À propos de l’indépendance d’esprit
Il y a - je crois - une très grande différence entre un esprit libre et un esprit indépendant. Il me semble utile de l’évoquer, car elle n’est que très rarement perçue.
La notion de liberté est polysémique. Ainsi, il est possible de parler de liberté dès lors que la personne n’est pas contrainte, matériellement ou psychologiquement. Tout qui est incarcéré, refoulé, menacé, intimidé peut à juste titre se prétendre privé de liberté, à tout le moins de la liberté d’aller et venir à son gré. Mais la même personne peut également être réputée libre dès lors qu’on lui reconnaît une capacité à concevoir, inventer, imaginer des idées dont on supposerait qu’elle ne les doit qu’à elle-même. Somme toute, cette deuxième notion est proche de ce que la philosophie appela généralement le libre-arbitre, c’est-à-dire cette faculté qu’aurait l’homme de se déterminer par ses seuls choix, sans l’influence d’autre chose que sa volonté. Ceux qui croient au libre-arbitre auraient plutôt tendance à ne voir qu’un seul sens au mot liberté, là où ceux qui inclinent à penser que l’homme est déterminé à son insu à penser ce qu’il pense préféreront distinguer les deux sens, car on peut parfaitement se battre pour être très concrètement exempt de contraintes alors même qu’on doute de sa propre capacité à penser librement.
Évidemment, cette manière de catégoriser les sens du mot liberté est assez formelle. Dans les faits, on use le plus souvent du mot libre sans préciser de quelle liberté il s’agit et même, le plus souvent, sans avoir conscience des distinctions qui mériteraient de lui être appliquées. De la sorte, lorsqu’on parle de quelqu’un qui manifeste un esprit libre, on vise une personne qui dédaigne les contraintes, les menaces et les pressions, tout autant qu’une personne qui fait jaillir d’elle-même des ressources originales, de l’intellect comme de la sensibilité. Prenons un exemple quelque peu incontournable : Oscar Wilde.
S’il est un esprit que l’on qualifia volontiers de libre, ce fut bien celui d’Oscar Wilde. À coup sûr, tout y était : le refus des contraintes, des préjugés, de l’opinion commune ; l’imagination créatrice relative à une poésie qui - à contre-courant de beaucoup - illustrait l’idée que l’esthétique surpassait l’éthique à tous égards ; un comportement insensible aux prescrits légaux. L’étrange culte dont sa tombe au Père-Lachaise est l’objet en témoigne encore aujourd’hui. Bien sûr, Wilde a trouvé son inspiration chez certains de ses maîtres (John Pentland Mahaffy et Walter Pater, par exemple), ce qu’il a volontiers reconnu. Mais il était en même temps habité par la conviction que le génie personnel - qu’il s’attribuait, souvent avec quelque ironie - ne devait rien à personne. Ce qui me semble particulièrement intéressant, dans son cas, est de se reporter à ses déclarations en 1895 lors du procès que déclencha la plainte de Queensberry.
Au cours de ce procès, Oscar Wilde mentit beaucoup. La vérité l’eût précipité vers les sanctions pénales auxquelles, pourtant, il n’échappa finalement pas. Ce qui est remarquable en l’affaire - alors que nous ne sommes plus préoccupés de sa conclusion -, c’est l’usage qu’il fit de sa conception de la poésie, de la littérature, de l’intelligence, du génie pour construire ses mensonges et ses dissimulations ; de même d’ailleurs que de l’effet que ses déclarations pouvaient provoquer au sein du public présent. Certains considèrent d’ailleurs que c’est son esthétisme qui le perdit, arguant de la façon dont il vacilla lorsque Carson, l’avocat de Queensberry, lui demanda s’il avait jamais embrassé Walter Grainger, un domestique, et qu’il répondit que non, son apparence étant « hélas » très laide. (1)
Au cours du procès, Oscar Wilde a notamment été interrogé au sujet d’un texte, “Le prêtre et l’acolyte”, publié en 1894 dans la revue The Chameleon (2), un texte dont l’auteur est resté anonyme et qui sera ultérieurement attribué à Wilde lui-même par certains. Voici l’échange entre Carson et Oscar Wilde, alors que sont d’abord évoquées des contributions - deux poèmes - publiées dans cette même revue par Alfred Douglas, le fils de Queensberry :
« CARSON : Les avez-vous appréciées ?
WILDE : Je pense que ce sont d’extrêmement beaux poèmes, l’un et l’autre.
CARSON : Extrêmement beaux ?
WILDE : Oui.
CARSON : Il y en a un qui est un “Éloge de la honte” ?
WILDE : “Éloge de la honte”.
CARSON : Et l’autre, “Deux amours” ?
WILDE : Oui.
CARSON : Ces deux amours étaient deux garçons ?
WILDE : Oui.
CARSON : Et l’amour éprouvé par l’autre garçon est “la honte” ?
WILDE : Oui.
CARSON : Est-ce que cela vous a suggéré quelque…
WILDE : Êtes-vous en train de citer ces poèmes ?
CARSON : Oui. Je les ai ici :
“‘Je suis l’Amour vrai, qui transporte
Le cœur des garçons et des filles d’une mutuelle flamme’
Alors, l’autre dit en soupirant : ‘Va, tu l’emportes,
Je suis l’Amour qui n’ose dire son nom ni révéler son âme.’”
WILDE : Oui, ce sont les derniers vers.
CARSON : Pensez-vous qu’il y a là des allusions inconvenantes ?
WILDE : Non.
CARSON : Avez-vous lu “Le prêtre et l’acolyte” ?
WILDE : Oui.
CARSON : Et vous avez été absolument convaincu qu’il ne s’agissait pas d’une contribution malséante ?
WILDE : Du point de vue de la littérature, je la trouve tout à fait malséante.
CARSON : Donc, vous la désapprouvez seulement d’un point de vue littéraire ?
WILDE : Pour un homme de lettres, il est impossible de juger un texte autrement que par ses défauts littéraires. Par “littérature”, évidemment, on entend le traitement du thème, le choix du thème, tout… Ce que je veux dire, c’est que je ne pourrais critiquer un livre comme s’il s’agissait d’un fragment de réalité. Je crois que le choix était mauvais, le thème aussi, et le style extrêmement mauvais, et tout le traitement du sujet mauvais. Mauvais !
CARSON : Le traitement était mauvais ?
WILDE : Et le thème aussi. Mais il aurait pu être beau, traité autrement.
CARSON : Je crois que vous êtes dans l’opinion, Mr. Wilde, qu’il n’existe pas de livre immoral ?
WILDE : Oui.
CARSON : Vous avez cette opinion ?
WILDE : Oui.
CARSON : En ce cas, je suppose que je serais en mesure de dire que, à votre avis, ce texte n’était pas immoral ?
WILDE : Il est pire que cela : il est mal écrit. (rires)
CARSON : C’est l’histoire, n’est-ce pas, d’un prêtre qui tombe amoureux de l’enfant, du garçon qui l’assiste pendant la messe ?
WILDE : Oui.
CARSON : Qui conçoit de la passion pour lui ?
WILDE : Dans le récit, j’ai compris que cette passion n’était pas physique, mais puisque vous avez dit “de la passion”, ce n’est qu’un détail et… Oui.
CARSON : Et alors que cette passion a été conçue pour lui, le jeune acolyte est découvert dans la chambre du prêtre par le vicaire ?
WILDE : Je ne suis pas responsable de cela.
CLARKE [avocat de Wilde] : Je ne voudrais pas m’interposer, Votre Honneur, mais enfin, alors que le témoin a exprimé sa désapprobation et qu’il a dit qu’il en a ainsi fait sur le moment, il est pour le moins étrange qu’il doive subir un contre-interrogatoire sur le contenu du texte même qu’il a désapprouvé.
LE JUGE : Non pas sur son contenu mais sur son appréciation du contenu, dans la perspective de mesurer ce qu’il voulait dire en déclarant qu’il le désapprouvait.
CARSON : Oui.
LE JUGE : Je pense que cela est assez pertinent.
CLARKE : Nous ne nous occupons pas ici de critique littéraire, ni de goûts en littérature.
CARSON : En aucun cas. (Revenant à Wilde) Donc, le garçon est surpris par le vicaire dans cette chambre et un scandale s’ensuit ?
WILDE : Mon impression, c’est que le vicaire arrive déjà au courant du scandale, mais je suis prêt à accepter votre interprétation.
CARSON : Il arrive à cette conclusion en découvrant le garçon dans la chambre ?
WILDE : Je ne l’ai lue qu’une fois, et rien ni personne ne pourra m’obliger à la relire. Vous ne pouvez me soumettre à examen quant aux détails de cette histoire. Je n’ai que faire de ce texte.
CARSON : Avez-vous estimé qu’il était blasphématoire ?
WILDE : J’ai pensé que la fin, le récit de la mort, était une violation de tous les canons artistiques régissant la beauté.
CARSON : Ce n’est pas ce que je vous ai demandé.
WILDE : C’est la seule réponse que je puisse vous donner.
CARSON : L’avez-vous trouvé blasphématoire, sir ?
WILDE : Oui.
CARSON : Je veux voir quelle position vous affectez, à quoi vous posez en la matière.
WILDE : Ce n’est pas une manière de me parler. À quoi je pose ? Je ne pose à rien.
CARSON : Oui… Je vous demande pardon. Je veux voir exactement la position que vous adoptez vis-à-vis de cette publication, sir, et je veux savoir si vous la considérez blasphématoire.
WILDE : La réaction que j’ai eue en lisant ce texte…
CARSON : Répondrez-vous oui ou non ?
WILDE : Je vais répondre à cette question. Ma réaction, dis-je, a été l’aversion et le dégoût.
CARSON : J’ai bien d’autres questions à vous poser. Allez-vous répondre oui ou non, enfin ? Vous êtes un gentleman et comprenez parfaitement les questions. Eh bien, avez-vous considéré cette histoire, “Le prêtre et l’acolyte”, l’avez-vous tenue pour une œuvre blasphématoire, oui ou non ?
WILDE : Je ne l’ai pas considérée comme une œuvre blasphématoire.
CARSON : Très bien. Je suis satisfait de cette réponse.
WILDE : Je l’ai trouvée répugnante. » (3)
Avant même de tenter de caractériser en quoi, en l’occurrence, le comportement d’Oscar Wilde rend manifeste ce que l’on a coutume d’appeler un esprit libre, il me semble utile d’ouvrir une parenthèse. Car l’époque actuelle veut que l’on juge très sévèrement les mesures légales anglaises sur la base desquelles Oscar Wilde fut condamné. Il n’est pas inutile de rappeler que la législation en question - à savoir the Offences against the Person Act 1861 -, telle qu’elle fut modifiée en 1885, a notamment servi de base à des condamnations pour homosexualité et pour rapports sexuels avec des mineurs. Les premières de ces condamnations, justifiées par la qualification légale de “grossière indécence” (gross indecency), poursuivent en fait l’objurgation dont l’homosexualité masculine était l’objet depuis très longtemps et qui, à l’époque moderne, fut inscrite dans le système pénal non ecclésiastique par the buggery Act de 1533 ; avant 1861, la sodomie était punie de la peine de mort, peine ramenée à la réclusion puis à l’emprisonnement en raison des difficultés de preuve, mais étendue - du moins en principe - à tout type de relations sexuelles entre hommes. Quant aux secondes, celles qui concernent les rapports avec les mineurs, elles n’étaient possibles, avant 1861, qu’à l’égard des filles âgées de moins de dix ans, âge porté à treize puis quatorze ans en raison de la protection qu’il fut jugé utile d’assurer aux riches héritières qu’un désargenté pouvait être tenté d’engrosser pour accroître ses chances de l’épouser.
La période victorienne fut donc très propice aux discriminations sexuelles et sociales et cultiva l’opprobre envers tout comportement non normé. Et plus on se penche sur le contenu précis des mesures répressives relatives aux rapports sexuels non conventionnels, plus on prend conscience de l’atteinte majeure qu’elles constituent à la liberté de chacun et de la férocité avec laquelle elles flétrissent des inclinations inoffensives. Néanmoins, on reste également étonné du laxisme et de l’indifférence manifestés à l’égard des rapports avec les mineurs, particulièrement lorsqu’il s’agit des classes déshéritées. Cet étonnement est cependant - il faut s’en rendre compte - une réaction partiellement dictée par l’air du temps, car la légitimité des diverses pratiques sexuelles a fortement varié selon les sociétés. Les causes de ces variations restent le plus souvent énigmatiques, même si l’on comprend aisément que ce sont les rapports entre les membres de la société qui déterminent ceux qui, dans le domaine sexuel, sont licites. Par exemple, pour n’évoquer que des temps très proches, dans les années 60 et 70 du siècle passé, une aspiration aux libres échanges sexuels sous toutes leurs formes fut affirmée et tentée, mais elle montra vite ses limites et fut suivie d’un retour vers divers interdits. Ainsi, l’idée que les enfants pouvaient s’ébattre sexuellement avec des adultes fut même défendue (4), alors qu’il s’agit aujourd’hui de pratiques très durement réprimées.
Revenons à présent à la distinction entre esprit libre et esprit indépendant. Oscar Wilde, disais-je, apparaît comme une sorte de paradigme de l’esprit libre, du moins dans le sens que l’on donne communément à cette expression pour désigner celui qui pense et agit à contre-courant des conventions. Dans l’extrait du contre-interrogatoire cité ci-dessus, Wilde ment sur les goûts et les actes qui furent les siens, mais il ne ment pas sur la conception de l’art qu’il croit habile d’opposer aux soupçons de Carson. Et l’excellente opinion qu’il a de sa propre intelligence le conduit à répondre d’une façon somme toute assez naïve qui va le précipiter dans le piège qui lui est tendu. Car affirmer que la littérature n’a que faire de la morale lui permet de ne pas répondre à des questions à l’égard desquelles seul le mensonge flagrant lui épargnerait l’aveu, mais cela lui confère également l’allure de quelqu’un très grandement libre que rien ne pourrait arrêter, pas même lorsqu’il est sur la pente de ce que la loi répute pénalement punissable. À la base de cette posture, il y a quelque chose comme un orgueil satisfait d’être mal compris ou réprimé. Mais si, en l’occurrence, la liberté d’esprit conduira Oscar Wilde à sa ruine, elle obtient assez souvent une reconnaissance sociale qui vaut à son dépositaire d’être vu comme doté d’intelligence, de génie quelquefois, de discernement en tout cas. En réalité, elle est tout aussi souvent la marque d’une illusion, celle de croire que l’esprit libre est apte à voir ce que les autres ne voient pas, notamment grâce au contre-pied pris vis à vis des opinions reçues et des goûts convenus.
Voyons à présent ce que j’appelle un esprit indépendant. Il s’agit presque d’une disposition d’esprit inverse à celle de l’esprit libre, car elle repose sur une grande modestie et une résolution à continûment débusquer en soi-même ce qui limite notre discernement, ce qui restreint notre intelligence des choses, ce qui rend vaine et stérile la surestimation de notre propre valeur. Et face aux idées reçues, aux conventions, aux préjugés, cet esprit-là a compris que la vérité et l’opportun ne résident pas dans leur inversion, mais dans la très malaisée tentative d’en comprendre les causes. Si pareil esprit mérite, selon moi, d’être qualifié d’indépendant, c’est uniquement parce qu’il a la sagesse de ne pas se croire maître de lui-même et dispose ainsi à tout le moins de ce minimum d’indépendance que procure peut-être la perte de l’illusion de n’en pas avoir. Celui-là ne doit pas attendre de reconnaissance sociale, car son manque de foi - ne serait-ce qu’en lui-même - le prive de séduire le nombre. Somme toute, sur le terrain du rapport à soi, l’esprit indépendant est un peu à l’esprit libre ce que, selon Rousseau, l’estime de soi est à l’amour-propre (5).
S’il me faut fournir un exemple d’esprit indépendant, je n’hésiterai pas un instant à citer Montaigne.
(1) Merlin Holland, Le procès d’Oscar Wilde, trad. par Bernard Cohen, Stock, 2005, p. 319.
(2) Ce texte, dans la traduction d’Albert Savine, est consultable sur Internet.
(3) Merlin Holland, Op. cit., pp. 130-134. Je n’ai pas reproduit ici la totalité des questions posées à propos du “Prêtre et l’acolyte” qui se poursuivent encore, plus précisément au sujet des paroles sacramentelles prononcées par le prêtre au moment où celui-ci entraîne l’acolyte dans la mort ; mais l’extrait, déjà long ainsi, me paraît suffisant pour illustrer mon propre propos.
(4) Je ne vise pas seulement ici des polémiques publiques, telle celle qui ne cessa de rebondir autour des récits et des déclarations de Gabriel Matzneff, mais également des pratiques au sein de certains phalanstères hippies, lesquels n’admettaient aucune barrière à leur conception très extensive du free love.
(5) Cf. notamment Jean-Jacques Rousseau, "Deuxième dialogue", in Œuvres complètes, t. I, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1959, pp. 805-806.
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