samedi 3 septembre 2022

Note spéciale : Marcel Conche

Marcel Conche est mort

Voilà plus de 6 mois que Marcel Conche est mort. Il s’est en effet éteint le 27 février 2022, c’est-à-dire 3 jours après le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par les forces russes. Les nouvelles de ce conflit débutant ont en grande partie occulté la disparition du philosophe, à un point tel que je l’ai longtemps ignorée. Lui, le pacifiste, être éclipsé par une guerre, c’est là un de ces tours que le hasard joue volontiers aux itinéraires humains.

On ne dira jamais assez l’importance des ouvrages que Marcel Conche a publiés sur les philosophes grecs (Pyrrhon, Épicure, Héraclite, Anaximandre, Parménide). Il a eu le courage et l’intelligence de fournir de ces philosophes des interprétations peu en accord avec l’image habituelle qu’on en donnait, notamment en se fondant sur une relecture des textes grecs. S’est-il trop écarté du sens que l’histoire en a retenu ? Ce n’est certes pas moi qui pourrai le dire, insuffisamment compétent que je suis sur le sujet. Mais je puis témoigner de l’extraordinaire stimulation intellectuelle que les recherches de Marcel Conche ont exercée sur moi par les possibles qu’elles entr’ouvraient.

On a souvent reconnu à Marcel Conche le mérite de défendre sa philosophie, alors même qu’elle s’harmonisait mal avec les tendances de l’époque. Il prônait notamment une morale exigeante fondée sur des principes premiers irrécusables. Pour le dire comme je le pense, il manifestait en fait une sorte de raideur d’opinion qui l’a quelquefois conduit à méconnaître des faits importants. Comme lorsqu’il a cherché à défendre et justifier Heidegger face aux soupçons politiques dont Habermas, Adorno, Jonas, Anders, Farias, Bourdieu et bien d’autres le ciblait. (1)

Je ne puis me défendre de l’idée que la renommée tardive qu’il a connue - après l’éméritat en 1988 - a progressivement quelque peu gâché l’attitude philosophique de Marcel Conche. Reportons-nous un instant à ce qu’il disait de la sagesse, alors qu’il venait de lire les Essais de Montaigne, dans les années 60. Je me réfère à un extrait de son Montaigne dans lequel il évoque l’admiration que celui-ci éprouvait pour les grandes figures de l’Antiquité :

« Ainsi son admiration pour les Caton, les Socrate, les Épicure, ne signifie nullement qu’il vise à les imiter. Ce sont d’admirables exemplaires d’humanité, des modèles sans doute mais qu’il ne faut pas chercher à imiter quand on n’en a pas les moyens. Être sage, c’est tenir compte des possibilités de sagesse inscrites dans sa propre nature et vivre selon ce qu’on est : “J’imagine infinies natures plus hautes et plus réglées que la mienne ; je n’amende pourtant mes facultés, comme ni mon bras ni mon esprit ne deviennent plus vigoureux pour en concevoir un autre qui le soit” (III, II, 40). Il est sage, pour Socrate, de dédaigner d’éviter la mort, mais ce serait pour la plupart des hommes, sotte surestimation d’eux-mêmes. “Si [les lois] me menaçaient seulement le bout du doigt, je m’en irais incontinent en trouver d’autres, où que ce fût” (III, XIII, 190). Ainsi, il aurait fui. Aussi n’est-il que Montaigne. La sagesse n’est pas la même pour tous. Les hautes figures de sagesse ne nous enseignent notre voie qu’indirectement en nous permettant de trouver, par comparaison, notre place. Encore si la différence d’elle à nous était seulement dans la conduite ! Mais elle est dans le jugement même. Non seulement les actions admirables des sages paraissent inimitables, mais nous ne les comprenons pas toujours : “Plusieurs [beaucoup] de ces rares exemples surpassent la force de mon action, mais aucuns [quelques-uns] surpassent encore la force de mon jugement” (III, IX, 47). Montaigne ne peut agir, mais même ne peut juger comme Socrate. Celui-ci a vu des choses que lui-même cherche vainement à voir. Que la mort puisse être préférable à l’exil, cela lui échappe. Quant aux “extases et démoneries” de Socrate, il ne les “digère” point (III, XIII, 254). On pourrait croire que Socrate lui est plus proche parce qu’il réalise une sagesse de juste milieu alors que Caton ou Épicure sont hommes des extrêmes. Il n’en est rien car il est plus facile d’atteindre une extrême vertu en se jetant dans un extrême que d’atteindre à une extrême vertu en gardant le juste milieu (II, XXXIII, 193). Le juste milieu a été impeccablement gardé par Socrate. Là est la parfaite sagesse. Y prétendre serait, pour Montaigne, se méconnaître. Il est fait pour une sagesse tempérée, moyenne, contrepesée de quelque folie. Les “saillies” stoïques ou épicuriennes le dépassent mais non moins la perfection dans l’art de garder la mesure. Ce qui lui convient comme “à nous autres petits”, c’est une sagesse mêlée. Sous peine de tomber dans une sorte de folie de sagesse effroyable pour les autres et pour soi, lorsqu’on n’a pas l’envergure d’un Caton ou d’un Socrate, il faut savoir n’être “pas plus sage qu’il ne faut” (I, XXX, 81). Mais cela, c’est encore une sagesse. » (2)

Ce qu’il expose ainsi, c’est ce qu’il estime être la conception montanienne de la sagesse. Mais tout porte à croire qu’elle lui plaît : « c’est encore une sagesse. » (3) Or, l’insignifiance de l’homme représente certainement - du moins le crois-je - le premier fondement du relativisme de Montaigne, et donc, s’il en a une, de sa sagesse. De cela, Marcel Conche va pourtant oublier au moins en partie la leçon, ne serait-ce qu’en réhabilitant des roideurs éthiques ou simplement subjectives, comme s'il découvrait naïvement sa propre importance. Ce sursaut tardif de son ego va selon moi transparaître parfois dans des propos mal ajustés, comme lorsqu’il projette ses propres considérations morales dans des argumentations spéculatives. Je voudrais en donner un exemple que certains considéreront peut-être comme léger, mais que je considère personnellement comme assez révélateur.

Dans L’aléatoire, alors qu’il cherche à montrer que la nature est poète, Marcel Conche cite Mikel Dufrenne, lequel a lui-même parlé d’une nature fondamentalement poétique. Et il critique notamment cette phrase de Dufrenne : « […] la nature vise à apparaître ; elle produit l’homme pour se produire au jour, pour s’offrir à lui en image… » (4) Il écrit :
« C’est là un anthropocentrisme d’un autre âge. L’homme n’est plus le centre du monde, et la nature doit le savoir. Mais quand donc l’homme cessera-t-il de se donner le beau rôle ? “La presomption est nostre maladie naturelle et originelle” dit Montaigne (II,xii, p. 453 V.). En réalité, la nature n’a que faire de l’homme ; et heureusement. L’homme est nuisible à la nature. Il est la maladie de la nature. Et lorsque l’homme aura disparu, il faudra beaucoup de temps à la nature pour réparer les dégâts. » (5)
Que l’homme ait pu se nuire à lui-même, notamment en transformant la nature de telle sorte que soient mises en péril les conditions de sa propre survie, c’est évidemment incontestable. Mais il reste éminemment présomptueux de croire qu’il a nuit à la nature elle-même. Et davantage encore pour imaginer que la nature devrait réparer les dégâts qu’il aurait occasionnés. Il y a là comme un saut naïf que commande un désir moral peu maîtrisé. On trouve déjà ce genre de faiblesses dans Le fondement de la morale (PUF, 1993) et on le retrouve encore dans Quelle philosophie pour demain (PUF, 2003).

Et puis, il y eut aussi des signes plus anodins qui m’ont poussé à penser qu’il se laissa un peu submerger par sa célébrité. L’aventure qu’il relata dans Corsica. Journal étrange V (PUF, 2010), comme d’ailleurs bien des confidences qu’il distilla dans la série Journal étrange, ne méritaient sans doute pas d’être offertes aux lecteurs.

Tout cela n’enlève rien à l’intérêt d’une œuvre dans laquelle je ne manquerai pas de me replonger.

(1) Cf. Marcel Conche, Heidegger résistant, Ed. de Mégare, Treffort, 1996 et Heidegger inconsidéré, Ed. de Mégare, Treffort, 1997. Cf. le compte-rendu qu’en donne Jean-Philippe Catonné dans le numéro 129 de Raison présente, année 1999, pp. 147-148, consultable sur le site Persée.
(2) Marcel Conche, Montaigne [1964], Ed. de Mégare, Treffort, 1992, pp. 79-80. Les citations de Montaigne sont extraites de l’édition des Essais que l’on doit à Villey-Saulnier, PUF, 1965.
(3) Encore le plus important pour Montaigne est-il peut-être, avant même de se vouloir sage, de se peindre tel qu’il est. Sa philosophie correspond-elle à une recherche du bonheur ou à une recherche de la vérité ? Vaste question !
(4) Mikel Dufrenne, Le poétique, 2e éd., PUF, 1973, p. 233.
(5) Marcel Conche, L’aléatoire, PUF, 1999, p. 192.

Autres notes sur Marcel Conche :
Pyrrhon ou l’apparence
Héraclite. Fragments

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire