mardi 31 mai 2011

Note d’opinion : médias et philosophie

À propos de l’introduction à la philosophie (1)

Celles et ceux qui souhaitent s’intéresser à la philosophie sont notamment confrontés à deux écueils qui, tels Charybde et Scylla, les attendent chacun sur un des côtés du chemin. Le premier réside dans l’idée candide qu’il est du pouvoir de quiconque de philosopher, tel le Thalès des débuts, en laissant s’exprimer ce que sa propre profondeur recèle. C’est ce qui suscita, au milieu des années 90, l’efflorescence du café-philo, un café-philo dont le succès fut tel que l’Éducation nationale française voulut organiser des débats du même type dans les classes de philosophie. Et puis, le second écueil, c’est l’idée niaise que les philosophes sont des êtres d’exception qui détiennent des pouvoirs occultes leur permettant d’accéder à une exceptionnelle lucidité et qu’il est préférable de leur faire confiance plutôt que de tenter de les comprendre.

Ces deux écueils, les médias se chargent continûment de les fortifier. À propos du deuxième, un exemple particulièrement représentatif de cette nuisance médiatique nous est fourni par l’article que Nicolas Truong a placé en tête du « face à face » entre Slavoj Zizek et Peter Sloterdijk publié dans Le Monde du samedi 28 mai 2011 (p. 22).

Je ne dirai rien de Zizek et de Sloterdijk. D’abord parce que je ne les ai pas lus (je n’éprouve pas davantage aujourd’hui qu’hier l’envie de les lire, moins encore après avoir pris connaissance de ce « face à face »), mais surtout parce que la question n’est pas là. La question est en effet celle de l’impact que peut avoir l’article de Truong sur le lecteur profane en philosophie. Que représente cette mise en condition censée préparer la lecture du débat qui suit ? Un individualisme nietzschéen ici, Hegel (associé à Hitchkock !) là ; René Char cité ici, Rilke là ; le communautarisme évoqué ici, le communisme là : toute la connaissance du monde converge vers les penseurs invités et… vous allez voir ce que vous allez voir !

Entrons brièvement dans le détail de l’article.

Le titre, d’abord : « Comment sortir de la crise de la civilisation occidentale ? » Rien de moins. Avec ce sous-titre – « De la faillite d'une économie fondée sur le crédit à l'affaire DSK, rencontre inédite entre les deux philosophes parmi les plus lus et traduits en Europe » –, un sous-titre qui laisse espérer aux plus friands de scandales que le débat ne se cantonnera pas à la métaphysique, même si les philosophes invités sont « parmi les plus lus », audience oblige.

Premier paragraphe, introductif :
« L'Occident vit une crise de l'avenir : les nouvelles générations ne croient plus qu'elles vivront mieux que celles qui les ont précédées. Une crise de sens, d'orientation et de signification. L'Occident sait à peu près d'où il vient, mais peine à savoir où il va. »
L’Occident ainsi hypostasié doit beaucoup au journalisme et peu à la philosophie. Il vivrait bien sûr une crise, cet état constant réputé soudain. Et les questions qui surgissent sont ainsi présentées comme se posant, sinon de façon nouvelle, du moins dans un contexte qu’on imagine original. Le ton est solennel : l’enjeu est primordial.

Deuxième paragraphe, explicitant le premier :
« Certes, comme disait René Char, " notre héritage n'est précédé d'aucun testament " et il appartient à chaque génération de dessiner son horizon. Mais nos tourments ne sont pas sans fondement. Le sens du commun s'est étiolé. A l'heure du chacun pour soi, le sentiment d'appartenance à un projet qui transcende les individualités s'est évaporé. L'effondrement du collectivisme - nationaliste ou communiste - et du progressisme économique a laissé place à l'empire du " moi je ". Le sens du " nous " s'est dispersé. »
Une citation d’abord, comme il sied ; en l’occurrence, de René Char. Pourquoi ceux qui se piquent d’être philosophes ressentent-ils quasi toujours le besoin d’appuyer leurs dires, y compris les plus banals, sur des citations. La phrase de René Char est extraite d’un recueil poétique (2) écrit durant la guerre et qui n’avait pas vraiment d’ambition philosophique. C’est Hannah Arendt qui l’a citée pour illustrer l’idée que les périodes révolutionnaires, telle la Résistance, ne pouvaient jamais espérer du passé une indication sur l’orientation à donner au futur (3), ce qui est une idée bien éloignée, sinon contraire, de celle qui voudrait que la spécificité de l’état actuel de l’Occident soit son incapacité à se choisir un avenir. Suit l’antienne censée définir ce qui est perçu comme une crise : l’individualisme, la perte des liens à la collectivité.

Troisième paragraphe, qui prolonge le deuxième, mais avec un piment supplémentaire :
« L'idée de partage, de bien commun et de communauté semble voler en éclats, notamment à chaque nouvelle révélation de conflits d'intérêts touchant de hauts fonctionnaires. Mais ils sont encore nombreux ceux qui ne souhaitent pas laisser l'idée de communauté aux communautarismes qui hantent une planète déchirée. »
Le lien fait avec les « conflits d'intérêts touchant de hauts fonctionnaires » nous maintient dans la sphère du scandale, seule apte à capter un maximum de lecteurs. Quant à l’évocation de ces gens, nombreux, « qui ne souhaitent pas laisser l'idée de communauté aux communautarismes qui hantent une planète déchirée », elle est mirifique ! Parce qu’à prendre la formule au pied de la lettre, il s’agirait ni plus ni moins de gens (dont nous allons apprendre que Sloterdijk et Zizek en sont) qui défendraient une collectivité, une nation, une religion, une langue ou une culture, afin de ne pas laisser cette prérogative aux seuls immigrés ou à ceux qui veulent protéger leurs spécificités.

Quatrième paragraphe, où Sloterdijk et Zizek font leur apparition :
« Philosophes européens, Peter Sloterdijk et Slavoj Zizek sont de ceux-là. Ils ont accepté de débattre publiquement pour la première fois. Tout les sépare, en apparence. Le premier est un adepte de la philosophie individualiste de Nietzsche, l'autre un marxiste proche des mouvements alternatifs. Le premier est plutôt libéral, le second qualifié de radical. »
Avant même que le débat ne commence entre les deux invités, il faut bien sûr en faire des adversaires. Le premier, qui est de ceux qui ne veulent pas abandonner « l’idée de communauté » – venons-nous d’apprendre –, « est un adepte de la philosophie individualiste de Nietzsche ». C’est sans doute le « de Nietzsche » qui efface la contradiction apparente. En tout cas, de la sorte, il ne peut être qu’irréconciliable avec son vis-à-vis, lequel est annoncé « marxiste proche des mouvements alternatifs ». Il va y avoir du sport !

Cinquième paragraphe, où il convient de s’accrocher… :
« Grâce à la puissance métaphorique mise au service de ses audaces théoriques, Peter Sloterdijk (prononcez " Sloterdeik ") s'attache à saisir l'époque par la pensée, notamment grâce à une morphologie générale de l'espace humain, sa fameuse trilogie des " sphères ", qui se présente comme une analyse des conditions par lesquelles l'homme peut rendre son monde habitable. En mariant Marx et Matrix, en jonglant entre Hegel et Hitchcock, le penseur slovène Slavoj Zizek (prononcer " Slavoï Jijèk ") est une figure notoire de la " pop philosophie ", aussi sévère avec le capitalisme global qu'avec une certaine frange de la gauche radicale, ne cessant d'articuler les références de la culture élitaire (opéra) et populaire (cinéma) aux grandes déflagrations planétaires. »
Là, on se sent tout petit. Entre un philosophe qui « s'attache à saisir l'époque par la pensée » (vous ne le faisiez pas, n’est-ce pas !) grâce à « sa fameuse trilogie des " sphères " » (tellement fameuse que vous voici bien coupable de ne la pas connaître !), au point d’arriver à analyser les « conditions par lesquelles l'homme peut rendre son monde habitable » (rien de moins), et un autre philosophe qui marie tout avec tout (et réciproquement, probablement), qui est aussi sévère avec les uns qu’avec les autres (quel juste !) et qui ne cesse « d'articuler les références de la culture élitaire (opéra) et populaire (cinéma) aux grandes déflagrations planétaires. », vous perdez pied, j’en suis sûr. Moi aussi.

Sixième et septième paragraphes, la promotion :
« Cette rencontre inédite est liée à la sortie concomitante de deux ouvrages destinés à penser la crise majeure que nous traversons. Avec Vivre la fin des temps (Flammarion, 578 p., 29 euros), Slavoj Zizek analyse les différentes façons d'appréhender la crise du capitalisme. Car les quatre cavaliers de l'Apocalypse (désastre écologique, révolution biogénétique, marchandisation démesurée et tensions sociales) sont, selon lui, en train de le décimer : le déni (l'idée que la misère ou les cataclysmes, " cela ne peut pas m'arriver "), le marchandage (" laissez-moi le temps de voir mes enfants diplômés "), la dépression (" je vais mourir, pourquoi me préoccuper de quoi que ce soit " et l'acceptation (" je n'y peux rien, autant m'y préparer ").
Et de proposer des alternatives et des initiatives collectives afin de retrouver le sens d'un communisme débarrassé de sa grégarité allié à un christianisme délivré de sa croyance en la divinité. Avec
Tu dois changer ta vie (Libella/Maren Sell, 654 p., 29 euros), Peter Sloterdijk esquisse d'autres solutions, plus individuelles et spirituelles. Inspiré par le poème de Rainer Maria Rilke consacré à un torse antique du Louvre, il cherche dans les exercices spirituels des religieux à inventer un nouveau souci de soi, un autre rapport au monde. »
Le résumé du livre de Zizek ressemble davantage – il faut bien le dire – à un jeu ou à un test psychologique proposé par Marie-Claire, Elle ou Modes & travaux qu’à un programme de recherche en philosophie ou en sciences sociales. Quant à celui du livre de Sloterdijk – il en faut pour tous les goûts –, il fait surtout penser aux offres de retraites monacales avec lesquelles les monastères désertés espèrent survivre.

Une dernière phrase, un dernier rappel :
« De la faillite du crédit à l'affaire DSK, un dialogue inédit pour changer de voie. »
Puis-je me permettre un conseil : laissez tomber ce journal et ouvrez Platon, n’importe où… Bonne lecture !

(1) Cette note est un billet d’humeur, chacun s’en rendra vite compte.
(2) René Char, Feuillets d’Hypnos, 1946.
(3) Cf. Hannah Arendt, La crise de la culture. Huit exercices de pensée politique, trad. sous la dir. de Patrick Lévy, Gallimard, 1972.

vendredi 27 mai 2011

Note de lecture : Claude Lévi-Strauss

L’autre face de la lune. Écrits sur le Japon
de Claude Lévi-Strauss


C’est en 2001 que parut la dernière édition en japonais de Tristes tropiques. Claude Lévi-Strauss en rédigea la préface, republiée aujourd’hui dans L’autre face de la lune. Écrits sur le Japon sous le titre « Un Tôkyô inconnu » (1). Ce texte s’achève comme ceci :
« Il y aura bientôt un demi-siècle, en écrivant Tristes Tropiques, j’exprimais mon anxiété devant les deux périls qui menacent l’humanité : l’oubli de ses racines et son écrasement sous son propre nombre. Entre la fidélité au passé et les transformations induites par la science et les techniques, seul peut-être de toutes les nations, le Japon a su jusqu’à présent trouver un équilibre. Sans doute le doit-il d’abord au fait qu’il soit entré dans les temps modernes au moyen d’une restauration et non comme, par exemple, la France, au moyen d’une révolution. Ses valeurs traditionnelles furent ainsi protégées d’un effondrement. Mais il le doit aussi à une population longtemps restée disponible, abritée de l’esprit critique et de l’esprit de système dont les excès contradictoires ont miné la civilisation occidentale. Aujourd’hui encore, le visiteur étranger admire cet empressement de chacun à bien remplir son office, cette bonne volonté allègre qui, comparés au climat social et moral des pays dont il vient, lui semblent des vertus capitales du peuple japonais. Puisse celui-ci maintenir longtemps ce précieux équilibre entre traditions du passé et innovations du présent ; pas seulement pour son bien propre, car l’humanité entière y trouve un exemple à méditer. » (p. 155-156)

Le séisme du 11 mars 2011 de la côte Pacifique du Tôhoku au Japon et le tsunami qui l’a suivi ont en quelque sorte pris Lévi-Strauss à contrepied. L’audace technologique qui a poussé à construire des centrales nucléaires à Fukushima avait manifestement rompu l’équilibre qu’elle aurait dû rechercher avec les valeurs de respect de la nature inscrites dans la tradition nipponne. Faut-il s’en étonner ? L’équilibre dont parle Lévi-Strauss est-il illusoire ou l’accident n’est-il qu’un accident dans le plein sens du terme ?

D’aussi loin qu’on s’en souvienne, les humains se mettent en danger par vanité. Je n’en veux qu’un seul exemple sur lequel je médite depuis bien longtemps : les gratte-ciel. Le plus généralement, il n’existe aucune nécessité matérielle, aucune raison pratique, de construire en hauteur. Au contraire, cela n’entraîne que des contraintes coûteuses et des dangers importants. Les rivalités qui entraînèrent la construction de tours du genre du Centre mondial des finances de Shangai, de la Burj Khalifa de Dubaï ou de l’International Commerce Center de Hong Kong relèvent d’une dynamique des plus vaines. Les précédents sont bien sûr très nombreux. Depuis la tour de Babel et les pyramides d’Égypte, jusqu’à l’Empire State Building (1931), en passant par les flèches des cathédrales et les tours italiennes, telles celles de San Gimignano, les exemples ne manquent assurément pas de cette bouffissure qui anime continûment les hommes. Sur ce plan, le progrès technique s’est mis au service des errements les plus périlleux. (2)

Que les Japonais soient victimes d’une catastrophe nucléaire (3), on peut évidemment l’attribuer au caractère tout à fait exceptionnel du séisme subi, et même plus généralement au contexte géologique qui est le leur. Mais on peut également s’interroger : l’équilibre dont parle Claude Lévi-Strauss – et que les conséquences du séisme du 11 mars 2011, aussi alarmantes soient-elles, n’a pas pour autant démenti – ne doit-il pas quelque chose à un environnement qui peut se montrer occasionnellement particulièrement hostile ? Il est peu de choses qui inclinent autant à la modestie que le déchaînement des éléments. Et puis, il serait sans doute naïf de croire que les Japonais chérissent la nature à la manière de certains écologistes romantiques occidentaux. Les choses sont plus complexes. « […] c’est probablement cette absence de distinction tranchée entre l’homme et la nature, écrit Lévi-Strauss, qui explique aussi le droit que s’accordent les Japonais (par un de ces raisonnements pervers auxquels ils ont parfois recours : ainsi pour la pêche à la baleine) de donner la priorité tantôt à l’un, tantôt à l’autre, et de sacrifier s’il le faut la nature aux besoins des hommes. Elle et eux ne sont-ils pas solidaires ? » (pp. 152-153)

Cela dit, il convient d’insister sur le fait que, à côté des spécificités de la culture japonaise, les textes rassemblés dans L’autre face de la lune traitent aussi du thème des éventuels invariants culturels. Il y a d’abord les invariants historiques, tels ceci :
« Je m’occupe là d’un philosophe du XVIIIe siècle, un père jésuite, qui s’intéressait aux couleurs : le père Castel. Il dit quelque part : "Les français n’aiment pas le jaune. Ils le trouvent fade, ils le laissent aux Anglais." Or, l’année dernière, quand la reine Élisabeth II est venue en visite officielle en France, les journaux français de mode se sont un peu moqués d’elle parce qu’elle a porté, un certain jour, un tailleur jaune et que les Français se disent : ce jaune, c’est bizarre, ça ne convient pas. Il y a donc là des invariants qui peuvent durer extrêmement longtemps à travers les vicissitudes de l’histoire, et je pense que ça, c’est la matière même du travail de l’ethnologue. » (p. 177) (4)

Et puis, il y a les invariants universels. Dans le même texte, Claude Lévi-Strauss évoque le Namazu et les estampes (namazu-e) auxquelles il a donné lieu au XIXe siècle. Le Namazu est un poisson-chat géant dont il est question dans un mythe japonais, poisson-chat qui vit sous le Japon et dont les mouvements provoquent les tremblements de terre. Le mythe veut qu’un dieu, Takemikazuchi, veille ordinairement à immobiliser le Namazu et que, lorsqu’il a failli à sa tâche et qu’un tremblement de terre survient, un autre dieu, Daikoku, distribue les richesses aux victimes. Je cite Lévi-Strauss :
« […] nous sommes en plein art populaire, dans les… namazu-e, c’est-à-dire ce tremblement de terre de 1855 de l’ère Ansei qui a fait revivre une très ancienne mythologie que, peut-être, on trouve un peu choquante, aujourd’hui, dans certains milieux japonais. Parce que, par exemple, on voit un riche qu’on oblige à excréter ses richesses, et le tremblement de terre – enfin, yonaoshi, "renouvellement du monde" – ça permet aux miséreux, aux pauvres, de s’approprier les biens des riches.
Vous savez, ce qui est assez curieux, c’est que ce symbolisme, qui pourrait paraître tout à fait local, bizarre, il existe dans notre Moyen Âge. Ainsi, au XIIe siècle, quand on élisait un nouveau pape – ce qui, en un sens, était un
yonaoshi, un renouvellement du monde –, le nouvel élu devait s’asseoir, devant la basilique, sur une chaise percée – appelée "chaire stercoraire", c’est-à-dire chaire excrémentielle – et, de là, il distribuait des richesses pendant qu’on récitait un psaume de la Bible : " …que les pauvres se trouveraient élevés au niveau des riches". C’est-à-dire exactement le même symbolisme que nous voyons dans les namazu-e. Alors ça invite à réfléchir sur ce qu’il y a de fondamental – dans l’esprit des hommes – et qui peut se retrouver dans des contextes extrêmement différents. » (pp. 159-160)

Claude Lévi-Strauss n’a jamais mené de véritables recherches ethnologiques sur le Japon. Mais, dès son enfance, il s’était intéressé à son art. Aussi, lorsqu’il s’y rendit enfin, alors âgé de soixante-dix ans, il s’y comporta plutôt comme un touriste, mais comme un touriste averti, très averti, comme quelqu’un pour qui l’érudition est la voie obligée de la compréhension.

(1) Claude Lévi-Strauss, L’autre face de la lune. Écrits sur le Japon, Seuil, La librairie du XXIe siècle, 2011, pp. 149-156.
(2) Il y aurait beaucoup à dire sur le rôle joué par les architectes du XXe siècle, lesquels, en se voulant originaux, ont brisé l’unité de construction que la copie préservait, une unité qui fait encore aujourd’hui la beauté des villes et villages dits historiques. Sur les conceptions réactives de Jean François à ce courant d’inventivité débridée, cf. notamment Michel Grétry, Jean François peintre et architecte 1903 – 1977 intégriste du paysage, Mardaga, Wavre, 2004.
(3) Cette catastrophe a jusqu’à présent fait peu de victimes, en comparaison de celles que l’on dénombre causées directement par le tremblement de terre et surtout par le tsunami.
(4) L’« Entretien avec Junzo Kawada » dont provient cet extrait a été mené à Paris pour NKH, la télévision nationale japonaise, en 1993. Sur le père Louis-Bertrand Castel (1688-1757), cf. le chapitre « Des sons et des couleurs » in Claude Lévi-Strauss, Regarder écouter lire, Plon, 1993, pp. 127 et ss.

Autres notes sur Lévi-Strauss :
Claude Lévi-Strauss
Lévi-Strauss, le passage du Nord-Ouest d’Imbert
Le père Noël supplicié
Claude Lévi-Strauss est mort
À propos d’une analogie
Claude Lévi-Strauss de Marcel Hénaff
La fin de la suprématie culturelle de l’Occident
...ce que nous apprend la civilisation japonaise
Trois des Entretiens avec Claude Lévi-Strauss de Georges Charbonnier
Lévi-Strauss de Loyer
De Montaigne à Montaigne
La pensée sauvage
Correspondance 1942 - 1982 avec Jakobson

mercredi 18 mai 2011

Note de lecture : Pascal Chabot

Les sept stades de la philosophie
de Pascal Chabot


Nombreux sont celles et ceux qui, sans disposer de connaissances en la matière, souhaiteraient se voir conseiller un livre qui les aiderait à entrer dans l’univers de la philosophie. Répondre à cette demande fut une des raisons d’être d’un livre qui eut pas mal de succès il y a de cela plus de quinze ans, Le monde de Sophie de Jostein Gaarder (1). Je n’avais guère aimé cette tentative de didactisme, car elle était fondée sur l’ambition de résumer les systèmes philosophiques en vue de les rendre accessibles à ceux qui ne pouvaient pas ou ne voulaient pas faire l’effort d’entrer dans les œuvres des auteurs eux-mêmes. Ce qui me semble depuis longtemps un bien mauvais chemin. Ceux qui enseignent la philosophie font œuvre bien plus utile lorsqu’ils focalisent l’attention des étudiants sur un nombre très réduit d’auteurs – ainsi que le faisait Alain – afin de se donner l’occasion de les approfondir, plutôt que de tenter de ces marathons de l’histoire de la philosophie qui trahissent fatalement les auteurs et découragent les motivations les plus aigües (2).

Le dernier livre de Pascal Chabot, Les sept stades de la philosophie (3), constitue un exemple d’introduction à la philosophie à l’exact opposé du Monde de Sophie. Pas d’histoire des idées et des systèmes, pas de résumés d’œuvres, ni mécanisme ni téléologie : rien qu’une longue réflexion sur les spécificités de la pensée philosophique. Ce qui n’a bien sûr rien à voir avec une neutralité, en l’espèce impossible. On sent d’ailleurs, tout au long du livre, l’influence de manières de penser qui sont celles de ce début de XXIe siècle. De même qu’on y respire une forte détermination à aborder les choses par des questions premières. Ainsi :

« L’existence est un début. Elle réclame un sens comme un nouveau-né mérite un nom, comme une rencontre demande l’avenir du sentiment… L’existence appelle le sens. On ne sait pas pourquoi on est là. Exister est vertigineux par rapport au cosmos, dérisoire face à l’humanité, aléatoire du point de vue de l’histoire, miraculeux en regard de la biologie, vain face à la mort. Cinq déficits de sens pour une seule existence. C’est bien suffisant comme manque, pour légitimer la demande. Il n’en faut pas plus pour introduire la requête, même désespérée d’une signification qui, dans le plateau de la balance qui dépend de nous, soit comme une plume d’or face au plomb du vertige, du dérisoire, de l’aléatoire, du miracle et de la vanité qui lestent l’autre plateau, celui qui ne dépend pas de nous. » (pp. 112-113)


Pascal Chabot aime dénombrer les choses, les aspects des choses, les principes qui guident de sa réflexion. Ce qui, selon moi, affaiblit peut-être un peu son propos. Après tout, pourquoi la philosophie connaîtrait-elle sept stades, justement sept, un nombre auquel d’aucun attribue des vertus ou des sens qui dépassent ses significations ordinale et cardinale. Mais surmontons ce que je vois là comme un petit travers et découvrons le charme – je crois que c’est le mot qui convient – de ses explications.

« Il me semble qu’on peut distinguer trois phases dans la relation avec une philosophie : la compréhension, la possession et la complicité. » (p. 33)

« […] il ne faut pas opposer la possession à la liberté. L’individu est toujours sous l’emprise d’un système. Je ne crois pas à la virginité de l’esprit. » (p. 37)

« La troisième phase du processus de réception d’une philosophie est la complicité. Il arrive qu’elle ne survienne pas. Les cas de rejet sont majoritaires. On peut comprendre une pensée sans désirer aller plus loin avec elle. Parfois elle ne correspond pas à ce qu’on est, d’autres fois elle s’avère une impasse. On refuse de voir son énergie mentale asservie, ou bien la possession qu’elle exige paraît un sacrifice coûteux. On peut aussi respecter un auteur sans être touché par ce qu’il écrit. Quand l’émotion n’est pas là, il est inutile d’insister. Il y a mille raisons pour refuser une philosophie.
Mais lorsque la rencontre initiale n’a pas trahi sa promesse, s’installe alors une relation qui s’apparente à la complicité. La découverte parfois éblouie et excitée des débuts est loin. La possession n’a plus cours. Ce n’est plus à travers les yeux du philosophe que le monde est vu. Ses concepts ne sont plus des talismans. Ses théories ne sont plus des dogmes qu’on hésite à remettre en cause. Au contraire, on relativise ses idées. On connaît les limites de ses théories pour avoir souri de leur réfutation par une expérience vécue. La relation s’est métamorphosée. Elle s’est assagie. Toutefois sa nécessité demeure. Impossible de s’en passer car elle est constitutive. Les philosophes finissent complices. On n’y pense pas chaque matin, loin de là, mais ils ont si profondément structuré la réflexion et initié des modes de pensée, qu’ils font non seulement, et à jamais, partie de notre paysage intellectuel, mais qu’ils y poursuivent en outre cette veille active qu’est la permanence en nous de leurs idées. Ils sont devenus des complices, c’est-à-dire des amis auxquels on est lié par un projet.
La complicité est la plus précieuse des relations avec une philosophie. Son caractère est d’être libre. Elle n’a plus la fidélité servile des débuts où l’admiration parfois exclusive générait l’oubli de soi. Ici l’individu a repris ses droits. C’est lui qui importe. Les pensées sont des moyens au service de notre vie.
» (pp. 38-39)

J’aime beaucoup cette notion de complicité, même si je ne suis pas certain que tout le monde puisse entretenir avec l’un ou l’autre auteur une relation de ce genre. Il est en effet fréquent, malheureusement, que la sujétion ou la réprobation soit sans nuance.

Ce qui me séduit, c’est l’idée que la relation véritablement philosophique à un philosophe suppose cette complicité. Autre chose est bien sûr ce qui détermine la séduction ou le rejet premier. Et c’est quelquefois une première complicité qui en permet une deuxième. Ainsi, c’est l’attachement non inconditionnel que j’éprouve à l’égard d’Élisabeth de Fontenay qui m’a poussé à m’intéresser à Jean-François Lyotard – qu’elle admire –, alors même que j’étais depuis longtemps rebuté par l’obscurité apparente de sa pensée. Et peut-être arriverais-je prochainement avec lui – qui sait ? – à une relation de complicité du même type que celle que j’entretiens déjà avec Élisabeth de Fontenay. Du moins si je surmonte ce style désordonné et abstrus qui est le sien. Car je suis tout aussi d’accord avec Pascal Chabot quant à l’importance de la clarté dans l’expression.

« La clarté d’un propos, la lisibilité d’un texte et le plaisir de transmission font partie du style d’une pensée. Ils ne sont pas secondaires. La clarté n’est pas la caractéristique accessoire d’un style, comme voudraient le faire croire ceux qui encensent tel philosophe en parlant de génie, de météore, en certifiant qu’il s’agit d’une pensée qui révolutionnera bientôt ce qu’on appelle penser, et en ajoutant enfin, plus bas et penaud, que ladite pensée n’a qu’un défaut, c’est d’être incompréhensible à tous. Même à son auteur : certains jours il se comprend, d’autres jours il se scrute en vain. On en trouve des cohortes de ces génies de l’obscur. Ce sont les Pierre Soulages de la pensée : noir sur noir. Et encore : rien, chez eux, ne brille. Aucun reflet dans leur ultranoir. Des concepts obscurs surnagent dans une mare de phrases incompréhensibles. Ce manque de clarté fatigue les lecteurs, s’il s’en trouve. Mais il y a plus, car, en négligeant de la sorte la transmission et la réception de sa pensée, l’auteur, consciemment ou inconsciemment, fait passer le message qu’il lui est indifférent d’être compris. C’est le seul message qu’il fasse passer clairement ! Or cette indifférence témoigne que la vérité qu’il élabore ne concerne que lui. D’une certaine manière, il est cohérent en travaillant à rebuter le lecteur. Mais, s’il ne veut rien transmettre, la question à se poser est de savoir pourquoi il écrit. Narcissisme, effet de mode, obligation universitaire, désœuvrement, exutoire : chaque cas est singulier… » (pp. 89-90)


Pascal Chabot est probablement lui-même en complicité avec la pensée de Deleuze. Et il s’interroge par conséquent sur les concepts, puisque ce dernier a défini la philosophie comme « l'art de former, d'inventer, de fabriquer des concepts. » (4) Ainsi, si ce n’est que je ne suis pas personnellement convaincu que la France et l’Europe doivent ce qu’elles ont de liberté à Voltaire, je trouve intéressante la réflexion suivante :

« À lui seul, le concept de liberté n’a jamais libéré personne. Pour s’en convaincre, prenons le cas de Voltaire qui a libéré une partie de la France et de l’Europe. Il est impossible d’expliquer cette victoire à l’aide de ses seuls concepts. S’il n’avait été qu’un technicien du concept de liberté, il ne serait pas dans toutes les mémoires. Mais on lui doit plus que l’article "Liberté" du Dictionnaire philosophique, où il lie la liberté et le pouvoir. Il signe aussi les plus fortes pages sur le désir d’affranchissement. Il a fait de la liberté le résultat d’un processus, l’objectif d’un combat. Elle n’est, dès lors, plus seulement un concept. Elle est une exigence qui met en jeu l’existence entière. Le concept n’est rien sans le désir. Et si c’est le concept qui permet de comprendre, le désir, lui, pousse à réaliser. C’est pourquoi l’opération est première. Le but de Voltaire était une libération, au service de laquelle il a créé son concept de liberté. » (pp. 44-45)

Il y a là quelque chose qui me paraît fondamental : les concepts philosophiques répondent à une situation et ne s’inscrivent jamais dans le ciel de l’absolu. Le contexte dans lequel ils apparaissent explique pourquoi ils s’usent et finissent, lorsque ce contexte change, par perdre de leur force et de leur pertinence. C’est d’ailleurs, selon Pascal Chabot, de la corrélation entre l’expérience et les idées que naît la philosophie.

« […] s’il y a véritablement une entrée en philosophie, une révélation intellectuelle, il faut la chercher dans la prise de conscience de la corrélation entre l’idée et l’expérience. À partir du moment où cette corrélation est entrevue, les deux sphères cessent d’être autonomes. Elles s’influencent et rejaillissent l’une sur l’autre. La lecture des pages de Bergson sur la joie déteindra désormais sur les expériences de joie vécues. Et celles-ci, en retour, deviendront comme le filtre à travers lequel lire Bergson, qui en sera profondément modifié. La pensée et la vie commencent à interagir. C’est une prise de conscience fondamentale, qui permet d’échapper aussi bien à l’encyclopédisme abstrait qu’au monde du vécu impossible à qualifier. Au lieu de ces deux sphères, une s’établit.
[…] Élucider, c’est mettre au jour cette relation, c’est sortir de l’ombre et éclairer cette corrélation qui, autrement, passerait inaperçue.
» (pp. 59-60)

Parmi d’autres, Pascal Chabot aborde une question qui, si elle n’est pas neuve – les philosophes antiques s’attachaient déjà à dénoncer les errements de la doxa –, a repris vigueur sous l’influence d’orientations prises au XXe siècle par une partie importante des chercheurs en sciences sociales : la philosophie doit-elle préférer ruiner le sens commun ou s’attacher plutôt à construire son propre propos, ébranler l’erreur et le mensonge ou affirmer sa vérité ? Et il tranche en faveur de la censure, de la négativité.

« Le philosophe n’a d’autre choix que la radicalité car la vie qu’il a entrevue ne lui paraît jamais assez pure. Il la désire dégagée des idéologies et des interprétations aliénantes. Cette vie s’exprime par un j’existe. Là, maintenant, je respire, je pense, je suis. Et c’est tout. Radicalité de ce fait brut. Évidence d’être là, de vivre. Rien, sinon un corps qui pense. La peau, les muscles, les os. La respiration, le sang qui irrigue. Rien que la respiration. J’existe. C’est cela, la "vie", qu’il ne faut pas trahir par un concept compliqué. Elle est la simplicité même. Notre respiration a l’évidence d’un nuage qui passe dans le ciel. L’évidence et le mystère, mais l’évidence surtout, car le mystère est déjà chargé de transcendance. Le sentiment d’exister est absolu.
Or le désir philosophique de libérer n’est en définitive rien d’autre que l’effort constant pour revenir à ce sentiment premier. Une série de voiles le recouvre. Ce sont des interprétations, des croyances, des idéologies. Ce sont aussi des paresses, des inattentions, des divertissements. Rien de cela ne doit échapper à l’acide de la négativité. C’est comme si le philosophe voulait repartir de zéro. Son désir d’origine, et même sa soif d’absolu, s’enracinent dans ce qu’il estime être son droit inaliénable : dégager la vie des interprétations relatives. Revenir au sentiment d’exister, et si possible, un temps du moins, n’en plus bouger.
Cette négativité le connecte à un principe premier : je respire, j’existe. Pourquoi devrait-il, de là, proposer de nouvelles théories ? Le lui demander est aussi intempestif que de réclamer à un yogi en méditation la recette du bonheur. Par un jeu sur les relations entre la vie et la pensée, la négativité l’a mené au cœur de cette vie. Il n’a plus rien à déclarer. Pourquoi devrait-il échafauder à nouveau ? Il est, bien sûr, libre, comme Descartes, de saisir l’opportunité de cette radicalité pour y refondre la logique, les mathématiques, la physique et la théologie. Mais est-ce raisonnable ? Et pourquoi reconstruire le monde à l’identique, après l’avoir mis à bas ? Rien n’y oblige. Libérer est un geste négatif, une pulsion de démolition, dont il ne faut pas croire qu’elle est en secret travaillée par la fièvre de la reconstruction. On a tout annihilé. On a élucidé les relations entre la vie et la pensée, on a libéré la vie des pensées inutiles… On existe, on respire… Pourquoi ne pas en rester là ?
» (pp. 66-67)

Il y aurait beaucoup à dire sur cette question. Notamment parce qu’elle ouvre à la question plus spécifique de la stérilité du courant déconstructionniste. Je ne suis pas personnellement persuadé que, libéré de l’opinion commune, on puisse se contenter d’exister, de respirer. Car c’est aussi dans le travail de construction, aussi vain soit-il, que l’on puise de quoi exister et respirer mieux encore. Après tout, l’intérêt que présente l’œuvre de Descartes tient davantage au chemin qu’il propose – fusse-t-il regardé aujourd’hui comme erroné et présomptueux – qu’à une critique des prédécesseurs qui, aussi radicale fut-elle, n’était que la poursuite d’un mouvement que Montaigne avait déjà fortement entamé. Mais, après tout, ce que Chabot reproche à Descartes – et peut-on vraiment lui donner tort ? –, c’est de manquer d’un rapport lucide à l’expérience. Et il lui oppose Rousseau.

« On peut aussi parler du magnifique Rousseau. C’est de lui-même que traite cet écrivain époustouflant ; c’est Jean-Jacques qui fournit à Rousseau la matière de ses analyses. Tout est personnel, vécu, éprouvé. On a les dates, on connaît les lieux. Et, pourtant, c’est le genre humain qu’il a en vue. Il trouve l’accès à l’universel au cœur de sa vie personnelle. À travers sa condition, c’est l’essence de ses semblables qu’il décrit, avec une assurance telle qu’il s’est même permis, pour les mieux décrire, de les fuir. Encore ce génie suisse est-il savant observateur de ses états d’âme. Si l’on ouvre, en revanche, le traité des Passions de l’âme de Descartes, on verra que ce philosophe, ordinairement si pénétrant, a écrit sur le rire, la tristesse ou la lâcheté, des pages naïves et peu documentées. Il y a davantage de subtilité psychologique dans vingt adjectifs de Stendhal que dans les Passions de l’âme toute entières. Il est curieux de se dire que d’un vécu si mince il ait osé déduire une théorie tellement doctrinaire. Pourtant le fait est là : les relations entre le personnel et l’universel sont en philosophie si libres que l’on peut avoir l’impression que tout y est possible. » (p. 77)

Un livre d’initiation à la philosophie ? Oui, peut-être. A condition de comprendre ce qu’il doit lui-même au contexte et en sachant que la rencontre avec les auteurs – au moins les plus importants – reste évidemment indispensable.

(1) Jostein Gaarder, Le Monde de Sophie, trad. et adapt. du norvégien par Hélène Hervieu et Martine Laffon, Seuil, 1995.
(2) Je le sais pour avoir jadis commis moi-même cette faute.
(3) Pascal Chabot, Les sept stades de la philosophie, PUF, Perspectives critiques, 2011.
(4) Gilles Deleuze, « Qu’est-ce que la philosophie ? », revue Chimère n° 8, mai 1990. Disponible à l’adresse Internet suivante : http://www.philagora.net/philo-fac/deleuze.php.

mercredi 11 mai 2011

Note d’opinion : l’affaire Dutroux, encore et encore

À propos de la libération conditionnelle

Qui peut douter un instant que les faits qui furent reprochés à Marc Dutroux et à ses complices ne sont pas de nature à soulever une indignation extrême ? Qui peut croire que l’on n’est pas envahi par une émotion intense à l’idée du sort qui fut celui de ses jeunes victimes ? Cette affaire a pourtant dépassé – et dépasse encore – son objet particulier et suscite des interrogations qui concernent le système judiciaire tout entier et même les valeurs les plus fondamentales de la société.

La libération conditionnelle de Michelle Martin, la femme de Marc Dutroux, provoque en effet des réactions qui deviennent à leur tour aussi préoccupantes que la question des peines à infliger aux coupables. Lors de journaux télévisés, on a entendu des micro-trottoirs au cours desquels il fut notamment suggéré de pendre l’intéressée, de lui loger une balle de fusil dans la tête ou de lui asséner un coup de poing dans la figure (1). Et une page de Facebook consacrée à l’événement dut être fermée, tant les propos qui y étaient tenus témoignaient d’une violence verbale extrême et comprenaient des menaces explicites.

Ce que chacun est ainsi amené à entendre soulève selon moi deux types de réflexion.

En premier lieu, on ne peut qu’être frappé par le fait que les médias sautent plus que jamais sur l’émotion populaire pour s’assurer une écoute et une lecture la plus importante possible, de telle sorte que s’enclenche une sorte de cercle vicieux qui veut que la curiosité entraîne une disproportion de la place accordée à l’événement, laquelle accroît à son tour la curiosité et les réactions. D’individuelle, l’émotion devient ainsi collective – même dans le chef d’une population qui n’est rassemblée que par des moyens de communication –, ce qui augmente ce qu’elle peut avoir d’irrationnelle et de justicière.

En second lieu – et c’est de loin l’aspect le plus important du problème –, des suggestions d’amendement des dispositions légales fleurissent sur la seule base de l’émotion, y compris de la part des politiques.

Le ministre de la Justice lui-même a fait part de son idée de revoir la notion de récidive, telle qu’elle est prise en considération lors de l’examen des demandes de libération conditionnelle et s’est d’autre part prononcé en faveur d’une possibilité d’appel à l’encontre des décisions du tribunal d’application des peines. Il est possible que ces suggestions du ministre soient, sur le fond, opportunes. La question n’est pas là. Ce qui fait problème, c’est qu’elles soient émises alors que l’émotion populaire en est la cause et qu’un cas particulier – celui de Michelle Martin – en motive le contenu. Et que dire alors de la proposition d’instaurer des peines incompressibles formulées par quelques parlementaires, lesquels misent ouvertement sur l’émotion populaire pour accroître les chances de faire voter une proposition déjà vainement formulée précédemment. Là aussi, ce n’est pas tant le fond de la proposition qui mérite d’être dénoncé que la nature démagogique du moment choisi pour la relancer.

On ne dira jamais assez combien l’organisation de la justice est révélatrice d’un état de civilisation. Depuis la création de l’habeas corpus, dans l’Angleterre du XVIIe siècle, jusqu’à nos jours, le chemin fut long pour soustraire autant que possible l’exercice de la justice à l’arbitraire et aux inégalités. Pour ce faire, il convient d’en penser les règles de façon tout à fait générale, sans considération pour quelque cas particulier que ce soit, et avec le souci de rendre celles-ci applicables de façon égale à tous. Ceux qui jugent doivent bien sûr être étrangers à l’affaire jugée et ils doivent entendre et clore un débat. Il n’y a sans doute pas de procédure idéale et il importe certainement de réfléchir régulièrement aux moyens de l’améliorer. Mais pas sous le coup de l’émotion, toujours en considérant les difficultés dans leur généralité et en ne perdant jamais de vue que les changements incessants fragilisent l’institution elle-même.

Un système judiciaire a besoin de confiance. Que les avocats cessent de plaider dans les médias et se contentent de le faire dans les prétoires ! Que les journalistes cessent de relayer les sentiments les plus obscènement vengeurs ! Et que les élus conçoivent la justice comme égale pour tous, quelles que soient les spécificités – aussi horribles soient-elles – de tel ou tel cas particulier ! Que la loi distingue dans sa généralité selon les crimes et que les causes particulières en subissent l’égale rigueur ! Alors le sentiment que la sécurité et la justice sont l’affaire de l’État permettra de donner un sens à celui-ci et d’écarter les tentations individualistes qui dissolvent la vie en commun et favorisent les crimes les plus abominables.

(1) Ce fut le cas lors du journal télévisé du mardi 10 mai 2011 à 13 heures de la RTBF. Je suis pris d’effroi, je l’avoue, devant l’expression haineuse de certaines réactions qui laissent penser que certains aspirent à égaler par la parole la cruauté des actes qu’ils réprouvent. Il va de soi que mon point de vue n’est pas le même à l’égard de l’indignation des victimes et de leurs proches, dont le désarroi et la fureur sont tout à fait compréhensibles.