mercredi 28 septembre 2022

Note de lecture : Stanislas Dehaene

Apprendre !
de Stanislas Dehaene


Comme moi, vous ignorez tout des sciences cognitives. Comme moi, vous avez entendu dire que c’est un domaine où l’on fait énormément de progrès. Comme moi, vous ne savez trop à quoi peuvent correspondre ces progrès-là. Alors, procurez-vous sans tarder le livre de Stanislas Dehaene : Apprendre ! (1).

Si vous en savez déjà pas mal sur la question et si vous imaginez aisément de quoi il est question, procurez-vous le quand même, si ce n’est déjà fait. Car, au-delà de la compétence de l’auteur - il est professeur au Collège de France où il occupe depuis 2005 la chaire de psychologie cognitive expérimentale -, ce livre témoigne d’un grand souci de clarté, d’un immense sens de la synthèse et surtout d’une fantastique confiance dans les capacités humaines, tellement réjouissante par les temps qui courent. Et puis, vous apprendrez encore…

Car apprendre est peut-être ce que le cerveau humain est apte à faire de la façon la plus prodigieuse qui soit. Et si l’on réfléchit depuis la Haute Antiquité aux meilleures manières d’apprendre, la psychologie cognitive expérimentale - entendez l’observation rigoureuse du fonctionnement du cerveau, principalement grâce à l’imagerie médicale - permet depuis quelques décennies de substituer aux intuitions pédagogiques des faits susceptibles d’objectiver les processus d’apprentissage et de cerner en conséquence les pratiques les plus propices à l’acquisition des savoirs.

J’ai quelque scrupule à évoquer ce que je crois avoir appris en lisant le livre de Stanislas Dehaene. Car je suis à ce point ignorant de ce domaine de recherche que je craindrais de dire des bêtises. Mais je ne résiste pas à l’envie d’en dire quelques petites choses très élémentaires afin de souligner l’intérêt que présente l’ouvrage.

Depuis qu’ont été découvertes les tâches dont chaque zone du cerveau humain se charge, il est devenu possible - moyennant une organisation complexe des observations - de surveiller ces activités spécialisées en rapport avec les circonstances diverses que connaît l’individu. Et en répétant ces expériences en vue de disposer d’échantillons représentatifs de la population étudiée, on a pu ainsi octroyer à chaque situation vécue un indice de performance quant aux capacités d’apprentissage. Ce qui a abouti à une connaissance d’effets méthodologiques certains, autrement plus efficaces que n’ont jamais pu l’être jusqu’alors les méthodes pédagogiques intuitivement préconisées.

Que nous apprend Apprendre ! ? D’abord que les capacités d’apprentissage du cerveau humain sont à ce point considérables qu’il faudra probablement encore bien du temps pour que les machines les égalent. Ensuite que les mécanismes d’apprentissage opèrent différemment selon l’âge, l’alimentation, le sommeil, les conditions d’exercice. Enfin qu’apprendre apprend à apprendre, selon une pente qui prend du temps. Il ne s’agit plus là d’intuitions liées à une observation des comportements et des résultats, mais bien à des expériences rigoureusement menées et permettant l’observation directe du fonctionnement du cerveau. Il n’est donc plus temps de se chamailler à propos de la valeur des différentes méthodes pédagogiques que les derniers siècles ont vu proposer : il convient de faire bénéficier les projets éducatifs des connaissances nouvelles que les sciences cognitives nous livrent.

Évidemment, si les observations ainsi faites bénéficient de la fiabilité que l’on doit reconnaître à des méthodes de recherche scientifiquement éprouvées, les principes pédagogiques que l’on en tire doivent être appréhendés avec prudence, car ils supposent des généralisations et des déductions que bien des facteurs peuvent fragiliser. Ainsi, Stanislas Dehaene préconise de maximiser l’apprentissage en accordant toute son importance à l’attention, à l’engagement actif, au retour sur erreur et à la consolidation, ce qui ne représentent certes pas des inférences hasardeuses, mais qui impliquent des façons de faire dont bien des aspects restent incertains. Ne nous montrons cependant pas plus exigeant que la situation ne le réclame !

Car la situation est quasi catastrophique. L’école sombre de plus en plus. Notamment parce qu’un grand nombre d’élèves ont même perdu le sentiment de s’y rendre pour apprendre quelque chose et que ceux qui en fixent les modalités de fonctionnement ont eux-mêmes souvent perdu l’espoir d’y transmettre des savoirs. Écoutons Stanislas Dehaene :
« S’il fallait résumer d’un mot le talent particulier de notre espèce, je retiendrais donc le verbe “apprendre”. Plus que des homo sapiens nous sommes des homo docens - car ce que nous savons du monde, pour la plus grande part, ne nous a pas été donné : nous l’avons appris de notre environnement ou de notre entourage. Aucun autre animal n’a su, comme nous, découvrir les secrets du monde naturel. […]
Cette remarquable capacité d’apprentissage, l’humanité a découvert qu’elle pouvait encore l’augmenter grâce à une institution : l’école.
 » (p. 26)
Encore faudrait-il que l’école continue d’apprendre et d’apprendre à apprendre.

(1) Stanislas Dehaene, Apprendre ! Les talents du cerveau et le défi des machines, Odile Jacob, 2018.

vendredi 23 septembre 2022

Note sur une œuvre : Galilée

Galilée

Si loin que l’on remonte dans la phylogenèse de l’homme, celui-ci n’a pu qu’être intrigué par le ciel nocturne, tel qu’il apparaît par temps clair. Non seulement il procure une grande impression de profondeur, comparé au ciel diurne, mais il offre aussi un spectacle captivant, ne serait-ce que par contraste avec un paysage terrestre occulté par l’obscurité. Pour peu que l’on s’applique à y distinguer divers objets - notamment en rapport avec leurs mouvements journaliers ou saisonniers apparents -, le ciel devient très énigmatique. Que sont ces points lumineux d’intensités diverses qui traversent l’espace de façon souvent régulière, d’une manière quelquefois erratique ? Qu’est-ce qui différencie ce qui disparaît le jour de ce qui ne disparaît pas, ce qui la nuit s’abstente parfois de ce qui demeure toujours visible ? Les questions ne manquent pas. Elles ont progressivement fait naître des croyances de toutes sortes. Au moins depuis la Haute Antiquité, elles ont aussi donné lieu à des explications plus ou moins affranchies des superstitions.

De nos jours, bien des gens n’ont plus jamais l’occasion d’observer le ciel nocturne en raison d’un environnement continûment baigné de lumière artificielle. Si l’on ajoute à cela que les découvertes astronomiques concernent de plus en plus des phénomènes lointains - très lointains même -, le ciel visible retient si peu l’attention du commun des mortels qu’il est de plus en plus méconnu. Et ce ne sont pas les projets d’exploration des proximités du système solaire - autant guidés par des intérêts économiques et politiques que par des préoccupations heuristiques - qui pèsent sur cette évolution.

Les premières controverses connues au sujet du ciel datent de l’Antiquité et concernent la Terre. Est-elle plate et surmontée par un ciel à jamais supérieur ou sphérique et entourée d’un ciel multidimensionnel ? Est-elle immobile ou agitée de mouvements et si oui, lesquels ? Pythagore, Parménide, Platon, Aristote, Epicure et bien d’autres semblent pencher pour une Terre sphérique ; Héraclide du Pont (-388 - -315) enseigne que la Terre tourne sur elle-même ; et Aristarque de Samos (~ -310 - ~ -230) se prononce pour un système héliocentrique, même si durant la période hellénistique l’hypothèse de l’immobilité de la Terre reste le plus souvent préférée, principalement en raison de l’autorité d’Aristote.

Car la référence, c’est incontestablement Aristote et son traité Du ciel (1). S’il admet le caractère sphérique de la Terre, il la juge néanmoins immobile, centrale et surmontée de deux ciels : le ciel supralunaire, parfait et immuable, et le ciel sublunaire, changeant et corruptible. C’est en conformité avec ce schéma que Ptolémée (~100 - ~168) décrira dans l’Almageste un objet central, la Terre, et sept cercles concentriques parcourus par la Lune, Mercure, Vénus, le Soleil, Mars, Jupiter et Saturne. (2) C’est ce modèle explicatif qui sera jugé conforme aux Écritures lors du conflit qui opposera Galilée et l’Église dans la première moitié du XVIIe siècle.

Ce que la majorité des gens croient savoir de Galilée tient à la découverte de l’héliocentrisme, au procès que cela lui valut de le défendre et à l’abjuration à laquelle il fut contraint. Nombreux sont ceux qui y voient une manifestation du dogmatisme de l’Église et de la répression inquisitoriale qu’elle a longtemps pratiqué vis-vis de toute contestation de son autorité. Le temps mis pour corriger l’opinion des autorités catholiques n’a fait qu’alimenter un anticléricalisme qui trouvait dans cet épisode une belle occasion de se déchaîner. Reste pourtant que les opinions de Galilée méritent d’être connues et discutées de façon plus subtile, car elles émanent d’un homme dominé par la foi et soucieux de n’en pas compromettre la férule.

Selon moi, il convient d’abord de mesurer ce qu’a eu de particulier le moment de la controverse. Nicolas Copernic, le premier à exposer la théorie héliocentrique à la Renaissance (3), n’a initialement suscité que peu de réactions. Examiné à Rome, son livre fut jugé « contraire à la raison humaine et opposé aux Écritures » (4) sans pour autant faire l’objet d’une condamnation formelle. Il ne sera mis à l’Index des livres interdits qu’en 1616, c’est-à-dire au moment où les débats sur les écrits de Galilée ont commencé. C’est que, entre la parution de l’ouvrage et cette dernière date, s’est tenu le Concile de Trente (1545-1563). C’est en 1559 que le pape Paul IV décida de publier un Index, lequel ne sera supprimé qu’en 1961.

L’Inquisition - dont l’histoire est beaucoup plus complexe que ce que l’on en dit généralement - a été créée au XIIIe siècle, principalement pour lutter contre les hérésies vaudoise et cathare. Elle fut ensuite institutionnalisée en Espagne dans la deuxième moitié du XVe siècle et au Portugal dans la première moitié du XVIe siècle. En Italie, la Congrégation de l’Inquisition romaine et universelle a été créée en 1542 par le pape Paul III ; elle sera remplacée par la Congrégation du Saint-Office en 1908. Les condamnations à mort directement attribuables à l’Inquisition ne dépassent pas quelques milliers de victimes, mais elles eurent bien souvent un grand retentissement en raison même de leur vocation à l’exemplarité. Le pouvoir d’intimidation de l’Inquisition a lui été très grand, notamment lorsqu’elle réserva ses foudres au protestantisme.

Il faut dire ici un mot du cas de Giordano Bruno, brûlé vif au Campo de’ Fiori à Rome le 17 février 1600. S’il avait lui aussi approuvé les idées coperniciennes sur le mouvement de la Terre, sa condamnation, au-delà d’un chapelet d’accusations diverses, résulte essentiellement de son apostasie. Mais ce qui frappe dans ce cas, c’est la lenteur et les hésitations auxquelles il a donné lieu, alors même que le caractère factieux des multiples opinions défendues par Bruno avait même été dénoncé par les calvinistes et les luthériens. Un premier procès à Venise dura huit ans et s’acheva quasi à son avantage, avant que Rome ne le réclame pour le condamner comme hérétique et le remette au bras séculier. Il y a là le signe d’un durcissement que le contexte politique de l’époque explique sans doute et qui pèsera sur la controverse avec Galilée.

Avant d’en venir à Galilée lui-même, il me faut expliciter quelque peu une inclination méthodologique à laquelle je me soumets volontiers. Lorsque je me trouve face à une opinion que l’envie me vient de désapprouver - comme lorsque je suis confronté à des opinions autocratiques ou intolérantes -, je m’efforce de chercher ce qui en explique l’existence. Comment se fait-il que telle personne puisse adopter une posture raciste ? Comment est-il possible que telle autre puisse souhaiter la guerre ? Pourquoi tant de gens sont-ils portés à haïr les immigrés ? Pourquoi exécrer les homosexuels ? C’est dans l’explication - si tant est qu’elle soit possible - que l’on trouvera, me semble-t-il, les manières de faire qui pourraient éventuellement déconforter ces jugements. Par exemple, regarder un terroriste comme un monstre et le lui dire, c’est assurément l’affermir dans ses projets ; chercher à quoi il accroche ses convictions, c’est découvrir un chemin dont certaines étapes pourraient peut-être apparaître réversibles. Il est vrai qu’une démarche de cette sorte suscite assez souvent l’incompréhension ou à tout le moins le soupçon de complaisance. Qu’à cela ne tienne !

On sait que, alors qu’il enseigne encore la cosmologie traditionnelle, Galilée s’est dès 1597 laissé convaincre par la vision copernicienne du ciel. L’argument qui emporte son adhésion mérite d’être évoqué : il s’agit de l’explication par les marées. Pour en rendre compte en peu de mots, je dirai qu’il consiste à regarder les marées comme un flux et un reflux de l’eau qui serait provoqué par les mouvements de la Terre, chaque endroit de la surface du globe subissant des accélérations et des décélérations qui résultent de la conjonction de la rotation et de la révolution, lesquelles s’additionnent et se soustraient alternativement au fil de la journée. Qui penserait qu’il finit par comprendre que ce n’était pas là la bonne explication des marées se tromperait. En effet, il consacra à cette argumentation la plus grande partie de la “Quatrième journée” de son Dialogue sur les deux grands systèmes du monde (5). On peut d’autant plus s’en étonner qu’on lui doit le principe de relativité selon lequel les mouvements s’inscrivent toujours dans un système, comme l’illustre le fait que l’objet lâché du haut du mât d’un bateau en mouvement tombe au pied de celui-ci et non à la verticale du point de l’espace d’où il fut lâché, principe dont il fait grand cas dans la “Deuxième journée”.

À l’époque, les arguments les plus décisifs en faveur de l’héliocentrisme sont ceux qu’avance Johannes Kepler dans son Astronomia nuova de 1609, notamment en exploitant les observations compilées par Tycho Brahe. Mais, bien que correspondant avec Kepler, Galilée n’a pas lu l’Astronomia nuova. En fait, le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde cherche davantage à réfuter les pseudo-connaissances attribuées à Aristote qu’à prouver le système de Copernic. Ainsi, la “Première journée” conteste le caractère parfait et immuable du ciel supralunaire, par exemple au moyen d’observations telles les taches solaires ou les montagnes lunaires, et la “Deuxième journée” réfute les arguments avancés pour justifier l’immobilité de la Terre, telle la chute verticale plutôt qu’oblique des corps et l’absence d’expulsion que la rotation devrait provoquer. Il est vrai que la “Troisième journée” traite principalement de l’ordre des planètes (dans lequel le plus simple est de ranger la Terre après Mercure et Vénus), mais sans s’appuyer sur des arguments décisifs. (6)

C’est ici qu’il me paraît utile d’évoquer un instant la réhabilitation dont Galilée a fait l’objet de la part de l’Église catholique. Le 31 octobre 1992, le pape Jean-Paul II a prononcé devant l’Académie pontificale des sciences un discours (7) censé rendre justice à Galilée, la réhabilitation judiciaire étant impossible puisque le tribunal qui l’avait condamné avait disparu.

Se réclamant de la complexité dont la science contemporaine témoigne et du fait que « le tout est plus que la somme des parties », le pape dissocie les découvertes scientifiques de ce qu’il appelle la philosophie, laquelle pourrait fournir l’interprétation globale qui échappe aux interprétations parcellaires de la science. « Notamment, quand il s’agit de ce vivant qu’est l’homme et de son cerveau, on ne peut pas dire que ces théories constituent par elles-mêmes une affirmation ou une négation de l’âme spirituelle, ou encore qu’elles fournissent une preuve de la doctrine de la création, ou au contraire qu’elles la rendent inutile », ajoute-t-il. En effet, a-t-on envie de répondre, mais on ne voit pas pourquoi l’interprétation globale - “philosophique” - serait dispensée de fournir les preuves de ce qu’elle rajoute à la connaissance scientifique, que ce soit l’existence d’une âme spirituelle ou la réalité de la création, telle que la doctrine catholique l’affirme.

Or, c’est en se fondant sur la nécessité d’une interprétation globale que le pape va formuler les torts qu’il continue de reprocher à Galilée, hypothèse dont il avait lui-même ouvert la porte lors de son discours du 10 novembre 1979 (8), alors que le projet de réexaminer ce cas voyait le jour : « dans une reconnaissance loyale des torts de quelque côté qu’ils viennent », avait-il dit à l’époque. Et, en 1992, il n’hésite pas à affirmer que, « comme la plupart de ses adversaires, Galilée ne fait pas de distinction entre ce qu’est l’approche scientifique des phénomènes naturels et la réflexion sur la nature, d’ordre philosophique, qu’elle appelle généralement. C’est pourquoi il a refusé la suggestion qui lui était faite de présenter comme une hypothèse le système de Copernic, tant qu’il n’était pas confirmé par des preuves irréfutables. C’était pourtant là une exigence de la méthode expérimentale dont il fut le génial initiateur. »

Il faut savoir que l’idée de présenter l’héliocentrisme comme une hypothèse émanait alors du cardinal Robert Bellarmin (1542-1621). Mais ce qu’il appelle hypothèse est pour le moins étrange, puisqu’il s’agit d’admettre que le système copernicien était efficace dans la pratique, même si le système ptoléméen était le seul vrai. C’était là une sorte de compromis politique destiné à éviter les remous, mais totalement étranger à toute approche scientifique de la notion d’hypothèse. L’hypothèse copernicienne que Galilée défend se fonde principalement sur l’absence de concordance entre certaines observations et le système ptoléméen, ce qui coïncide avec l’usage de l’hypothèse telle que la démarche scientifique la pratiquera jusqu’aujourd’hui, et peut-même davantage aujourd’hui qu’au XVIIe siècle, les hypothèses attendant des décennies avant d’être confirmées étant légions depuis le début du XXe siècle. C’est dire si l’éloge que Jean-Paul II fait de Bellarmin (« qui avait perçu le véritable enjeu du débat ») ne correspond guère à une appréciation mesurée du rôle qu’il a effectivement joué à l’égard de Galilée. Tout comme sa façon de faire grief à Galilée de ne pas avoir respecté la méthode « dont il fut le génial initiateur » est pour le moins spécieuse.

Tout cela ne signifie pas que Galilée n’était pas catholique, ni même qu’il n’était pas un croyant sincère. La controverse qui l’oppose aux défenseurs d’une bible conforme au géocentrisme sera d’ailleurs l’occasion de faire connaître un type d’interprétation des Écritures qui deviendra le plus apte à déjouer les dénégations que le savoir oppose à la lettre des dogmes. Dans sa Lettre à Christine de Lorraine, Galilée écrit ceci :
« […] il me semble qu’il faut premièrement affirmer qu’il est très pieux et très sage de dire que l’Écriture sacrée ne peut jamais mentir, chaque fois qu’on en a pénétré le vrai sens, vrai sens dont je ne crois pas qu’on puisse nier qu’il soit bien des fois caché, et très différent de celui qui résonne dans la pure et simple signification des mots. […]
Il me semble pouvoir très raisonnablement déduire de ces considérations qu’à chaque fois que l’Écriture sainte a pu énoncer une proposition de philosophie naturelle - s’agissant surtout des plus plus cachées et difficiles à comprendre -, elle ne l’a pas accompagnée de cet avertissement, afin de ne pas semer la confusion dans les esprits de ce même peuple et ainsi de ne pas le rendre plus résistant aux dogmes qui comportent une plus grande part de mystère. Car, s’il est vrai, comme on l’a dit et comme on peut clairement le constater, que l’Écriture ne s’est pas abstenue d’obscurcir des propositions d’une importance fondamentale, et est allée jusqu’à attribuer à Dieu lui-même des propriétés très éloignées de son essence et même contraires à celle-ci, et cela afin de s’adapter aux capacités ordinaires, qui voudra soutenir avec certitude que cette même Écriture, faisant fi de cette intention, ait choisi, en parlant, ne fût-ce qu’incidemment, de la Terre, de l’eau, du Soleil ou de tout autre objet créé, de s’en tenir très rigoureusement aux significations pures et étroites des mots ? Et cela surtout lorsqu’elle fait à propos de ces objets créés des affirmations qui ne touchent point au but premier des textes sacrés eux-mêmes, lequel réside dans le culte de la Divinité, le salut des âmes et la communication d’autres vérités très éloignées de la compréhension commune des hommes.
 » (9)

Les propos de Galilée mettent en évidence deux aspects des conditions dans lesquelles il s’est exprimé.

D’abord, il convient de tenir compte de la place qu’occupe le sacré dans sa conception des choses, comme dans celle de ceux avec lesquels il a débattu. On peut appeler sacré tout ce qui est regardé comme d’une essence particulière, distincte de l’ordinaire, du profane. À toutes les époques, il y a du sacré, c’est-à-dire la conviction que des idées, des personnes, des lieux, des objets sont d’une nature différente de ce qui les entoure, sans pour autant qu’il y ait quelque signe objectif de cette différence. Le champ du sacré a pu changé au fil de l’histoire, mais l’existence d’un champ du sacré demeure. C’est en prenant conscience de ce qui aujourd’hui est sacré pour nous - c’est-à-dire en pesant cette distinction qui n’est justifiée que par une croyance que rien d’objectif n’étaie - que l’on peut jauger ce que signifiait pour Galilée d’« affirmer qu’il est très pieux et très sage de dire que l’Écriture sacrée ne peut jamais mentir ».

Ensuite, il importe de ne pas perdre de vue que la foi a elle-même une histoire et qu’elle a changé et continue de changer de façon très profonde, y compris et surtout là où, précisément, ses défenseurs ne cessent d’affirmer qu’ils perpétuent la tradition, qu’ils confèrent aux textes sacrés leur sens premier, qu’ils expriment une parole unique, éternelle et immuable. Pour le dire de façon un peu rapide, la religion de Galilée n’a quasiment rien de commun avec la religion de Maurice Zundel. (10)

Ce qui mérite selon moi d’être retenu, c’est que le nom de Galilée, que l’on associe si souvent à la découverte la plus importante en astronomie - découverte qui aurait permis de s’arracher aux illusions moyenâgeuses -, rend très mal compte des circonstances dans lesquelles, au début du XVIIe siècle, a évolué le débat sur l’armature du système solaire. De même, l’évocation de Galilée pour stigmatiser l’obscurantisme clérical fait totalement fi de la complexité des mentalités, telles qu’elles évoluèrent dans un contexte où la foi et les progrès scientifiques et techniques cohabitaient dans bien des esprits selon des pondérations variables. Approfondir l’histoire, c’est se donner l’occasion de comprendre ce que notre époque lui doit et, en conséquence, de mesurer combien nos préjugés d’aujourd’hui ne sont pas plus estimables que ceux du passé. Encore, en la circonstance, n’ai-je fait qu’effleurer les choses qui devraient être creusées pour mieux saisir qui fut vraiment Galilée, quelle fut le contexte dans lequel il participa à forger la méthode scientifique, dans quelle mélange de convictions, de croyances et de constats se déployèrent les efforts consentis pour la lucidité. Et puis, surtout, sur la base d’un meilleur éclairage du passé, cesser de confondre le présent avec le temps de toutes les clairvoyances, repérer la fragilité de nos certitudes, relativiser nos capacités, nos mérites, notre intelligence. L’histoire - discipline méprisée, dévalorisée, dévoyée - est peut-être la plus importante des sciences sociales, dès lors qu’elle s’applique à rendre la vérité du passé. Ce qui doit la rendre profitable, c’est qu’elle ne se soucie en aucune façon du présent, lequel présent y trouvera alors les moyens de dissoudre ses propres illusions.

(1) Aristote, Du ciel, trad. Jules Barthélemy-Saint-Hilaire, Librairie philosophique De Ladrange-A. Durand, 1866 (https://fr.wikisource.org/wiki/Trait%C3%A9_du_Ciel).
(2) Ptolémée, L’Almageste. Contribution mathématique [~150], trad. de Nicolas Halma, Henri Grand, 1813, consultable sur Internet. Il est intéressant de lire le chapitre 13 du tome premier (pp. 13-15) intitulé La Terre occupe le centre du ciel, car il y apparaît que Ptolémée justifie la position centrale de la Terre à partir de la position des astres tournant autour d’elle, et particulièrement du Soleil, ce qui révèle une difficulté à relativiser les positions.
(3) La rédaction de son ouvrage, Des révolutions des sphères célestes, était achevée en 1530, mais il ne sera publié qu’en 1543, l’année de la mort de Copernic.
(4) Rapporté par Philippe Hamou et Marta Spranzi in Galilée, Écrits coperniciens. Lettre à Christine de Lorraine et autres écrits coperniciens, Librairie Générale Française, 2004, p. 147, note 1.
(5) Galilée, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde [1632], trad. de René Fréreux, Éd. du Seuil, 1992, pp. 597-656. L’ouvrage est censé répondre à une demande du pape Urbain VIII, lequel avait notamment posé comme condition de ne pas mentionner les marées dans le titre afin de ne pas accorder une place trop éminente à cette prétendue preuve.
(6) On doit les preuves en rapport direct avec les mouvements de la Terre à James Bradley (1693-1762), à Friedrich Wilhem Bessel (1784-1846) et à Léon Foucault (1819-1868).
(7) Le texte de ce discours est consultable ici.
(8) Cf. ici le texte de ce discours.
(9) Galilée, Écrits coperniciens. Lettre à Christine de Lorraine et autres écrits coperniciens, Librairie Générale Française, 2004, pp. 153-154.
(10) Cf. sur Zundel ma note du 10 juin 2019.

samedi 3 septembre 2022

Note spéciale : Marcel Conche

Marcel Conche est mort

Voilà plus de 6 mois que Marcel Conche est mort. Il s’est en effet éteint le 27 février 2022, c’est-à-dire 3 jours après le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par les forces russes. Les nouvelles de ce conflit débutant ont en grande partie occulté la disparition du philosophe, à un point tel que je l’ai longtemps ignorée. Lui, le pacifiste, être éclipsé par une guerre, c’est là un de ces tours que le hasard joue volontiers aux itinéraires humains.

On ne dira jamais assez l’importance des ouvrages que Marcel Conche a publiés sur les philosophes grecs (Pyrrhon, Épicure, Héraclite, Anaximandre, Parménide). Il a eu le courage et l’intelligence de fournir de ces philosophes des interprétations peu en accord avec l’image habituelle qu’on en donnait, notamment en se fondant sur une relecture des textes grecs. S’est-il trop écarté du sens que l’histoire en a retenu ? Ce n’est certes pas moi qui pourrai le dire, insuffisamment compétent que je suis sur le sujet. Mais je puis témoigner de l’extraordinaire stimulation intellectuelle que les recherches de Marcel Conche ont exercée sur moi par les possibles qu’elles entr’ouvraient.

On a souvent reconnu à Marcel Conche le mérite de défendre sa philosophie, alors même qu’elle s’harmonisait mal avec les tendances de l’époque. Il prônait notamment une morale exigeante fondée sur des principes premiers irrécusables. Pour le dire comme je le pense, il manifestait en fait une sorte de raideur d’opinion qui l’a quelquefois conduit à méconnaître des faits importants. Comme lorsqu’il a cherché à défendre et justifier Heidegger face aux soupçons politiques dont Habermas, Adorno, Jonas, Anders, Farias, Bourdieu et bien d’autres le ciblait. (1)

Je ne puis me défendre de l’idée que la renommée tardive qu’il a connue - après l’éméritat en 1988 - a progressivement quelque peu gâché l’attitude philosophique de Marcel Conche. Reportons-nous un instant à ce qu’il disait de la sagesse, alors qu’il venait de lire les Essais de Montaigne, dans les années 60. Je me réfère à un extrait de son Montaigne dans lequel il évoque l’admiration que celui-ci éprouvait pour les grandes figures de l’Antiquité :

« Ainsi son admiration pour les Caton, les Socrate, les Épicure, ne signifie nullement qu’il vise à les imiter. Ce sont d’admirables exemplaires d’humanité, des modèles sans doute mais qu’il ne faut pas chercher à imiter quand on n’en a pas les moyens. Être sage, c’est tenir compte des possibilités de sagesse inscrites dans sa propre nature et vivre selon ce qu’on est : “J’imagine infinies natures plus hautes et plus réglées que la mienne ; je n’amende pourtant mes facultés, comme ni mon bras ni mon esprit ne deviennent plus vigoureux pour en concevoir un autre qui le soit” (III, II, 40). Il est sage, pour Socrate, de dédaigner d’éviter la mort, mais ce serait pour la plupart des hommes, sotte surestimation d’eux-mêmes. “Si [les lois] me menaçaient seulement le bout du doigt, je m’en irais incontinent en trouver d’autres, où que ce fût” (III, XIII, 190). Ainsi, il aurait fui. Aussi n’est-il que Montaigne. La sagesse n’est pas la même pour tous. Les hautes figures de sagesse ne nous enseignent notre voie qu’indirectement en nous permettant de trouver, par comparaison, notre place. Encore si la différence d’elle à nous était seulement dans la conduite ! Mais elle est dans le jugement même. Non seulement les actions admirables des sages paraissent inimitables, mais nous ne les comprenons pas toujours : “Plusieurs [beaucoup] de ces rares exemples surpassent la force de mon action, mais aucuns [quelques-uns] surpassent encore la force de mon jugement” (III, IX, 47). Montaigne ne peut agir, mais même ne peut juger comme Socrate. Celui-ci a vu des choses que lui-même cherche vainement à voir. Que la mort puisse être préférable à l’exil, cela lui échappe. Quant aux “extases et démoneries” de Socrate, il ne les “digère” point (III, XIII, 254). On pourrait croire que Socrate lui est plus proche parce qu’il réalise une sagesse de juste milieu alors que Caton ou Épicure sont hommes des extrêmes. Il n’en est rien car il est plus facile d’atteindre une extrême vertu en se jetant dans un extrême que d’atteindre à une extrême vertu en gardant le juste milieu (II, XXXIII, 193). Le juste milieu a été impeccablement gardé par Socrate. Là est la parfaite sagesse. Y prétendre serait, pour Montaigne, se méconnaître. Il est fait pour une sagesse tempérée, moyenne, contrepesée de quelque folie. Les “saillies” stoïques ou épicuriennes le dépassent mais non moins la perfection dans l’art de garder la mesure. Ce qui lui convient comme “à nous autres petits”, c’est une sagesse mêlée. Sous peine de tomber dans une sorte de folie de sagesse effroyable pour les autres et pour soi, lorsqu’on n’a pas l’envergure d’un Caton ou d’un Socrate, il faut savoir n’être “pas plus sage qu’il ne faut” (I, XXX, 81). Mais cela, c’est encore une sagesse. » (2)

Ce qu’il expose ainsi, c’est ce qu’il estime être la conception montanienne de la sagesse. Mais tout porte à croire qu’elle lui plaît : « c’est encore une sagesse. » (3) Or, l’insignifiance de l’homme représente certainement - du moins le crois-je - le premier fondement du relativisme de Montaigne, et donc, s’il en a une, de sa sagesse. De cela, Marcel Conche va pourtant oublier au moins en partie la leçon, ne serait-ce qu’en réhabilitant des roideurs éthiques ou simplement subjectives, comme s'il découvrait naïvement sa propre importance. Ce sursaut tardif de son ego va selon moi transparaître parfois dans des propos mal ajustés, comme lorsqu’il projette ses propres considérations morales dans des argumentations spéculatives. Je voudrais en donner un exemple que certains considéreront peut-être comme léger, mais que je considère personnellement comme assez révélateur.

Dans L’aléatoire, alors qu’il cherche à montrer que la nature est poète, Marcel Conche cite Mikel Dufrenne, lequel a lui-même parlé d’une nature fondamentalement poétique. Et il critique notamment cette phrase de Dufrenne : « […] la nature vise à apparaître ; elle produit l’homme pour se produire au jour, pour s’offrir à lui en image… » (4) Il écrit :
« C’est là un anthropocentrisme d’un autre âge. L’homme n’est plus le centre du monde, et la nature doit le savoir. Mais quand donc l’homme cessera-t-il de se donner le beau rôle ? “La presomption est nostre maladie naturelle et originelle” dit Montaigne (II,xii, p. 453 V.). En réalité, la nature n’a que faire de l’homme ; et heureusement. L’homme est nuisible à la nature. Il est la maladie de la nature. Et lorsque l’homme aura disparu, il faudra beaucoup de temps à la nature pour réparer les dégâts. » (5)
Que l’homme ait pu se nuire à lui-même, notamment en transformant la nature de telle sorte que soient mises en péril les conditions de sa propre survie, c’est évidemment incontestable. Mais il reste éminemment présomptueux de croire qu’il a nuit à la nature elle-même. Et davantage encore pour imaginer que la nature devrait réparer les dégâts qu’il aurait occasionnés. Il y a là comme un saut naïf que commande un désir moral peu maîtrisé. On trouve déjà ce genre de faiblesses dans Le fondement de la morale (PUF, 1993) et on le retrouve encore dans Quelle philosophie pour demain (PUF, 2003).

Et puis, il y eut aussi des signes plus anodins qui m’ont poussé à penser qu’il se laissa un peu submerger par sa célébrité. L’aventure qu’il relata dans Corsica. Journal étrange V (PUF, 2010), comme d’ailleurs bien des confidences qu’il distilla dans la série Journal étrange, ne méritaient sans doute pas d’être offertes aux lecteurs.

Tout cela n’enlève rien à l’intérêt d’une œuvre dans laquelle je ne manquerai pas de me replonger.

(1) Cf. Marcel Conche, Heidegger résistant, Ed. de Mégare, Treffort, 1996 et Heidegger inconsidéré, Ed. de Mégare, Treffort, 1997. Cf. le compte-rendu qu’en donne Jean-Philippe Catonné dans le numéro 129 de Raison présente, année 1999, pp. 147-148, consultable sur le site Persée.
(2) Marcel Conche, Montaigne [1964], Ed. de Mégare, Treffort, 1992, pp. 79-80. Les citations de Montaigne sont extraites de l’édition des Essais que l’on doit à Villey-Saulnier, PUF, 1965.
(3) Encore le plus important pour Montaigne est-il peut-être, avant même de se vouloir sage, de se peindre tel qu’il est. Sa philosophie correspond-elle à une recherche du bonheur ou à une recherche de la vérité ? Vaste question !
(4) Mikel Dufrenne, Le poétique, 2e éd., PUF, 1973, p. 233.
(5) Marcel Conche, L’aléatoire, PUF, 1999, p. 192.

Autres notes sur Marcel Conche :
Pyrrhon ou l’apparence
Héraclite. Fragments