dimanche 25 octobre 2009

Note de lecture : Claude Lévi-Strauss

Le Père Noël supplicié
de Claude Lévi-Strauss


Je viens de relire un texte que Claude Lévi-Strauss avait initialement publié dans la revue Les temps modernes (1) et qui a été réédité chez Sables en 1996 (2) : Le Père Noël supplicié. Et j’ai été frappé par le nombre élevé de niveau de lecture auquel ce texte se prête.

On peut d’abord y voir le rappel d’un étonnant fait divers et de la distance qui nous sépare du début des années 50. On peut aussi y trouver un certain stade des conceptions méthodologiques de Lévi-Strauss, après Les structures élémentaires de la parenté et avant Tristes tropiques. On peut encore y relever les buts que Lévi-Strauss assigne à l’ethnologie. On peut surtout y mesurer combien, à l’époque, l’écart séparant la doxa d’une certaine anthropologie était plus grand qu’il ne l’est aujourd’hui. C’est à ce dernier point que je voudrais essentiellement m’attacher.

Qui oserait encore, de nos jours, placer sa réflexion à un tel niveau de généralité, là précisément où le libre arbitre n’a plus cours ? Qui oserait aujourd’hui orienter ses recherches sur le postulat que l’homme ne s’appartient pas ? Et pourtant, qui oserait en même temps affirmer que la recherche en science sociale a, depuis lors, démontré l’inexactitude de cette voie ?

Avant d’en dire plus, il importe peut-être de commencer par préciser les faits dont il est question. Le journal France-Soir les avait alors relatés comme suit :
« DEVANT LES ENFANTS DES PATRONAGES
LE PÈRE NOËL A ÉTÉ BRÛLÉ SUR LE PARVIS
DE LA CATHÉDRALE DE DIJON

Dijon, 24 décembre
[1951] (dép. France-Soir)

Le Père Noël a été pendu hier après-midi aux grilles de la cathédrale de Dijon et brûlé publiquement sur le parvis. Cette exécution spectaculaire s’est déroulée en présence de plusieurs centaines d’enfants des patronages. Elle avait été décidée avec l’accord du clergé qui avait condamné le Père Noël comme usurpateur et hérétique. Il avait été accusé de paganiser la fête de Noël et de s’y être installé comme un coucou en prenant une place de plus en plus grande. On lui reproche surtout de s’être introduit dans toutes les écoles publiques d’où la crèche est scrupuleusement bannie.
Dimanche à trois heures de l’après-midi, le malheureux bonhomme à barbe blanche a payé comme beaucoup d’innocents d’une faute dont s’étaient rendus coupables ceux qui applaudiront à son exécution. Le feu a embrasé sa barbe et il s’est évanoui dans la fumée.
À l’issue de l’exécution, un communiqué a été publié dont voici l’essentiel :
"Représentant tous les foyers chrétiens de la paroisse désireux de lutter contre le mensonge, 250 enfants, groupés devant la porte principale de la cathédrale de Dijon, ont brûlé le Père Noël.
Il ne s’agissait pas d’une attraction, mais d’un geste symbolique. Le Père Noël a été sacrifié en holocauste. À la vérité, le mensonge ne peut éveiller le sentiment religieux chez l’enfant et n’est en aucune façon une méthode d’éducation. Que d’autres disent et écrivent ce qu’ils veulent et fassent du Père Noël le contrepoids du Père Fouettard.
Pour nous, chrétiens, la fête de Noël doit rester la fête anniversaire de la naissance du Sauveur."
L’exécution du Père Noël sur le parvis de la cathédrale a été diversement appréciée par la population et a provoqué de vifs commentaires même chez les catholiques.
D’ailleurs, cette manifestation intempestive risque d’avoir des suites imprévues par ses organisateurs.
………………….
L’affaire partage la ville en deux camps.
Dijon attend la résurrection du Père Noël assassiné hier sur le parvis de la cathédrale. Il ressuscitera ce soir, à dix-huit heures, à l’Hôtel de Ville. Un communiqué officiel a annoncé, en effet, qu’il convoquait comme chaque année les enfants de Dijon place de la Libération et qu’il leur parlerait du haut des toits de l’Hôtel de Ville où il circulera sous les feux des projecteurs.
Le chanoine Kir, député-maire de Dijon, se serait abstenu de prendre parti dans cette délicate affaire.
» (pp. 8-11)

D’emblée, Claude Lévi-Strauss écarte la doxa et redéfinit le problème que soulèvent ces faits.
« Le ton de la plupart des articles est celui d’une sensiblerie pleine de tact : il est si joli de croire au Père Noël, cela ne fait de mal à personne, les enfants en tirent de grandes satisfactions et font provision de délicieux souvenirs pour l’âge mûr, etc. En fait, on fuit la question au lieu d’y répondre, car il ne s’agit pas de justifier les raisons pour lesquelles le Père Noël plaît aux enfants, mais bien celles qui ont poussé les adultes à l’inventer. » (p. 12)
Il est frappant de constater combien Lévi-Strauss, convaincu que les raisons des choses ne sont pas dans les raisons des hommes, ne s’attarde guère à analyser les errements de la doxa. C’est que s’appesantir sur les naïvetés, sur les illusions, sur les fantasmes dont s’alimente le sens commun, c’est encore donner une chance à ce sens commun d’influer, ne serait-ce que négativement, sur l’effort d’élucidation auquel se voue l’anthropologue. Il ne s’agit pas pour lui d’être délivré ou au-dessus des raisons des hommes ; il s’agit de combattre ces raisons des hommes en soi-même, ne serait-ce que pour donner leur chance à des raisons nouvelles, normalement inimaginables, voire impensables. Dans le chapitre de son dernier livre (3) qu’il consacre à La plaisanterie de Milan Kundera, Alain Finkielkraut explore longuement toutes sortes de naïvetés, d’illusions et de fantasmes qu’il confronte à ce proverbe yiddish : « L’homme pense, Dieu rit. » ; et de présenter la littérature comme la sauvegarde. Je l’approuve à bien des égards, mais je ne puis pourtant m’empêcher de penser que c’est pour cela que Finkielkraut s’est toujours montré mauvais sociologue lorsqu’il se hasarda – ce qu’il fit souvent – sur le terrain de cette discipline. Reste bien sûr que la sociologie n’a aucun droit à détenir le dernier mot des choses.

Au sein même de la doxa, il est des signes – pour l’ethnologue – qui postulent des explications autrement profondes. Ainsi, dans ce débat de 1951 sur le Père Noël, il y a quelque chose de bien fait pour étonner, quelque chose qui représente une occasion de creuser une question qui nous paraît plus évidente lorsqu’elle concerne des peuples lointains que lorsqu’elle concerne notre propre société.
« Le Père Noël, symbole de l’irréligion, quel paradoxe ! Car, dans cette affaire, tout se passe comme si c’était l’Église qui adoptait un esprit critique avide de franchise et de vérité, tandis que les rationalistes se font les gardiens de la superstition. Cette apparente inversion des rôles suffit à suggérer que cette naïve affaire recouvre des réalités plus profondes. Nous sommes en présence d’une manifestation symptomatique d’une très rapide évolution des mœurs et des croyances, d’abord en France, mais sans doute aussi ailleurs. Ce n’est pas tous les jours que l’ethnologue trouve ainsi l’occasion d’observer, dans sa propre société, la croissance subite d’un rite, et même d’un culte ; d’en rechercher les causes et d’en étudier l’impact sur les autres formes de la vie religieuse ; enfin d’essayer de comprendre à quelles transformations d’ensemble, à la fois mentales et sociales, se rattachent des manifestations visibles sur lesquelles l’Église – forte d’une expérience traditionnelle en ces matières – ne s’est pas trompée, au moins dans la mesure où elle se bornait à leur attribuer une valeur significative. » (p. 13-14)

Deux voies sont envisagées par Lévi-Strauss : la recherche de comparaisons synchroniques d’abord, du côté de sociétés indiennes du sud-ouest des Etats-Unis ; la recherche de comparaisons diachroniques ensuite, avec les Saturnales à l’époque de la Rome antique. Et chaque fois, c’est la mort qui est en cause, sa représentation, sa fonction sociale, les moyens de s’en divertir (au sens étymologique du mot).

Le katchina des Indiens Pueblo présente d’importantes similitudes avec le Père Noël, notamment au niveau de la relation privilégiée qu’il entretient avec les enfants. Et c’est là une occasion de s’interroger sur le sens de l’initiation, telle que la société froide des Pueblo la connaît, parce qu’elle n’est pas elle non plus sans de certaines correspondances dans notre propre société.
« Nous croyons que cette interprétation peut être étendue à tous les rites d’initiation et même à toutes les occasions où la société se divise en deux groupes. La "non-initiation" n’est pas purement un état de privation, défini par l’ignorance, l’illusion, ou autres connotations négatives. Le rapport entre initiés et non-initiés a un contenu positif. C’est un rapport complémentaire entre deux groupes dont l’un représente les morts et l’autre les vivants. » (p. 33)

L’histoire de la société occidentale révèle que le Père Noël et les festivités qui accompagnent son invocation ne sont pas une invention récente, mais plutôt une réadaptation. Que ce soient le gui, les cadeaux, le sapin, les papiers-cadeaux même, tout revient de pratiques passées et restaurées dans lesquelles Saint Nicolas, Halloween, le Père Fouettard, le Père Noël et d’autres encore alternent les rôles et s’opposent depuis des dizaines de siècles. Ainsi, selon Lévi-Strauss :
« Il est révélateur que les pays latins et catholiques, jusqu’au siècle dernier, aient mis l’accent sur la Saint Nicolas, c’est-à-dire sur la forme la plus mesurée de la relation, tandis que les pays anglo-saxons la dédoublent volontiers en ses deux formes extrêmes et antithétiques de Halloween où les enfants jouent les morts pour se faire exacteurs des adultes, et de Christmas où les adultes comblent les enfants pour exalter leur vitalité. » (p. 45)

Mais mon intention n’est pas ici de reproduire ou de synthétiser l’ensemble du cheminement suivi par Lévi-Strauss pour débrouiller cette affaire de Père Noël supplicié. Je voudrais uniquement mettre l’accent sur le fait que les rapports qu’il met en lumière entre divers éléments symboliques sont de l’ordre du caché et que la force avec laquelle ils déterminent les croyances et les pratiques repose principalement sur le peu de conscience que les agents sociaux en ont. Les dernières phrases du texte de Lévi-Strauss sont les suivantes :
« Avec beaucoup de profondeur, Salomon Reinach a écrit que la grande différence entre religions antiques et religions modernes tient à ce que "les païens priaient les morts, tandis que les chrétiens prient pour les morts". Sans doute y-a-t-il loin de la prière aux morts à cette prière toute mêlée de conjurations, que chaque année et de plus en plus, nous adressons aux petits-enfants – incarnation traditionnelle des morts – pour qu’ils consentent, en croyant au Père Noël, à nous aider à croire en la vie. Nous avons pourtant débrouillé les fils qui témoignent de la continuité entre ces deux expressions d’une identique réalité. Mais l’Église n’a certainement pas tort quand elle dénonce, dans la croyance au Père Noël, le bastion le plus solide, et l’un des foyers les plus actifs du paganisme chez l’homme moderne. Reste à savoir si l’homme moderne ne peut pas défendre lui aussi ses droits d’être païen. Faisons, en terminant, une dernière remarque : le chemin est long du roi des Saturnales au Bonhomme Noël ; en cours de route, un trait essentiel – le plus archaïque peut-être – du premier semblait s’être définitivement perdu. Car Frazer a jadis montré que le roi des Saturnales est lui-même l’héritier d’un prototype ancien qui, après avoir personnifié le roi Saturne et s’être, pendant un mois, permis tous les excès, était solennellement sacrifié sur l’autel du Dieu. Grâce à l’autodafé de Dijon, voici donc le héros reconstitué avec tous ses caractères, et ce n’est pas le moindre paradoxe de cette singulière affaire qu’en voulant mettre fin au Père Noël, les ecclésiastiques dijonnais n’aient fait que restaurer dans sa plénitude, après une éclipse de quelques millénaires, une figure rituelle dont ils se sont ainsi chargés, sous prétexte de la détruire, de prouver eux-mêmes la pérennité. » (p. 49-51)

Il y a un brin de malice dans les derniers mots de Lévi-Strauss. Et pourtant, la démonstration est là, du moins pour ceux qui ne reculent pas devant l’absence de sens des choses et de la vie. Car rechercher le pourquoi et le comment du comportement humain – et au passage du fonctionnement de l’esprit humain – réclame de réduire à rien le sens auquel les hommes croient, c’est-à-dire celui qu’ils ont inconsciemment inventé. L’anthropologie de Lévi-Strauss est de celle qui évapore le sens, de celle qui affronte le tragique, de celle qui confine la vie dans le seul plaisir de vivre, comme cela peut être grâce à l’amour dans toute son irrationalité, grâce à l’amitié désintéressée, grâce au propos d’un homme de qualité, grâce au mufle attendrissant d’un vache, grâce à l’odeur d’un sous-bois, grâce à la lumière d’un matin…

(1) Numéro de mars 1952, pp. 1572-1590.
(2) Claude Lévi-Strauss, Le Père Noël supplicié, Sables, Pin-Balma, 1996.
(3) Alain Finkielkraut, Un cœur intelligent, Stock/Flammarion, 2009.

Autres notes sur Lévi-Strauss :
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Lévi-Strauss, le passage du Nord-Ouest d’Imbert
Claude Lévi-Strauss est mort
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Claude Lévi-Strauss de Marcel Hénaff
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...ce que nous apprend la civilisation japonaise
L’autre face de la lune
Trois des Entretiens avec Claude Lévi-Strauss de Georges Charbonnier
Lévi-Strauss de Loyer
De Montaigne à Montaigne
La pensée sauvage
Correspondance 1942 - 1982 avec Jakobson

mardi 13 octobre 2009

Note d’opinion : Polanski et Mitterrand

À propos de la morale et de la sexualité

Les faits et gestes d’un artiste et d’un ministre alimentent en ce moment les médias et comblent ainsi le souhait de ceux-ci de se vendre. L’opinion y trouve une occasion de s’enflammer, qui pour défendre, qui pour condamner. Mais que s’agit-il de défendre ou de condamner ? Et au nom de quoi ?

Parmi les multiples distinctions dont la morale peut faire l’objet, il en est une, assez première, qui me paraît trop souvent ignorée. Il y a ceux qui pensent que la morale est de tous les instants, qu’elle réclame un jugement constant de tous les actes et même de toutes les pensées, de jour comme de nuit. C’est la position d’une certaine forme de christianisme – aujourd’hui certes bien moins rigoureuse qu’hier – qui impose au fidèle une vigilance permanente, de telle sorte que le bon et le mauvais, le juste et l’injuste, le permis et le péché soient continûment distingués, jusque dans l’anodin. Et puis il y a ceux pour qui la morale n’est convoquée que face à une situation qui la réclame, et qui la laissent le reste du temps dans une sorte de veille muette. C’était probablement la conception la plus courante du paganisme, avec ses devoirs précis et circonstanciés (1).

Il ne fait guère de doute que la place sans cesse grandissante qu’occupent dans nos sociétés les règles de droit pénalisant mille et un comportements devraient inciter – si le droit était moins désobéi qu’il ne l’est – à une circonspection incessante. Mais le droit ne doit pas être confondu avec la morale, lui qui d’ailleurs n’atteint que les faits et non les désirs. Et, tout comme rien n’interdit à quiconque d’estimer que le respect du droit constitue une obligation morale, rien n’interdit davantage de juger moralement chaque règle de droit et d’en condamner l’une ou l’autre au tribunal de la morale. C’est dire s’il est téméraire de vouloir démêler les indignations croisées que suscitent cet artiste et ce ministre, dès lors qu’elles ne précisent jamais ni à quel type de morale elle se réfère, ni moins encore à quels rapports entre morale et droit elles adhèrent.

La sexualité constitue – avec la guerre peut-être – le domaine de la vie humaine où le droit et la morale ont le plus de difficultés à se faire entendre. C’est que le désir fait généralement fi des droits et des devoirs et que les actes sexuels s’embarrassent peu de preuves. Ainsi, la formule si souvent proférée de partenaires consentants entretient avec la pratique un rapport des plus flous ; le jeu sexuel écarte difficilement une posture de domination que le langage corrobore (« prendre » (2), « posséder », « se donner », etc.) Il n’en demeure pas moins que le droit comme la morale ont toutes les raisons de s’intéresser à la sexualité. Ils devraient le faire de telle sorte que soient prises en compte les difficultés spécifiques au domaine.

Le juge qui doit appliquer le droit à des faits sexuels a besoin d’une règle qui lui permet d’apprécier et de qualifier les actes le plus objectivement possible. C’est là une nécessité qui est totalement indépendante de la question de savoir quelles pratiques sexuelles doivent être interdites. Ainsi, si le législateur estime opportun d’interdire les relations sexuelles (ou certains types de relation sexuelle) aux enfants, il est de bonne justice que la règle fixe un âge en deçà duquel la prohibition s’applique, indépendamment d’une réalité qui voit les motifs de cette interdiction fluctuer selon les individus au gré de l’âge.

Le moraliste – autrement dit tout un chacun – qui pense savoir comment bien agir doit être rigoureux avec lui-même, mais plus circonspect à l’égard des autres. Car la signification des propos, des circonstances, des gestes, des refus et des acceptations qui fondent un rapport sexuel entremêlent si étroitement le désir et la raison que le partage entre l’amour, la pulsion, la brutalité, la sensibilité, le tact, que sais-je encore, est bien malaisé à faire. Payer pour obtenir des faveurs sexuelles est un acte dégradant et qui, de surcroît, participe très souvent d’une organisation esclavagiste. Que dire à ceux qui ne peuvent s’en passer, que ce soit par pis-aller ou par réplétion lascive ? Et bien peut-être qu’« un homme, ça s’empêche » (3).

On ne sait plus trop si les medias font l’opinion ou si l’opinion fait les medias. Ce qu’il y a de sûr, c’est que s’il existe une pensée qui mérite d’être qualifiée de raisonnée et de responsable, elle se trouve bien loin de l’opinion et bien loin des medias.

(1) Marcel Conche fait quelque part l’éloge de ce moralisme intermittent.
(2) Il est pour le moins étonnant que le verbe prendre qualifie le fait de pénétrer l’autre, alors que celle ou celui qui absorbe l’autre – posture préhensile s’il en est – est réputé se faire prendre !
(3) Cf. Alain Finkielkraut, Un cœur intelligent, Stock/Flammarion, 2009, p. 136, où ce propos tiré du Premier homme de Camus est discuté.

lundi 5 octobre 2009

Note de lecture : Michel del Castillo et Franco

Le temps de Franco
de Michel del Castillo


Voilà certainement un exercice périlleux que celui qui consiste à évoquer la vie d’un dictateur facilement confondu avec Mussolini et Hitler sans flatter la réprobation de principe qu’il suscite habituellement. Si Michel del Castillo s’y risque dans Le temps de Franco (1), c’est que le franquisme a occupé une place importante dans sa vie, ne serait-ce que parce qu’il a divisé son père et sa mère. C’est aussi que l’Espagne est peut-être davantage partagée aujourd’hui entre ceux qui acceptent de tenter de vivre en commun et ceux qui veulent perpétuer les camps et les haines d’antan, plutôt qu’entre les tenants de ces camps.

Michel del Castillo qualifie son livre de récit. Il n’a eu ni l’ambition de faire un travail historique rigoureux et méthodique, ni l'envie non plus de se priver de rappeler des faits ou des témoignages. C’est donc un jugement sur la guerre civile et le pouvoir franquiste qu’il nous livre ; et ce jugement, ce n’est rien d’autre que le sien, dans toute sa subjectivité.

Évidemment, lorsque del Castillo explique son point de vue, il ne lui est pas possible de faire fi des opinions très tranchées que Franco, le franquisme, mais aussi la IIe République espagnole, ont suscitées. Et il est donc amené à tenir compte du fait que Franco a déchaîné contre lui les reproches peu nuancés de tous ceux qui voyaient en lui, non pas seulement un dictateur, mais surtout un fasciste à l’exemple de Mussolini, de même que du fait que le camp républicain fut décrit complaisamment comme creuset de la démocratie et comme victime du bellicisme des rebelles. Ce qui le conduit, par un courageux effort de redressement, à insister davantage sur les aptitudes de Franco, tues ou oubliées, et sur les tares de la gauche, dissimulées, omises ou méconnues.

Il eut été saugrenu, cherchant à transcender les logiques d’affrontement, de ne pas oser dénicher des similitudes, le plus souvent des similitudes dans l’horreur. Ainsi, lorsque Michel del Castillo évoque la constitution de la Légion espagnole :
« Incontestablement, Millán Astray était doué d’un charisme qui rencontrait chez ces hommes aux passions souvent primitives, une trouble complicité.
En adaptant la Légion, tel qu’il en avait étudié le fonctionnement en Algérie, Millán Astray, personnage d’inquisiteur fou, lui imprimait la marque d’un fanatisme mystique. Il l’
hispanisait par ce que l’Espagne avait produit de plus sombre.
Le romantisme légionnaire connut en Europe, notamment en France, une vogue extraordinaire, produisant des romans, des films, des chansons même. La croyance en la rédemption par la souffrance trouvait dans le vieux fonds chrétien un écho de pitié attendrie. Il y eut par ailleurs un érotisation du soldat perdu avec
La Bandera, plus ambiguë avec Quai des Brumes, plus naïve avec Mon légionnaire, chanté par Marie Dubas avant Édith Piaf.
Comment, par ailleurs, ignorer que la figure du militant d’acier produira le modèle du pur bolchevik, avant d’engendrer l’ordre noir des SS ?
Devenues des religions laïques, les grandes idéologies donnaient le jour à des ordres monastiques voués à l’extermination de leurs adversaires de race ou de classe. Ces moines guerriers bannissaient les hésitations, les répugnances et les délicatesses, forgeant des caractères implacables, inaccessibles à toute forme de sentimentalité ; traités de "petits-bourgeois", les scrupules moraux étaient moqués par les léninistes ; qualifiés de "lâcheté", ils étaient tout autant méprisés par les nazis.
La Légion espagnole appartenait à ce que Philippe Nourry appelle avec justesse "le temps des milices rationnelles", froides et mécaniques. Peut-on par ailleurs oublier que ces idéologies militarisées succédaient à la militarisation totale opérée par la Grande Guerre ?
» (pp. 72-73)

Et lorsque del Castillo évoque l’anticommunisme de Franco, il le fait en des termes qui rendent en quelque sorte justice à ce qui peut être jugé comme une certaine lucidité au sujet de la fourberie de ceux qui deviendront ses plus farouches adversaires, même si cette lucidité déboucha sur une obsession aveuglante qui le rendit peu clairvoyant.
« Francisco Franco avait-il, en 1931, des ambitions politiques ? Il commençait à se forger des convictions simples mais inébranlables. Ce n’était pas l’homme d’un système, les théories ne l’intéressaient pas. Il fallait à son esprit borné un point de vue restreint, induisant une conception stratégique et tactique. Or, il venait de trouver une explication convaincante à la profusion chaotique des événements dont il était le témoin.
Primo de Rivera ayant abonné les capitaineries et les académies militaires au
Bulletin de l’entente internationale anticommuniste, édité à Genève, Franco s’était mis à lire avec assiduité cette publication à laquelle il souscrirait plus tard un abonnement personnel. Bien informée, la revue publiait souvent des documents de première main : comptes rendus des délibérations du Komintern, biographies des principaux dirigeants communistes, y compris les Espagnols, éditoriaux expliquant les revirements de la politique stalinienne, ses choix stratégiques. Franco tenait là le fil reliant ses intuitions et ses observations. Il lui suffisait de le tirer pour découvrir la trame cachée. Il venait ainsi de comprendre que le bolchevisme était moins à redouter quand il se montrait à visage découvert que lorsqu’il manœuvrait, caché derrière des organisations en apparence neutres, stratégie de contournement par les ailes que ce militaire entreprit aussitôt de démasquer dans la réalité. Il perçut la manipulation derrière les revendications les plus généreuses, identifia les agents naïfs ou rusés, suivit à la trace les manœuvres. Enfin il perçait à jour la signification et les ressorts de désordres en apparence confus. » (pp. 129-130)
Franco pêche-t-il par simplisme, en l’occurrence ? Non si l’on se borne à son discernement à propos des communistes ; oui si l’on retient sa volonté de les combattre, de les anéantir. Mais Franco est un militaire.
« Faut-il suivre l’historien [Bartolomé Bennassar, auteur de Franco, Perrin, 1995] quand, emboîtant le pas à Luiz Ramirez, il pose des questions teintées d’un moralisme décalé ? "En revanche, Luis Ramirez est mieux inspiré lorsqu’il souligne l’égocentrisme de Franco, son indifférence au destin des autres, à la mort : lors de l’action de 1916 qui valut à Franco sa grave blessure, plus de la moitié des hommes de son unité étaient tombés ! La question posée par Luis Ramirez est donc fort opportune. Pourquoi ? Quel est le sens de ces morts ?"
Si le capitaine Franco avait succombé à sa blessure, éventualité alors fort plausible, je suppose que la question n’aurait pas été posée. Elle peut d’ailleurs se poser à propos de tout chef de guerre, de tous les militaires depuis que le monde existe. Elle peut se résumer à cette alternative fort simple : pourquoi Franco était-il un militaire au lieu d’être un militant pacifiste ? Car, emporté par son élan compassionnel, Bennassar poursuit : "Quel est le sens de ces morts ? Franco s’est-il seulement posé la question ?"
Je ne suis pas sûr que cette rhétorique soit encore de l’Histoire, puisque la question du sens de la guerre traverse les siècles, occupe les poètes et les tragiques d’Homère à Eschyle, tout comme elle occupe les conversations du café du Commerce. Non qu’elle soit sans fondement, au contraire. Elle ne relève tout simplement pas de l’univers mental de Franco, pas plus, au demeurant, que de celui de n’importe quel militaire.
On mesure la difficulté que les intellectuels éprouvent à comprendre Franco, à pénétrer la mentalité de n’importe quel militaire pour qui mourir est un métier. Naïvement, ils appliquent un code philosophique à ce qui relève d’un code de l’honneur. Dévoyé ? Peut-être. Plus ambigu pourtant qu’il n’y paraît. Nos libertés se trouvent-elles en péril, les mêmes s’indignent que les militaires ne fassent pas ou fassent mal leur devoir. Quel Français n’a pas ressenti la honte des débâcles de 1870 et de 1940 ? Nous demandons à l’armée d’être forte, disciplinée, prête à tuer et à mourir, c’est-à-dire à bien faire son singulier métier dans les guerres que nous estimons justes, mais de refuser de se battre quand les guerres nous paraissent injustes.
» (pp. 46-47)
Et il en est qui joue au militaire sans l’être.
« Peut-être Largo Caballero était-il fou ; peut-être se prenait-il vraiment pour Lénine. Son délire a rencontré celui de Franco, produisant une atroce déflagration. Car c’est bien Largo Caballero et ses conseillers de l’ombre, manipulés par les agents du Komintern, qui fournissent au général les preuves dont sa paranoïa a besoin pour se sentir justifiée. Largo Caballero et Franco apparaissent comme deux adversaires farouches ; ce sont deux jumeaux poursuivant des hallucinations parallèles. Il existe une parenté des extrémistes qui peuvent, avec une facilité déconcertante, passer d’un bord à l’autre. » (pp. 205-206)
Ce qui est troublant, c’est que Franco était peut-être un homme ordinaire.
« Combien de souverains mériteraient, au fil des siècles, le qualificatif d’"ordinaires" sans que ce verdict nous informe sur le succès ou l’échec de leurs entreprises ? Dans la littérature historique ou politique du XXe siècle, la question de la banalité et de la médiocrité de Staline, si on le compare à Trotsky, d’une culture et d’une intelligence si supérieures, revient avec insistance sans qu’aucune réponse satisfaisante ne soit donnée à la question de savoir pourquoi c’est le plus médiocre qui, dans la lutte pour le pouvoir, l’emporte. » (p. 307)
« C’est pourtant l’inculte qui, flairant avec son pragmatisme habituel les évolutions du monde nouveau, se fera l’avocat des peuples colonisés ; qui, tournant la page de sa jeunesse, accordera l’indépendance au Maroc espagnol, deviendra l’ami des jeunes nations arabes avec une étrange intuition des enjeux. L’intellectuel, lui [Salazar], s’accrochera furieusement à ses colonies et poursuivra en Angola une guerre impopulaire. Toujours cette énigme de l’intelligence politique, si différente en son essence de la culture livresque… » (p. 313)

Il y a dans le livre de Michel del Castillo bien de quoi alimenter notre réflexion sur l’histoire et sur ce qui nous conduit si souvent à la raconter comment elle nous eût plu plutôt que comment elle fût.
« Il existe une guerre d’Espagne mythique ; il existe dans la réalité des guerres toutes d’une égale férocité.
Si tant de Français s’accrochent encore à la légende, c’est sans doute que le mot "Révolution" éveille dans leur inconscient des résonances profondes. Combien de temps a-t-il fallu pour que les tueries de Vendée accèdent à la lumière ? Combien de temps pour que l’hécatombe du communisme réel soit reconnue, avec d’ailleurs bien des réticences ? Deux mots ont recouvert le conflit ibérique d’un manteau de rhétorique :
République, fiction de justice et de liberté ; Révolution, espérance aussi vague que lumineuse, une parousie. » (p. 221)

Au sujet de la compréhension que l’on peut éventuellement éprouver à l’égard de Franco – ou du moins de certains de ses comportements – en lisant del Castillo, il convient probablement d’en mesurer la portée : la violence n’est souvent que la conséquence d’une absence de compréhension. À force de refuser de comprendre que le pire naît d’hommes qui ne sont pas pires que nous, on se condamne à ne pas comprendre pourquoi le pire se répète.

(1) Michel del Castillo, Le temps de Franco, Fayard, 2008.


Autres notes sur Michel del Castillo :
La nuit du décret
Mamita