Noam Chomsky
Est-il possible d’étudier l’activité politique avec une rigueur telle que l’on puisse espérer en comprendre les constantes et les particularités ? Rien a priori ne semble l’exclure, si ce n’est que le domaine relève des sciences sociales, avec toutes les spécificités d’un objet qui se confond avec l’observateur et porte notamment sur des opinions. Pourtant, le plus souvent, la science politique, telle qu’elle est pratiquée dans le milieu académique, a depuis longtemps cédé aux démons conjugués du commentaire spontané, de la prévision prophétique et du journalisme immédiat (1). Et que dire alors de ceux qui s’y risquent alors même qu’ils ne peuvent justifier que de compétences étrangères à la chose ? Personne peut-être n’illustre aussi parfaitement cette gageure que Noam Chomsky.
Il ne convient évidemment pas de se prononcer sur la sincérité de Chomsky lorsque celui-ci énonce des thèses politiques qui font de la grande finance internationale et de la puissance des États-Unis d’Amérique les principaux responsables des conditions pénibles auxquelles sont confrontés les déshérités du monde ; ni même sur le bien-fondé de ces opinions. Ce qui mérite d’être observé - en l’occurrence - ce sont les diverses spéculations et prises de position dont Chomsky s’est fait une spécialité dans de multiples livres et interviews et qui lui ont valu une renommée dépassant très largement celle qu’il doit à ses travaux en linguistique. Or, que connaît-il de ce dont il parle ? Rien de plus que ce que tout un chacun peut espérer en savoir, alors même qu’il n’a ni l’idée ni les moyens de mettre en œuvre le début d’une étude critique des causes et des effets dont dépend le devenir politique, économique et social du monde.
On me répondra peut-être que Chomsky a le droit - comme tout un chacun - d’exprimer des opinions politiques et de les argumenter, d’autant que, après tout, politologues et journalistes ne font rien d’autres ni ne prennent davantage de précautions que lui lorsqu’ils se piquent d’emballer leurs opinions dans ce qu’un de mes amis a l’habitude d’appeler ironiquement des considérations distinguées. Seulement voilà : Chomsky arc-boute la diffusion de ses opinions sur sa stature de chercheur reconnu, ce qui représente une usurpation d’autorité. Il est peu de choses aussi détestables que cette propension qu’ont certains savants à user du respect qu’inspire la renommée d’intégrité intellectuelle de leur parole pour formuler, dans des domaines qui ne sont pas de leur compétence, des conjectures spontanées qui le disputeraient souvent aux propos de comptoir échangés par des consommateurs éméchés. Bien mieux : Chomsky défend âprement cette parole militante de l’intellectuel et montre du doigt ceux qui se taisent.
Chomsky s’est vu entraîné dans de nombreuses polémiques publiques. À propos de celle qui porte sur le rôle des intellectuels et de leur engagement politique, il a inspiré une attitude qui va jusqu’à dénoncer le silence de ceux qui savent. (2) Là aussi, certains seraient tentés de s’exclamer : c’est la moindre des choses. Oui, mais on n’aperçoit pas ce qui distingue la dénonciation de crimes d’une idéologie partisane qui se complaît volontiers à qualifier de la sorte ce qui ne mérite précisément pas de l’être « by moral standards ». Ce qui signifie que cet engagement ne convainc que les convaincus. Ce qui signifie aussi que l’effet que pourrait avoir la protestation occasionnelle face à un crime patent (qui est réellement la moindre des choses que l’on puisse attendre d’un intellectuel comme de quiconque) est grandement annihilé dès lors qu’elle émane d’un activiste dont la protestation est devenue un mode de vie.
Je n’évoquerai pas les différentes proclamations étonnantes (3) qui valurent à Chomsky des réactions indignées, y compris parmi certains de ses partisans, si ce n’est pour illustrer sa capacité à l’erreur dans le domaine politique, erreur qui sanctionne une attitude et qui dissuade de le prendre au sérieux. La question de savoir s’il avait tort ou raison dans tel ou tel cas est d’assez peu d’importance ; le fait est qu’il parle pour convaincre et n’y parvient pas, allant même jusqu’à susciter un rejet général d’opinions qui pouvaient, à l’occasion, contenir une part importante de vérité. (4)
Si je me tourne à présent vers l’œuvre de Chomsky dans le domaine de la linguistique (dont je m’empresse de dire que je ne suis pas un spécialiste), un contraste me frappe. Car cette œuvre est construite contre ce que je suis tenté d’appeler des objectivismes, le behaviorisme d’une part et le structuralisme de l’autre. Ce que Chomsky propose, dès 1957, c’est d’envisager le langage comme une faculté qui doit ses principales caractéristiques à des formes partiellement innées. À l’époque - beaucoup moins aujourd’hui, fort heureusement -, l’affirmation d’innéité est regardée par les intellectuels de gauche avec une très grande méfiance, l’influence du milieu, l’acquis, restant considéré comme l’origine la plus probable du comportement humain. Voir le langage comme quelque chose qui doit principalement ce qu’il est à des potentialités performatives inscrites dans la physiologie du cerveau présente donc un contraste étonnant avec ce que deviendront les engagements politiques de Chomsky.
Le point de départ de l’hypothèse ainsi formulée est le constat que les langues - aussi différentes puissent-elles nous apparaître - partagent en fait certaines homologies profondes qui laissent croire qu’elles ne se sont pas construites et n’ont pas évolué au hasard de contingences phonétiques ou syntagmatiques. L’hétérogénéité que semble nous offrir les langues ne serait qu’apparente et superficielle. Voilà ce qui expliquerait l’extraordinaire facilité avec laquelle un enfant apprend sa langue maternelle, à savoir cette prédisposition cérébrale qui confère à toute langue, quelle qu’elle soit, une forme qui n’a rien d’arbitraire. Ce sont ces règles premières auxquelles s’applique le nom de grammaire générative et transformationnelle.
La façon dont je viens ainsi de présenter l’hypothèse linguistique de Chomsky - à laquelle il apporta continûment de nouvelles modalités explicatives (tel le programme minimaliste en 1995) - est honteusement sommaire. Je n’ai ni les compétences ni ici l’espace nécessaire pour m’engager plus avant dans les nombreux travaux qu’il a articulé sur cette hypothèse. En fait, mon but en l’occurrence est surtout de montrer tout l’intérêt de cette approche, en ce qu’elle s’engage sur le terrain très malaisément explorable de la spécificité du langage humain. Est-il en effet question plus interpellante que celle des conditions dans lesquelles ce langage a été rendu possible, des caractéristiques qui lui confèrent sa spécificité et de l’impact qu’il a pu avoir sur l’animal humain ? Et, à n’en pas douter, il s’agit d’une question au fumet nettement philosophique.
Outre l’importance de la question posée, il faut également saluer les efforts que Chomsky a consentis pour analyser en quoi les langues offriraient - principalement au niveau de leurs structures profondes - de quoi alimenter des éléments de preuve propres à consolider son hypothèse première. Sur ses discussions avec des philosophes tels que Quine, Davidson, Putnam et Searle, il me semble qu’il y a lieu d’être plus circonspect, même si je dois avouer d’emblée n’en avoir pas étudié toutes les argumentations. Il faut dire qu’il y a chez Chomsky une certaine propension à se positionner à l’égard des propositions philosophiques sur la seule base de leur impact sur sa propre théorie du langage. On en a eu un exemple dès ses débuts, alors qu’il rend hommage à Descartes d’une façon quelque peu étonnante, séduit qu’il semble alors par la thèse de l’animal-machine. Dans une conférence donnée à Berkeley en 1967, il dit notamment ceci :
« Un point particulièrement crucial dans le contexte est le très grand intérêt pour les potentialités et les capacités des automates, problème qui a intrigué l’esprit du XVIIe siècle autant qu’il intrigue le nôtre. J’ai mentionné ci-dessus qu’on commence lentement à percevoir qu’une faille significative, plus précisément un gouffre béant, sépare le système de concepts dont nous saisissons assez bien le sens, d’une part, et la nature de l’intelligence humaine, d’autre part. Une telle perception est à la base de la philosophie cartésienne. Descartes arriva aussi, dès le début de ses recherches, à la conclusion que l’étude de l’esprit nous confronte à un problème de qualité de complexité et non pas seulement de degré de complexité. Il pensait avoir montré que l’entendement et la volonté, les deux propriétés fondamentales de l’esprit humain, impliquent des capacités et comportent des principes que même le plus complexe des automates ne peut pas réaliser. » (5)
Il ajoutait, parlant de certains des continuateurs de Descartes :
« Les cartésiens essayaient de montrer que même si on affine, on clarifie et on pousse à la limite la théorie des corps, elle reste encore incapable de rendre compte de faits évidents à l’introspection et qui nous apparaissent également lorsque nous observons les actions des autres. En particulier, elle ne peut rendre compte de l’emploi normal du langage humain, de même qu’elle ne peut expliquer les propriétés fondamentales de la pensée. Il devient par conséquent nécessaire d’invoquer un principe entièrement nouveau, en termes cartésiens, de postuler une seconde substance dont l’essence est la pensée, accolée au corps, avec ses propriétés essentielles d’étendue et de mouvement. Ce principe nouveau a un “aspect créateur” qui est clairement mis en évidence dans ce que nous pouvons désigner comme “l’aspect créateur de l’utilisation du langage”, la faculté spécifiquement humaine d’exprimer des pensées nouvelles et de comprendre des expressions de pensée nouvelles dans le cadre d’un “langage institué”, produit culturel soumis à des lois et à des principes qui lui sont en partie propres et qui reflètent en partie des propriétés générales de la pensée. Ces lois et ces principes, affirme-t-on, ne sont pas formulables en termes de concepts, même les plus généraux et les mieux élaborés, propres à l’analyse du comportement et de l’interaction des systèmes physiques, et ils ne sont pas réalisables par un automate, fût-il le plus complexe. En fait, Descartes affirmait que la seule indication certaine qu’un autre corps possède un esprit humain au lieu d’être un simple automate, c’est son aptitude à utiliser le langage de façon normale. Et il arguait que cette aptitude ne peut être décelée chez l’animal ni chez l’automate qui, sous d’autres aspects, montrent des signes apparents d’intelligence supérieurs à ceux de l’homme, même si un tel organisme ou une telle machine pouvait être aussi pleinement doté que l’homme des organes physiologiques nécessaires pour produire le discours. » (6)
Même si on tient compte de l’époque déjà ancienne où ces mots furent prononcés, il est difficile de ne pas y voir une forme assez étrange de naïveté. Car enfin, ce qui est à l’origine du dualisme de Descartes, c’est d’abord et avant tout l’élection divine dont l’homme serait le bénéficiaire, alors que le dualisme chomskyen représente au contraire le principe originaire dont découleraient la nature quasi extra-corporelle du langage et ses capacités créatrices. J’ai le sentiment qu’en creusant cette différence fondamentale, on en viendrait à se demander ce qui a poussé Chomsky à se réclamer de Descartes. C’est également ce que suggère la conférence qu’il a prononcée en 1968 sous le titre “Philosophie et linguistique” (7) et au cours de laquelle il manifesta le désir de résoudre la question de savoir si c’est la philosophie qui pouvait aider les recherches en linguistique ou si ce ne serait pas plutôt la linguistique qui pouvait faire progresser la philosophie.
Somme toute, Chomsky offre une excellente occasion de mesurer combien il est utile de ne jamais aborder une œuvre sur le mode du tout ou rien. L’approche critique réclame de faire la part de chaque propos, de chaque attitude, sans jamais présumer que l’un ou l’une puisse révéler la vérité des autres. Il est trop patent que l’homme est complexe et contradictoire que pour se satisfaire d’un jugement global, à tout le moins lorsqu’il s’agit de quelqu’un de qui on attend une hauteur de vue propre à le distinguer du commun.
(1) Cette dérive doit beaucoup à une marée (« une marée de merde » comme l’appelait Simon Leys en s’inspirant de Flaubert) qui submerge les universités et qui tend à subordonner leur financement à une orientation des recherches dans le droit fil des attentes des milieux d’affaires et des opinions les plus médiatisées.
(2) Cf. à ce sujet Stanley Cohen, States of Denial : Knowing about Atrocities and Suffering of Others, Polity Press, 2001 : « Intellectuals who keep silent about what they know, who ignore the crimes that matter by moral standards, are even more culpable when their society is free and open. They can speak freely, but choose not to. » p. 286.
(3) J’ai en tête des polémiques telles celles qu’il suscita en 1977 à propos du Cambodge ou en 1979 à propos de l’affaire Faurisson.
(4) Par exemple, lorsqu’on parcourt un livre comme How the world works (Pinguin Books, London, 2011) qui rassemble quatre textes (“What Uncle Sam Really Wants”, “The Prosperous Few And The Restless Many”, “Secrets, Lies And Democracy” et “The Common Good”), on est frappé par l’assemblage qu’il offre de constats difficilement contestables et leur idéologisation au sein d’une doctrine qui, pour le moins, laisse sceptique.
(5) Noam Chomsky, Le langage et la pensée, trad. par Jean-Louis Calvet et Claude Bourgeois, Éd. Payot & Rivages, 2012, p. 38.
(6) Ibid., pp. 39-40.
(7) Ibid., pp. 283-338.
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