lundi 26 août 2024

Note d’opinion : Karl Marx (suite)

À propos de Karl Marx (suite)

« Votre interprétation […] a été balayée par les explications fournies à ce sujet dans le troisième épisode de la série consacré au livre “Le Capital”. Vous n’en parlez pas. Pourquoi ? » C’est en ces termes que ma note du 17 août 2024 a été commentée par Ruth. Cela me donne l’occasion de parler de ce troisième épisode, ce que j’avais initialement jugé inutile. Peut-être à tort, après tout.

Petit rappel : ce que j’ai appelé mon interprétation - interprétation est un grand mot, bien sûr -, c’est simplement que je ne suis pas convaincu par la théorie marxienne de la plus-value, laquelle suppose que la valeur d’un bien soit égale au temps de travail nécessaire à sa production. Prétendre qu’il existe une mesure objective de la valeur qui transcenderait ses estimations subjectives correspond selon moi à une pétition de principe, sur laquelle a d’ailleurs été bâti un argumentaire qui compose l’essentiel des conceptions économiques de Marx. Un bien n’a aucune valeur en soi ; seule l’appréciation dont il fait l’objet se concrétise en une comparaison avec un autre bien, en cas de troc, ou en numéraire, en cas d’achat.

Ce que j’ai dit des intervenants dans le premier épisode de la série, à savoir leur choix de ne jamais supposer une quelconque erreur dans les écrits de Marx de 1843, je suis quasi amené à le redire à propos de Mireille Bruyère, Isabelle Garo et Ulysse Lojkine, intervenants dans le troisième épisode, un épisode intitulé Que reste-t-il du livre de Marx “Le Capital” ? À ceci près qu’il fut acté que Marx aurait sous-estimé le rôle de la psychologie dans le comportement humain, ainsi que cela aurait été relevé par les tenants de l’École de Francfort. Dès lors qu’il serait jugé que ce que Marx appela la superstructure aurait été sous-évalué, on comprend mal pourquoi les intervenants négligèrent d’évoquer d’autres penseurs, tel Max Weber par exemple. Mais mon intention n’est pas de discuter tout ce qui fut avancé lors de l’émission. Je souhaite me borner à évoquer quelques conséquences du refus de la théorie de la plus-value sur la doctrine marxiste.

Au préalable, je voudrais formuler une remarque que je crois importante.

Le monde social est plein de malheurs et d’injustices. Un part très importante de ceux-ci résulte de la capacité des hommes à nuire à leurs semblables. En même temps, face à chaque malheur, face à chaque injustice, chaque homme est susceptible d’être remué par un de ces élans du cœur qui portent à la compassion, à l’apitoiement, à la bienveillance. Que ces élans du cœur soient générés par une détermination sociale ou qu’ils soient l’effet « d’une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible » (1) importe peu, en l’occurrence. Ce qui me conduit à évoquer cette dualité bien / mal qui a tant préoccupé les philosophes, les moralistes et les théologiens des derniers vingt-cinq siècles, c’est ce fait souvent méconnu dans la vie de tous les jours que le mal se drape très souvent dans les oripeaux du bien. Tant de profits peuvent être attendus d’une image d’homme de bien que la posture en est prise non seulement par ceux-là même qui visent le mal, mais aussi et surtout par ceux qui cherchent à se voir simplement reconnus comme habité par des élans du cœur. Même si le grand nombre s’en soucie peu, il existe de bonnes raisons de soupçonner une certaine insincérité des propos et des gestes qui exhibent des bons sentiments. Et ces soupçons se justifient de la même manière à l’égard de Mère Teresa comme de Jean-Luc Mélenchon. (2)

On me dira que des soupçons ne sont jamais que des soupçons, c’est-à-dire des opinions douteuses, mal étayées, fondées sur un a priori discutable, et que certains élans du cœur manifestes restent l’expression d’une bonne intention. Et j’en conviendrai très volontiers, allant jusqu’à dire que ces élans là sont bénéfiques à tous, tant dans leurs effets que dans leur exemplarité. Mais il n’en reste pas moins vrai que la bien-pensance et la bienfaisance exhibées camouflent presque toujours soit un profit espéré, soit un profit accidentel. Si tant est que le soupçon dont il est question ne porte pas sur la réalité de ce profit, mais sur la conscience forte ou non de son existence. Somme toute, un élan du cœur sans tache n’est connu que de celui qui l’éprouve et éventuellement de celui qui en bénéficie directement. Cacher son élan du cœur, le taire, en celer l’existence, voilà ce qui le met à l’abri des raisons qui expliquent l’intérêt qu’il pourrait satisfaire et, par voie de conséquence, du soupçon de confusion entre pensée et arrière-pensée.

Cette remarque relative aux élans du cœur est importante, parce qu’elle éclaire fortement un aspect essentiel de l’activité politique. Faire de la politique, se vouer à y jouer un rôle, implique de plaire, même lorsque ce rôle se limite à influencer son entourage. Et pour plaire, il importe de donner de soi une image, sinon vertueuse, du moins indiquant de bonnes intentions. Le souci de paraître bon lorsqu’on est méchant, c’est en quelque sorte un hommage que le vice rend à la vertu. Ce qui ne signifie évidemment pas que la bonne apparence dénote toujours la méchanceté. Déjouer cette hypocrisie est la tâche impossible qui incombe à celui qui doit prendre parti, par exemple lorsqu’il lui revient de participer à des élections. Ce dont témoigne la forte fréquence de la déception qu’éprouvent ceux qui ont favorisé un candidat dont les décisions semblent révéler l’hypocrisie.

Je reviens à Marx.

Si la théorie de la plus-value est fausse - comme je le pense -, alors on voit mal ce qui justifierait la révolution à mener par la classe ouvrière, l’élimination des capitalistes, la phase transitoire avec ou sans dictature du prolétariat, le dépérissement de l’État et l’avènement du communisme. Quand je parle de justification, je vise aussi bien une justification scientifique ou une justification théorique qu’une justification morale. Le marxisme est le plus souvent à la fois prédictif et activiste ; il annonce prophétiquement un déroulement futur de l’histoire et préconise de se battre pour en précipiter la venue.

Si je m’en tiens à ce que la théorie de la plus-value apporte à l’épiphanie du communisme, je suis amené à me concentrer sur l’élimination du capitalisme, puisque c’est la suppression de cette plus-value qui implique la suppression de la bourgeoisie propriétaire des biens de production. Or c’est cette élimination du capitalisme qui justifie l’appropriation collective de ces biens de production, sous la forme d’une étatisation de ceux-ci durant la phase transitoire, puis sous la forme d’une maîtrise de ceux-ci par les producteurs ensuite.

Tout cela est-il seulement possible ? L’étatisation a été quelquefois effectivement réalisée, mais elle a chaque fois créé les conditions d’un nouvel asservissement, et non le préliminaire au dépérissement de l’État. Pourquoi ? Parce qu’un pouvoir politique propriétaire des biens de production se révèle immanquablement plus corrompu que les bourgeois, lesquels se donnent souvent hypocritement l’image des bonnes intentions. Quant au dépérissement de l’État, personne - pas même Alain Badiou - n’a pu jusqu’à présent décrire concrètement à quoi cela pourrait ressembler. À tout le moins, cela supposerait cette vertu triomphante apte à pousser chacun à travailler selon ses capacités de telle sorte que chacun reçoive selon ses besoins, besoins dont on se demande qui en définira les limites.

Le procès du capitalisme qui mérite aujourd’hui d’être mené, c’est celui d’un système économique qui ravage le milieu de vie, notamment parce qu’il substitue aux choix de vie de ceux qui disposent d’une épargne la nécessité de réaliser des profits par n’importe quels moyens, y compris ceux qui tuent la vie. Les maux qui s’abattent de nos jours sur la vie terrestre résultent d’un seul mouvement : l’investissement, c’est-à-dire la transformation de l’épargne en capital. Ce procès là, Marx ne l’a pas instruit. Et il serait absurde de le lui reprocher. Il a pu, à son époque, mesurer le tort que la révolution industrielle faisait à la classe ouvrière, mais pas le tort qu’elle commençait à faire à la vie et aux conditions de la vie. Sa solution pour la classe ouvrière n’était pas la bonne ; elle n’était ni scientifiquement valable, ni concrètement réalisable. Aujourd’hui, qui peut prétendre qu’il détient la solution pour la vie ?

Je n’ai pas le sentiment que, lors du troisième épisode de l’émission “Avec philosophie” consacrée à Karl Marx, mon interprétation de la théorie de la plus-value de Marx a été « balayée ». Tout simplement parce que cette théorie a été évoquée comme allant de soi, sans qu’elle soit étayée par le moindre argument.

Mais je puis me tromper, bien sûr.

(1) Dixit Jean-Jacques Rousseau, "Mon Portrait", in Œuvres complètes I, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1959, p. 1129.
(2) « Les fautes sont égales, et aussi les actes vertueux » affirmaient les stoïciens, ramenant ainsi la valeur d’un acte à ce qui le motive intérieurement, sans considération pour ses effets. Cf. Cicéron, “Les paradoxes stoïciens adressés à Brutus” [47 av. J.-C.] in Œuvres complètes I, trad. de Charles Nisard, Firmin Didot, 1869, IIIe paradoxe (disponible sur le site remacle.org).

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire