mardi 10 septembre 2024

Note de lecture : Pierre Grimal

Cicéron
de Pierre Grimal


Même si j’avais rencontré son nom à plus d’une reprise, je n’avais jamais rien lu de Pierre Grimal. Pourtant, tout qui évoque la Rome antique peut difficilement se passer des multiples éclairages qu’il en a donné au travers d’une œuvre considérable. La réédition de son célèbre Cicéron (1) m’a conduit à le lire.

J’avais à l’occasion lu divers textes de Cicéron et aussi divers textes de bien des auteurs qui en avaient parlé. L’impression que j’en avais conservé, c’était celle d’un personnage énigmatique. Il m’apparaissait bien malaisé de le situer parmi les divers courants philosophiques qui agitaient le monde romain et davantage encore de définir le rôle politique qu’il a joué ou qu’il aurait souhaité jouer. Bien sûr, les Catilinaires et les Philippiques en donnaient l’image d’un défenseur de la République. Mais que signifiait encore la République à une époque où celui qui s’en réclamait - Brutus - tuait César ?

J’ai lu le Cicéron de Grimal avec un énorme plaisir. On y trouve le récit détaillé de sa vie, ainsi qu’un panorama très complet du contexte historique dans lequel il a vécu. On sent évidemment que l’auteur n’est pas véritablement un historien et qu’il néglige d’entrer dans toutes les controverses que l’époque - le Ier siècle avant Jésus-Christ - a suscitées. Il narre les événements avec le talent d’un grand conteur et manifeste de la sorte une connaissance pointue de toutes ces péripéties qui précédèrent l’instauration de l’Empire. Quant à Cicéron, il s’en fait le défenseur intransigeant. Sans citer ceux qui le jugèrent, il conteste les critiques et les explique par une confiance exagérée accordée aux apparences. Aurait-il été pusillanime en quelque occasion ? Non, simplement prudent. Aurait-il été exagérément ambitieux en convoitant telle ou telle fonction ? Non, simplement soucieux de disposer des moyens permettant de faire triompher ses idées ? Aurait-il été versatile dans ses inspirations philosophiques ? Non, simplement vigilant à ne pas succomber aux adhésions aveugles.

La personne Cicéron qui ressort de tout cela, c’est un homme très attachant, physiquement assez fragile et qui répugne à toute violence. Élevé dans le respect des idées et des auteurs, il aime la lecture et l’écriture. Son attachement aux règles traditionnelles de la République, c’est avant tout un attachement à des institutions qui maintiennent un équilibre des pouvoirs, de telle sorte que le renouvellement périodique des magistrats, les contrôles exercés par les uns sur les autres, le partage des responsabilités écartent les solutions qui concentrent les pouvoirs sur un seul, comme ce fut le cas de Sulla ou comme cela pourrait advenir avec un des premiers ou des seconds triumvirs. Mais, adepte de la négociation et réticent à toute épreuve de force, il pactise ou fait mine de pactiser avec l’un ou l’autre, dès lors que celui-là pourra contrer une tyrannie en formation. Là aussi, aurait-il été complaisant avec des candidats à la domination ? Non, simplement aussi habile que possible lorsqu’il s’agit d’empêcher la force brutale de triompher.

Ce qui a surtout fait la renommée de Cicéron, c’est son éloquence. Au point de masquer au service de quoi il l’utilisait. Il en est évidemment un peu responsable, puisqu’il l’a théorisée. Plusieurs de ses écrits, dont le célèbre De oratore (2), s’appliquent en quelque sorte à réfuter la mauvaise opinion qu’avait Platon de l’éloquence, tel qu’il la dénonce dans le Gorgias (3). Fallait-il qu’il soit convaincu de l’utilité de l’art oratoire (qu’il pratiquait si bien) pour contredire Platon, c’est-à-dire celui qu’il a sans cesse considéré comme le premier des philosophes ! Encore pouvait-il se tourner vers le Protagoras, lequel évoque l’éloquence lorsque celle-ci vise à enseigner la vertu.
« Et la conclusion, ou plutôt l’absence de conclusion, [de ce] dialogue ne pouvait que séduire Cicéron, invité par Philon et les philosophes qu’il fréquentait à disputer “in ultramque partem”, pour et contre la proposition en question. » (p. 49)
Ce que Philon de Larissa, néo-académicien enclin au scepticisme, recommandait, c’était en effet de maintenir dans toute discussion une logique dialectique du pour et du contre. Reste que persuader a son utilité.
« Comme la poésie, l’éloquence agit par la beauté et “ordonne” les esprits, elle les persuade, elle les appelle à une nouvelle naissance. Par elle, une foule dissonante, animées de passions contradictoires, trouve son unité, son unanimité. » (p. 238)
Personnellement, j’ajouterais que l’unité peut alors jouer au profit du pire.

Voilà qui pousse à s’interroger sur les adhésions philosophiques de Cicéron.

Qu’il ait été attiré par l’épicurisme, cela ne fait guère de doute. Son ami Atticus adhérait à ce courant et son influence était forte, notamment lorsqu’il s’agissait de se départir du stoïcisme.
« Il n’est pas douteux que l’influence de l’épicurien Atticus, par son exemple autant que par ses conseils, n’ait contribué à détourner Cicéron d’un stoïcisme rigoureux, vers lequel l’entraînait, peut-être, sa raison, mais dont l’écartait sa sensibilité, son sens des nuances, son intelligence, aussi, qui lui montrait simultanément tous les aspects d’un problème. » (p. 305)
Même si l’épicurisme bénéficie alors de l’éclairage que lui donna Lucrèce - Cicéron l’évoque dans une lettre de 53 av. J.-C. -, l’idée que celui-ci s’en faisait m’a fortement étonné. Alors que Grimal évoque le Contre Pison, énumérant les reproches adressés à ce dernier, il écrit ceci :
« Le portait que Cicéron trace de Pison est caricatural, les reproches qu’il lui adresse concernent l’homme, sa vie privée plutôt que le politique. Pison manque de culture, d’ailleurs c’est, par sa mère, un demi-Gaulois ; il s’entoure de philosophes ? Certes, mais ce sont des épicuriens, qui mettent à sa portée une doctrine dont il retient le seul mot de “plaisir”. Avec eux, il s’encanaille, buvant toute la nuit jusqu’au chant du coq, entassés sur des lits de table. » (pp. 233-234)
Je dois avouer que je croyais que cette image de pourceaux d’Épicure, on la devait aux chrétiens. Une petite recherche m’a permis de m’apercevoir que l’expression était originairement d’Horace, ce qui innocente les chrétiens de son invention ; pas de l’exploitation de la difformité dont elle témoigne.

Évidemment, Cicéron fut très attentif et très attiré par le stoïcisme. Il n’en faut pour preuve que son ouvrage intitulé Les paradoxes (4), dans lequel il approuve l’idée que rien ne vaut la sagesse stoïque. Mais il convient avant tout de comprendre que ce qui le pousse vers le stoïcisme, c’est la victoire de César, qu’il est désormais impossible et inutile de combattre ouvertement.
« […] ce qui importe, c’est la disposition de l’être intérieur, la volonté droite, car ce qui relève de la Fortune, ce qui résulte, en fait, de cette volonté ne dépend pas de nous. Cicéron fait donc application à lui-même du “paradoxe” stoïcien sur l’égalité des fautes, et distingue la forme de l’acte et son contenu matériel. Il conforme sa conduite aux préceptes du Portique, pour lesquels il éprouve une sympathie grandissante, à mesure que le monde dans lequel il vit l’oblige à ne compter que sur lui-même et, en quelque sorte, l’enferme dans une solitude morale, qui est précisément celle du “sage” stoïcien. » (p. 331)
Et Pierre Grimal ajoute :
« Nous commençons à entrevoir les raisons pour lesquelles, sous le régime monarchique du principat, dont c’est maintenant la première esquisse, la fortune du stoïcisme fut aussi grande. Platon, Aristote plus encore, font dépendre le bonheur en grande partie de la participation à une cité heureuse. Cicéron lui aussi l’avait pensé, mais cet idéal avait été ruiné, par degrés, d’abord avec l’exil, ensuite par la guerre civile. Il ne pouvait plus compter sur l’appui de la cité, le libre dialogue avec les citoyens. La perte de la liberté extérieure devait être compensée par la conquête de l’autre, celle de la conscience, dont l’autonomie (l’autarkéia) était plus que jamais nécessaire. Sur ce point, Cicéron nous est un témoin privilégié de l’évolution spirituelle que Rome commence à connaître et qui ira en s’accélérant pendant les premiers siècles de l’Empire. » (pp. 331-332)

En fait, « chacun le sait, l’Académie est l’école à laquelle se rattache Cicéron. » (p. 325) S’il demeure en effet toute sa vie un grand lecteur de Platon, il est important de dire qu’il le lit en néo-académicien, c’est-à-dire d’une façon qui accorde la primauté à la dialectique socratique, telle qu'elle fut prônée au IIe siècle av. J.-C. par Carnéade. Ce dernier se rendit célèbre en consacrant deux discours à la notion de justice, le second développant une thèse antinomique à celle du premier, ce dont Cicéron fit son profit en ouvrant sans cesse la réflexion à ce qui est susceptible d’ébranler les certitudes.

J’en suis ainsi venu à me dire que la difficulté initiale qui fut mienne de situer philosophiquement Cicéron était toute à son honneur. Elle résultait de son refus d’adhérer à une doctrine préétablie et de son souci de peser le pour et le contre de chacun des principes dont les diverses écoles se réclament. S’il manifeste généralement un grand respect des religions, c’est qu’il les voient imbriquées dans la vie publique et propres à consolider la stabilité des lois et des institutions. Quant à Dieu, comment pourrait-il être nié ?
« L’existence même, chez les humains, d’un esprit intelligent oblige à admettre que cette âme pensante ne peut venir de la matière inerte, mais a une origine divine. » (p. 366)
Ce qui, d’une certaine façon, témoigne encore d’un soin mis à construire des opinions qui ne s’alignent pas de quelque façon que ce soit.

J’aime beaucoup ce Cicéron que Pierre Grimal nous a raconté. César y devient un personnage en quelque sorte secondaire qui n’a pas eu la sagesse de tempérer ses ambitions par l’intelligence des choses. Que le grand orateur n’ait finalement pu contrecarrer la tyrannie ne lui donne évidemment pas tort. Qu’il soit mort d’avoir encore cherché à l’entraver, voilà qui ne fait que le grandir. Il est désolant que l’histoire accorde tant d’attention à ceux qui remportent le combat pour le pouvoir au mépris de ceux qui ont perdu pour des raisons qui justifient l’estime qu’on leur doit.

(1) Pierre Grimal, Cicéron [1086], Éd. Tallendier, 2012 et 2022.
(2) Cicéron, De oratore (Les trois dialogues de l’orateur) [55 av. J.-C.], trad. Désiré Nisard, Firmin Didot Frères, 1869, pp. 173-347, disponible sur le site de la B.N.F.
(3) « Ce que sont en elles-mêmes les choses, quelle est leur manière d’être, voilà quelque chose que l’art oratoire n’a pas du tout besoin de savoir ; mais il a besoin d’avoir découvert un certain procédé de persuasion qui permet de donner à ceux qui ne savent pas l’impression qu’ils ont plus de savoir que ceux qui savent. » (Platon, “Gorgias” in Œuvres complètes I, trad. par Léon Robin, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1950, p. 392.)
(4) Cicéron, Les paradoxes, [47 av. J.-C.], trad. Désiré Nisard, Firmin Didot Frères, 1869, pp. 541-553, disponible sur le site de la B.N.F.

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