À quoi sert l’assistance technique ?
de Christine Daure
Ces derniers mois, on entend souvent dénoncer l'ambivalence d’une opinion qui, d’un côté, déplore la destruction de la biodiversité, le désastre de la pollution et l’intensification du dérèglement climatique et, de l’autre, passe outre, voire résiste aux mesures destinées à y porter remède. Ce genre d’ambivalence n’est ni nouveau, ni même rare.
Ainsi, sur un temps bien plus long, on assista - et on assiste encore - à une vigoureuse dénonciation du colonialisme et de l’impérialisme (en ce que ces politiques auraient aiguillonné l’acculturation et l’exploitation systématique de populations ainsi dépossédées de leur culture, de leurs usages et de leur pays) et, dans le même temps, à la perpétuation de pratiques qui aboutissent aux mêmes résultats. Pareille ambivalence ne se borne pas à partager l’opinion en deux camps ; elle doit de durer au fait que nombre de ceux qui accusent l’exploitation les conduit à la remplacer par la leur.
Le 20 juin dernier, la Justice belge a remis à sa famille la dépouille - en l’occurrence une dent - de Patrice Lumumba, premier Premier ministre de la République du Congo (de juin à septembre 1960), assassiné le 17 janvier 1961 parce qu’il mettait en danger les intérêts économiques belges et américains dans son pays. (1) Si je puis comprendre l’émotion des parents, notamment lorsque le Premier ministre belge, Alexander De Croo, a présenté ce jour-là les excuses du Gouvernement belge, il m’est néanmoins malaisé de ne pas me dire que, à chaque époque, correspond une forme particulière de cynisme. Il y avait en 1960 - je m’en souviens - un discours empreint de générosité qui mettait en avant tout ce que la Belgique avait fait pour le Congo et que le soi-disant engagement communiste de Lumumba mettait en péril. Et de même un discours désolé regrettant que des inconnus aient pu attenter à sa vie. Aujourd’hui, les autorités belges tiennent des propos dits de vérité reconnaissant la responsabilité des autorités de l’époque et des propos généreux évoquant « un nouveau chapitre de notre histoire ». Mais notre histoire, c’est la part d’histoire commune que partage la Belgique et le Congo, laquelle se résume à la défense des intérêts économiques belges au milieu de l’Afrique. Dans quelle mesure les despotes congolais qui se succédèrent à la tête du pays - Tshombé, Mobutu, les Kabila - ont pu compter sur le silence ou le soutien des autorités belges, dans quelle mesure les conflits sanglants qui ravagent le Congo depuis 62 ans se sont perpétués dans l’indifférence des mêmes autorités belges (2), c’est là une part de l’histoire qui n’est pas remise en cause. Bref, ici comme ailleurs dans le monde, le discours anticolonialiste a souvent pris une forme qui justifiait les nouvelles modalités de l’exploitation, pérennisant ainsi ce qu’elle donnait l’apparence de regretter.
Tout cela me rappelle un épisode de ma vie qui ne mérite d’être évoqué que parce qu’il illustre l’inconscience en laquelle on agit le plus souvent.
J’ai achevé mes études en 1969, études au cours desquelles j’avais mené en parallèle la formation en sciences sociales et une spécialisation en études des pays en voie de développement. Je projetais en effet de remplacer le service militaire, alors obligatoire, par une participation à l’assistance technique dans un pays dit en voie de développement. Ma vision d’alors de l’aide au développement, comme du service militaire d’ailleurs, correspondait à ce que pouvait en penser un jeune épris de justice sociale, reconnaissant à la gauche des mérites inégalés et sortant des remous de mai 68 avec l’idée que le monde était réformable, serait-ce par une révolution. Pourtant, ce projet fut stoppé net par la lecture d’un article que Christine Daure (3) publia dans le numéro 276 de juin-juillet 1969 des Temps modernes, un article intitulé “À quoi sert l’assistance technique ?” (4) J’y vis l’hypocrisie d’un système qui cachait ses vrais effets sous des intentions louables et, à tout prendre, il me sembla préférable de donner à mon antimilitarisme l’occasion de se frotter à l’armée. Voilà probablement pourquoi je fis mon service militaire. Encore importe-t-il de rester prudent sur ce qui m’a très exactement déterminé.
Que trouve-t-on dans cet article ?
D’abord une question, une question qui semble aujourd’hui pleinement justifiée mais qui, à l’époque, me parut très extraordinaire, principalement parce qu’elle heurtait tout ce qui me semblait aller de soi dans le projet de participer à l’assistance technique.
« Les années passent et nous, les assistants techniques, nous continuons notre travail : aider les pays sous-développés à rattraper leur retard, et cela sans trop nous poser de questions.
Mais n’est-il pas temps, précisément, de nous demander dans quelle mesure nous les aidons vraiment ? À tous il nous est arrivé, un jour de découragement, de penser que nous ne servions à rien ; inutiles, passe encore ; mais nuisibles, est-ce possible ? » (p. 2277)
Il est avant tout utile de savoir que, dès 1962, Christine Daure s’était installée au Maroc, à Casablanca, où elle enseignait. C’est de cette expérience qu’elle témoigna dans son article de 1969.
S’il me fallait expliquer un peu mieux ce que la simple question de l’utilité de l’assistante technique avait alors pour moi de bouleversant, je dirais que ma rupture avec le catholicisme m’avait peut-être conduit à rejeter cette forme d’aide aux pauvres en général et aux pays déshérités (comme la bien-pensance de l’époque les désignait) en particulier, aide qui préconisait un soutien d’individu à individu - chacun y trouvant son compte dans une récompense en grande partie spirituelle. Et, par réaction, j’avais été attiré par une aide beaucoup plus politique qui misait sur un soutien apte à faire naître des mouvements sociaux propices au développement. Il y avait là quelque chose comme l’idée de réparer les ravages de la colonisation. (5) Bien sûr, a joué également ce que l’accomplissement du service militaire avait de compromettant sur le plan politique, quelque chose comme une honteuse participation aux forces étatiques oppressantes, idées qu’une certaine sympathie pour les idées anarchistes m’avait porté à croire. J’étais alors assez idéologique - ce qui était très commun -, même si mes orientations idéologiques étaient différentes de celles qui animaient la majorité de la gauche et, davantage encore, la majorité de l’extrême gauche.
Ne me dites pas que ce que j’explique là relève du souvenir reconstruit : j’en suis parfaitement conscient. Je me suis cherché des motifs moins nobles, en tout cas moins rationnels, moins conscients et moins politiques - l’exotisme, la fuite, l’aventurisme, le carriérisme, que sais-je ? Mais, sans les écarter totalement, je crains que leur mention relève davantage de la coquetterie que de la sincérité. En fait, rien ne me semble plus pertinent que d’insister sur le fait que, à ce moment-là, je croyais fort à ce que je croyais, comme il arrive aux jeunes, lesquels se construisent quelquefois principalement en se construisant des opinions. Montaigne m’était inconnu.
Toujours est-il que, brusquement, je découvris que l’on pouvait se poser la question de l’utilité de l’assistance technique tout en restant du bon côté, ce qui ne m’avait jamais effleuré. Évidemment, la question à elle seule ne suffisait pas ; encore fallait-il que la réponse et les arguments qui l’étayaient soient recevables.
Dans son article, le principal argument de Christine Daure est d’ordre économique. C’est là que les choses sont compliquées à démêler. Tentons de procéder par étapes.
Dans un premier temps, Christine Daure rappelle comme une évidence le principe très marxien de la détermination économique.
« Nous savions que […] tout pays sous-développé est, dans le domaine économique et politique, une cote mal taillée entre un secteur traditionnel et un secteur d’économie libérale non dégagé du colonialisme passé, et que, dans ces conditions, un démarrage économique peut être considéré comme pratiquement impossible […] » (p. 2277)
« Mais si forte est la conviction que le domaine des idées n’est pas celui de la réalité, et qu’elles circulent librement en dehors du conditionnement des choses, que nous n’avons pas étendu à l’enseignement les conséquences inévitables […] Le domaine des idées n’échappe pas, lui non plus, au conditionnement économique et social […] » (p. 2277)
« Ainsi, venus pour semer dans les cerveaux les germes du développement, nous y renforcerions peut-être les structures mentales qui l’empêchent de naître. » (p. 2278)
À l’époque, je partageais cette idée du primat de la détermination économique. Je pense même que ce fut par ce biais que je m’habituai à l’idée de déterminisme, sans lui donner encore la place que je lui reconnus plus tard. Elle avalisa très probablement les nuisances que Christine Daure attribuait à l’assistance technique. Mais quelles étaient ces nuisances ? Elle en cite beaucoup :
« […] par l’illusion que nous créons, nous empêchons la prise de conscience qui permettrait seule de mesurer l’ampleur du désastre. » (p. 2278)
« […] nous encourageons la paresse et l’irresponsabilité des élites locales […] » (p. 2278)
« […] nous sommes totalement impuissants […] enseigner, ici, ce devrait être former des producteurs qui rattrapent des siècles de retard technique et finissent par sortir leur pays de l’ornière. Nous sommes loin de comptes […] » (p. 2278)
« Nous sommes devant un tel problème, que, dans les conditions actuelles, il est impossible de combler le retard […] entre la précision, la complication d’un Concorde, d’un ordinateur, d’une centrale atomique, et les procédés élémentaires de l’artisanat local, il y a presque toute l’histoire de l’humanité […] » (p. 2279)
« […] nous contribuons à couper le pays en deux blocs antagonistes, mais également stériles ; nous aidons l’élite à éviter le travail à tout prix, et nous l’aidons aussi à maintenir la masse dans l’impuissance. » (p. 2279)
« […] nous qui promenons tranquillement, au sein du dénuement, la tentation incroyable de nos salaires et de nos primes ?
Mais c’est tout ce que nous apportons : l’envie de posséder, pas celle de produire. » (p. 2280)
« Ainsi, pour employer des termes économiques, si nous sommes impuissants à susciter la ‘propension à produire’, nous augmentons par notre présence même, par ce monde qui nous colle à la peau, celui des nations industrielles, ‘la propension à consommer’ caractéristique des pays sous-développés. Nous faisons plus encore : par cet enseignement qui ne débouche sur rien, nous ajoutons un nouveau moyen d’accéder à l’élite improductive, et, ainsi, nous renforçons les privilèges que nous venions abattre. » (p. 2281)
Force est de constater aujourd’hui que l’ambition des assistants techniques de l’époque - du moins telle que Christine Daure la perçoit, c’est-à-dire sans doute dans le meilleur des cas -, c’est de rattraper le retard dont auraient souffert les pays anciennement colonisés. L’histoire de l’humanité, ce sont les pays industrialisés qui l’incarnent. (6) Et, somme toute, le projet était d’industrialiser des pays qui ne l’étaient pas encore et donc de leur insuffler l’habitus qui nous avait permis de l’être. Ai-je besoin de dire que j’adhérais alors pleinement à cette idée qui nous apparaît à présent à la fois chimérique et maléfique ? Les effets délétères de l’industrialisation, laquelle doit tout à l’utilisation massive d’énergies fossiles, condamne ce modèle auquel nous devons tant, sauf à le réinventer très différemment.
On pourrait s’interroger sur l’ambivalence d’une pensée qui déplore ces rapports politiques marqués par l’exploitation et qui, néanmoins, s’enthousiasme d’un effort productif qui, pour l’essentiel, en est la cause. À l’époque - ne le perdons pas de vue -, les ambitions révolutionnaires les plus radicales allaient généralement de paire avec un productivisme très déterminé. Les plans quinquennaux soviétiques, la propagande stakhanoviste, le Grand bond en avant maoïste - au-delà des dizaines de millions de morts qu’on leur doit - révèlent clairement l’ambition productiviste des régimes d’extrême gauche. Je n’avais bien évidemment pas fait ce lien, qui échappait à tous.
Dans les années 80, alors que j’étais professeur au sein de l’enseignement supérieur de la Province de Liège, je fus chargé d’un cours sur le sous-développement. Les choses avaient évolué ; moi aussi. Et, marqué par la lecture approfondie d’auteurs tels Lévi-Strauss et Bourdieu, j’ai un peu délaissé l’angle économique du problème pour m’attacher à sa dimension culturelle. La richesse oubliée des cultures détruites, l’impact idéologique d’un modèle fondé sur le salariat, la rupture des équilibres sociaux, la force de l’histoire et la rencontre des histoires, voilà ce qui me sembla digne d’être professé. On pense dire mieux ; on dit différemment.
Toujours est-il que, en juillet 1969, l’article de Christine Daure pesa fortement sur ma vie puisque, si même ce n’en fut certainement pas l’unique raison, je renonçai à m’expatrier. Il est très malaisé de repérer aujourd’hui celui de ses arguments qui fut le plus déterminant.
Peut-être était-ce très subjectivement cette image très désolante qu’elle évoque :
« Le gamin qui pousse sa charrette grinçante, ne songe même pas à en réparer les ruines : il rêve d’être fonctionnaire pour acheter sa voiture. Chaque moteur qui passe dévalorise un peu plus son triste équipage, désamorce son intérêt, le détourne d’un travail productif à sa portée ; nous pouvons bien ensuite lui débiter en classe des valeurs abstraites, notre genre de vie lui en apporte le démenti quotidien. » (p. 2280)
Peut-être était-ce ce tableau des ravages qu’elle subit elle-même :
« Quant à nous, la situation que nous consolidons nous modifie à notre tour : nous changeons, et pas à notre avantage. À nous sentir sans prise sur le réel, à mesurer quotidiennement notre inutilité, nous perdons peu à peu le meilleur de nous-mêmes ; nous nous usons, comme peuvent s’user des machines inadaptées dont on se sert à contre-sens. Les plus frais d’entre nous, finalement, après dix ou quinze ans d’exercice, sont ceux qui ont trouvé ici exactement ce qu’ils venaient y chercher : de l’argent, la vie facile, la supériorité acquise à peu de frais et conservée sans effort. Dispos et à leur aise, ils rejoignent, par leurs objectifs et leurs vies tout entières, la pire élite locale à qui ils servent, fatalement, et d’exemple et d’alibi. Mais nous, qui venions pour autre chose, de replis en défaites, nous nous réduisons tristement à notre définition économique et sociale : des primes et des privilèges. » (p. 2283)
Peut-être était-ce tout simplement sa conclusion :
« […] que restera-t-il demain ?
Un néo-colonialisme qui, pour avoir été souvent dénoncé, n’en reste pas moins assez florissant. Grâce à l’ordre que nous maintenons, aux langages que nous diffusons tant bien que mal, aux besoins et aux goûts de l’élite que nous formons surtout, les marchés s’ouvrent, et les investissements étrangers continuent à rapporter quatre fois leur valeur aux pays d’origine.
Des gouvernements qui souhaitent que cela dure : pour qui le sous-développement est le seul moyen de se maintenir au pouvoir, et qui ne réforment, in extremis, que dans la crainte du pire ; grâce à nous les systèmes monarchiques se survivent.
Des élites complices, enfin, à qui nous fournissons fonctionnaires et policiers pour protéger leurs richesses.
Est-ce pour cela que nous étions venus ? » (p. 2283)
Plus que jamais aujourd’hui, j’ignore si j’ai pris la bonne décision. Qu’aurait été la bonne décision ? Tel le César de Leibniz qui franchit le Rubicon, j’ai suivi une pente que j’ai cru choisir, mais que mon histoire m’a incliné à prendre. Ce qui me conduit à en parler - de manière quasi impudente -, c’est le sentiment sans cesse renforcé que les choses nous échappent et que les décisions les plus muries, les plus réfléchies, les plus mises en accord avec nos convictions les plus profondes, restent des accidents (au sens aristotélico-scolastique du mot) dont on croit apercevoir la nature lorsque les choses ont longuement évolué, alors que cette nouvelle lucidité illusoire n’est elle-même qu’un nouvel accident.
(1) Quant aux circonstances de cet assassinat, je renvoie au livre de Ludo De Witte, L’assassinat de Lumumba (Karthala, 2000).
(2) Sur ce sujet, cf. le dernier film de Thierry Michel, L’Empire du silence (Les films de la passerelle, Liège, 2022).
(3) Christine Daure est plus connue sous le nom de Christine Daure-Serfaty depuis qu’elle a épousé Abraham Serfaty en 1986.
(4) Christine Daure, “À quoi sert l’assistance technique” in Les Temps modernes, n° 276, juin-juillet 1969, pp. 2277-2283.
(5) J’avais notamment lu Les damnés de la terre de Frantz Fanon (Maspero, 1961). Dans la préface qu’il a écrite pour ce livre, Jean-Paul Sartre écrivait notamment : « Car, en le premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen c'est faire d'une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre ; le survivant, pour la première fois, sent un sol national sous la plante de ses pieds. » (indispensable : à lire sur le site Nouveau millénaire, Défis libertaires toute la préface de Sartre)
(6) Le 26 juillet 2007, le président Sarkozy, dans un discours prononcé à Dakar, répétait encore cette idée : « Le drame de l'Afrique, c'est que l'homme africain n'est pas assez entré dans l’histoire. » L’intégralité de ce discours est accessible sur une page du journal Le Monde.
Un texte très intéressant qui en dévoile un peu plus sur la personnalité de l’auteur. Ce n’est pas négligeable.
RépondreSupprimerLe terme d’assistance technique est, le semble-t-il, peu utilisé. Je l’ignorais dans l’acception retenue par cet article. A l’époque de mon service militaire (que je n’ai pas fait) nous parlions de service civil, d’aide à la coopération et au développement.
Dans tous les cas, merci de l’avoir écrit.
Guy Wolf
L’expression “assistance technique” appliquée à l’aide au développement a surtout été utilisée dans les années 50 et 60, notamment parce qu’elle a suscité à cette époque bien des vocations. Par la suite, ce sont progressivement les ONG qui ont en quelque sorte pris le relais, sans user de ce vocable. Reste qu’aujourd’hui encore, certaines organisations internationales (UNESCO, UNICEF, OMS, etc.) parlent toujours d’assistance technique pour leur programme d’envoi d’experts dans les pays défavorisés.
SupprimerMerci, cher Guy, pour ton commentaire.