samedi 17 août 2024

Note d’opinion : Karl Marx

À propos de Karl Marx

Le 12 août dernier, lors de son émission “Avec philosophie” sur France Culture, Géraldine Muhlmann entamait un cycle de quatre émissions consacrées à Karl Marx (diffusé une première fois au début de l'année). La première, celle du jour, s’intitulait Marx et le “jeune-hélégianisme” : de l’adhésion à la rupture. Elle avait invité pour l’occasion Michaël Löwy et Pauline Clochec.

À l’écoute de cette émission, j’ai été frappé par cette sorte de complaisance qui présidait à l’examen des textes évoqués, comme si la seule question qu’ils posaient se résumait à bien comprendre le chemin que Marx a suivi pour en arriver aux thèses principales qui ont fait son succès. Pour le dire de façon très lapidaire, j’ai eu l’impression qu’il s’agissait surtout de montrer comment il s’était progressivement défait de l’idéalisme de Hegel pour en arriver à cet ensemble de propositions qui a fait ce qu’on appela le marxisme. Or, les textes discutés - principalement la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel (1) et la Lettre à Arnold Ruge de septembre 1843 (2) - contiennent aussi les prémices d’erreurs qui mériteraient d’être regardées à la lumière des errements graves auxquels certaines formes de marxisme ont abouti. Et de ces erreurs, il ne fut aucunement question, comme si persistait aujourd’hui encore cette dévotion envers le marxisme qui empesta les universités françaises pendant plusieurs dizaines d’années (3).

Je me bornerai ici à dire ce que m’inspire les deux textes de Marx en question, sans juger davantage les propos tenus lors de l’émission. Ai-je besoin d’ajouter que je ne suis pas un spécialiste de Marx dont je n’ai lu que quelques-uns des principaux ouvrages il y a de cela fort longtemps ?

Le mérite de Marx n’a pas été mince d’avoir déplacé les déterminations les plus décisives du comportement humain de la sphère de la volonté - voire de l’esprit - vers les conditions matérielles de vie. C’est évidemment en cela qu’il se sépara de Hegel. Pourtant, j’incline à penser que ce déplacement ne l’a pas totalement débarrassé d’une forme d’idéalisme qui prête aux choses un destin téléologique, une finalité pensée, un but prédéfini, qui l’a conduit au prophétisme. Or, c’est ce présage qui, chez Marx, justifie tout le reste.

Prenons en guise d’exemple majeur la manière dont il explique la plus-value, sorte d’argument premier justifiant la révolution attendue. Dans Le capital, Marx écrit ceci :
« Il faut que la production marchande se soit complètement développée avant que de l’expérience même se dégage cette vérité scientifique : que les travaux privés, exécutés indépendamment les uns des autres, bien qu’ils s’entrelacent comme ramifications du système social et spontané de la division du travail, sont constamment ramenés à leur mesure sociale proportionnelle. Et comment ? Parce que dans les rapports d’échange accidentels et toujours variables de leurs produits, le temps de travail social nécessaire à leur production l’emporte de haute lutte comme loi naturelle régulatrice, de même que la loi de la pesanteur se fait sentir à n’importe qui lorsque sa maison s’écroule sur sa tête*. La détermination de la quantité de valeur par la durée du travail est donc un secret caché sous le mouvement apparent des valeurs des marchandises ; mais sa solution, tout en montrant que la quantité de valeur ne se détermine pas au hasard, comme il semblerait, ne fait pas pour cela disparaître la forme qui représente cette quantité comme un rapport de grandeur entre les choses, entre les produits eux-mêmes du travail. » (4)
L’astérisque renvoie à une remarque formulée en 1844 par Friedrich Engels dans son Umrisse zu einer Kritik der National-ökonomie (« Que doit-on penser d’une loi qui ne peut s’exécuter que par des révolutions périodiques ? C’est tout simplement une loi naturelle fondée sur l’inconscience de ceux qui la subissent. »), laquelle remarque me renforce dans mon interprétation des propos de Marx.

De quelle interprétation suis-je en train de parler ? Qu’il soit éventuellement équitable d’estimer la valeur d’un bien à la quantité de travail nécessaire pour le produire, on peut aisément l’admettre. Qu’il soit judicieux de remarquer que les prix auxquels on consent de payer les biens soient assez souvent proportionnels à la quantité de travail que chacun réclame, tout autant. Mais qu’il faille y voir une loi - qualifiée de vérité scientifique - correspond à une création intellectuelle, une intellection, visant les concepts de valeur et de prix : c’est une théorie qui ne se veut pas morale, mais qui l’est pourtant. Car l’homme agissant n’obéit pas à cette loi. La valeur qu’il donne aux choses, tout comme son prix, n’obéissent pas à cette prétendue loi. Parce que le profit s’y ajoute, me dira-t-on. Oui, souvent. Mais aucune expérience n’a permis d’ajuster les prix à la quantité de travail, pas même lorsque le profit fut aboli. En réalité, la valeur comme le prix dépendent d’appréciations subjectives - y compris lorsque le prix est autoritairement fixé par une autorité publique - et, quel que soit le contexte dans lequel les biens sont proposés, aucune nécessité ne permet d’échapper à cette contingence.

Il peut paraître paradoxal de reprocher à Marx d’avoir en quelque sorte subjectivisé ce qu’il affirmait être de même nature que la loi de la pesanteur. Il fut souvent regardé - notamment par les marxistes - comme ce champion du matérialisme qui brisa les illusions idéalistes. Pourtant, au sein même des théories grâce auxquelles il identifiait la matière à la détermination première, il maintint une part idéelle, sorte de dernière sédimentation hégélienne. Je n’en veux pour preuve que le contenu de ce qu’il considéra comme la finalité de l’homme, à savoir le communisme. Peut-on sérieusement envisager l’existence future d’un monde social dans lequel les luttes seraient éteintes, le travail accompli par ceux qui en ont la capacité et les biens répartis selon les besoins ? Ou, pour être plus prosaïque, peut-on raisonnablement imaginer une réalité politique sans combat où le souci du bien de tous prime à tout jamais ? Et pour être encore plus terre à terre, peut-on vraiment imaginer une révolution durant laquelle les damnés de la terre remplaceraient au pouvoir les propriétaires et leurs protégés, sans que ceux-là n’épousent les habitudes de violence, de corruption et d’intérêt personnel dont la politique a toujours montré le spectacle ? Et, pour ne pas faire l’impasse sur la phase transitoire que les marxistes jugent préalable au dépérissement de l’État, peut-on bonnement croire que des fonctionnaires puissent porter des projets vertueux jusqu’à leur accomplissement ? Cette vision du futur a une allure messianique. Elle est à la fois morale et illusoire, doublement illusoire d’ailleurs : d’abord dans sa possibilité, ensuite et surtout dans sa fatalité. Quant à la remarque d’Engels, plutôt que d’ériger en loi naturelle des révolutions périodiques qui s’imposent à l’insu de ceux qui la subissent, il serait probablement plus juste de dire qu’il est une loi naturelle qui veut que le comportement des hommes soit déterminé d’une façon dont ils n’ont pas conscience, fût-ce à l’occasion d’une révolution. Ce qui - soit dit en passant - ne peut manquer d’ébranler tout édifice théorique qui prétend anticiper l’histoire.

Je reviens aux deux textes de Marx dont Muhlmann, Löwy et Clochec débattirent lors de l’émission du 12 août dernier. Il n’est pas faux d’y voir une évolution au cours de laquelle Marx s’est éloigné d’Hegel, d’abord par le rôle nouveau de l’État qu’une révolte permettrait, ensuite par l’importance que doit prendre la conscience des luttes, y compris des luttes contre l’État. Mais il me semble que l’analyse de ces textes ne doit pas s’arrêter là. On ne peut pas ne pas voir ce que ces textes ont de romantique et en quoi ce romantisme va générer des convictions mal étayées.

Dans la lettre à Ruge, Marx écrit ceci : « Nous ne nous présentons pas au monde en doctrinaires avec un principe nouveau : voici la vérité, à genoux devant elle ! », et encore ceci : « Il faut donc prendre pour devise : réforme de la conscience, non par des dogmes, mais par l’analyse de la conscience mythifiée et obscure à elle-même, qu’elle apparaisse sous une forme religieuse ou politique. » Quand on sait ce qu’il écrira ultérieurement et ce que le marxisme deviendra, il est difficile de ne pas s’apercevoir que Marx plaide précisément pour la scientificité de ce qu’il conçoit, alors même qu’il développe progressivement une doctrine qui prendra finalement l’aspect d’une religion. L’analyse qu’il mène a d’abord et avant tout une portée politique, ce qui la condamne au parti pris, fort loin de ce que devrait être une recherche scientifique. Si elle se révélera “géniale”, c’est dans la mesure où elle prend à contrepied les idéologies dominantes de l’époque d’une façon tout à fait originale. Ce n’en est pas pour autant une découverte ; simplement une contre-idéologie.

Dans la Contribution, il est peu d’affirmations qui ne supportent des rectifications ou des objections. Cela tient en bonne partie au style enlevé de Marx, un style qui emporte jusqu’à son auteur dans les méandres de son idée première. Comprendre la non-conscience au milieu d’un monde social qui n’en a aucune idée, c’est s’ouvrir facilement à des conclusions invérifiées qu’un style impétueux peut conforter. Marx adore certaines figures de style, lesquels donnent souvent à croire ce qu’elles enjolivent : à propos de la religion, « C’est l’opium du peuple » ; à propos de la lutte contre l’état social, « la critique n’est pas une passion de la tête, mais la tête de la passion » ; à propos de la pensée, « vous ne pouvez supprimer la philosophie sans la réaliser » ; à propos de l’Allemagne, « En politique, les Allemands ont pensé ce que les autres peuples ont fait » ; à propos de la force, « l’arme de la critique ne saurait remplacer la critique des armes ».

Tout cela revient à dire qu’une approche réellement critique de Marx ne lui enlèverait rien des mérites réels qui furent les siens quant à la compréhension du monde social. Mais elle impliquerait aussi de prendre en compte ce qu’il a été conduit à théoriser sans certitude, jusqu’à construire une idéologie que certains ont utilisé pour justifier une servitude à nulle autre pareille.

(1) Karl Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel [1843], trad. de Jules Molitor, disponible sur le site marxists.org.
(2) Karl Marx, Lettre à Arnold Ruge [septembre 1843], disponible en français sur le site gauchemip.org .
(3) Cf. sur cet aspect du marxisme Jeanine Verdès-Leroux, Au service du Parti : le parti communiste, les intellectuels et la culture (1944-1956), Fayard/Éd. de Minuit, 1983.
(4) Karl Marx, Le capital. Critique de l’économie politique I [1867], trad. de Joseph Roy, Éditions sociales, 1950, p. 87.

2 commentaires:

  1. Votre interprétation de ce que vous appelez l’exemple majeur, à savoir vos objections à la théorie de la plus-value de Karl Marx, a été balayée par les explications fournies à ce sujet dans le troisième épisode de la série consacré au livre “Le Capital”. Vous n’en parlez pas. Pourquoi ?

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