dimanche 23 janvier 2022

Note d’opinion : le sexe masculin

À propos du sexe masculin

Les hommes - je parle ici des humains de sexe masculin - savent bien peu ce qu’ils sont. Il se croient avant tout des humains, alors qu’ils sont surtout des mâles. Là où bien des mammifères se focalisent généralement sur les activités sexuelles de façon périodique - temps du rut ou des chaleurs -, l’homme ne connaît quasi aucune latence et, jour après jour, heure après heure, il reste à la merci de pulsions sexuelles qu’il refrène, canalise, sublime, méconnaît ou satisfait sans cesse.

C’est d’avoir compris cette omniprésence de la sexualité et d’avoir exploré ses aspects masculins et féminins qui constitue la principale découverte de Sigmund Freud. Et il est amusant de se dire que le succès de la psychanalyse - y compris et surtout chez ses praticiens - doit peut-être quelque chose à un attrait pour le sexe qui ne s’avoue pas à lui-même et qui se satisfait d’une certaine manière par l’intellectualisation des pulsions.

Les débats sans cesse recommencés à propos des harcèlements et agressions dont sont victimes tant de femmes pèchent souvent par l’exagération vertueuse de ce qui sépare les hommes violeurs, agressifs ou lourds et les autres. Non certes qu’il ne faille différencier les comportements. Mais c’est l’aura d’innocence qui entoure ces mâles civilisés qui restent courtois en toute occasion, qui insistent sur la nécessité du consentement et ne craignent pas d’affirmer leur solidarité avec la femme dominée et agressée qui mérite d’être relativisée. Ceci peut sembler provocateur, pourtant ce ne l’est pas. Je vais tenter d’expliquer pourquoi.

De nos jours, il est généralement admis qu’une sexualité épanouie - par exemple telle qu’elle devrait se vivre au sein d’un couple uni par l’amour - réclame que soit accordée une place à la variété (pour ne pas dire à la fantaisie), ce qui suppose des changements de pratiques, que ce soit dans les occasions, les approches, les contextes, les positions, les partages, que sais-je encore. Les fantasmes non partagés peuvent être à l’origine d’une distance entre conjoints qui risque de tiédir les liens. Et cela reste vrai pour les rencontres occasionnelles, même si les conditions de leur réussite (principalement du point de vue sexuel) ne sont pas les mêmes. Prendre conscience de cet aspect de la sexualité me semble tout aussi important que de comprendre son irrépressible empire.

C’est dire si la raison règne peu en ce domaine et si celle-ci reste de peu d’effets lorsqu’elle ambitionne de maîtriser les pulsions. Il est conforme à la raison d’exiger le consentement aux pratiques sexuelles, quelles qu’elles soient. Mais déceler le consentement, voire l’obtenir, reste quelquefois bien épineux, face à l’ambiguïté des comportements. Car fait partie de l’acte sexuel un jeu où l’exigence simulée, la transgression réclamée, l’invite pressante, la suggestion insistante, le refus simulé, la résistance feinte, l’accord concédé - que sais-je encore ? - participent d’une façon ou d’une autre à son accomplissement et, bien souvent, à l’entretien du désir qu’il postule. Et plus rares qu’on ne le croit sont sans doute ceux qui connaissent très exactement ce qui, chez l’autre, est authentique ou joué, spontané ou affecté, vrai ou postiche, sincère ou de commande, réclamé ou concédé. Car l’expression des sentiments passe en ces moments-là par des preuves qui les débordent facilement.

Ce que je veux dire par là, ce n’est pas qu’il serait inutile d’évoquer le consentement et vain de poursuivre les agresseurs et les violeurs. Bien au contraire. Ce que je veux dire, c’est que le respect des femmes commence peut-être par l’examen de conscience que chaque homme devrait faire, à la fois sur la force de ses pulsions et sur ce qu’il en coûte de les réfréner. J’entends par là s’interroger sur ce qui est souhaité d’une partenaire et sur la façon dont cela est sollicité. Même si elle n’est pas aisément décelable, il existe bien sûr une frontière entre moyens licites et moyens illicites de satisfaire ses appétits. Et, en pareille affaire, le licite peut éventuellement comporter déjà une insistance qui n’est pas nécessairement la bienvenue.

Ai-je besoin de dire que, dans le domaine de la sexualité, tout existe ? Depuis les femmes agressives et même violeuses, jusqu’aux hommes éteints, en passant par celles et ceux pour qui la relation hétérosexuelle ne présente aucun attrait. Encore l’homosexualité ne met-elle pas toujours à l’abri de la domination et de la violence. C’est l’ampleur et la fréquence des violences faites aux femmes par les hommes qui confèrent à ce problème une dimension toute particulière et réclament de s’interroger sur l’éducation des garçons et sur ce qui, dans cette éducation, participe à libérer jusqu’à l’inadmissible des pulsions qui polluent la vie sociale.

Ce sont des raisons sociales qui ont conduit la plupart des sociétés à réprimer la sexualité ou, à tout le moins, certains de ses aspects ou de ses pratiques. On distingue quelquefois assez mal le rapport existant entre une contrainte et l’exigence sociale qu’elle satisfait. C’est qu’il ne s’agit pas seulement de favoriser l’exogamie ou toute autre règle de formation des couples, mais aussi des rapports de pouvoir que l’interdit conforte. Jusqu’à s’illustrer dans des préceptes que leurs zélateurs enfreignent allègrement. Une sexualité moins contrainte - telle qu’elle fut vécue depuis les années 60-70 en Occident - a pu donner à croire que l’homme pouvait se lâcher sans trop de scrupules. Je prends aujourd’hui conscience d’avoir quelquefois, dans le cours de ma vie, adopté un comportement qui ne prenait pas pleinement en compte le désir et qui n’attendait pas le consentement explicite de la femme qu’il concernait. Ce ne fut jamais ni violent, ni même agressif ; simplement autocentré, parce qu’impulsif. Et absous d’avance par la conviction bienvenue que c’était ce qu’elle souhaitait secrètement. Quel homme d’un certain âge pourrait prétendre s’en être toujours gardé ?

Sauf à remettre à l’ordre du jour des anathèmes hypocrites qui renvoient les pires abus dans le privilège et la clandestinité, le remède passe par l’éducation des garçons, une éducation qui propose cette maîtrise du corps qui permet de réinsérer la sexualité masculine dans la vie sociale. Il faut que, dès l’adolescence, le garçon soit conscient du rôle que joue l’abstinence sur son impulsivité, donc sur sa dangerosité. Et qu’il accepte en conséquence de se désarmer autant que nécessaire, dès lors que le contact avec l’autre sexe n’autorise rien de sexuel. De la même façon qu’une mongolfière monte tantôt sous l’effet de l’air chaud et tantôt quand on lâche du lest, le garçon doit se conduire en sachant monter au gré des charges et décharges qu’il a le pouvoir de réguler. Le besoin physiologique ne fait pas tout, bien évidemment. Et bien des élans mentaux peuvent faire naître des ambitions, y compris jusqu’à dépasser parfois ce que le corps peut satisfaire. Mais néanmoins, voilà qui, me semble-t-il, permettrait de concilier un peu mieux la vie sociale et les exigences de la chair et qui pourrait aussi, dans une certaine mesure, redonner aux femmes cette confiance en les hommes dont dépend souvent leur propre bonheur. D’autant que la maîtrise du corps n’est pas sans influence sur la maîtrise de l’âme, ne serait-ce que parce celle-ci doit tant aux habitudes.

vendredi 14 janvier 2022

Note de lecture : Olivier Boulnois

Généalogie de la liberté
d’Olivier Boulnois


Dans Le Monde du 3 décembre dernier, Roger-Paul Droit a publié une recension élogieuse du dernier livre d’Olivier Boulnois, Généalogie de la liberté (1). Cette recension m’a intrigué, notamment en raison des termes utilisés pour caractériser la démarche et la position de l’auteur. Je viens d’achever la lecture de ce livre.

De quoi y est-il question ? Essentiellement du libre arbitre, du déterminisme et de l’opposition entre ces deux conceptions, ainsi que de l’origine d’un débat qui débuta sur des bases fort différentes de celles qui l’alimentent encore aujourd’hui.

Je ne cacherai pas ma déception, non pas parce que Boulnois conclut d’une façon qui ne me semble guère convaincante, mais principalement en raison de la méthode d’examen choisie et à laquelle il prête d’ailleurs des vertus que je trouve personnellement illusoires.

Commençons donc par la méthode.

Quand on intitule son livre Généalogie de la liberté, il est assez évident que l’on fait un clin d’œil à Nietzsche et, par la même occasion, à ce courant philosophique de la deuxième moitié du XXe siècle qui a prétendu trouver dans la Généalogie de la morale une méthode applicable à toute question philosophique dès lors qu’on envisage d’en traiter avec le secours de l’histoire. Boulnois va même plus loin dans ses intentions, puisqu’il estime que, à l’instar de ce qu’a fait Nietzsche, la « généalogie vise à détruire méthodiquement le problème, son cadre, ses conditions, en montrant par quelles voies contingentes il s’est construit. » Il précise d’ailleurs ainsi le projet : « Solvere : résoudre, détruire. Il ne s’agit pas simplement ici de “déconstruction” (Derrida) ; car à force de montrer avec une incomparable subtilité que le refoulé ne cesse de faire retour dans toute l’histoire de la métaphysique, la déconstruction confirme le cadre qu’elle entend critiquer. Mais il s’agit de destruction. D’écrire une histoire, non pour la répéter, mais pour la détruire. » (p. 20) Qu’est-ce qui motive cette destruction ? « […] il faut reconquérir la question elle-même, pour atteindre l’impensé d’Aristote, ce qui implique que l’on ait d’abord éliminé les sédiments déposés par l’histoire, à commencer par le concept de volonté. » (p. 21)

Très franchement, n’eût-il pas été plus simple d’annoncer d’emblée que c’est la position d’Aristote sur le problème qui a sa préférence et qu’il envisage d’exposer en quoi l’histoire ultérieure n’aurait fait que compliquer les choses ? Que gagne-t-il à se réclamer de la sorte de Nietzsche et à prétendre surpasser Derrida ? Dois-je soupçonner qu’il ait craint d’apparaître démodé, voire rétrograde, en se contentant de se revendiquer d’Aristote et de jeter aux orties tout ce qui lui a succédé ? Dois-je y voir une manière de faire savant (2), qui se plaît à évoquer des références averties, quitte à compliquer l’effort de compréhension auquel le lecteur doit s’astreindre pour entrer au mieux dans la pensée de l’auteur ? Je ne puis m’empêcher de me poser ces questions.

Ce n’est pas qu’il n’y ait quelque intérêt à parcourir l’histoire d’une problématique. Mais on voit mal pourquoi l’examen historique doit se poursuivre ainsi jusqu’au moment où il rencontre sa préférence, comme si ce qui a suivi ne pouvait que l’avoir altéré. Et l’on voit moins encore pourquoi le repère choisi - en l’occurrence Aristote - ne devrait livrer sa vérité que dans l’impensé. Tout cela se donne des allures de raffinement là où je n’aperçois personnellement qu’un procédé mieux fait pour contraindre que pour affranchir, mieux fait aussi pour dissimuler ses faveurs que pour objectiver les choses.

Boulnois prête pourtant des vertus heuristiques à sa méthode, au point d’en faire le véritable révélateur de la vérité sur la liberté. Convaincu que le concept de volonté est une fiction surgie de l’histoire et que c’est cette fiction qui rend la liberté impensable, il écrit :
« La généalogie montre donc la nécessité de sortir de l’opposition entre l’intériorité et l’extériorité, entre la certitude de la conscience et la force de l’inconscient. Le problème n’est pas de savoir si la volonté dont nous avons conscience est la source de notre action, ou si un autre principe en nous (le désir, le vouloir-vivre, l’inconscient) en est la cause véritable. Car les deux contraires conscient et inconscient appartiennent au même dispositif causal. Et toutes les tentatives qui poursuivent le mouvement de subjectivation, qui cherche à subjectiver le principe de l’action davantage encore que Kant (celles de Schopenhauer, Freud, M. Henry ou M. Foucault (*1)), sont vouées à l’échec. Le véritable problème est de sortir du dispositif causal et du concept de subjectivité pour penser la liberté. Il est d’éclaircir l’ensemble des concepts qui décrivent nos actions : désir, choix, moyen, mobile, mérite, excuse, responsabilité, etc. » (pp. 83-84)
Convenons que voilà la généalogie affublée de prouesses dont on aperçoit mal à quoi elle les doit.

De la méthode, passons au fond du problème.

La principale partie de l’ouvrage, la deuxième, concerne Aristote. Je la dis principale parce que tout va tourner autour des conceptions du Stagirite. Non seulement les inventeurs du libre arbitre (les stoïciens, Alexandre d’Aphrodise, Augustin) et les modernes - rassemblés dans ce que Boulnois appelle « un long Moyen Âge » - sont abordés comme des déformateurs de sa pensée, mais lui-même est interprété pour l’essentiel sur la base des déformations auxquelles ses concepts seront ultérieurement soumis. L’objectif poursuivi paraît là de démontrer que la pensée d’Aristote échapperait à la contradiction fondamentale entre libre arbitre et déterminisme. Et cela, non seulement parce que les termes de cette contradiction n’ont pas encore été inventés, mais aussi et surtout parce qu’il situe « en nous » une cause responsabilisante.

Pour illustrer très brièvement cette façon d’interpréter Aristote, voici deux paragraphes du livre dans lesquelles figurent des citations de l’Éthique à Nicomaque et de l’Éthique à Eudème :
« Au sein de nos désirs, la résolution résulte d’une délibération, qui se déploie par le langage : “on désire parce qu’on a délibéré”, et non l’inverse ; autrement dit “le principe et la cause” de notre résolution “est la délibération”. Ce point est décisif, contre toutes les explications empiristes, mécanistes ou naturalistes : ce n’est pas la seule présence brute de l’objet désirable qui provoque notre résolution ; le principe qui la déclenche se situe sur le plan du discours (logos). Il ne suffit donc pas d’une conjonction entre une opinion et un désir, il faut encore que la résolution provienne d’un raisonnement. Le véritable principe de notre résolution est de l’ordre du langage et de la pensée. Comme tous les êtres vivants, l’homme est nécessairement mû par ce qui lui apparaît comme désirable ; mais à la différence des autres êtres vivants, c’est par la parole que le désirable lui apparaît. La délibération discerne comme bon l’objet qui entraîne notre résolution et déclenche notre désir. » (p. 145)
« Une action est implicitement nôtre lorsque nous en sommes le principe, sauf lorsqu’elle provient d’une contrainte, de même qu’un énoncé est implicitement une affirmation, sauf lorsque des signes indiquent une négation. Il n’est pas nécessaire qu’un principe de choix permette de passer de l’un à l’autre. En même temps, notre action est dite de plein gré lorsqu’elle est entraînée par un principe interne, c’est-à-dire qu’elle reste nécessairement causée par notre délibération : étant donné ses prémisses, la conclusion d’un raisonnement pratique est nécessaire. Bref, ce qui caractérise une action de plein gré est la spontanéité, et ce qui caractérise une action résolue est l’intervention du langage. Dans un cas comme dans l’autre, cela n’empêche pas qu’elle puisse dépendre nécessairement de ces conditions. » (p. 150)
Je dois avouer n’avoir pas choisi ces deux extraits au hasard. S’y trouvent aussi une référence explicite au rôle du langage sur laquelle je reviendrai lorsque j’évoquerai ma propre conception des choses.

Même si la façon dont Boulnois évoque les diverses conceptions qui ont marqué les idées de volonté, de libre arbitre et d’autonomie de l’homme au cours de l’histoire mériterait bien des commentaires, je m’en dispenserai. Je souhaiterais en effet me consacrer surtout à sa propre position et à la mienne. Il est certain que l’ampleur prise par l’idée d’un dieu unique, cause première du monde et des hommes, telle que le christianisme l’a répandue, a fortement pesé sur la question de la liberté. Et j’aurais volontiers discuté de ce qu’il faut penser à ce sujet des idées prêtées à Leibniz et à Spinoza, par exemple. Mais cela nous mènerait trop loin.

Venons-en à présent aux conclusions d’Olivier Boulnois.

Il n’y aurait rien eu que de normal à ce que les conclusions d’une semblable étude se bornent à prendre acte des difficultés que suscite la question traitée. Mais Olivier Boulnois a souhaité exposer sa propre solution de l’énigme, ce qui était prévisible dès les premières pages du livre.

« L’idée de déterminisme universel est une construction métaphysique, aussi indémontrable qu’infalsifiable », écrit-il.
Qu’elle soit indémontrable, soit. Elle résulte en fait d’une double intuition : d’une part, une intuition sensible que nous procure l’enchaînement des choses, comme lorsque nous observons une partie de billard et le talent avec lequel le joueur suppose les effets du choc des billes sur leurs trajectoires ; d’autre part, une intuition intellectuelle, laquelle nous réclame de voir entre la cause et l’effet un lien qui obéit à un principe, un principe sans exception. Mais Boulnois ajoute immédiatement :
« Nous avons vu qu’il existait des positions alternatives, par exemple la conception aristotélicienne du monde ambiant (sublunaire), avec sa compréhension du hasard positif, de l’accident et de la contingence radicale. » (p. 469)
Et ce qu’il va retenir d’Aristote, c’est ce qu’il en a préalablement dit quant à l’aspect éthique de la question :
« […] Aristote déploie une pensée de la liberté, qui consiste à ordonner ses actions pour vivre de manière vertueuse, au sein d’une cité elle-même ordonnée par des lois - tout le contraire de l’arbitraire subjectif consistant à faire ce qu’on veut. Et le fait que notre action soit nécessairement déterminée par nos désirs n’en réduit pas la valeur éthique. Car ce qui est véritablement digne d’éloges ou de blâmes, c’est la vertu, c’est-à-dire la faculté de ne pas pouvoir faire autrement que de prendre plaisir au bien. La clé de l’éthique réside donc dans l’éducation morale prodiguée par le législateur, et non dans la contingence du choix. C’est l’éthique qui fonde la liberté, et non la liberté qui fonde l’éthique. » (p. 156)
Quelle étrange idée que celle qui consiste à placer l’éthique à l’abri du déterminisme, et cela pour la seule raison qu’elle est l’éthique.
« […] au nom de la distinction des domaines scientifiques, et si l’on admet que l’éthique a son domaine propre - le sens de l’agir humain -, rien n’oblige celle-ci à se soumettre au principe métaphysique d’un déterminisme universel. » (p. 469)
Et il en conclut notamment ceci :
« Un point est admis par tous les interprètes, même les plus déterministes : tout être vivant a le pouvoir de se mouvoir ou de ne pas se mouvoir. Or dans le domaine de l’action, les seuls candidats pouvant déterminer la liberté de l’agent sont les raisons d’agir (les motifs tenus pour déterminants). Ce sont aussi les seuls qui l’expliquent. Seules les déterminations psychiques méritent d’être prise en compte pour le problème du libre arbitre, mais elles ne peuvent pas effacer notre condition de vivants automoteurs.
Inversement, il ne suffit pas d’avoir établi que le déterminisme est une thèse métaphysique pour que la liberté humaine y échappe. C’est pourquoi il importe de rappeler que les principes explicatifs du comportement humain ne relèvent pas d’un principe métaphysique de causalité, mais de la corrélation entre nos désirs et nos actions. Aristote, en soulignant que l’homme a en commun avec les plantes la croissance et la nutrition, et avec les animaux la sensation et le mouvement, n’en tirait pas la conclusion que le comportement humain s’explique à partir de ces deux degrés constitutifs : bien au contraire, chaque forme apporte un degré de complexité et de liberté nouveau. Et même si le mouvement des animaux implique déjà une capacité de se mouvoir ou de ne pas se mouvoir, la manière humaine d’agir ne se réduit pas à cette motion animale. La spécificité du comportement humain est d’être
déterminé par la raison, et situé dans une interaction sociale. Tout principe qui nierait l’existence d’un propre de l’agir humain entrerait en contradiction avec les phénomènes sociaux les plus manifestes. » (p. 470)
Ce qui conduit Boulnois à affirmer :
« L’éthique semble limiter les possibilités qui s’ouvrent à l’agent, donc restreindre la liberté du vouloir. Mais elle est l’art de devenir un être libre. » (p. 480)

On sent dans tout cela combien Boulnois renonce à défendre l’existence du libre arbitre et l’autonomie de la volonté, mais combien aussi il souhaite mettre une part de nos actions à l’abri du déterminisme. Choisir l’éthique peut correspondre à deux désirs différents : d’une part, celui de sauver la nature respectable de l’éthique, laquelle s’évanouirait vite dès lors qu’elle puiserait son contenu dans des causes ignorées ; d’autre part, conforter l’idée de responsabilité en faisant découler les choix moraux de « l’être qui est en nous », en se revendiquant ainsi de la proairesis aristotélicienne.

Avant d’évoquer ma conception personnelle du problème, je me dois de souligner que Boulnois revient dans ses conclusions sur le rôle du langage, tel qu’il l’avait mentionné lors de son analyse des conceptions d’Aristote. Il écrit ceci :
« Finalement, la différence entre les puissances naturelles et les puissances associées au langage (logos) vient de ce que la nature tend vers un unique accomplissement, tandis que la parole humaine est capable de faire valoir les contraires. C’est donc le langage qui nous rend capables des contraires (guérir ou achever le malade) et des contradictoires (agir et ne pas agir), c’es-à-dire de la liberté d’indifférence. Mais avant même d’être considérée comme le plus bas degré de la liberté (comme un équilibre entre des biens égaux), cette indifférence est une pure abstraction. Car elle n’existe que comme un moment linguistique de l’analyse de l’action, une condition constitutive : au sein de cette capacité (générique) des contradictoires, c’est toujours le désir qui emporte notre décision. Atteindre la liberté, c’est apprendre à articuler le langage et le désir. » (p. 471)

Puis-je à présent y ajouter mon mot ?

Le principe de causalité ressemble fort à ce que Descartes appelait une évidence. Il est donc discutable. (3) Mais, si l’on s’y rallie, sa nature principielle ne souffre aucune exception. Or, une très importante majorité de gens n’en admettent la portée que limitée par de nombreuses exceptions. On convient volontiers être influençable, et même déterminé par les traits principaux du contexte, mais on se réserve tout aussi volontiers une capacité de choisir dont le mérite revient exclusivement à soi-même, telle une création ex-nihilo, sinon de notre être propre. Comment expliquer cette antilogie ?

Il ne me semble pas que l’on puisse s’en sortir en postulant l’existence de pensées dont la nature - par exemple éthique - les distrairait de la nécessité causale. Car la causalité ne mérite d’être prise en considération que si elle s’applique à tout, en ce compris aux choses apparemment les plus arbitraires, les plus anodines et les plus éphémères. Il n’y a a priori aucune raison pour que la causalité n’affecte pas les pensées, jusque dans leurs enchaînements les plus apparemment décisifs, qu’ils soient rationnels ou irrationnels. Le moindre acte de l’intellect est déterminé par un ensemble très complexe d’éléments antérieurs qui le conduit à prendre sa forme, sans qu’une quelconque instance ou détermination plus globale n’intercède. Ainsi, j’incline à croire que la distinction que fait Aristote entre l’intellect agent et l’intellect patient doit tout à l’idée d’une entéléchie, prédestination extracorporelle que la nature ne comprend pas. (4) La causalité est buissonnante (pour reprendre l’expression de Maurice Godelier), c’est-à-dire que chaque élément de la chaîne doit ce qu’il est à une multitude d’éléments qui, eux-mêmes, doivent ce qu’ils sont à une multitude d’éléments antérieurs, etc. (5), de telle sorte que la recherche complète des causes a quelque chose de vain en raison même de l’inextricable buisson dans lequel elles s’égrènent. C’est ce qui justifie que la démarche scientifique isole expérimentalement les enchaînements causaux les plus simples qui soient pour s’assurer de leur effectivité.

Reste alors à expliquer ce sentiment de liberté de choix dont nous ne pouvons nous départir. Dès lors qu’un être vivant se meut, l’acte qui emporte ce mouvement sera sans doute d’autant plus conforme à ce qui le détermine que l’éventuelle conscience qui y participe s’en attribue l’effet. De telle sorte que l’illusion de la liberté participe à l’effectuation déterminée. Et dès lors que cet être vivant dispose d’un langage articulé, comme c’est le cas de l’homme, non seulement ce langage s’exprime selon les mêmes contraintes déterministes qu’impose la causalité buissonnante, mais il renforce en outre l’illusion de liberté qui l’accompagne, au point de vivre chaque élément linguistique, chaque élément de pensée, chaque élément de raisonnement comme un élément choisi, là précisément où il n’est que la conséquence de ce qui l’a précédé. C’est ce qui explique que l’illusion du libre arbitre est de celle dont on ne peut jamais se déprendre. Être convaincu que nous sommes déterminés ne suffit pas pour se vivre tel. Nous sommes déterminés à nous croire libre de penser et d’agir afin qu’advienne ce que nos déterminations nous inclinent à être, à penser et à vivre.

On pourrait penser que l’idée d’être déterminé incline au fatalisme. Ce peut être le cas. Mais ce n’en est pas pour autant une fatalité. Car l’idée d’un destin des choses, l’idée d’une finalité, l’idée d’un monde téléologiquement tendu dans une direction précise réclame un sens, une signification, une raison d’être au vecteur envisagé. Or je suis personnellement porté à croire qu’il n’y a pas de sens de ce genre et que le sens des choses est un attribut que l’homme confère à la réalité, contraint qu’il est par le langage de prévoir un maximum de choses là où rien n’est véritablement prévisible. L’avenir n’a pas de sens, sinon celui qu’il nous plaît de lui donner.

(1) Olivier Boulnois, Généalogie de la liberté, Seuil, 2021.
(2) Comment ne pas penser à la façon dont Heidegger a prétendu retrouver la pure question de l’être chez les présocratiques ?
(*1) « Chez Foucault, cette fuite en avant dans le concept de “subjectivation” résulte d’une absence d’élucidation du concept de sujet, faute de méthode généalogique rigoureuse. L’Herméneutique du sujet, Paris, 2001, cherche le sujet là où il ne se trouve pas (chez Platon, p. 52-57) et non là où il se trouve (chez Aristote). » Je ne résiste pas à l’envie de reproduire cette note de bas de page. Elle demanderait évidemment d’être longuement commentée, ce que je ne ferai pas ici. Certains comprendront certainement pourquoi elle m’a fait sourire [ndr].
(3) Je l’ai discuté dans ma note du 3 juillet 2013.
(4) Cf. Aristote, De l’âme, III, 5, trad. J. Tricot, Vrin, 1988.
(5) Lorsque je raisonne, l’enchaînement des mots qui forment ma pensée obéit à ces mêmes antécédents déterminants, là même où je crois pourtant les guider sans entrave.