À propos de l’universel
Récemment, un ami m’a parlé de Francis Wolff et je suis allé réécouter l’émission Répliques du 7 mars 2020 (1) sur France Culture, que j’avais suivie alors d’une oreille distraite. Il en était l’invité, en compagnie de Chantal Delsol. Finkielkraut l’avait intitulée “La crise de l’universel”.
Je n’ai nullement l’intention de commenter ce qui fut dit ce jour-là, ni davantage les livres récemment publiés par les invités (2), livres que je n’ai pas lu et que j’hésite à lire. En effet, les propos tenus m’ont semblé tant plein de confusion que j’ai fini par croire que j’avais moi-même sur le sujet des idées bien peu claires. Voilà ce qui me décide à tenter d’exposer mon point de vue, sans trop m’embarrasser dans un premier temps de celui des autres, ne serait-ce que pour chasser autant que possible de mon esprit ce que le mélange de la confusion des autres et de la mienne propre a pu y semer.
Le champ sémantique du mot universel est soumis à deux axes : un produit par l’histoire, un autre par ses divers usages actuels. Depuis la querelle des universaux, entamée au XIIe siècle, - querelle qui substitua ce mot à d’autres pour prolonger un débat qui existait depuis Platon et Aristote - le vocable a joué dans une série d’oppositions, allant de la simple distinction entre le général et le particulier jusqu’au très philosophique débat entre l’essentiel et le contingent, en passant par la différenciation entre planétaire et local, entre cosmologique et terrestre, entre commun et spécifique, entre total et restreint, entre identitaire et égalitaire, etc.
Il me semble que s’il faut sauver un sens du mot, c’est celui qui correspond à la volonté de défendre des jugements qui s’affranchissent des préférences. Si on l’isole du contexte dans lequel elle a été utilisée, la phrase « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » (3) peut être regardée de plusieurs manières. Il peut par exemple s’agir d’un constat, d’un vœu, d’une astreinte ou d’un devoir. Dans le cas du constat, cela revient à dire qu’il serait de la nature même des humains d’être libres et égaux, alors que lorsqu’on l’envisage comme un vœu, une astreinte ou un devoir, il s’agirait plutôt de souhaiter ou exiger qu’il en soit ainsi, voire de la proposer comme une exigence morale. Cette phrase présente-t-elle un caractère universel ? Oui, mais encore une fois de différentes façons. La seule cependant sur laquelle il me semble important d’insister, c’est celle qui entend la phrase comme la conséquence de la nuit du 4 août : d’accord avec ceux qui en bénéficient, les privilèges sont abrogés. La liberté et l’égalité des hommes représentent l’épiphanie de cette volonté de renoncer aux privilèges, et cette volonté englobe tous les membres du genre humain, les femmes comme les hommes, les étrangers comme les Français, les présents comme les futurs, c’est-à-dire qu’elle ambitionne de dire quelque chose d’universellement valable. La première phrase de l’article 1er de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 est d’ailleurs la seule de ladite Déclaration qu’il est possible de comprendre sans la lier à l’existence de la nation française.
D’où vient cette disposition à dire des choses universellement valables ? Je suis tenté de croire que c’est quelque chose qui n’est pas sans rapport avec les progrès que la recherche scientifique a connu au XVIIe et XVIIIe siècles. Lorsque, en 1687, Newton énonce les lois de la gravitation, il formule ce qu’il présente comme une vérité qui ne souffre aucune exception (4) et qui, à ce titre, mérite d’être qualifiée d’universelle. Une connaissance universelle désigne alors un savoir dont le champ de validité est infini ; elle s’oppose à la connaissance contingente et à la connaissance locale (5).
Il va de soi que rien ne s’oppose à l’existence de connaissances universelles dans quelque discipline scientifique que ce soit, aussi bien dans le domaine des sciences de l’homme que dans celui des sciences de la nature, même s’il est indispensable de rester très prudent à propos du caractère universel d’une proposition en science humaine, puisque le respect de la démarche scientifique y est confronté à des difficultés autrement ardues.
Une autre question se pose, bien sûr. Est-il possible de formuler une proposition universelle dans le domaine des jugements de valeur, par exemple dans celui de la morale ? Mon complice de discussion David Violet dirait certainement que oui (6), alors que je reste plus circonspect. Mais peu importe, ai-je envie de dire. Car c’est l’ambition du propos qui compte, bien davantage que l’effectivité de son universalité. Dans ce domaine, comme dans celui de la science, l’objectif poursuivi est de dire quelque chose de vrai, et de vrai dans quelque cas et dans quelque lieu que ce soit.
Ce sens de l’universel, qui traduit le souci de vérité dans ce qu’elle a de non circonstanciel, exclut l’expression des préférences. Il faut en effet en convenir : une préférence ne peut pas être universelle, aussi générale soit-elle. Tout simplement parce qu’elle n’exprime en rien la recherche du vrai.
Fort de cette conception de l’universel, revenons-en à présent aux autres sens du mot. Il n’y a évidemment rien d’illégitime à user d’un sens du mot qui diverge de celui que j’ai personnellement retenu. Ce qui, selon moi, pose problème, ce sont les prises de position qui se fondent sur un sens et se revendiquent ou se démarquent en même temps d’un autre sens. Pour me faire comprendre, je vais tenter de donner quelques exemples.
Lorsqu’il est affirmé que la mondialisation de l’économie illustre une crise de l’universel, il me semble que l’on nage en pleine confusion. Car ce qui est visé dans cette prétendue crise, c’est bien sûr des constats et des valeurs qui transcendent les particularismes, par exemple nationaux, de telle sorte que les conséquences néfastes d’une économie globalisée sont vues comme le révélateur d’un vice inhérent notamment à l’universalisme que je me suis efforcé de définir ci-dessus. De la même manière, lorsqu’on défend l’enracinement des peuples dans leur terroir et que l’on dénonce le cosmopolitisme (ce sur quoi je me garde de me prononcer), il me paraît abusif d’y trouver l’occasion de mettre en cause les valeurs universelles de la Révolution française, comme si celles-ci y étaient pour quelque chose. Et dans l’hypothèse où elles y auraient été pour quelque chose, c’est qu’elles ont été interprétées comme autre chose que le sens de l’universel au sens précédemment défini, à savoir, non pas l’expression d’une vérité (ou d’une chose supposée telle), mais bien l’exigence d’un cadre dilaté à l’extrême au bénéfice d’une autorité unique. Et puis, lorsque certains exaltent le souverainisme comme la préférence première à laquelle il serait “naturel” de se rallier, il serait impropre d’en déduire la caducité des aspirations à l’universel, sauf à ne voir dans celles-ci que des souhaits subjectifs.
Soyons réalistes. Nous n’empêcherons jamais l’usage politique des mots, lequel usage suppose les glissements de sens, les confusions entretenues et les quiproquos. La nécessité de convaincre - fondement principal de la démagogie - réclame l’à peu près, conscient ou inconscient. Mais il revient à chacun de se déprendre de ce genre de raisonnement et de distinguer ce qui mérite de l’être. L’universel dont il serait selon moi regrettable de faire son deuil, c’est celui qui traduit un effort pour démêler le faux du vrai. Que ce soit dans le domaine des jugements de valeur ou dans celui des jugements de fait, cet effort mérite d’être encouragé, même si la probabilité de bons résultats varie de l’un à l’autre.
Il n’est pas totalement impossible que Francis Wolff, dans son dernier livre, adopte une position selon moi acceptable, même si ce n’est pas l’impression qu’il m’a laissée lors du débat du 7 mars dernier. Peut-être le vérifierai-je.
(1) https://www.franceculture.fr/emissions/repliques/la-crise-de-luniversel
(2) Francis Wolff, Plaidoyer pour l’universel, Fayard, 2019, et Chantal Delsol, Le crépuscule de l’universel, Cerf, 2020.
(3) Article 1er de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen arrêtée le 26 août 1789 par l’Assemblée constituante.
(4) La théorie de la relativité générale et la mécanique quantique ont fixé des limites au champ de validité des lois de la gravitation universelle. Cependant, il reste raisonnable de mesurer le niveau de “vérité” de ces lois et leur universalité au regard de la fausseté des théories qu’elles ont remplacées et du champ cognitif de l’époque.
(5) J’appelle connaissance locale un savoir borné par le champ de sa validité, comme par exemple la validité d’un texte légal en vigueur dans un pays.
(6) Cf. nos débats dont on peut remonter la trace depuis ma note du 23 janvier 2020.
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