lundi 25 février 2019

Note de lecture : William Clifford et William James

L’éthique de la croyance
de William Clifford et
La volonté de croire
de William James


J’ai déjà eu l’occasion d’évoquer la distinction entre faits et valeurs, d’en admettre l’importance, mais aussi d’en dénoncer toute conception absolue. (1) Cette distinction-là est chevauchée par une autre, non moins importante, mais à laquelle - selon moi - il ne convient pas davantage d’accorder un caractère absolu : c’est celle qui oppose savoir et opinion incertaine, ou - pour être plus précis - celle qui sépare deux formes de croyances, à savoir celles qui se fondent sur des éléments de preuve permettant de les juger vraies de celles qui reposent principalement sur d’autres critères que leur vérité.

On m’objectera que cette dernière distinction concerne les faits et non les valeurs. Ce ne serait pas faux si faits et valeurs n’étaient pas quelquefois à ce point imbriqués qu’il serait hasardeux de ranger un propos dans les secondes pour se dispenser de le soumettre au critère de la vérité.

La question de la légitimité des justifications d’une croyance est débattue depuis bien longtemps. On la trouve notamment discutée chez Aristote, chez Montaigne, chez Locke, chez Hume et aussi chez Rousseau. Mais les débats qu’elle a suscités à l’époque contemporaine - chez Russel ou chez Bouveresse, par exemple - reposent principalement sur ce qui en fut dit en 1876 par William Clifford, d’une part, et la réponse qui y fut apportée en 1897 par William James, d’autre part. Les deux textes - L’éthique de la croyance de William Clifford et La volonté de croire de William James - qui ont ainsi nourri une importante controverse - viennent assez récemment de faire l’objet d’une nouvelle traduction que l’on doit à Benoît Gaultier. Celui-ci les a réunis dans un livre intitulé L’immoralité de la croyance religieuse (2). Pourquoi a-t-il donné ce titre à ce recueil ? La postface qu’il y a fait figurer l’explique ; je vais y venir.

Commençons par nous mettre bien d’accord sur le sens des mots. La croyance est le fait d’admettre l’existence ou la réalité de quelque chose, peu importe les moyens utilisés pour y parvenir. Elle englobe donc les connaissances et les opinions, sans véritable distinction. Mais, dans le langage courant, lorsqu’il est recouru à ce mot de manière intransitive - par exemple lorsque je dis : « je crois » (3) -, il vise l’adhésion à une façon de penser ou à une manière de voir qui est dépourvue de preuves certaines, tels les dogmes d’une religion. En ce cas, il ne faut guère pousser les choses jusqu’à l’extrême pour y voir une façon de fonder la croyance sur le fait même de croire, fait dès lors appelé la foi. Par contre, lorsque je dis que je crois que la Terre tourne autour du Soleil, je considère du même coup qu’il s’agit là d’un savoir, d’une connaissance, bien distincte de la croyance en la Trinité. Voilà pourquoi, depuis si longtemps, il est tenté de distinguer le savoir de l’opinion incertaine. Dèjà Platon, dans le Théétète, s’efforça de définir le savoir comme « une opinion droite accompagnée de sa justification ». (4)

Dans L’éthique de la croyance, William Clifford défend l’idée que l’« on a tort, partout, toujours et qui que l’on soit, de croire quoi que ce soit sur la base d’éléments de preuve insuffisants » (p. 13) L’ « on a tort », dit-il, ce qu’il faut comprendre non seulement comme une erreur, mais aussi comme une faute, morale s’entend. Ce qui ne peut qu’étonner de nos jours, car, comme le pense très justement Jacques Bouveresse, « c’est une position qui a toutes les chances de passer aujourd’hui pour une bizarrerie, puisque l’absence de raisons objectives d’une croyance semble avoir cessé depuis un certain temps déjà de pouvoir être considérée comme l’argument le plus sérieux et simplement comme un argument réel qui pourrait être utilisé contre elle. » (5) Mais n’anticipons pas.

Pour saisir pleinement ce que Clifford veut dire, il est important de comprendre ce qu’est une croyance qui ne s’appuie pas sur des éléments de preuve suffisants, de même qu’il convient de tenir compte des arguments dont il use et surtout du contexte dans lequel il les a formulés.

Personnellement, je suis toujours étonné de voir combien sont nombreux les gens qui s’imaginent qu’ils ont de bonnes raisons de croire vrai quelque chose, alors même que ce n’est pas le constat de sa vérité qui les y conduit. En fait, on croit pour de multiples raisons. Les illusions, les sentiments, les préférences, les émotions, les arguments fallacieux fondent les croyances de telle sorte que la conviction du vrai n’en est que plus forte, alors même qu’aucune raison objective ne la justifie. À cela, je pense qu’il ne faut pas craindre d’ajouter que tout le monde, et moi aussi bien sûr, succombons à cette tendance à l’occasion, de façon plus ou moins aiguë selon les circonstances et les tempéraments. Somme toute, il semble assez important de prendre en compte autant la dimension sociale du problème que ses aspects théoriques. Et ce l’est d’autant plus que les temps que nous vivons sont dominés par une poussée massive de l’irrationalité.

Lorsqu’on réduit les idées de William Clifford - telles qu’il les expose dans L’éthique de la croyance - à cette phrase sempiternellement répétée que l’« on a tort, partout, toujours et qui que l’on soit, de croire quoi que ce soit sur la base d’éléments de preuve insuffisants », on fait fi des nombreux arguments qu’il avance à l’appui, ce qui - en quelque sorte - est précisément le péché dénoncé. Dans sa postface, Benoît Gaultier estime que William James a mal compris le propos de Clifford et qu’il répond donc à une conception des choses qui n’est pas la sienne, mais plutôt à celle de quelqu’un qu’il appelle « le pseudo-Clifford » (pp. 107-121). Qu’est-ce qui sépare le pseudo-Clifford de Clifford ? Je vais m’en tenir à cette question, même si bien d’autres choses - tant chez Clifford que chez James - mériteraient d’être longuement commentées.

L’éthique de la croyance s’achève sur ces mots :
« Pour résumer :
Nous sommes en droit de croire des choses qui vont au-delà de notre expérience uniquement lorsqu’elles sont inférées de cette expérience en s’appuyant sur la supposition que ce que nous ne connaissons pas est similaire à ce que nous connaissons.
Nous sommes en droit de croire l’affirmation d’une autre personne quand il y a des motifs raisonnables de supposer qu’elle connaît le sujet dont elle parle et qu’elle dit la vérité telle qu’elle lui apparaît.
On a toujours tort de croire sur la base d’éléments de preuve insuffisants ; et dans les cas où c’est être présomptueux que de douter et d’enquêter, c’est être bien pire que de croire.
 » (p. 43) (6)
Il est donc clair que Clifford ne reproche à personne de croire à des choses fausses ; il désigne comme une faute le fait de croire quelque chose de faux alors que la possibilité existe d’en vérifier les preuves. (7) C’est cette forme de crédulité qu’il vise et il justifie sa condamnation par le fait que la disposition d’esprit qui incline quelqu’un à croire une chose fausse en dépit de la possibilité qui lui est offerte d’en vérifier la pertinence le contamine et contamine son entourage d’une manière qui peut, à la longue, affecter la société toute entière.
« Chaque fois que nous nous abandonnons à croire pour des raisons insuffisantes, nous affaiblissons notre pouvoir d’autocontrôle, de douter, de soupeser de façon honnête et équitable les données dont nous disposons. Nous sommes tous sévèrement affectés par le fait de soutenir et d’entretenir des croyances fausses, ainsi que par les actions inévitablement incorrectes auxquelles elles conduisent. Le mal qui naît avec le fait d’entretenir de telles croyances est un grand mal. Mais il s’étend encore davantage lorsque c’est un caractère crédule qui se trouve ainsi entretenu, lorsqu’une habitude de croire pour des raisons insuffisantes est encouragée et installée en nous de façon permanente. » (p. 11)

Est-il besoin de dire combien cette inquiétude se révèle aujourd’hui tout à fait fondée ? Les époques se succèdent et - indépendamment d’une propension permanente à croire tout et n’importe quoi - elles inclinent plus ou moins à cultiver le goût de la vérité, ou du moins de sa recherche. La nôtre ne l’encourage aucunement ; elle manifeste même une sorte de frénésie à propager les croyances les plus saugrenues, y compris dans les milieux dont on aurait pu s’attendre à une attitude inverse. À lire Clifford, on pourrait se demander si nous n’entrons pas, d’une certaine manière, dans une nouvelle ère de barbarie :
« Le danger pour la société n’est pas simplement qu’elle se mette à croire des choses fausses, bien que ce danger soit déjà assez considérable, mais qu’elle devienne crédule et perde l’habitude de soumettre les choses à l’examen et d’enquêter sur elles ; car alors elle tomberait dans la barbarie. » (p. 12)

Outre que William James a pu mal comprendre Clifford et lui attribuer l’idée qu’il fallait en toutes circonstances n’accorder foi qu’à ce qui est prouvé - sous peine d’être moralement coupable -, on ne peut ignorer qu’il le conteste principalement en raison de son propre attachement à une croyance religieuse. Il réfute même tout agnosticisme : « […] en ce qui me concerne, je ne puis accepter la manière agnostique de chercher la vérité, ni me décider de bon gré à faire abstraction de ma nature volitive » (p. 81) Il est vrai aussi que, de son côté, William Clifford vise tout particulièrement les croyances religieuses. S’il ne le dit pas explicitement dans L’éthique de la croyance - si ce n’est à l’occasion des raisonnements qu’il tient à propos de l’autorité qu’un mahométan accorde à son Prophète (pp. 17-24) (encore y trouve-t-on de subtiles distinctions sur lesquelles je reviendrai) -, il est par contre sans ambiguïté ailleurs : « […] à ceux qui insistent sur les bienfaits que nous devons à la religion, Clifford répond qu’ils ont été pour le moins surestimés et il va même jusqu’à affirmer, dans un article qui a justement pour titre “L’éthique de la religion”, que, “si les hommes n’étaient pas meilleurs que leurs religions, le monde serait effectivement un enfer” » (8)

Benoît Gaultier va plus loin encore. Il estime que la croyance en l’inexistence de Dieu est objectivement préférable à celle qui affirme son existence : « […] il se pourrait que nous soyons davantage justifiés à nous en remettre au jugement des athées qu’à celui des croyants. Peut-être voudra-t-on objecter que [les] agnostiques devraient également regarder avec suspicion le jugement des athées. N’est-il pas en effet tout aussi plausible qu’ils ne croient pas en Dieu du fait d’un désir (de croire) que Dieu n’existe pas qu’il est plausible que ceux qui croient que Dieu existe croient cela du fait d’un désir (de croire) qu’il existe ? N’est-il pas particulièrement désirable qu’aucune autorité transcendante ne s’impose à nous, que nous ne soyons placés sous aucun regard omniscient, ou que nous ne risquions pas la damnation éternelle pour nos pensées et nos actes ? Sans doute. Mais la question est de savoir si ces choses sont, de fait, généralement jugées plus désirables que celles qui iraient de pair avec l’existence de Dieu, notamment le fait qu’il nous aime infiniment, que l’ordre des choses dans l’Univers ne puisse être meilleur qu’il n’est et que notre mort terrestre ne signifie pas nécessairement la fin de notre existence mais puisse être suivie d’une félicité éternelle. Or il ne semble pas que ce soit le cas, comme l’indique notamment le fait qu’il soit bien plus rare d’entendre des croyants dire qu’ils aimeraient bien que Dieu n’existe pas que d’entendre des non-croyants dire qu’ils aimeraient bien que Dieu existe – autrement dit, comme l’indique le fait empirique que la proportion de croyants qui préfèreraient que Dieu n’existe pas soit bien plus faible que la proportion d’athées qui préfèreraient qu’il existe. Et si tel n’est pas le cas, le jugement des croyants à propos de la force des données de premier ordre dont ils disposent en faveur de l’existence de Dieu a davantage de chances d’être vicié que celui des non-croyants à ce sujet. De sorte que les agnostiques, s’ils veulent maximiser leurs chances d’être dans le vrai à propos de l’existence de Dieu, devraient, se tournant vers des données d’ordre supérieur, s’en remettre au jugement des athées plutôt qu’à celui des croyants (tout du moins si ceux-ci n’étaient pas bien plus nombreux que ceux-là). » (9)

Le décor me paraît suffisamment planté et je voudrais en conséquence m’attacher à cette problématique particulière des arguments ainsi avancés pour marquer sa préférence à l’égard des athées vis-à-vis des agnostiques. Autrement dit, ne peut-on vraiment pas considérer que les athées font, d’une certaine manière, la même erreur que les croyants ?

Il me paraît indispensable de commencer par insister sur une différence majeure qui sépare athées et croyants, à savoir que ces derniers acceptent de croire à une multitude de choses, fort variables selon les cas, alors que les premiers s’affirment tous convaincus de la même chose : l’inexistence de Dieu. Les athées pensent qu’aucun Dieu n’existe et ils opposent leur conviction à tous les dieux - animistes, polythéistes, monothéistes - et à tous les multiples dogmes dont ils sont entourés. Il est vrai que, dans les mondes juif, chrétien et musulman, il s’agit de Dieu, le seul justifié à se prévaloir de cette qualité, le seul aussi très souvent à prétendre à une existence extraterritoriale, en dehors et indépendante du monde, étrangère et préexistante à l’univers, mais leur certitude emporte tout, y compris l’idée très abstraite et très élémentaire que quelque chose pourrait expliquer l’être, une chose à laquelle on pourrait provisoirement donner le nom de Dieu. Ce Dieu-là, je ne l’appellerais pas le dieu sans nom (l’idée est déjà prise), pas davantage la Lumière (trop étymologique), plutôt G (comme disent certains francs-maçons). (10) Ce n’est pas que je sois disposé à y croire, mais G à le grand avantage à mes yeux d’être dépouillé de tout ce qui ne peut résister au simple critère de la vraisemblance et qui - au-delà d’une première certitude portant sur son existence - l’habille d’oripeaux humains moraux, et quelquefois même charnels. Bien sûr, un chrétien qui prétendrait se contenter de G ne serait plus chrétien ; il lui serait même malaisé de se dire religieux, tant sa foi serait singulière. Mais à cette foi-là cependant, l’athée s’opposerait encore.

Donc, entre G réduit à sa plus minimale conception et les dogmes chrétiens (je n’évoque que ceux-là, puisque c’est ce qui est visé comme croyances religieuses, aussi bien par Clifford que par James), il y a une différence selon moi fondamentale que ni Clifford, ni surtout Gaultier ne prennent en compte. Ce dernier - en se focalisant sur le désir comme révélateur de la crédulité coupable - réduit quelque peu l’éventail des critères évoqués par Clifford. Et lorsqu’il suppose que le désir serait moindre chez les athées parce que ceux-ci seraient plus souvent portés à regretter de ne pas croire que le seraient les croyants d’épouser leur conviction, il me semble qu’il raisonne de façon quelque peu spécieuse. Car enfin, les positions sont loin d’être interchangeables ; pour le dire de façon outrée, les croyants désirent le bonheur, les athées la vérité, ce qui poussent les premiers à confondre les deux là où les athées prétendent précisément les distinguer. Quoi d’étonnant alors dans la satiété des uns et les regrets des autres ?

Lorsque les athées affirment que Dieu n’existe pas, ils récusent Dieu, avec tout son fatras de caractéristiques historiques et humaines et ses légendes subséquentes, mais aussi - du même coup - ils récusent G. Et là, il est pour le moins malaisé de prétendre qu’ils nient quelque chose dont la fausseté peut être prouvée. Qu’existe ou non ce quelque chose qui - sans être autrement défini - justifie l’être, voilà qui me parait aujourd’hui indéterminable. Je suis plutôt porté à croire que cela n’existe pas, mais je dois bien avouer que c’est sans doute mon désir de rester cohérent avec bien d’autres préférences qui m’y porte, ce qui ne devrait se faire, tant selon Clifford que selon Gaultier.

On pourrait m’objecter que la croyance en G n’est pas une religion et qu’elle n’est donc pas visée par la suspicion de crédulité que ce dernier évoque, notamment lorsqu’il choisit d’intituler son recueil L’immoralité de la croyance religieuse. Soyons cependant de bon compte : l’athée qui dénonce les religions dénonce également G, car si G peut être conçu dans son individualité, il reste le fondement premier de nombre de religions, lesquels y ajoutent un tas de choses propres à témoigner de ses caractéristiques, notamment vertueuses, et de sa théophanie. Si G n’est pas - comme l’affirment les athées -, alors le reste s’écroule et, la piste de Dieu perdue, la religion est en défaut. Ce n’est pas trahir Gaultier que de penser que l’immoralité qu’il entend dénoncer vise aussi la croyance en G.

J’incline personnellement à penser que, fort des recommandations de William Clifford, je ne puis ni vérifier ni tester les dires des athées lorsque ceux-ci nient jusqu’à G. À moins qu’ils précisent que leur athéisme ne vise que les oripeaux de Dieu et qu’il épargne G, ce qui - il faut l’admettre - ne s’entend guère. Je n’en suis pas pour autant convaincu que G existe et je conserve donc, sur toutes ces questions une posture agnostique. Il me faut ajouter, pour ne rien dissimuler, que mes préférences me portent vers l’athéisme, mais cela ne me donne pas le droit de refuser catégoriquement à G quelque chance d’exister. Ce serait accorder à mon désir le pouvoir d’asseoir une croyance en son inexistence qu’il n’est pas possible de tester.

Reste une autre question qui n’est pas sans importance. Dans un monde social qui accorde une place - sinon prépondérante - du moins essentielle à la croyance religieuse, s’en affranchir radicalement (11) représente un problème qui réclame d’être évalué de la façon la plus judicieuse qui soit. Il est possible d’étudier le plus objectivement possible ce phénomène qu’est la croyance religieuse, ainsi que toutes ses conséquences sociales. Et, pourquoi pas, de tenter d’élucider un peu la très difficile question de l’utilité de la croyance. Clifford en minimise les effets bénéfiques, James les affirme, Gaultier les nie. Je reste personnellement dubitatif. C’est que l’objectivation des appréciations subjectives auxquelles elle donne lieu représente une sorte de cas d’école des écueils auxquels se heurte l’objectivation de l’objectivation, entendez la difficulté à étudier la façon dont ces opinions subjectives sont étudiées.

Dans L’éthique de la croyance, William Clifford évoque Mahomet. Il y parle plus précisément de ce dont Mahomet aurait témoigné, à savoir ce seul Dieu dont lui serait le prophète. Comment le sait-il ? Le Ciel lui-même le lui a révélé. Faut-il le croire ? Oui, puisque Mahomet est quelqu’un d’« honnête » et qu’il n’a donc pu mentir. (12) Ne se trompait-il pas ? Rien ne nous permet, nous dit Clifford, d’écarter la possibilité que ce qui lui apparaissait la vérité ne l’était pas. Pourtant, le système dont il représente l’origine a si bien réussi que la question se pose : se pourrait-il qu’il soit fondé sur une illusion ? Clifford répond : « Il faut cependant bien peu de réflexion pour voir qu’en réalité ce qui a été vérifié n’est pas du tout le caractère divin de la mission du Prophète, ni la fiabilité de son autorité sur des questions que nous ne pouvons pas tester, mais seulement sa sagesse pratique s’agissant de choses parfaitement terrestres. » (p. 22) La concession ainsi faite - dont on peut supposer qu’elle s’inscrit encore dans une hypothèse -, relève en fait de l’impossibilité à laquelle se heurte toute affirmation logique qui récuse une idéologie séculaire. Nous ne saurons jamais ce qu’auraient été la culture des pays concernés sans l’islam. Et, par conséquent, le caractère bienfaisant ou malfaisant de la religion est indécidable. Si une vérité doit être recherchée à ce sujet, ce n’est pas d’abord à propos de la validité de ses fondements, mais plutôt sur le phénomène social dont témoigne ce type de croyance, quitte à porter aussi l’interrogation sur ce qu’il a d’illusoire.

La société d’aujourd’hui charrie de multiples croyances invraisemblables. Il est probablement plus aisé et plus efficace de s’attaquer à celles qui apparaissent comme des nouveautés, voire des modes, et qui portent sur les désirs les plus immédiats (santé, sexualité, sentiments, prévisions, consommation, complots, etc.) qu’à celles qui participent de la religion. Encourager à regarder celles-là comme invraisemblables pourrait peut-être remettre en selle un esprit critique qui manque tant, sans affronter d’emblée les religions, lesquelles ne manquent jamais d’accuser les athées de leur en vouloir pour des raisons plus sociales que logiques. Ce qui selon moi distingue les croyances religieuses des autres, ce n’est évidemment pas qu’elles seraient plus aisément justifiables par rapport à l’éventuelle vérité de leurs affirmations, mais simplement que l’ancienneté de leur origine en fait un phénomène social sur lequel il n’est possible de jeter un regard critique qu’à des conditions plus malaisées à réunir que d’ordinaire. C’est pour cette raison qu’il est moins rare qu’à l’égard d’autres croyances de voir des gens aptes à manifester un souci méthodiquement entretenu de la vérité sans qu’ils se départissent pour autant de leur fidélité religieuse. Tel fut sans doute le cas de quelqu’un comme Louis Pasteur.

(1) Cf. notamment ma note du 4 février 2015.
(2) Clifford & James, L’immoralité de la croyance religieuse, Agone, Marseille, 2018. Voir également ce que le même Benoît Gaultier en écrit dans un article publié dans la revue ThéoRèmes, 13-2018 : “Comment défendre l’anti-pragmatisme de Clifford à propos des croyances en général et des croyances religieuses en particulier”.
(3) En fait, le langage courant accepte deux sens à l’affirmation « je crois » : la déclaration d’une foi assumée et, au contraire, l’expression d’un doute quant à la vérité de ce qui va être dit.
(4) Platon, “Théétète ou de la science” in Œuvres complètes II, trad. par Léon Robin, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1950, p. 188.
(5) Jacques Bouveresse, Peut-on ne pas croire ? Sur la vérité, la croyance & la foi, Agone, Marseille, 2007, p. 72.
(6) Je trouve que la traduction du dernier paragraphe n’est pas très compréhensible et n’est peut-être pas totalement fidèle à la version originale, laquelle est ainsi rédigée : « It is wrong in all cases to believe on insufficient evidence ; and where it is presumption to doubt and to investigate, there it is worse than presumption to believe. » (William Clifford, The Ethics of Belief, Contemporary Review, 29, 1976:Dec.-1877:May, p. 309.). Il me semble qu’il eût été préférable de traduire there it is worse than presumption to believe tout simplement par “c’est pire de croire”, plutôt que par « c’est être bien pire que de croire », ce qui n’a pas nécessairement le même sens. Bouveresse le traduit d’une manière qui ne me semble pas non plus exempte d’ambiguïté : « là où c’est de la présomption de douter et de chercher, c’est pire que de la présomption de croire » (L’éthique de la croyance et la question du “poids de l’autorité”, Collège de France, 2015, 1.2, consultable sur OpenEdition).
(7) Benoît Gaultier écrit : « […] sa position n’est pas que rien n’est plus impératif que d’entretenir, sur n’importe quelle question (ou même sur certaines), une croyance vraie ou conforme à ce qu’indiquent les données dont on dispose. Elle est que nous sommes toujours en faute et blâmables de croire des choses que nous croyons du fait que notre jugement est vicié, c’est-à-dire que nous n’aurions pas crues si nous n’étions pas, par faiblesse, crédules ou dupes de nos désirs. » (p. 117)
(8) Jacques Bouveresse, L’éthique de la croyance et la question du “poids de l’autorité”, op. cit., 1.4.
(9) Benoît Gaultier, Comment défendre l’anti-pragmatisme de Clifford à propos des croyances en général et des croyances religieuses en particulier, op. cit., 2.33.
(10) Je n’ai évidemment pas la prétention de connaître la signification des symboles maçonniques, symboles dont les adeptes aiment à dire qu’ils ne seraient déchiffrables, dans le meilleur des cas, que par la conscience individuelle de chacun. L’emprunt est donc hasardé simplement parce qu’il déjoue toute teneur arrêtée.
(11) Je dis radicalement, parce qu’il existe une manière d’être irréligieux qui n’offense personne dès lors qu’elle ne revendique pas le droit d’exister en tant qu’une opinion reconnue ou qui se réfugie dans une reconnaissance institutionnelle préétablie dont les principes et les usages tendent à valoir ce que valent les valeurs et les pratiques religieuses.
(12) Pour Clifford, l’honnêteté de Mahomet n’est au mieux qu’une conjecture. Il écrit : « […] pour pouvoir nous ranger à [ce point de vue], il semble que nous devrions oublier beaucoup de choses terribles que nous avons lues ou entendues. Mais si nous choisissions de lui accorder [au Mahométan] ces hypothèses (pour les besoins de l’argumentation, et parce qu’il est difficile aux fidèles comme aux infidèles d’en discuter de manière équitable et dépassionnée), nous n’en aurions pas moins un point à mettre en avant qui sape le fondement de sa croyance et montre dès lors que c’est un tort de l’entretenir. » (p. 19) Ce point, c’est l’erreur commise.

vendredi 1 février 2019

Note d’opinion : la bien-pensance et le politiquement incorrect

À propos de la bien-pensance et du politiquement incorrect

Le 1er février 2019, Michel Guerrin, l’un des rédacteurs en chef du journal Le Monde, a publié un article dont le titre est le jugement péremptoire suivant : « Dupond-Moretti, Houellebecq, Eastwood sont précieux dans un paysage culturel où la norme est de lisser le discours ». L’occasion m’est ainsi donnée, par les objections que je souhaite y apporter (ce qui ne devrait pas en principe lui déplaire), de préciser une fois de plus mon point de vue.

Ce que Guerrin appelle le paysage culturel, c’est donc le champ de la célébrité, là où pour diverses raisons Éric Dupont-Moretti, Michel Houellebecq et Clint Eastwood ont obtenu une place relativement importante (« Ce qui les lie […] est d’abord leur succès » écrit-il). De quoi témoigne la célébrité ? (1) De pas grand-chose ! Peut-être d’une certaine capacité à se faire remarquer, souvent synonyme de médiocrité ; plus souvent encore, de s’être trouvé au moment et à l’endroit idoines et d’y avoir consenti. Loin de moi l’idée que tous les gens célèbres seraient dépourvus de talents. Mais je ne puis m’empêcher de supposer que ces talents ont d’abord et avant tout participé à l’assomption vers la célébrité et que celle-ci les a gâchés d’une manière ou d’une autre. Voilà sans doute pourquoi le talent méconnu et le talent qui n’accède qu’à une célébrité posthume sont parmi les plus estimables.

L’important n’est cependant pas là.

Selon Guerrin, en quoi Dupont-Moretti est-il précieux ?

Celui-ci, avocat de son métier, se livre en ce moment à un one-man-show au Théâtre de la Madeleine à Paris. Il n’avait pas attendu cette occasion pour se donner en spectacle, bien sûr. Mais là, selon Guerrin, il jouerait « sa vie d’homme et d’avocat - la même ». Et qu’en retient-il ? Ceci :
« L’avocat boit du vin, dévore la viande, grille des cigarettes (sur scène aussi), goûte le cigare, chasse au faucon, aime la corrida et séduire les filles, manie l’irrévérence. Il a le mot gourmand. Il adopte une formule d’un de ses mentors : “Je déteste le confort, je tolère le luxe.” Les cibles qu’il coupe en morceaux sont, selon lui, autant d’embûches à la liberté : les communautarismes, le mouvement Balance ton porc, le moralisme dominant, l’hygiénisme, la pensée victimaire, les réseaux sociaux – “des poubelles de frustrés haineux”. »

Bigre !

Selon Guerrin, en quoi Michel Houellebecq est-il précieux ?

Parce que :
« [Il] prend un malin plaisir à brosser un héros qui n’en est pas un tant il coche toutes les cases incorrectes et avoue son absence de scrupules. Il jette ses bouteilles en verre avec le papier, réduit souvent les femmes à un objet de plaisir à consommer, use des armes à feu, s’émerveille dans un hypermarché, etc. »

Bigre !

Selon Guerrin, en quoi Clint Eastwood est-il précieux ?

Il est question de son dernier film : La Mule. « Son personnage est un “réac” au grand cœur, qui, s’arrêtant au bord de la route pour aider un couple noir qui a crevé, leur lance : “Ça fait plaisir d’aider des amis nègres !” L’homme lui rétorque qu’il faut dire “noir”, mais son épouse, qui a pris la mesure des piètres talents de bricoleur de son mari et n’entend pas rester plantée en rase campagne, tempère l’indignation. Plus loin dans le film, Eastwood lance à des Mexicains qu’ils sont “des haricots rouges dans un champ de maïs” ou encore “They all look the fucking same”. Soit : tous les Mexicains se ressemblent, comment donc les reconnaître ? »

Bigre !

Je dis bigre, parce que cette exclamation (mise pour bougre) sent son bourgeois réagissant devant du politiquement incorrect. Et c’est bien ceux-là que vise Michel Guerrin, qui écrit : « Les opposants à ce trio seront confortés dans leurs convictions : “la pensée décomplexée” est tenue par des conservateurs, voire des réactionnaires. C’est probable dans la politique et la société en général, avec Trump pour emblème. C’est faux dans la culture, où toute voix dissonante doit être écoutée. Et si en plus elle est de qualité… »
En quoi, de qualité ?
« Ce qui rapproche aussi ces trois auteurs, c’est qu’ils parlent d’eux-mêmes à travers leurs personnages, sans vraiment être inquiétés par la police de la pensée. Sans doute parce que leur notoriété est solide et leur talent peu contestable. Et puis ils en ont vu d’autres. Surtout, ils jouent merveilleusement d’une esthétique et d’une narration ambiguës, maniant le chaud et le froid, ce qui donne du brio à leur style et désarme la critique. »
Là, certains des arguments avancés - parler de soi, échapper à la police de la pensée, bénéficier d’une certaine notoriété - méritent d’être bien pesés. Je passe et j’en viens à ce qui me paraît l’essentiel.

Bien des propos tenus au sujet du politiquement correct - dans un sens comme dans l’autre, d’ailleurs - manquent souvent de cohérence et de rationalité. Qui ne s’est pas quelquefois senti en accord avec le souhait d’appuyer une règle morale ou une consigne politique que les circonstances semblent justifier ? Qui ne s’est pas quelquefois senti animé par le désir de transgresser ou de vilipender la même ou une autre règle ou consigne dont la formulation de principe semble représenter une contrainte excessive ? Tant et si bien que l’on voit assez souvent une même personne osciller entre deux attitudes que la logique du politiquement correct répute contradictoires.

En fait, les rapports existant entre la bien-pensance et le politiquement incorrect - qui apparaissent très antagonistes - participent d’une même imprégnation aux pensées que véhicule l’air du temps. Pour ou contre, c’est la même détermination sociale qui pousse à réagir. Et là où l’on croit percevoir une liberté - celle dont userait celui qui se refuse à se conformer à la police de la pensée -, on reste face à la même servitude. (2) C’est ce faux-semblant - souvent peu conscient - qui conduit Michel Guerrin à cette extraordinaire contorsion : désapprouver Donald Trump et approuver Clint Eastwood, Michel Houellebecq et Éric Dupont-Moretti au seul motif que l’un mérite un jugement politique et les autres un jugement culturel.

Si l’on souhaite tenter de comprendre - ce qui n’est pas une chose à tenter en permanence, sous peine d’en altérer les conditions d’exercice -, il faut d’abord et avant tout se déprendre de soi. Car c’est en soi que sont logées les consignes sociales qui, lorsqu’on réagit spontanément, guident nos opinions. Pour se garder de l’influence du monde social - par exemple, du politiquement correct -, il faut se méfier de ce qui s’est insinué en nous et donc le débusquer en nous. Mais l’indépendance d’esprit réclame en outre d’éviter le contre-pied. Car le contraire du politiquement correct n’est pas nécessairement plus digne d’attention, que ce soit dans le champ politique ou dans le champ culturel. Une véritable indépendance d’esprit exige que l’on se dégage des influences en tous sens et que l’on reprenne les choses en leur début. Le contre-pied n’est souvent qu’une posture orgueilleuse qui joue sur la bienveillance dont bénéficie le défi. Oser assumer son inconvenance est souvent au final un geste naïf qui mise sur la supériorité de la sincérité sur l’hypocrisie, un pari stupide s’il en est.

Ce qui revient à dire que la frontière qui permettrait d’identifier le politiquement correct ou le moralement convenable n’est elle-même qu’un préjugé dont il convient de s’affranchir. Ainsi est-il alors possible d’approuver à l’occasion une personne ou une opinion qui serait réputée politiquement incorrect ou moralement condamnable et, au même moment, approuver aussi ce qui serait disqualifié au motif qu’il serait bien-pensant. Et reste aussi possible de se garder de juger lorsque l’intérêt pour la cause est insuffisant ou lorsque les éléments utiles au jugement restent ignorés. Voilà pourquoi je me garde ici de juger Éric Dupont-Moretti, Michel Houellebecq et Clint Eastwood, si ce n’est au regard de leur célébrité, ce qui est loin d’être décisif.

(1) Cf. ma note du 24 mai 2014 sur la renommée.
(2) Cf. ma note du 22 décembre 2016 sur l’indépendance d’esprit.