Je viens de lire coup sur coup deux livres extrêmement différents. Le premier m’a été offert par mon fils, lequel connaît depuis longtemps l’intérêt que je porte à l’œuvre de Jacques Bouveresse. Il s’agit de son dernier ouvrage posthume : Les vagues du langage (1). Le second, je l’ai acheté dans une librairie que la fille d’une amie vient d’ouvrir dans mon quartier, manière de n’en pas sortir les mains vides. Je n’en connaissais rien, sinon le bien qu’en disait un petit carton de la main de la libraire épinglé sur la couverture. Il s’agit du dernier roman d’Armel Job, Un père à soi (2).
Les deux livres m’ont fortement intéressé ; le premier par la profondeur du questionnement auquel il tente d’apporter quelques réponses ; le second par les questions auxquelles il m’a conduit à propos du premier.
Qu’est-ce que la philosophie ?
Voilà une question à laquelle il n’est peut-être possible de répondre qu’à partir d’une connaissance approfondie de l’histoire de la philosophie. Car s’il s’agit de la définir au regard de ce que sont les autres aspects de la pensée humaine, de la situer le plus précisément possible au sein des savoirs possibles, la succession des points de vue qu’elle a suscité au cours des vingt-six derniers siècles est à ce point hétérogène que la tâche s’annonce ardue.
Mais la question peut également être entendue autrement. Si l’on se contente d’une définition très sommaire faisant de la philosophie cette préoccupation qui oriente la pensée vers ce qui est important, foin dès lors de ce qu’elle fut, du moins dans un premier temps. L’interrogation porte alors sur ce qui, hic et nunc, mérite de retenir notre attention. Pour autant, ne nous précipitons pas dans l’idée d’un retour au simple et au commode. Le champ à investiguer n’est pas moins vaste et la complexité des problèmes à résoudre moins grande. Ce qui rend cette manière de poser la question moins technique, c’est le déplacement de l’accent : la focale est désormais centrée sur l’important davantage que sur la philosophie. Qu’est-ce qui, aujourd’hui, est important, philosophiquement parlant ? Voilà dès lors la question à traiter. Je choisis de l’aborder de cette façon.
Il me faut d’emblée insister sur la modicité de mes moyens et de mes ambitions. On pourrait se demander ce qui m’autorise à évoquer une question pareille alors que je ne suis guère armé pour la résoudre. On pourrait me soupçonner d’être à ce point prétentieux que je m’estime naïvement apte à aborder de grandes questions. Le fait est que la question, je me la pose et que, fût-ce avec la plus grande maladresse, j’essaye, sinon de la résoudre, du moins de la clarifier. Il est probable que je ne sois pas seul à en ressentir les affres, ce qui inscrit ma réflexion dans le champ des possibles. C’est à ce seul titre qu’elle vaut d’être quelque peu explicitée.
Ce qui m’a conduit à cette interrogation n’est sans doute pas insignifiant. Lisant l’ouvrage de Bouveresse, Les vagues du langage, j’ai été troublé par le décalage ressenti, un décalage entre les problèmes qui aujourd’hui nous emportent et les thèmes que traite ce livre. Pareille dissonance serait banale et ne mériterait pas d’être signalée si elle résultait d’un manque d’intérêt pour les uns, doublé d’une grande perplexité face aux autres. Mais tel n’est pas le cas.
Le livre de Bouveresse m’a beaucoup intéressé, en bonne partie en raison de l’effort qu’il réclame. C’est que les multiples interprétations de la pensée de Wittgenstein, principalement telle qu’elle figure dans les Recherches philosophiques (3), sont malaisées à distinguer. Et elles le sont d’autant plus que c’est précisément des faiblesses de l’interprétation - voire de son caractère illusoire - qu’il est question. Ce à quoi Bouveresse s’est attelé, c’est cependant à montrer l’importance qu’il y a à distinguer les interprétations de la pensée de Wittgenstein. Encore dois-je préciser que ce que Bouveresse explore dans son livre, c’est la manière dont il convient de comprendre quelques-unes des remarques de Wittgenstein, à savoir celles-ci :
« 196. On interprète l’usage non compris d’un mot comme l’expression d’un processus étrange. (De même, on se représente le temps comme un milieu étrange, et l’âme comme un être étrange.)Comment un signe, un mot, un concept peuvent-ils détenir une signification dont pourrait résulter leur usage correct ? Et, plus précisément, comment peuvent-ils être regardés comme détenteurs de cette signification ? Telle est la question traitée, question autour de laquelle il est nécessaire de tourner longtemps pour en comprendre la portée, du moins lorsqu’on est peu accoutumé aux interrogations qu’affronte la philosophie du langage. Le paradoxe dit de Wittgenstein peut être quelquefois compris comme une entrave substantielle à la rationalité. Il peut même être compris - qui sait ? - comme l’expression d’une position sceptique.
197. ‘C’est comme si nous pouvions saisir d’un coup l’emploi d’un mot dans son intégralité.’ - Nous disons en effet que nous le faisons. C’est-à-dire qu’il nous arrive de décrire par ces mots ce que nous faisons. Mais il n’y a rien d’étonnant, ni d’étrange, dans ce qui se produit là. Cela ne devient étrange que lorsque nous en venons à croire que le développement futur doit, d’une certaine façon, être déjà présent dans l’acte de saisie, alors qu’il n’y est pas présent. - Car nous disons qu’il n’y a aucun doute sur le fait que nous comprenons le mot, mais que par ailleurs la signification du mot se trouve dans son usage. Et il n’y a aucun doute sur le fait que je veuille en ce moment jouer aux échecs, mais le jeu d’échecs est le jeu qu’il est en vertu de toutes ses règles (etc.). Ne sais-je donc pas à quel jeu je voulais jouer avant d’y avoir joué ? Ou toutes le règles sont-elles contenues dans mon acte d’intention ? Est-ce l’expérience qui m’apprend que telle sorte de jeu résulte d’ordinaire de tel acte d’intention ? Ne puis-je donc pas être certain de ce que j’ai l’intention de faire ? Et si c’est là un non-sens - quelle sorte de connexion ultrarigide existe-t-il entre l’acte d’intention et ce que j’ai l’intention de faire ? - Où la connexion entre le sens des mots ‘Faisons une partie d’échecs’ et l’ensemble des règles du jeu s’établit-elle ? - Dans la liste de ces règles, dans l’apprentissage des échecs, dans la pratique quotidienne du jeu.
198. ‘Mais comment une règle peut-elle m’enseigner ce que j’ai à faire à telle place ? Quoi que je fasse, cela est néanmoins conciliable avec la règle selon une certaine interprétation.’ - Ce n’est pas ce que l’on devrait dire. Mais plutôt : Toute interprétation reste en suspens, avec ce qu’elle interprète ; elle ne peut servir d’appui à ce qu’elle interprète. Les interprétations à elles seules ne déterminent pas la signification.
‘Mais alors, quoi que je fasse, cela est-il en accord avec la règle ?’ - Permets-moi de poser cette question : Qu’est-ce donc que l’expression de la règle - disons le panneau indicateur - a à faire avec mes actions ? Quelle sorte de connexion y a-t-il là ? - Celle-ci par exemple : J’ai été dressé à réagir à ce signe d’une façon bien déterminée, et maintenant j’y réagis ainsi.
Mais tu n’as ainsi indiqué qu’un enchaînement causal ; tu as seulement expliqué comment il se fait que maintenant nous nous dirigeons d’après le panneau indicateur, et non en quoi suivre-le-signe consiste vraiment. Non, car j’ai également indiqué qu’on ne se dirige d’après un panneau indicateur que pour autant qu’il existe un usage constant, une coutume.
199. Ce que nous appelons ‘suivre une règle’, est-ce quelque chose qu’un seul homme pourrait faire une seule fois dans sa vie ? - Il s’agit là naturellement d’une remarque sur la grammaire de l’expression ‘suivre la règle’.
Il n’est pas possible qu’une règle ait été suivie par un seul homme, une fois seulement. Il n’est pas possible qu’une information ait été transmise, un ordre donné ou compris, une fois seulement, etc. - Suivre une règle, transmettre une information, donner un ordre, faire une partie d’échecs sont des coutumes (des usages, des institutions).
Comprendre une phrase veut dire comprendre un langage. Comprendre un langage veut dire comprendre une technique.
200. On peut certes imaginer que deux membres d’une tribu où l’on ne pratique aucun jeu s’installent autour d’un échiquier, qu’ils exécutent les coups d’une partie d’échecs, et qu’ils le fassent même avec tous les phénomènes psychiques d’accompagnement. Et si nous les voyions, nous dirions qu’ils jouent aux échecs. Mais imagine maintenant qu’une partie d’échecs soit traduite, d’après certaines règles, en une suite d’actions que nous n’avons pas l’habitude d’associer à un jeu - des cris et des trépignements par exemple. Et imagine qu’au lieu de pratiquer les échecs sous la forme qui nous est habituelle, nos deux hommes se mettent à crier et à trépigner. Ils le feraient de telle manière que ces processus seraient traduisibles en une partie d’échecs au moyen de règles appropriées. Serions-nous alors enclins à dire qu’ils jouent à un jeu ? Et de quel droit pourrait-on le dire ?
201. Notre paradoxe était celui-ci : Une règle ne pourrait déterminer aucune manière d’agir, étant donné que toute manière d’agir peut être mise en accord avec la règle. La réponse était : Si tout peut être mis en accord avec la règle, alors tout peut aussi la contredire. Et de ce fait, il n’y aurait donc ni accord, ni contradiction.
Qu’il y ait là une méprise est montré par le simple fait que dans cette argumentation, nous alignons interprétations sur interprétations ; comme si chacune nous apaisait, du moins un moment, jusqu’à ce que nous envisagions une autre qui se trouve derrière la précédente. Ainsi montrons-nous qu’il y a une appréhension de la règle qui n’est pas une interprétation , mais qui se manifeste dans ce que nous appelons ‘suivre la règle’ et ‘l’enfreindre’ selon les cas de son application.
C’est donc qu’il y a un penchant à dire : Toute action qui procède selon la règle est une interprétation. Mais nous ne devrions appeler ‘interprétation’ que la substitution d’une expression de la règle à une autre. » (4)
Je n’ai évidemment pas la prétention de proposer une interprétation précise de la pensée de Wittgenstein sur le sujet. Pas davantage d’ailleurs de la pensée de Bouveresse sur le même sujet. Tout au plus puis-je dire la difficulté à comprendre ce qui caractérise précisément l’une et l’autre. Car si Wittgenstein a donné lieu à tant de lectures différentes, cela paraît peut-être le signe - me semble-t-il - d’une sorte de position indicible qui évite les écueils des avis tranchés. Ne pourrait-on postuler que le plus important à ses yeux était de faire comprendre cette difficulté en ce qu’elle apparaît tout spécialement dans la vie ordinaire - même si elle affecte tout autant les propositions les plus subtiles, par exemple les propositions mathématiques. Lorsqu’on comprend en quoi elle rend incertains les comportements, les échanges et les réflexions, il faut ensuite se garder d’en déduire trop vite une position qui en ferait un argument décisif pour telle ou telle orientation philosophique plus fondamentale. C’est sans doute de cela que Wittgenstein se méfiait, en ce compris lorsqu’il s’appliquait à dénoncer les erreurs qu’il aurait commises dans le Tractatus (5).
Pour dissiper tout malentendu avec ceux qui me connaissent un peu, il me semble utile de préciser que le scepticisme que l’on attribue à la lecture que Saul Kripke fait du paradoxe (6) est d’une nature assez particulière dans la mesure où il s’agit de s’interroger sur le doute émis à propos de l’opération 68 + 57 = 125 (arbitrairement choisie, bien sûr), dès lors que le sens du signe “+” reste incertain. Il s’agit évidemment d’une question qui dépasse totalement ce que la vie ordinaire admet, mais qui, du même coup, peut être vue comme la récusation pour naïveté du scepticisme le plus commun. Ai-je besoin d’ajouter que je me risque là sur un terrain que je maîtrise très peu, ce qui pourrait me conduire à dire des énormités ? La vérité, c’est que, lorsque je lis Wittgenstein, j’ai sans cesse l’impression de saisir quelque chose qui mérite d’être éclairci sans jamais me sentir capable d’opérer l’éclaircissement attendu. Et s’il m’a appris quelque chose - pour autant qu’il m’ait appris quelque chose -, c’est l’étrangeté du langage, à commencer dans son usage le plus ordinaire. Pour qui est soucieux de vérité - notamment comme l’était Jacques Bouveresse -, il s’agit là d’une révélation qui ouvre un champ d’interrogations immense.
Il serait injuste de réduire les analyses de Bouveresse à une réfutation du déconstructionnisme. C’est bien davantage que cela. Reste que sa cible finale est encore Derrida. À ceux qui ont prétendu que la pratique derridienne représenterait un prolongement des Recherches, il oppose l’existence d’une différence importante :
« La solution que propose Wittgenstein pour résoudre le problème qui se pose n’est effectivement pas, comme on l’a vu, la réponse métaphysique, ni celle que pourrait sembler fournir la déconstruction, mais le retour à l’ordinaire et au quotidien qui, pour reprendre une image qu’il utilise, constituerait la porte de sortie que l’on ne voit pas, simplement parce qu’on a le regard fixé devant soi sur les deux autres, qui sont en réalité fermées (ou peut-être faudrait-il plutôt dire inexistantes), et qu’on oublie tout simplement de se tourner pour voir celle qui est ouverte. » (p. 590)
Tout réside évidemment dans ce qui mérite d’être appelé la solution. Ce n’est peut-être pas tant de solution qu’il faudrait parler, mais plutôt d’angle d’attaque. La mise en cause de la signification, qui semble être un des buts de la déconstruction, n’a peut-être pas besoin de se perdre dans l’analyse des différents sens à partir de la décomposition de ce qui serait la structure du langage ; elle jaillit peut-être tout simplement de ce qu’est le langage ordinaire, même et peut-être surtout si les usagers du langage ordinaire n’en ont pas conscience.
J’en dis trop ou trop peu, probablement. C’est qu’il me paraît important - et c’était aussi la préoccupation de Bouveresse - d’insister sur ce que tout cela doit à notre rapport à la vérité.
Avant de faire un bond conséquent vers le deuxième livre qui a retenu mon attention, il me faut secouer un peu ce mot vérité dont je viens d’user et rappeler cette élémentaire distinction qu’il faut opérer entre deux sens évidents du mot. Lorsqu’un effort est consenti en vue de fournir une représentation fidèle de la réalité, on aspire à la vérité. Et lorsqu’on s’astreint à exprimer ce que l’on croit vrai, on est censé dire la vérité. La première vérité est absolue, parce qu’elle fait référence à une réalité qui ne peut en souffrir deux, alors que la seconde est relative, car elle se mesure à l’aune de la sincérité, indépendamment de sa conformité à la première.
Le livre d’Armel Job ne traite pas à proprement parlé de la question de la vérité, mais très certainement de la question du mensonge. Supposons que l’on soit convaincu de détenir la vérité, le mensonge consiste alors à affirmer le contraire de ce en quoi on la croit faite, voire à le taire. La vérité qui en ce cas mérite souvent d’être recherchée, c’est le motif qui conduit à adopter semblable comportement, et cela indépendamment de la réalité qui sous-tend l’opinion que l’on se fait de ce qui est vrai. Il nous faut admettre que la vie telle que nous la vivons doit davantage à cette question qu’à celle de la vérité en tant que rapport adéquat à la réalité.
L’écriture d’Armel Job est proche du langage parlé. Il use même sans complexe de belgicismes, de telle sorte que les personnages principaux, Alban et Virginie, qui endossent successivement le rôle de narrateur, s’expriment avec la simplicité qu’augure leur condition. À cela s’ajoute une forme de récit qui ménage ses effets, presque tous les chapitres s’achevant par une surprise, un peu sur le mode de ces romans en feuilletons qui incitent à acheter la livraison suivante en créant un suspens.
Or, la plupart des mensonges que le roman révèlent sont du genre pieux, ces entorses à la vérité guidées par un souci du bien, du juste ou du charitable. On me dira que nous sommes dès lors bien loin de la question de la vérité, telle que Bouveresse la traite. Pas tellement, peut-être. Car que le rapport soit avec le réel ou qu’il soit avec les convictions, il s’agit toujours bien du rapport au vrai, un rapport dont le vecteur est bien le langage. Et c’est alors qu’il convient peut-être de se demander ce qui mérite les réflexions les plus approfondies : l’inadéquation du langage quant à la représentation du réel ou le rôle du vrai dans les rapports humains. Entendons-nous bien, il ne s’agit pas de choisir entre les difficultés de l’objectivation et l’importance de la subjectivité. Il convient plutôt de tenter l’objectivation des deux problématiques, quitte à s’engager sur ce terrain que Wittgenstein appelait la psychologie.
Dans le roman d’Armel Job, il est question d’amours oubliées, de filiation supposée, de morts inventées, de comportements cachés. Du quotidien, somme toute. Mais du quotidien qui interroge bien au-delà - ou bien en deça - de la signification des signes, c’est-à-dire au niveau de l’usage de ces mêmes signes lorsqu’il pèse sur le comportement de chacun. C’est là que j’en viens à penser que l’objet de la philosophie reste très indécis, notamment parce qu’il faudrait peut-être en attaquer toutes les faces sous tous les angles possibles en même temps. Ce qui est évidemment impossible, outre que c’est implicitement écarté. À moins qu’il n’y ait une amorce de cette ambition dans ce propos de Pascal : « Qu’est-ce que nos principes naturels, sinon nos principes accoutumés ? » (7)
(1) Jacques Bouveresse, Les vagues du langage. Le « paradoxe de Wittgenstein » ou comment peut-on suivre une règle ?, Seuil, Liber, 2022.
(2) Armel Job, Un père à soi, Robert Laffont, 2022.
(3) Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques [1953], trad. par Françoise Dastur, Maurice Élie, Jean-Luc Gautero, Dominique Janicaud et Élisabeth Rigal, Gallimard, Bibliothèque de philosophie, 2004.
(4) Ibid., rqs 196-201. La question reste évoquée jusqu’à la remarque 207. À toutes fins, voici ces autres remarques (même si lire les 693 remarques et la deuxième partie de l’ouvrage ne peut qu’aider à la compréhension) :
« 202. C’est donc que ‘suivre la règle’ est une pratique. Croire que l’on suit la règle n’est pas la suivre. C’est donc aussi qu’on ne peut pas suivre la règle privatim ; sinon croire que l’on suit la règle serait la même chose que la suivre.
203. Le langage est un labyrinthe de chemins. Tu arrives à tel endroit par un certain côté, et tu t’y reconnais ; tu arrives au même endroit par un autre côté, et tu ne t’y reconnais plus.
204. Les choses étant ce qu’elles sont, il m’est peut-être possible d’inventer un jeu auquel personne ne jouera jamais. - Mais serait-il aussi possible que l’humanité n’ait jamais joué à aucun jeu, et qu’un jour quelqu’un ait inventé un jeu - auquel cependant personne ne jouerait jamais ?
205. ‘Ce qu’il y a de surprenant dans l’intention, dans le processus psychique, c’est que l’existence d’une coutume, d’une technique, ne leur est pas nécessaire. Par exemple, il est pensable que deux hommes jouent une partie d’échecs dans un monde où il n’existe par ailleurs aucun jeu ; et même qu’ils ne fassent que commencer une partie - et soient ensuite interrompus.’
Mais le jeu d’échecs n’est-il pas défini par ses règles ? Et comment ces règles sont-elles présentes à l’esprit de celui qui a l’intention de jouer aux échecs ?
206. Suivre une règle est analogue à obéir à un ordre. Nous avons été dressés à cela, et nous réagissons à l’ordre d’une manière déterminée. Mais qu’en est-il si quelqu’un réagit à l’ordre et au dressage d’une certaine façon et quelqu’un d’autre d’une autre façon ? Qui a raison en ce cas ?
Imagine que tu arrives en qualité d’explorateur dans un pays inconnu dont la langue t’est complètement étrangère. Dans quelles circonstances dirais-tu que les gens de ce pays donnent des ordres, qu’ils les comprennent, qu’ils leur obéissent, qu’ils se rebellent contre eux, etc. ?
La manière d’agir commune aux hommes est le système de référence au moyen duquel nous interprétons une langue qui nous est étrangère.
207. Imaginons que ces gens-là se livrent aux activités humaines habituelles, et qu’à cette fin, ils se servent de ce qui semble être un langage articulé. Si nous observons leurs manières de faire, elles sont compréhensibles et nous paraissent ‘logiques’. Mais si nous essayons d’apprendre leur langage, nous découvrons que c’est impossible. Car chez eux, il n’y a pas de rapport régulier entre ce qui est dit - les sons émis - et ce qui est fait. Les sons ne sont cependant pas superflus ; car si nous bâillonnons l’un d’eux, cela a les mêmes conséquences que pour nous : En l’absence de ces sons, leurs actions sombrent dans la confusion - si je peux m’exprimer ainsi.
Dirions-nous que ces gens-là ont un langage : des ordres, des informations, etc. ?
Par rapport à ce que nous appelons ‘langage’, il y manque la régularité. »
(5) Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus (suivi de Investigations philosophiques) [1921], trad. par Pierre Klossowski, Gallimard, Tel, 1961.
(6) Saul Kripke, Règles et langage privé. Introduction au paradoxe de Wittgenstein [1982], Seuil, 1996, livre que je n’ai pas lu et dont il est question, non seulement dans l’ouvrage de Bouveresse, mais dans bien des études consacrées à ce problème wittgensteinien.
(7) Blaise Pascal, Pensées, texte établi par Lafuma, fr. 125, Seuil, 1962, p. 70.
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