se trouvent dépendre d’un seul gène. Ce qui est vrai pour le génome individuel l’est aussi pour une population qui doit toujours être telle (par la combinaison qui s’opère en son sein de plusieurs patrimoines génétiques) qu’un équilibre optimal s’établisse et améliore ses chances de survie. En ce sens, on peut dire que la recombinaison génétique joue, dans l’histoire des populations, un rôle comparable à celui que la recombinaison culturelle joue dans l’évolution des genres de vie, des techniques, des connaissances, des coutumes et des croyances. Car des individus prédestinés par leur patrimoine génétique à n’acquérir qu’une culture particulière auraient des descendants singulièrement désavantagés : les variations culturelles auxquelles ceux-ci seraient exposés surviendraient plus vite que leur patrimoine génétique ne pourrait lui-même évoluer et se diversifier pour répondre aux exigences de ces nouvelles situations.
» (pp. 119-121)

Et c’est ici que surgit, dans toute son ampleur, la question de l’éventuelle prééminence de la société occidentale :

« Anthropologues et biologistes sont donc aujourd’hui d’accord pour reconnaître que la vie en général et celle des hommes en particulier ne peut se développer de manière uniforme. Toujours et partout, elle suppose et engendre la diversité. Cette diversité intellectuelle, sociale, esthétique, philosophique, n’est unie par aucune relation de cause à effet à celle qui existe sur le plan biologique entre les grandes familles humaines. Elle lui est seulement parallèle sur un autre terrain.
Mais en quoi consiste au juste cette diversité ? Il serait vain d’avoir obtenu de l’homme de la rue qu’il renonce à attribuer une signification intellectuelle ou morale au fait d’avoir la peau noire ou blanche, le cheveu lisse ou crépu, pour rester silencieux devant une autre question, à laquelle l’homme de la rue se raccroche immédiatement : s’il n’existe pas d’aptitudes raciales innées, comment expliquer que la civilisation de type occidental ait fait les immenses progrès que l’on sait, tandis que celles de peuples d’autres couleurs sont restées en arrière, les unes à mi-chemin, les autres frappées d’un retard qui se chiffre par milliers ou dizaines de milliers d’années ? On ne saurait prétendre avoir résolu par la négative le problème de l’inégalité des races humaines si l’on ne se penche pas aussi sur celui de l’inégalité – ou de la diversité – des cultures humaines, qui, dans l’esprit du public, lui est étroitement lié.
» (p. 121-122)

Je ne reproduirai rien de la réponse, longue et circonstanciée, que Claude Lévi-Strauss donne à cette question. Cette réponse, ce n’est rien d’autre qu’un exposé détaillé de ce qu’il appelle le relativisme culturel. Les progrès sont vus tels par certains regards ; ils surviennent, non de façon linéaire, mais par sauts et reculs ; beaucoup d’entre eux masquent des progrès ou des performances aussi extraordinaires que peu visibles pour des acteurs du progrès technique ; etc. Ce qui amène Lévi-Strauss à tirer, devant son public japonais, la conclusion suivante :

« En somme, ce que le regard que nous autres Occidentaux jetons sur le Japon nous confirme, c’est que chaque culture particulière, et l’ensemble des cultures dont toute l’humanité est faite, ne peuvent subsister et prospérer qu’en fonctionnant selon un double rythme d’ouverture et de fermeture, tantôt déphasées l’une par rapport à l’autre, tantôt coexistant dans la durée. Pour être originale et maintenir vis-à-vis des autres cultures des écarts qui leur permettent de s’enrichir mutuellement, toute culture se doit à elle-même une fidélité dont le prix à payer est une certaine surdité à des valeurs différentes auxquelles elle demeurera insensible, totalement ou partiellement. » (pp. 145-146)

Je voudrais ajouter deux choses que je crois utile à la bonne compréhension des idées de Lévi-Strauss.

La première, c’est que le relativisme culturel – qui fut déjà le sujet de Race et histoire (3) –, n’est pas un choix moral qui serait fondé sur l’idée d’égalité. Ni Dieu ni la nature n’ont voulu les cultures égales en capacités et en intelligence. Et, même si elle mérite ce soutien, la défense du relativisme culturel ne se justifie pas par des considérations morales humanistes. C’est une bonne connaissance de la diversité et des contextes variés qu’elle engendre qui suggère d’insister sur ce que peuvent avoir de relatives les comparaisons entre cultures et, par voie de conséquence, ce qu’il peut y avoir d’arbitraire dans toute tentative de classement de celles-ci, quel que soit le critère adopté. En bonne rigueur, les cultures sont différentes, mais aucune ne dispose d’une bonne raison de s’enorgueillir d’une quelconque prééminence, car là où l’une surpasse les autres, c’est au prix d’une faiblesse corrélative dont les autres sont épargnées. Il est important d’insister sur ce point, car la pensée de Lévi-Strauss fut souvent interprétée – y compris au sein de l’Unesco – comme l’affirmation morale d’une égalité, ce qui satisfait une nouvelle forme d’ethnocentrisme, à savoir cette tendance marquée de la culture occidentale au cours des dernières décennies à faire de l’égalité une valeur idéologique (4).

La deuxième chose qu’il me paraît nécessaire de préciser, c’est que les formes de relativisme sont elles-mêmes nombreuses et variées et qu’il serait inexact de confondre le relativisme dont Claude Lévi-Strauss se réclame avec ce relativisme, en partie latent (5), qui envahit l’opinion commune depuis une vingtaine d’années et qui assimile volontiers tout jugement de fait à un jugement de valeur. Le relativisme lévi-straussien est étranger à ce scepticisme mou ; il doit tout au contraire à ce mouvement scientifique qui a combattu le substantialisme, lequel voyait la vérité au sein de la chose, et a choisi plutôt de mieux cerner le réel en étudiant les relations que les choses avaient entre elles.

(1) Claude Lévi-Strauss, L’anthropologie face aux problèmes du monde moderne, Seuil, Coll. La Librairie du XXIe siècle, 2011.
(2) Même si rien ne l’indique dans le livre, il est très probable que les titres des conférences, de même que les sous-titres au sein de celles-ci, ne soient pas de Lévi-Strauss. Ils ne sont pas toujours très adéquats.
(3) Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, (1ère éd. : 1952) Denoël, 1987.
(4) Il suffit, pour s’en convaincre, de penser aux ravages de cette idéologie égalitariste au sein du système éducatif (cf. Alain Finkielkraut, « Que faire quand les bons élèves sont traités de bouffons ou de collabos », entretien accordé à Luc Cédelle, Le Monde Éducation du 13 avril 2011, p. 12).
(5) Ce relativisme-là est particulièrement patent chez certains catholiques progressistes qui minimisent les dogmes de leur religion et en déduisent un égal scepticisme envers toutes les croyances et toutes les connaissances, fussent-elles scientifiques.

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2 commentaires:

  1. Je reviens tardivement sur cet article à la faveur d'un petit travail autour de la notion de culture, qui me le rend utile, et vous remercie de nouveau pour ces citations abondantes ainsi que leurs mises en perspectives et interprétations. Vous faites bien de... relativiser le relativisme imputé à Lévi-Strauss. Un excellent article académique de Victor Stoczkowski paru dans L'Homme il y a 10 ans explore ce qu'il nomme la "cosmologie lévi-straussienne" sur ce point précis: https://lhomme.revues.org/29406
    En dehors de ces quelques remarques, et comme cela fait une paire d'années que je n'ai plus commenté ici, j'espère que tout va bien pour vous, cher M.Jadin.

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    1. Je viens de lire l’article de Stoczkowski dont vous m’avez très judicieusement signalé l’existence. Il s’agit là de réflexions du plus haut intérêt, autrement stimulantes que tout ce que j’ai moi-même pu dire sur la question. Je vais très certainement rechercher d’autres articles du même auteur, lequel me semble se consacrer à une approche qui coïncide avec ce qui me préoccupe le plus. Voilà qui me réjouit déjà et c’est donc vous dire si je vais bien. Un grand merci à vous, cher Cédric.

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