jeudi 22 janvier 2009

Note de lecture : Montaigne et le conservatisme

Le chapitre « De la liberté de conscience » des Essais
de Montaigne


Le chapitre XIX du livre II des Essais (1) est court, à peine un peu plus de quatre pages. Il a pourtant suscité bien des commentaires et bien des controverses. Car la question reste : quel sens faut-il accordé à ce propos, dont l’objet principal n’est pas – contrairement à ce qui fut souvent affirmé (2) – la réhabilitation de Julien l’Apostat.

Je n’en démords pas : il est indispensable de lire Montaigne – mais tout autre auteur du passé également – en replaçant ses propos dans leur contexte historique. J’irai même plus loin : plus les idées exposées semblent intemporelles ou universelles (modernes, diraient certains), plus il convient d’en faire la genèse historique, question de ne pas se méprendre sur leur sens. Et, en ce qui concerne le chapitre XIX du livre II, au moins deux éléments historiques majeurs doivent être pris en compte. D’abord, les guerres de religion et les tentatives de paix qui les interrompirent, fût-ce provisoirement. Ensuite, le mouvement humaniste qui suscita un intérêt exceptionnel et nouveau pour l’Antiquité.

Dans un excellent ouvrage qu’il publia en 1997, Olivier Christin insiste très justement sur le fait que « l’idée de tolérance subit un infléchissement sensible dans la seconde moitié du siècle [le XVIe] en trouvant de nouveaux défenseurs chez les juristes, les détenteurs d’offices publics et de charges politiques, qui renoncent aux valeurs de compassion et de réconciliation religieuses au profit d’autres arguments où voisinent aspirations sincères, calculs politiques et intérêts mercantiles. » (3) Et d’ajouter : « Presque tous les contemporains ne peuvent ni ne veulent admettre l’éclatement confessionnel et ils ne voient dans les traités de pacification qu’une concession temporaire, qu’une mesure transitoire en attendant la restauration de l’unité chrétienne par les moyens appropriés que sont les conciles, les synodes nationaux, les discussions religieuses. À leurs yeux, la paix, qui prend acte du partage confessionnel, ne saurait durer. Le texte même de septembre 1555 (4) ou celui de mars 1563 (5) n’échappent pas à cette nostalgie de la véritable union religieuse, qui ne voit dans la coexistence qu’un pis-aller ou un garde-fou, préférable, à tout prendre, à la guerre civile, à la barbarie ou à l’athéisme que favorisent les dissensions. » (6) Par conséquent, la tolérance dont il est question au XVIe siècle est celle qui consiste à tolérer – au sens de supporter – les opinions divergentes, et non celle qui reconnaîtrait à ces dernières une valeur équivalente à celle de ses opinions propres. De même, la liberté de conscience n’est pas ce droit de penser par soi-même auquel nous sommes aujourd’hui habitué, mais bien le choix de sa religion laissé à certains afin d’empêcher autant que possible des conflits sanglants. Voilà des précisions qu’il faut garder présentes à l’esprit – je crois – lorsqu’on lit le chapitre XIX du livre II des Essais.

L’intérêt du XVIe siècle pour l’Antiquité, nul ne l’ignore. Mais ce qu’il faut surtout se rappeler, c’est que cet intérêt se traduisit souvent par une admiration qui, dans certains cas, emporta réhabilitation. Pour le dire d’un mot, les auteurs païens ne furent plus regardés comme impies. Évidemment, le cas de l’empereur Julien est un peu particulier : chrétien (arien) selon la manière dont Henri IV se fit catholique, il renonça une fois au pouvoir à cette religion pour revenir aux cultes païens, qu’il voulut néanmoins réformer.

Cela dit, le chapitre XIX du livre II des Essais est construit de telle sorte qu’il faut y mettre beaucoup de bonne volonté pour se méprendre sur son sens, la bonne volonté étant ici l’inclination à n’entendre la liberté de conscience que dans son sens contemporain, à savoir un des piliers de la laïcité et le droit reconnu à chacun de penser librement dans les limites de la loi.

Dès les deux premières phrases, la question débattue est connue : « Il est ordinaire, de voir les bonnes intentions, si elles sont conduites sans modération, pousser les hommes à des effets très-vitieux. » (p. 706) L’enfer est effectivement pavé de bonnes intentions ; mais, soyons précis : c’est l’insuffisance de modération avec laquelle ces bonnes intentions sont mises en œuvre qui entraînerait des conséquences regrettables. « En ce desbat, par lequel la France est à présent agitée de guerres civiles, le meilleur et le plus sain party, est sans doubte celuy, qui maintient et la religion et la police ancienne du pays. » (p. 706) Voilà qui indique clairement une des raisons – et non la moindre sans doute – pour lesquelles Montaigne reste catholique. De la même manière qu’il faut éviter de changer l’organisation politique du pays, il faut maintenir la religion première, sous peine de guerre civile.

C’est ce qui est souvent appelé le conservatisme de Montaigne. Le mot me gêne un peu, non qu’il soit faux, mais parce qu’il est facilement compris en référence au sens qu’il a pris à l’époque actuelle. Il est important de ne pas perdre de vue que, depuis le début du XVIIe siècle à bien des égards, et depuis la Révolution française en tout domaine, la foi la plus partagée au sein du monde occidental est faite d’une croyance en un progrès, qu’il faille l’encourager ou le combattre. Dans ce contexte, le conservatisme est une doctrine prônant un freinage ou un arrêt du progrès. Rien de tel au XVIe siècle ; l’alternative est alors plutôt entre l’ordre et le désordre, entre la paix et la guerre, entre l’abondance et la disette. Et le conservatisme de Montaigne n’est rien d’autre que cette conviction que l’ordre, la paix et l’abondance sont menacés par les changements, qu’ils soient politiques, sociaux ou religieux.

On pourrait s’interroger sur la pertinence qu’il convient de reconnaître aujourd’hui à une conviction aussi anachronique que celle-là. Bien des événements récents (échecs des régimes politiques affirmés les plus progressistes, conséquences redoutables de certaines découvertes scientifiques, succès des catéchismes les plus irrationnels) ont fait vaciller l’idée de progrès. Et se pose alors la question de ce qui devrait guider les choix, dès lors que le changement et la nouveauté ne sont peut-être plus aussi prometteurs par nature qu’on a pu le penser. La constance, la persistance, la stabilité n’ont-elles pas des vertus ? Et, surtout, – rappelons-nous la première phrase du chapitre – la modération ne pourrait-elle pas nous éviter bien des déconvenues ? Attention, cependant ! Le contexte n’est plus celui de Montaigne ; nous avons goûté au progrès et Jean-Jacques Rousseau lui-même nous le dirait sans doute : c’est peut-être le progrès qui doit désormais nous sauver de ses propres déboires.

Montaigne n’affirme pas que la religion catholique prévaut par sa vérité, mais bien d’abord par son antériorité. Et il évoque donc immédiatement cette époque lointaine où cette religion était la nouveauté et où elle s’est imposée aux dépens des croyances païennes. Et il déplore qu’« en ces premiers temps, que nostre religion commença de gaigner authorité avec les loix, le zele en arma plusieurs contre toute sorte de livres payens ; de quoy les gens de lettres souffrent une merveilleuse perte. » (p. 707) On reconnaît là un contemporain de l’humanisme, intéressé par les auteurs antiques. Mais cet intérêt est, en l’occurrence, lié au respect des préalables.

Les précisions que Montaigne apporte au sujet de la vie, du règne et des mœurs de Julien l’Apostat ne doivent pas être prises – est-il besoin de le dire ? – pour la vérité de ce personnage. Ce ne sont que la compilation d’informations qu’il a glanées ici ou là, sans une véritable approche critique de ses sources. Il veut néanmoins combattre le préjugé qui en fait un mauvais homme, du seul fait qu’il renia le christianisme. Il veut surtout en venir à cette anecdote selon laquelle l’Empereur aurait recommandé que chacun puisse librement pratiquer sa religion, dans le seul but d’accroître la discorde au sein du peuple et d’affermir ainsi son propre pouvoir. Ce qui revient à dire que Julien « se sert pour attiser le trouble de la dissension civile, de cette mesme recepte de liberté de conscience, que noz Roys viennent d’employer pour l’estaindre. » (p. 710)

Tant et si bien que ce qui peut apparaître comme un remède peut aussi engendrer le mal et qu’il est bien malaisé – décidément – de choisir la voie qui mène au bien. Ce qui ne veut pas dire que c’est le hasard ou l’irréflexion qui a guidé l’octroi de la liberté de conscience ; « n’ayans peu ce qu’ils vouloient, ils ont fait semblant de vouloir ce qu’ils pouvoient » (p. 710).

Montaigne nous parle, et on se demande : l’incertain doit-il se dire ? Oui, parce que le terrain du verbe est occupé. Par les certitudes.

(1) Michel de Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 706-710.
(2) Lorsque Montaigne se trouvait à Rome et que les Essais étaient soumis à la censure, il discuta avec le Maestro del Sacro palasso (Sisto Fabri) de ses fautes, et notamment de celle d’avoir « excusé Julien » (cf. Montaigne, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1962, pp. 1228-1229).
(3) Olivier Christin, La paix de religion. L’autonomisation de la raison politique au XVIe siècle, Seuil, Collection Liber, 1997, pp. 39-40.
(4) La Paix d’Augsbourg du 25 septembre 1555.
(5) La Paix d’Amboise du 19 mars 1563.
(6) Olivier Christin, op. cit., p. 49.

Autres notes sur Montaigne :
Le chapitre "Des Boyteux" des Essais
Le chapitre « Des coches » des Essais
Les chapitres « Des vaines subtilités » et « De l’art de conférer » des Essais
Le chapitre « De l’aage » des Essais
Montaigne. Des règles pour l’esprit de Bernard Sève
Le chapitre « De mesnager sa volonté » des Essais
Montaigne et son temps de Géralde Nakam
Le chapitre « Des mauvais moyens employez à bonne fin » des Essais
Le chapitre « De trois bonnes femmes » des Essais
Montaigne de Stefan Zweig
« Témoin de soi-même ? Montaigne et l’écriture de soi » de Bernard Sève
Le chapitre « De ne contrefaire le malade » des Essais
« Montaigne, les cannibales et les grottes » in de Carlo Ginzburg
Le chapitre “Sur des vers de Virgile” des Essais
Le chapitre “Sur la solitude” des Essais
Le chapitre “De juger de la mort d’autruy” des Essais
Le chapitre “De l’utile et de l’honneste” des Essais
Le chapitre “Sur la physionomie” des Essais
De Montaigne à Montaigne de Lévi-Strauss
Le chapitre “Nos affections s’emportent au delà de nous” des Essais
Le chapitre “Apologie de Raimond de Sebonde” des Essais de Montaigne
Le chapitre “Sur la ressemblance des enfants avec leurs pères” des Essais

dimanche 18 janvier 2009

Note de lecture : Claude Imbert

Lévi-Strauss, le passage du Nord-Ouest
de Claude Imbert


Claude Imbert est pour moi une énigme. Sa façon d’écrire – comme d’ailleurs sa façon de parler, même si le langage dont elle use en ce cas est fort différent (1) – m’amène à me poser une question qu’elle n’est pas seule à me suggérer : une expression complexe, dont l’objet reste souvent obscur, est-elle le signe d’une grande profondeur de pensée ou plutôt l’empreinte d’une imposture ?

Lévi-Strauss, le passage du Nord-Ouest (2) (ne craignez pas de comprendre que Lévi-Strauss EST le passage) est un livre dont la lecture réclame une attention soutenue. Et qui exige même – du moins en ce qui me concerne – de renoncer à bien comprendre certaines phrases sous peine de s’interrompre définitivement. Un exemple parmi une foule d’autres : comparant une certaine pente sur laquelle s’aventure Tristes Tropiques avec l’émergence au XIXe siècle d’un certain roman, elle évoque cette dernière comme ceci : « Un lieu d’objectivité avait pris son indépendance qui ne s’oublierait pas, rivalisant avec une phénoménologie de sens commun, déjà entravée par sa courte stylistique et contrainte à arguer – manière suicidaire ? – de son propre régime d’énonciation comme l’alibi d’elle-même et le principe ou l’origine de tout autre. » (p. 86) On pourrait supposer qu’il s’agit d’opposer deux écritures, la plus ancienne souffrant d’insuffisances d’expression et compensant ce handicap en s’érigeant en point de départ de la nouvelle, au risque de se saborder. Mais on doit immédiatement convenir que la phrase contient bien plus que cela. Le lieu d’objectivité […] qui ne s’oublierait pas, c’est la proclamation de la victoire de l’écriture nouvelle, soit. La phénoménologie de sens commun, c’est déjà plus obscur ; qui vise-t-elle, sinon la mauvaise littérature ? Or, la question est d’importance, car c’est précisément ce dont la nouvelle écriture aurait triomphé, au point de rester comme une voie encore parcourue par Lévi-Strauss dans la deuxième partie de Tristes Tropiques. C’est bien là que surgit le malaise. À force d’être synthétique, à force de concentrer en une phrase une idée qui mériterait un paragraphe, sinon un livre, Claude Imbert inflige au lecteur quelque chose comme une offense. Suis-je insuffisamment informé ? Aurais-je dû lire toute l’œuvre de Claude Imbert, voire tous les auteurs qu’elle cite, avant d’entreprendre cette lecture-ci ? Une phénoménologie de sens commun […] contrainte d’arguer, est-ce vraiment dicible ou serait-ce moi qui suis incapable d’accepter une haute stylistique qui réifie une abstraction pour en mieux décrire le sens ? Voilà les questions qu’il me paraît malaisé de ne pas se poser.

Le regard de Claude Imbert sur Lévi-Strauss, c’est bien sûr celui d’une philosophe, d’une logicienne (elle ne craint pas d’intituler un des chapitres du livre "De Rousseau à Wiener »), mais surtout d’une spécialiste de l’esthétique. Et elle surplombe l’ethnologie avec cette façon qu’ont les philosophes de surplomber les autres disciplines, ainsi que Pierre Bourdieu le dénonça si souvent (3). Ce qui ne justifie pas d’avoir la naïveté de croire que pareille position ne dispose pas à certaines lucidités. Il est ainsi des passages de son livre qui charment par l’acuité de certaines analyses, même si c’est l’approche esthétique qui domine. Comme ceci :
« On sait quel scandale a suscité Delacroix pour avoir peint dans Le Sacre de Trajan un cheval rose, à l’encontre des traits épiphaniques attendus : alezan, bey, arabe ou anglais, marques de noblesse qui apparient le pur-sang à son impérial cavalier. Mais précisément la peinture impose ses dimensions et sa logique. (Puisque, sur son aveu, Lévi-Strauss fut grand lecteur de Cervantès, on se souviendra que Don Quichotte transforme en nom de gloire, l’événement du baptême de son pauvre cheval – Rocinante, c’est-à-dire rocin-antes, ce qui n’était auparavant qu’une pitoyable rosse. Par quoi il entrait dans le commerce de Bucéphale, du cheval de Bayard et du destrier de Roland à Roncevaux). Le cheval rose de Delacroix scellait une connivence avec les chevaux de Paolo Uccello – on sait comment sa Bataille de San Romano distribuée en trois volets (et particulièrement celui du Louvre) a servi le surréalisme.
De telles articulations adhérentes dessinent un motif propre, pour un contexte qu’elles filtrent et codent, dans le cas d’Uccello une bataille oubliée, peinte comme un tournoi et un charivari de couleurs, de cuirasses éclatantes et d’étendards, en même temps qu’elles en convertissent les emblèmes en matière cognitives – on voudrait dire, comme Mallarmé : en
denrée mentale. Cézanne y a engagé ses pommes, ses nappes blanches, ses horloges noires, ses coquillages et ses vases, pour un champ érotique qui n’avait pas à être montré comme tel, tassé précédemment dans la pure violence gestuelle de ses premiers tableaux – scènes de viol ou de meurtre, charbonnées et glauques. La nappe blanche prise de Balzac et défiant La Peau de chagrin, fut son principe d’étalement , précisément en refusant que la toile soit un miroir dramatique. Les peintres avaient tôt déjoué cette unité d’action que Kant érigeait en principe transcendantal, distribuée dans nos langages propositionnels, nos peintures scénographiques et nos intrigues historiennes.
Le masque (4), tel qu’inscrit sur le spectre d’un visage, expose également une sensorialité et son mode d’expression : odorat, goût, sensibilité épidermique, éblouissement ou acuité de l’œil, et ouïe – paroles, chants humains, chants d’oiseaux, tonnerre ou crécelles qui vont avec le costume et introduisent le tremblement de terre dans le registre des traits familiers – et tous ensemble ils circonscrivent la manière dont sont codés les fragments du réel qui les mobilisent. Tandis que d’autres traits ourlent le dehors de cette gamme, ainsi un bruit de mastication perçu comme une infraction. Il vaut à l’épouse qui y a montré son excès d’être chassée. De par sa collection de traits différentiels le masque affiche l’intelligence sensible dont il relève lui-même, et le régime de correspondance dont se construit son univers cognitif. Le masque et le spectre de visage qu’il s’approprie exhibent une carte mentale. Il affiche les options qui modulent une sensibilité en acte, ses prégnances et ses objectivations, sans privilège pour la discursivité. On touche à ce qui est la détermination même de tout art et de tout savoir, sous-jacent aux significations qu’il délivre : son
art poétique. Non pas les traces de sa fabrication besogneuse (temps, matériaux, apprentissage et atelier) souvent tenues secrètes ou réservées aux initiés, mais l’indication des dimensions sur lesquelles il se construit et en faveur desquelles il abandonne sa matérialité. On rendra hommage à Kant d’avoir tenté de le dire, mais dans une syntaxe de jugement, selon des déterminations négatives et contraintes : un jugement sans intérêt, sans objet, universel et nécessaire, comme une machination inéluctable dont il exhibe le bon fonctionnement. » (5) (pp. 178-182)
Je ne suis pas retourné consulter La Voie des masques, malgré l’envie que m’en donnait une approche qui accompagne en partie celle de Lévi-Strauss, mais qui s’en écarte également à bien des égards. Peut-être approfondirai-je cela prochainement.

Mais au fait, quel est exactement le sujet du livre ? Si l’on s’en tient au titre, repris d’ailleurs dans l’intitulé d’un sous-chapitre, l’ambition de Claude Imbert est de montrer que la pensée de Lévi-Strauss témoigne d’une avancée à contre-courant (vers l’Occident plutôt que vers l’Orient) qui dévoile des déterminations mentales du XXe siècle. Là où, implicitement ou explicitement, le sens donné au qualia (6) par Descartes, Kant, Delacroix, Balzac, Baudelaire, Flaubert, Manet, Warburg, Proust, Wittgenstein, Benjamin, Merleau-Ponty, et d’autres encore, heurte une impasse, Lévi-Strauss trouve le passage. Et il le trouve, non du côté de la sagesse orientale, mais du côté de la sauvagerie occidentale. Ce qui est donné à voir, par exemple dans les musées ou les expositions, peut fermer le sens de la même façon que les objets ethnologiques exhibés dans le monde occidental peuvent n’être vus que comme des étrangetés bien faites pour conforter l’idée lévi-bruhlienne de pensée primitive. Mais l’itinéraire de Lévi-Strauss, l’universalité de ce que recherche les Mythologiques, inverse le rapport troublé au musée classique. « La Visite au musée s’y trouve confirmée par son exigence d’un lieu sans assertion et sans modalité, mais non sans affect, tout à l’inverse puisque s’ouvre le lieu intense et pourtant dépassionné de leur écolage. À ce point, on ne sait plus trop en vertu de quelles urgences et pour quelles bonnes raisons l’affect avait été rejeté dans l’implicite comme s’il y attendait encore sa dicibilité. C’est bien ici que ce j’existe entre nous et rien, dit entre Taxila et le Kyong, liait la découverte de la collection de Boas aux premiers moments du séjour new-yorkais à La Voie des masques qui en achève la reconnaissance et paie son tribut d’intelligence. Et tout ce trajet effectue le passage du nord-ouest. Une fois payée la dette aux peuples amérindiens et à leur mémoire barrée, il était ouvert comme par surcroît aux inquiétudes et aphasie des temps modernes. » (7) (p. 224) C’est ce que Claude Imbert appelle « la version mentale du passage du Nord-Ouest » (p. 210), inscrivant ainsi les objets ethnographiques dans les débats esthétiques de l’Occident. « Affronter cette question c’était reprendre, conjurer l’un après l’autre, tous les termes d’un compromis peu satisfaisant entre le primitif, l’ethnographique et l’esthétique. La question serait non plus que voir ? mais comment voir ? et libérer l’œil d’un devoir d’identification en termes de choses et d’événements », écrit-elle (p. 189).

Ce questionnement est-il légitime ? Ne brave-t-il pas les raisons qui poussaient André Leroi-Gourhan (8) à refuser de regarder les productions les plus belles de la préhistoire comme des œuvres d’art ? Je ne le crois pas, parce que, si la première démarche doit bien être celle de la défamiliarisation, la dernière n’interdit pas de retrouver les constantes familières qui attestent d’une certaine universalité.

Claude Imbert atteint-elle pour autant la dimension désespérée de Lévi-Strauss ? Peut-être. Moins sans doute dans le devenir de l’homme que dans son irréductibilité : « les choix entre les destinées n’ont plus d’évidence si on mesure l’ambition à la physique du monde et son grouillement entropique d’atomes en désordre » (p. 132).

J’en termine, renonçant à nombre d’autres observations que la lecture du livre de Claude Imbert suggère (9). Et j’en termine en citant un extrait qui dit peut-être mieux que n’importe quel autre de quoi elle parle :
« Le serpent change de peau, sa mue est un emblème de renouveau, et il arrive que dans ses mythes l’Amérindien se défasse d’une enveloppe squameuse. Baudelaire a montré, mais aussi bien Carlyle et Warburg, que les hommes changent de costume, de parure, de gestes, et de visage – parce qu’il doit être vrai qu’ils sont toujours à la recherche d’un faire face que la biologie ne leur a pas donné. Comprendra-t-on enfin que nos langages se desquament ou se surchargent, se déplacent ou se stratifient – l’histoire le prouve assez aisément ? Contre quoi aucune rhétorique ne prévaudra. » (p. 112-113)

(1) Pour se faire une idée de sa langue orale, on peut écouter – à titre d’exemple – la conférence qu’elle a donnée le 11 mars 2006 dans le cadre du colloque "Proust dans l’œil des philosophes" sous le titre "Les échasses du temps" (lien Internet : http://www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=1105)
On découvre qu’elle parle moitié en lisant, moitié en improvisant, qu’elle cherche parfois très longuement ses mots et qu’elle expose ce qu’elle appelle des notes sans aucunement annoncer un plan, un projet ou même une idée directrice. Certaines fautes répétées se révèlent étranges : je ne parle pas des néologismes un peu barbares du genre blasonnage ; j’évoque les quatre occurrences au moins qui la voit employer le pronom lequel en lieu et place de laquelle. Tout ceci dit sans vouloir l’accabler, mais pour mieux faire comprendre l’énigme, car ce qu’elle dit est bien loin d’être privé d’intérêt.
(2) Claude Imbert, Lévi-Strauss, le passage du Nord-Ouest, précédé d’un texte de Claude Lévi-Strauss, Indian Cosmetics, Editions de l’Herne, Carnets, 2008.
(3) Surplomb à la fois du pôle "mondain" (droit et médecine) et du pôle scientifique. Cf. notamment Pierre Bourdieu, Homo academicus, Éditions de Minuit, 1984, p. 99 et ss.
(4) Elle parle ici du masque tel que Lévi-Strauss en traite dans La Voie des masques (Note JJ).
(5) L’extrait peut sembler long, mais il est encore bien court pour permettre de juger du type de réflexion auquel Claude Imbert se livre.
(6) Claude Imbert se réapproprie ce mot, cher à Daniel Dennett, et dont on usa si souvent pour étudier Spinoza.
(7) C’est le dernier paragraphe du livre.
(8) André Leroi-Gourhan, Préhistoire de l’art occidental, Éditions Lucien Mazenod, 1971.
(9) M’intrigue, par exemple, la référence que Claude Imbert fait au schéma triadique deleuzien, repris par Édouard Delruelle dans son Lévi-Strauss et la philosophie (De Boeck, Bruxelles, 1989) (cf. pp. 107, 113 et même 123). Dans un tout autre domaine, m’intrigue aussi la faute grossière qu’elle commet page 218, en usant de l’expression « mis à jour » en lieu et place de « mis au jour », faute que Lévi-Strauss commet également dans Tristes Tropiques (cherchez, vous trouverez).

Autres notes sur Lévi-Strauss :
Claude Lévi-Strauss
Le père Noël supplicié
Claude Lévi-Strauss est mort
À propos d’une analogie
Claude Lévi-Strauss de Marcel Hénaff
La fin de la suprématie culturelle de l’Occident
...ce que nous apprend la civilisation japonaise
L’autre face de la lune
Trois des Entretiens avec Claude Lévi-Strauss de Georges Charbonnier
Lévi-Strauss de Loyer
De Montaigne à Montaigne
La pensée sauvage
Correspondance 1942 - 1982 avec Jakobson

dimanche 11 janvier 2009

Note de lecture : Colette

Claudine s’en va
de Colette


« S’il connaît les trois premiers romans de Colette, comment le lecteur de Claudine s’en va ne serait-il pas déçu devant une œuvre hétérogène et dont l’auteur paraît avoir tiré à la ligne ? Nul doute que ce soit celui des livres de la romancière qui a le plus vieilli et qui se lit aujourd’hui le plus malaisément. » (1) C’est ainsi que Paul D’Hollander entame sa notice relative au quatrième roman de Colette. Oserais-je dire que je ne suis pas d’accord avec lui ? Nous ne lisons sans doute pas avec les mêmes yeux.

Il est exact que le récit souffre de quelques longueurs et que, par exemple, on se serait facilement passé de la longue lettre de Maugis (pp. 644-653), répugnante de vulgarité et de snobisme. Encore qu’il faille se demander si l’on n’y découvre pas le côté Dr Jekyll d’un Willy dont Renaud serait le Mister Hyde. Car l’autobiographie n’est jamais très loin, chez Colette, même si elle se dissimule notamment par une sorte de marcottage des vivants en des personnages contrastés.

Claudine fut et reste Colette, même si ce n’est pas sans glissements. Annie de même, y compris dans ses rapports avec Claudine. Ce qui produit un écheveau de traits psychologiques au sein duquel on pourrait désespérer d’en apprendre sur l’auteur. Mais justement, il me paraît que Colette est bien là, dans cet entrelacement incertain dont l’assurance qu’elle prête à Claudine est peut-être la manifestation la plus probante.

Je suis tenté de croire qu’Annie était nécessaire. Elle autorise Colette à témoigner d’un versant de son cœur que Claudine ne pouvait qu’occulter, un versant sur lequel se construit sans doute la décision de quitter Willy. Certes, Alain n’est pas Willy. Mais Alain n’est rien. Ou plutôt, si : Alain est l’opinion dans ce qu’elle a de conventionnel, de bourgeois, de malignement vertueux.

Évidemment, Colette ment. Mais elle ment avec sa subjectivité et donne probablement à dire à l’écriture ce en quoi on peut avoir raison contre les faits. Il ne faut pas s’illusionner : Annie n’est pas vraiment Colette, pas plus que Claudine ; mais l’une comme l’autre ne seraient rien sans elle, sans ce qu’elle a vécu, sans ce qu’elle a ressenti. « Ceux qui veulent à tout prix faire d’elle une douce et bonne femme, toute de générosité et d’ingéniosité, ils ne se rendent pas compte qu’ils la rabaissent » (2), dit très justement Michel del Castillo (3) de Colette. Et, parlant de la séparation d’avec Willy, il ajoute : « On a la version littéraire, telle que Colette l’a fixée : après l’avoir trompée, exploitée, ruinée, il l’aurait chassée pour courir la fredaine avec une jeune maîtresse. Or, que montrent les lettres réunies par Michel Remy-Bieth ? La stupeur, la tristesse du mari lorsque Colette quitte le domicile conjugal pour se réfugier auprès de Missy. Il se plaint qu’elle ne l’ait même pas averti de son départ. Il l’adjure de ne pas rompre tous les liens, de lui conserver son affection… » Et puis, surtout, n’oublions pas que Claudine s’en va a été écrit fin 1902 et début 1903, alors que Colette et Willy ne se sépareront qu’en novembre 1906.

La lenteur de l’action tient-elle vraiment à un souci d’allonger la sauce ? Je n’en suis pas entièrement convaincu. Car il s’agit de rendre compte d’une évolution dans la manière dont Annie conçoit son mariage, de la respectabilité qu’il lui donne à l’entrave qu’il représente pour sa propre liberté. Et ce n’est pas une métamorphose qui résulte d’un miracle soudain, mais au contraire d’une mue très lente et très hésitante. Bien sûr, Bayreuth est du goût de Willy. Mais n’est-ce pas aussi un contexte idéal, mondain jusqu’à la veulerie, que ce festival où se pressent les nouveaux sectateurs de Wagner ? Car y a-t-il endroit plus propice pour macérer dans l’incertitude existentielle que cette mascarade où chacun se doit d’exhiber des goûts obligés, une science fondée sur l’esbroufe et une richesse quelquefois factice, et taire ses angoisses, ses doutes, ses ignorances et son ennui ?

La nature est toujours présente dans Claudine s’en va. Mais elle se révèle, elle aussi, apte à l’altération, comme si ce que nous atteignons d’elle était davantage fait de ce qui nous habite que de ce qu’elle arbore :
« "Les arbres apaisants… !" Ah ! Claudine, je sangloterais si je ne me sentais si effarée, si pétrifiée de solitude. Les pauvres arbres, ceux-ci, ne connaissent la paix, ni ne la donnent. Beau chêne tordu, géant aux pieds enchaînés, depuis combien d’années tends-tu vers le ciel tes branchages tremblants comme des mains ? Quel effort vers la liberté t’a versé sous le vent, puis redressé en coudes pénibles ? Tout autour de toi, tes enfants nains et difformes implorent déjà, liés par la terre, bafoués du vent cruel qui fatigue leur croissance…
D’autres créatures prisonnières, comme ce bouleau argenté, se résignent. Ce fin mélèze aussi, mais il pleure et défaille, noyé sous ses cheveux de soie, et j’entends, de ma fenêtre, son chant aigu sous les rafales… Oh ! tristesse des plantes immobiles et tourmentées, se peut-il qu’en vous une âme pliante et incertaine ait jamais puisé la paix et l’oubli !...
» (p. 641)

Et puis ce mal-être qui dérive vers les compensations les plus disponibles, la drogue et l’onanisme :
« Enfin, enfin, quasi dévêtue, à plat ventre sur le lit fermé, et le divin flacon sous mes narines… Tout de suite, l’envolement, la piqûre fraîche de gouttelettes d’eau imaginaires sur toute ma peau ; puis le bras du méchant forgeron qui se ralentit… Mais je veille à présent, du fond de ma demi-ivresse, je ne veux pas le sommeil, la syncope dont on sort écœurée, je ne veux du petit génie de l’éther, rusé consolateur au sourire équivoque et doux, que le battement d’ailes en éventail, que l’escarpolette émouvante qui me balance avec mon lit… Car un autre démon attend, et déjà il m’enserre, consentante, un démon fait à mon image, qui a des mains multiples dont l’une me caresse jusqu’au martyre, cependant qu’une autre feuillette devant moi un livre fou où sont peints des passants rapides qui me possèdent… Ils ont la figure de Claudine, les yeux nonchalants de Renaud, d’un bleu-noir si poignant, le corps éclatant de Marthe gémissante sous la douche – la forme, enfin, de ce garçon blanc et roux qui incarna mon premier rêve, le garçon de treize ans, nu sous le maillot de laine. Et j’entends leur souffle précipité, qui semble exhalé de ma gorge plaintive… » (pp. 624-625)

Les trouvailles de style tout autant que les métaphores heureuses foisonnent dans l’œuvre. Évoquant un buste de Claudine que Renaud lui aurait offert, Annie s’étonne de son air de bonheur modeste et, comme si elle anticipait un drame couvant entre les deux amants modèles, elle y voit « la manière d’un saint Sébastien qui se délecterait de son supplice. » (p. 550) Qui ne fut pas frappé, effectivement, par la mimique de ravissement que certains peintres ont prêté à Sébastien transpercé ; on pense par exemple à celui du Pérugin ou davantage encore à celui de Guido Reni.

La coexistence au sein de l’œuvre de ces deux incarnations de Colette que sont Claudine et Annie, avec ce qui les différencie et même avec l’attirance qu’elles ont l’une pour l’autre, c’est peut-être cela qui en fait la force. Il y a quelque chose de presque diabolique dans la manière dont elles se quittent, comme si le bonheur avait pu résider dans l’union de ces deux faces d’un Janus ne sachant quelle porte ouvrir ou quel chemin emprunter :
« Je me tais, respectueuse de cette foi dans l’amour, un peu fière aussi d’être seule, ou presque seule, à connaître la vraie Claudine, exaltée et sauvage comme une jeune druidesse.
Ainsi qu’à Bayreuth, me voici prête à lui obéir dans le bien et dans le mal. Elle me regarde, avec ces yeux où je voudrais retrouver l’éclair qui m’éblouit au jardin de la Margrave…
"Oui, attendez, Annie. Il n’est peut-être pas d’homme qui mérite… tout cela."
Son geste effleure en caresse mes épaules, et je m’incline vers elle, qui lit sur mon visage l’offre de moi-même, l’abandon où je suis, et les paroles que je vais dire… Elle appuie vivement sur ma bouche sa main tiède, qu’elle pose après sur ses lèvres, et qu’elle baise.
"Adieu, Annie.
― Claudine, un instant, rien qu’un instant ! Je voudrais… je voudrais que vous m’aimiez de loin, vous qui auriez pu m’aimer, vous qui restez !
― Je ne reste pas, Annie. Je suis déjà partie. Ne le sentez-vous pas ? J’ai tout quitté… sauf Renaud… pour Renaud. Les amies trahissent, les livres trompent, et je n’aime presque plus la beauté inutile du mensonge, quoiqu’il me prête encore ce vêtement brillant de futilité, de gaminerie attardée, que vous connaissez tous… que j’ôte pour vous, Annie. Quand je l’ôterai tout à fait, Paris ne verra plus Claudine, qui vieillira parmi ses parents les arbres, avec son ami. Il vieillira plus vite que moi, mais la solitude rend les miracles faciles, et je pourrai peut-être donner un peu de ma vie pour allonger la sienne…"
Elle ouvre la porte, et je vais perdre ma seule amie… Quel geste, quel mot la retiendraient…? N’aurais-je pas dû… ? Mais déjà, la porte blanche a caché sa sveltesse sombre et j’entends décroître sur le tapis le frôlement léger qui m’annonça tout à l’heure sa venue… Claudine s’en va !
» (pp. 662-663)

Non, Claudine s’en va n’est pas un roman décevant.

(1) Colette, Œuvres I, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, éd. dir. par Claude Pichois, 1984, p. 1370. Claudine s’en va figure dans ce volume aux pp. 531-668.
(2) Michel del Castillo, préface au livre de Gérard Bonal et Michel Remy-Bieth, Colette intime, Éditions Phébus, 2004, p. 16.
(3) Je n’ai pas lu l’ouvrage que Michel del Castillo a publié en 2008 chez Fayard, Le Temps de Franco. Quoi qu’il y dise de vrai ou de faux, de justifié ou de condamnable, cela ne change rien à la qualité de son œuvre antérieure et à la finesse des jugements littéraires qu’il a pu livrer.

Autres notes sur Colette :
Claudine à l’école
Claudine à Paris
Claudine en ménage
L’ingénue libertine
La retraite sentimentale
Les vrilles de la vigne

mardi 6 janvier 2009

Note d'opinion : à propos de l'orthographe

À propos de l’interview d’André Chervel dans Le Matin du 3 janvier 2009 à propos de l’orthographe

Dans cet article (1), André Chervel se montre convaincu de l’évidence de son opinion. Pourtant, qu’il faille simplifier l’orthographe de la manière ample qu’il préconise, rien n’est moins sûr.

Il y a d’abord un problème au niveau des constats. S’il n’est pas contestable que, parmi les élèves quittant l’enseignement secondaire, la proportion de ceux qui maîtrisent mal l’orthographe a grandi, il importe de mesurer la corrélation existant entre ce phénomène et d’autres évolutions parallèles dans l’enseignement et dans la société.

Au début du XXe siècle, la population mondiale comptait environ un milliard et demi d’individus ; aujourd’hui, elle en compte plus de six milliards et demi. Où est le rapport, me direz-vous ? En ceci que les relations sociales – y compris dans les pays qui n’ont pas connu une poussée démographique aussi importante – ont sans doute été davantage modifiées par les effets de ce surpeuplement que par quoi que ce soit d’autre. Il y a quelque chose de pathétique dans la désinvolture avec laquelle il est fréquemment usé de comparaisons diachroniques qui supposent une invariance démographique. Ainsi, on hésite peu à mettre en balance l’école d’aujourd’hui avec celle des années 50, antérieure à Mai 68, ou même avec celle du début du XXe siècle, celle que produisit l’instruction publique, tout en ignorant totalement les taux de fréquentation scolaire respectifs de ces époques et les effets qu’une évolution de ces taux peut à elle seule avoir généré sur l’ensemble des aspects de la scolarité. Pourtant, le baby boom de la fin des années 40 et du début des années 50 est certainement un des principaux déterminants de la révolte soixante-huitarde, et par voie de conséquence des grandes réformes – ne devrait-on pas dire de la réforme permanente ? – dont l’école fut l’objet depuis lors. De même, c’est bien sûr l’explosion démographique au XXe siècle qui a abattu nombre des barrières que les cultures dressaient entre elles et qui a produit ces cultures universalistes hybrides qui croient toutes traduire l’humanité entière là même où elles ne font qu’exprimer leur vision propre de l’universalisme (2).

De nos jours, l’illettrisme tourne, en France comme en Belgique, aux alentours de 10 %. On en parle pour déplorer un taux jugé trop élevé, notamment en considération de la fonction jouée par la lecture et l’écriture dans la vie sociale contemporaine. Un taux immensément plus élevé au XIXe siècle ne donnait pas lieu aux mêmes inquiétudes, parce que la lecture et l’écriture étaient alors réservées à des positions sociales rares et spécialisées.

Face à tout cela, qu’en est-il du bien écrire ? Il semble bien qu’il en aille pour l’écriture correcte comme il en va plus généralement pour ce qu’il est convenu d’appeler la culture cultivée : sa valeur ne se mesure qu’à ce dont elle se distingue (3) et, par conséquent, le vœu pieux de l’universalité n’aboutirait, en cas de réussite, qu’à la perte de sa valeur. Le souci d’égalité (autre conséquence probable de l’explosion démographique) charrie avec lui l’égalitarisme, c’est-à-dire son application confuse et systématique à des questions qui n’appellent pas nécessairement l’égalité. De la même manière qu’il est profitable au genre humain tout entier que les cultures se différencient, voire même se rejettent, il est sans doute également souhaitable que les catégories sociales d’une même société entretiennent des habitus variés. Ce n’est pas souhaiter des sociétés à plusieurs vitesses – comme on aime à dire de nos jours – que de supposer qu’un traitement égalitaire des membres du corps social laisse survivre des catégories sociales qui se distinguent et se plaisent même à se distinguer. Il est d’ailleurs fort possible que ce soit inévitable.

L’orthographe obéit à une logique historique qui brave quelquefois la logique pure. Elle n’en est sans doute que plus précieuse dans ce lien spontané qu’elle crée entre la pensée objectivée que représente l’écriture et ce que la conscience individuelle doit à des racines culturelles inconscientes. Réformer fondamentalement l’orthographe, c’est couper ce lien, c’est porter atteinte à ces racines. Or, la capacité dont dispose tout un chacun d’exprimer de façon précise une pensée complexe et nuancée est en rapport étroit avec la maîtrise qu’il a d’une écriture en laquelle s’inscrit ce lien et en laquelle se dessinent ces racines. Vouloir répandre un code simple de communication que tout le monde peut apprendre très rapidement, c’est cantonner cette communication à une pensée qui ne dépassera jamais l’étroite limite de la combinatoire qu’autorise ce code. Ai-je vraiment besoin d’en donner des exemples ?

Que dire à ceux à qui on aurait appris une orthographe à ce point simplifiée qu’elle leur couperait tout accès à la littérature classique ? Qu’ils peuvent se passer de cette littérature ? Ne serait-ce pourtant pas là une option autrement bien plus inégalitaire que celle qui consiste à constater la difficulté à laquelle se heurte l’égal accès à cette littérature classique ?

Peut-on d’ailleurs prévoir tous les effets d’une simplification profonde de l’orthographe ? Il existe un rapport complexe à analyser entre l’orthographe et la syntaxe. Il est probable que la corrélation entre une mauvaise orthographe et une mauvaise syntaxe soit grande. Qui peut affirmer avec certitude que la simplification de l’orthographe n’induirait pas un appauvrissement de la syntaxe ? Si cette simplification vise à conforter un modèle sociétal dans lequel la fréquence et la rapidité de communication prévaut sur sa qualité et sa richesse, alors il me semble préférable d’y renoncer.

Il est vrai que rares sont ceux qui s’intéressent à l’étymologie et à ce que l’orthographe en révèle. Mais la trace étymologique inscrite dans l’orthographe imprègne l’écriture de tout qui écrit. Et cette imprégnation a des effets sur le signifié qui emporte le lecteur et le scripteur au-delà de la compréhension immédiate qu’il a du signifiant.

Bah ! Je ne suis pas très inquiet pour l’orthographe : sa réforme – l’histoire le prouve – ne se décrète pas.

(1) L’article s’intitule « André Chervel : "Il faut absolument simplifier l’ortografe" ». Il est consultable sur Internet à l’adresse suivante : http://www.lematin.ch/tendances/societe/andre-chervel-absolument-simplifier-lortografe-64674
Chervel a été interviewé à l’occasion de la parution de son livre L’orthographe en crise à l’école. Et si l’histoire montrait le chemin?, Ed. Retz, 2008. Commenter une pareille interview sans avoir lu le livre en question est, je le reconnais, un peu culotté. Mais, très sincèrement, je n’ai guère envie de m’infliger cette lecture. Je me suis néanmoins décidé à critiquer les propos de Chervel, parce qu’une amie m’a demandé mon avis sur le sujet.
(2) Cf. notamment sur la question le discours prononcé en 1971 à l’UNESCO par Claude Lévi-Strauss et publié dans Le regard éloigné, Plon, 1983, pp. 21-48.
(3) Cf. notamment sur la question Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Éditions de Minuit, 1979.