lundi 5 octobre 2009

Note de lecture : Michel del Castillo et Franco

Le temps de Franco
de Michel del Castillo


Voilà certainement un exercice périlleux que celui qui consiste à évoquer la vie d’un dictateur facilement confondu avec Mussolini et Hitler sans flatter la réprobation de principe qu’il suscite habituellement. Si Michel del Castillo s’y risque dans Le temps de Franco (1), c’est que le franquisme a occupé une place importante dans sa vie, ne serait-ce que parce qu’il a divisé son père et sa mère. C’est aussi que l’Espagne est peut-être davantage partagée aujourd’hui entre ceux qui acceptent de tenter de vivre en commun et ceux qui veulent perpétuer les camps et les haines d’antan, plutôt qu’entre les tenants de ces camps.

Michel del Castillo qualifie son livre de récit. Il n’a eu ni l’ambition de faire un travail historique rigoureux et méthodique, ni l'envie non plus de se priver de rappeler des faits ou des témoignages. C’est donc un jugement sur la guerre civile et le pouvoir franquiste qu’il nous livre ; et ce jugement, ce n’est rien d’autre que le sien, dans toute sa subjectivité.

Évidemment, lorsque del Castillo explique son point de vue, il ne lui est pas possible de faire fi des opinions très tranchées que Franco, le franquisme, mais aussi la IIe République espagnole, ont suscitées. Et il est donc amené à tenir compte du fait que Franco a déchaîné contre lui les reproches peu nuancés de tous ceux qui voyaient en lui, non pas seulement un dictateur, mais surtout un fasciste à l’exemple de Mussolini, de même que du fait que le camp républicain fut décrit complaisamment comme creuset de la démocratie et comme victime du bellicisme des rebelles. Ce qui le conduit, par un courageux effort de redressement, à insister davantage sur les aptitudes de Franco, tues ou oubliées, et sur les tares de la gauche, dissimulées, omises ou méconnues.

Il eut été saugrenu, cherchant à transcender les logiques d’affrontement, de ne pas oser dénicher des similitudes, le plus souvent des similitudes dans l’horreur. Ainsi, lorsque Michel del Castillo évoque la constitution de la Légion espagnole :
« Incontestablement, Millán Astray était doué d’un charisme qui rencontrait chez ces hommes aux passions souvent primitives, une trouble complicité.
En adaptant la Légion, tel qu’il en avait étudié le fonctionnement en Algérie, Millán Astray, personnage d’inquisiteur fou, lui imprimait la marque d’un fanatisme mystique. Il l’
hispanisait par ce que l’Espagne avait produit de plus sombre.
Le romantisme légionnaire connut en Europe, notamment en France, une vogue extraordinaire, produisant des romans, des films, des chansons même. La croyance en la rédemption par la souffrance trouvait dans le vieux fonds chrétien un écho de pitié attendrie. Il y eut par ailleurs un érotisation du soldat perdu avec
La Bandera, plus ambiguë avec Quai des Brumes, plus naïve avec Mon légionnaire, chanté par Marie Dubas avant Édith Piaf.
Comment, par ailleurs, ignorer que la figure du militant d’acier produira le modèle du pur bolchevik, avant d’engendrer l’ordre noir des SS ?
Devenues des religions laïques, les grandes idéologies donnaient le jour à des ordres monastiques voués à l’extermination de leurs adversaires de race ou de classe. Ces moines guerriers bannissaient les hésitations, les répugnances et les délicatesses, forgeant des caractères implacables, inaccessibles à toute forme de sentimentalité ; traités de "petits-bourgeois", les scrupules moraux étaient moqués par les léninistes ; qualifiés de "lâcheté", ils étaient tout autant méprisés par les nazis.
La Légion espagnole appartenait à ce que Philippe Nourry appelle avec justesse "le temps des milices rationnelles", froides et mécaniques. Peut-on par ailleurs oublier que ces idéologies militarisées succédaient à la militarisation totale opérée par la Grande Guerre ?
» (pp. 72-73)

Et lorsque del Castillo évoque l’anticommunisme de Franco, il le fait en des termes qui rendent en quelque sorte justice à ce qui peut être jugé comme une certaine lucidité au sujet de la fourberie de ceux qui deviendront ses plus farouches adversaires, même si cette lucidité déboucha sur une obsession aveuglante qui le rendit peu clairvoyant.
« Francisco Franco avait-il, en 1931, des ambitions politiques ? Il commençait à se forger des convictions simples mais inébranlables. Ce n’était pas l’homme d’un système, les théories ne l’intéressaient pas. Il fallait à son esprit borné un point de vue restreint, induisant une conception stratégique et tactique. Or, il venait de trouver une explication convaincante à la profusion chaotique des événements dont il était le témoin.
Primo de Rivera ayant abonné les capitaineries et les académies militaires au
Bulletin de l’entente internationale anticommuniste, édité à Genève, Franco s’était mis à lire avec assiduité cette publication à laquelle il souscrirait plus tard un abonnement personnel. Bien informée, la revue publiait souvent des documents de première main : comptes rendus des délibérations du Komintern, biographies des principaux dirigeants communistes, y compris les Espagnols, éditoriaux expliquant les revirements de la politique stalinienne, ses choix stratégiques. Franco tenait là le fil reliant ses intuitions et ses observations. Il lui suffisait de le tirer pour découvrir la trame cachée. Il venait ainsi de comprendre que le bolchevisme était moins à redouter quand il se montrait à visage découvert que lorsqu’il manœuvrait, caché derrière des organisations en apparence neutres, stratégie de contournement par les ailes que ce militaire entreprit aussitôt de démasquer dans la réalité. Il perçut la manipulation derrière les revendications les plus généreuses, identifia les agents naïfs ou rusés, suivit à la trace les manœuvres. Enfin il perçait à jour la signification et les ressorts de désordres en apparence confus. » (pp. 129-130)
Franco pêche-t-il par simplisme, en l’occurrence ? Non si l’on se borne à son discernement à propos des communistes ; oui si l’on retient sa volonté de les combattre, de les anéantir. Mais Franco est un militaire.
« Faut-il suivre l’historien [Bartolomé Bennassar, auteur de Franco, Perrin, 1995] quand, emboîtant le pas à Luiz Ramirez, il pose des questions teintées d’un moralisme décalé ? "En revanche, Luis Ramirez est mieux inspiré lorsqu’il souligne l’égocentrisme de Franco, son indifférence au destin des autres, à la mort : lors de l’action de 1916 qui valut à Franco sa grave blessure, plus de la moitié des hommes de son unité étaient tombés ! La question posée par Luis Ramirez est donc fort opportune. Pourquoi ? Quel est le sens de ces morts ?"
Si le capitaine Franco avait succombé à sa blessure, éventualité alors fort plausible, je suppose que la question n’aurait pas été posée. Elle peut d’ailleurs se poser à propos de tout chef de guerre, de tous les militaires depuis que le monde existe. Elle peut se résumer à cette alternative fort simple : pourquoi Franco était-il un militaire au lieu d’être un militant pacifiste ? Car, emporté par son élan compassionnel, Bennassar poursuit : "Quel est le sens de ces morts ? Franco s’est-il seulement posé la question ?"
Je ne suis pas sûr que cette rhétorique soit encore de l’Histoire, puisque la question du sens de la guerre traverse les siècles, occupe les poètes et les tragiques d’Homère à Eschyle, tout comme elle occupe les conversations du café du Commerce. Non qu’elle soit sans fondement, au contraire. Elle ne relève tout simplement pas de l’univers mental de Franco, pas plus, au demeurant, que de celui de n’importe quel militaire.
On mesure la difficulté que les intellectuels éprouvent à comprendre Franco, à pénétrer la mentalité de n’importe quel militaire pour qui mourir est un métier. Naïvement, ils appliquent un code philosophique à ce qui relève d’un code de l’honneur. Dévoyé ? Peut-être. Plus ambigu pourtant qu’il n’y paraît. Nos libertés se trouvent-elles en péril, les mêmes s’indignent que les militaires ne fassent pas ou fassent mal leur devoir. Quel Français n’a pas ressenti la honte des débâcles de 1870 et de 1940 ? Nous demandons à l’armée d’être forte, disciplinée, prête à tuer et à mourir, c’est-à-dire à bien faire son singulier métier dans les guerres que nous estimons justes, mais de refuser de se battre quand les guerres nous paraissent injustes.
» (pp. 46-47)
Et il en est qui joue au militaire sans l’être.
« Peut-être Largo Caballero était-il fou ; peut-être se prenait-il vraiment pour Lénine. Son délire a rencontré celui de Franco, produisant une atroce déflagration. Car c’est bien Largo Caballero et ses conseillers de l’ombre, manipulés par les agents du Komintern, qui fournissent au général les preuves dont sa paranoïa a besoin pour se sentir justifiée. Largo Caballero et Franco apparaissent comme deux adversaires farouches ; ce sont deux jumeaux poursuivant des hallucinations parallèles. Il existe une parenté des extrémistes qui peuvent, avec une facilité déconcertante, passer d’un bord à l’autre. » (pp. 205-206)
Ce qui est troublant, c’est que Franco était peut-être un homme ordinaire.
« Combien de souverains mériteraient, au fil des siècles, le qualificatif d’"ordinaires" sans que ce verdict nous informe sur le succès ou l’échec de leurs entreprises ? Dans la littérature historique ou politique du XXe siècle, la question de la banalité et de la médiocrité de Staline, si on le compare à Trotsky, d’une culture et d’une intelligence si supérieures, revient avec insistance sans qu’aucune réponse satisfaisante ne soit donnée à la question de savoir pourquoi c’est le plus médiocre qui, dans la lutte pour le pouvoir, l’emporte. » (p. 307)
« C’est pourtant l’inculte qui, flairant avec son pragmatisme habituel les évolutions du monde nouveau, se fera l’avocat des peuples colonisés ; qui, tournant la page de sa jeunesse, accordera l’indépendance au Maroc espagnol, deviendra l’ami des jeunes nations arabes avec une étrange intuition des enjeux. L’intellectuel, lui [Salazar], s’accrochera furieusement à ses colonies et poursuivra en Angola une guerre impopulaire. Toujours cette énigme de l’intelligence politique, si différente en son essence de la culture livresque… » (p. 313)

Il y a dans le livre de Michel del Castillo bien de quoi alimenter notre réflexion sur l’histoire et sur ce qui nous conduit si souvent à la raconter comment elle nous eût plu plutôt que comment elle fût.
« Il existe une guerre d’Espagne mythique ; il existe dans la réalité des guerres toutes d’une égale férocité.
Si tant de Français s’accrochent encore à la légende, c’est sans doute que le mot "Révolution" éveille dans leur inconscient des résonances profondes. Combien de temps a-t-il fallu pour que les tueries de Vendée accèdent à la lumière ? Combien de temps pour que l’hécatombe du communisme réel soit reconnue, avec d’ailleurs bien des réticences ? Deux mots ont recouvert le conflit ibérique d’un manteau de rhétorique :
République, fiction de justice et de liberté ; Révolution, espérance aussi vague que lumineuse, une parousie. » (p. 221)

Au sujet de la compréhension que l’on peut éventuellement éprouver à l’égard de Franco – ou du moins de certains de ses comportements – en lisant del Castillo, il convient probablement d’en mesurer la portée : la violence n’est souvent que la conséquence d’une absence de compréhension. À force de refuser de comprendre que le pire naît d’hommes qui ne sont pas pires que nous, on se condamne à ne pas comprendre pourquoi le pire se répète.

(1) Michel del Castillo, Le temps de Franco, Fayard, 2008.


Autres notes sur Michel del Castillo :
La nuit du décret
Mamita

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